N° 639

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2017-2018

Rapport remis à M. le Président du Sénat le 4 juillet 2018

Enregistré à la Présidence du Sénat le 4 juillet 2018

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission d'enquête (1) sur l' organisation et les moyens des services de l' État pour faire face à l' évolution de la menace terroriste après la chute de l' État islamique ,

Président

M. Bernard CAZEAU,

Rapporteure

Mme Sylvie GOY-CHAVENT,

Sénateurs

(1) Cette commission d'enquête est composée de : M. Bernard Cazeau, président ; Mme Sylvie Goy-Chavent, rapporteure ; Mme Esther Benbassa, M. Pierre Charon, Mme Hélène Conway-Mouret, MM. Marc-Philippe Daubresse, Alain Fouché, Jean-Noël Guérini, Rachid Temal, vice-présidents ; Mme Martine Berthet, M. Philippe Bonnecarrère, Mme Jacqueline Eustache-Brinio, M. Jacques Genest, Mme Marie-Pierre de la Gontrie, MM. Laurent Lafon, Jean-Yves Leconte, Antoine Lefèvre, Rachel Mazuir, Ladislas Poniatowski, André Reichardt, Hugues Saury.

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

En application de l'article 6 bis du Règlement du Sénat, relatif à la procédure du « droit de tirage », le groupe Union centriste a demandé, le 11 janvier 2018, la constitution d'une commission d'enquête sur l'organisation et les moyens des services de l'État pour faire face à l'évolution de la menace terroriste après la chute de l'État islamique.

La proposition de résolution tendant à la création de cette commission d'enquête 1 ( * ) relève que, « de 2012 à 2017, la France a été très durement éprouvée par le terrorisme islamiste » et que « le niveau de la menace demeure toujours extrêmement préoccupant » à tel point que cette menace est devenue « la première préoccupation des Français ».

Elle considère également que « le visage du terrorisme islamiste a changé » : à des cellules terroristes projetées depuis l'extérieur, s'ajoute un risque endogène constitué essentiellement de ressortissants français radicalisés. « Nous combattons un ennemi intérieur » fait observer la proposition de résolution.

Le texte accorde une attention particulière à ces Français partis, dès 2012, sur le théâtre d'opérations syro-irakien pour rejoindre l'organisation État islamique, Daech en arabe, et y mener le djihad, y compris, le plus souvent, contre les intérêts de leur pays, voire participer à l'organisation d'attentats particulièrement meurtriers qui ont touché de nombreux pays européens, dont la France, et au-delà. Certains de ces djihadistes reviennent en France - on parle de returnees - où ils constituent naturellement une menace à prendre au sérieux, à la fois pour le risque qu'ils représentent en termes d'attaques terroristes et pour la « référence » qu'ils constituent pour des individus radicalisés ou en voie de radicalisation, qu'ils se trouvent en prison, ou non.

Il convient de noter l'intérêt porté par le Sénat à ce sujet qui, à la demande du groupe La République En Marche, avait donné lieu à un débat en séance publique, sous la forme de questions-réponses, sur le retour des djihadistes en France, le mercredi 13 décembre 2017 2 ( * ) .

Après la défaite militaire quasi complète infligée par la coalition internationale, à laquelle participe la France, à l'organisation État islamique en Syrie et en Irak, y compris la reprise de Mossoul et Raqqa, le groupe Union centriste s'interroge sur l'efficacité des mesures prises par les pouvoirs publics pour lutter durablement contre le terrorisme islamique qui, par le passé, a démontré de réelles capacités d'adaptation. Autrement dit, la chute de Daech signifie-t-elle la fin de la menace terroriste ? Pour répondre à cette question, la proposition de résolution invite à évaluer l'organisation et les moyens des services de l'État pour faire face à l'évolution de cette menace, en mentionnant plus particulièrement les forces de sécurité intérieure et les services judiciaires et pénitentiaires.

La Conférence des Présidents a pris acte de cette demande le 31 janvier 2018. Les membres de la commission d'enquête ont été désignés le 7 février, et sa réunion constitutive s'est tenue le 14 février.

