B. LA PRISE ILLÉGALE D'INTÉRÊTS

1. Le débat

Le débat porte tout d'abord sur la stigmatisation dirigée contre les élus mis en cause et condamnés en application d'une disposition inscrite dans une section du code pénal consacrée aux manquements au devoir de probité, alors même qu'ils n'auraient tiré aucun avantage matériel ou même moral de l'acte contesté.

À partir de ce constat, il pourrait être envisagé de s'appuyer sur la notion de manquement au devoir de probité pour recentrer la prise illégale d'intérêts sur ce qui semble entrer dans ce champ. Il faudrait alors introduire l'exigence d'une intention frauduleuse dans les critères de mise en oeuvre de la prise illégale d'intérêts. C'est, dans une certaine mesure, le sens profond de la proposition présentée lors de la table ronde du 5 avril 2018 par le représentant de l'Assemblée des petites villes de France (APVF), qui propose en effet de remplacer la notion d'intérêt quelconque par celle d'« intérêt personnel, matériel et financier distinct de l'intérêt général ».

Pourtant, contrairement à ce que pourrait laisser croire le titre de la section qui l'accueille dans le code pénal (au sein, il est vrai, d'un chapitre plus pertinemment intitulé « Des atteintes à l'administration publique commises par des personnes exerçant une fonction publique »), le délit de prise illégale d'intérêts ne vise pas tant à sanctionner des manquements au devoir de probité qu'à assurer l'impartialité de la décision publique, indispensable au bon fonctionnement de la démocratie.

Lors des auditions qui ont précédé en 2010 l'adoption par le Sénat de la proposition de loi Saugey visant à réformer le champ des poursuites