Ses travaux ont débuté le 6 mars 2018. Elle a procédé à 32 auditions, dont 23 ont eu lieu à huis clos en raison du caractère confidentiel du sujet traité. Au total, elle a entendu 49  personnalités, dont les ministres de la justice et de l'intérieur.

La commission d'enquête a effectué quatre déplacements : à la préfecture de police de Paris et aux tribunaux de grande instance de Paris et de Bobigny ; à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis et à celle d'Osny ; à Bruxelles, où une délégation de la commission d'enquête a naturellement abordé les sujets européens, mais aussi nationaux belges ; enfin, à Bourg-en-Bresse et Lyon.

Votre rapporteure a également obtenu, à sa demande, des informations écrites du Secrétariat général des affaires européennes, du service du traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin) et de la direction du budget.

Votre commission d'enquête a cherché à faire le point sur les derniers développements d'un sujet dont différents aspects avaient fait l'objet de travaux antérieurs du Sénat 3 ( * ) . Quelles sont les évolutions intervenues depuis lors, à la fois au niveau de la menace et des mesures prises et dispositifs mis en place pour la réduire ?

En premier lieu, votre commission d'enquête ne peut que faire le constat d'une menace terroriste encore extrêmement élevée.

Certes, l'organisation État islamique a subi de tels revers militaires, grâce à l'opération Inherent Resolve menée par une coalition internationale réunissant des forces occidentales et arabes, qu'elle a perdu la quasi-totalité des territoires conquis depuis 2014 en Syrie et en Irak. Daech , qui avait réussi à mobiliser plus de 40 000 djihadistes, dont 5 000 ressortissants de pays européens, parmi lesquels 1 309 Français, a ainsi perdu son assise territoriale qui, contrairement à la stratégie d'Al-Qaïda, constituait le fondement du prétendu califat qu'elle avait proclamé en juin 2014. Cette victoire de la coalition est fondamentale car elle constitue une étape cruciale dans la lutte anti-djihadiste en rendant beaucoup plus délicate la projection d'attaques terroristes vers le continent européen, comme ce fut le cas pour les attentats du 13 novembre 2015. Toutefois, la défaite de l'État islamique n'est pas totale - il conserverait quelques « poches » en Syrie et plusieurs milliers de combattants - ni durable - son influence perdure au sein de nombreuses tribus sunnites et il a adopté un mode d'action fondé désormais sur la guérilla et la clandestinité. Daech n'est pas morte. Elle reste une organisation terroriste fonctionnelle : elle continue de diffuser sa propagande en appelant à commettre des attentats sur place et de revendiquer des attaques et dispose d'importantes ressources financières. Enfin, aucun des éléments qui avaient favorisé l'émergence de mouvements djihadistes n'a disparu.

Pour autant, la France reste confrontée à une menace terroriste qui est désormais de nature essentiellement endogène. Notre pays a déjà payé un lourd tribut au terrorisme, avec de nombreuses attaques sur son territoire depuis 2014 et 246 victimes, auxquelles il convient d'ajouter des milliers de personnes blessées ou traumatisées. Et il est toujours sous la menace. Le danger que constituent les returnees est bien réel, mais cette menace est désormais sous contrôle grâce à un suivi systématique adapté à leur dangerosité, même s'il faut rester attentif à l'évolution des mineurs. Selon votre commission d'enquête, la principale menace tient aujourd'hui dans l'enracinement de la radicalisation et du salafisme dans notre pays, illustré par la prégnance de principes religieux sur les modes de vie dans certains quartiers aux dépens des lois républicaines. Or, le salafisme constitue le terreau idéologique du djihadisme dans un contexte propice au terrorisme « inspiré ».

La persistance de la menace terroriste en France a conduit les pouvoirs publics à adapter et renforcer les moyens de l'État. La lutte antiterroriste mobilise très fortement nos services de renseignement, désormais mieux armés, mieux coordonnés et mieux dotés. Les services de police, la gendarmerie et la justice, l'administration pénitentiaire en particulier, ont également fait l'objet de crédits supplémentaires et d'effectifs renforcés. Si la dangerosité de certains individus susceptibles de passer à l'acte et de commettre un attentat reste délicate à appréhender - plusieurs exemples récents pourraient malheureusement être cités -, il n'en demeure pas moins que ceux-ci sont mieux suivis, grâce à une distinction entre le risque de « haut du spectre », confié à la direction générale de la sécurité intérieure, et le risque de « bas du spectre », analysé par le renseignement territorial. De même, la mise en place et la professionnalisation progressive d'un véritable renseignement pénitentiaire résultent de la prise de conscience de la radicalisation en détention - plus de 1 100 détenus de droit commun sont considérés comme radicalisés. La lutte contre le terrorisme a également fait l'objet d'une dizaine de lois depuis 2012, touchant de nombreux domaines, dont le droit des étrangers et la fermeture de lieux de culte. Le financement du terrorisme a aussi été visé. Par ailleurs, face à la massification du contentieux terroriste, tous les acteurs de la chaîne pénale ont été mobilisés afin d'adapter la réponse pénale à la gravité de la menace djihadiste, et la législation pénale a été renforcée. Les returnees sont désormais systématiquement judiciarisés. Phénomène transfrontières par nature, le terrorisme ne pourrait être combattu efficacement dans un cadre exclusivement national. Là aussi, le niveau de la coopération européenne et internationale a été sensiblement rehaussé. Même si la sécurité demeure une compétence nationale, l'Union européenne, en particulier, est devenue un acteur majeur de la lutte antiterroriste et de nombreuses initiatives, souvent impulsées par la France, ont été prises, y compris en matière de lutte contre la radicalisation et la propagande djihadiste en ligne, tandis que les agences européennes, à commencer par Europol, sont montées en puissance. Enfin, une culture de la sécurité et du risque est diffusée au sein des administrations et dans la société civile. Parallèlement, la prévention de la radicalisation fait l'objet d'un ensemble de mesures spécifiques, à l'exemple du dernier plan gouvernemental, présenté le 23 février dernier.

Pour autant, peut-on considérer que le risque terroriste est durablement écarté grâce à ces différentes mesures ? Votre commission d'enquête est persuadée du contraire. Non seulement plusieurs de ces mesures sont incomplètes ou méritent d'être mieux appliquées, mais surtout de fortes inquiétudes demeurent pour l'avenir. En premier lieu, le traitement de la menace terroriste souffre de réelles insuffisances. La volonté politique manque pour affronter courageusement le danger que représentent le salafisme et l'intégrisme musulman, qui alimentent la menace intérieure, et pour réaffirmer les valeurs universelles de la République. Votre commission d'enquête a également des doutes sur l'efficience du renseignement, les individus radicalisés - près de 20 000 dans notre pays ! - étant certes mieux suivis, mais pas toujours empêchés de passer à l'acte... Ensuite, les pouvoirs publics, et d'abord l'institution judiciaire, ont indéniablement « tâtonné » dans la prise en charge des détenus radicalisés, phénomène nouveau et soudain il est vrai. La radicalisation islamiste en prison reste très difficile à évaluer, et la politique carcérale a suivi de nombreux méandres. Pour l'administration pénitentiaire, le principal défi de ces prochaines années réside toutefois dans le suivi des terroristes sortant de détention. Quant aux mineurs, il est indispensable de mieux les prendre en charge pour éviter d'en faire des « bombes à retardement ». Par ailleurs, et alors que Daech et l'islamisme radical continuent de séduire, le « djihadisme 2.0 » prospère : la lutte contre la propagande islamiste sur Internet et les réseaux sociaux n'est pas à la hauteur des enjeux. Le constat est le même pour les plans gouvernementaux de prévention de la radicalisation, les « contre-discours » à l'intégrisme et au djihadisme étant inaudibles et lents à produire leurs effets.

Au terme de ses investigations, votre commission d'enquête formule un certain nombre de propositions visant à lutter contre l'intégrisme islamiste et la menace terroriste qui continuent de viser notre pays et ses valeurs.


* 1 Proposition de résolution n° 210 (2017-2018).

* 2 Sénat, Compte rendu intégral de la séance du mercredi 13 décembre 2017, pages 9583 à 9596.

* 3 On citera en particulier le rapport (n° 388 ; 2014-2015) du 1 er avril 2015, établi par M. Jean-Pierre Sueur, Mme Nathalie Goulet et M. André Reichardt étant co-présidents, au nom de la commission d'enquête sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe.

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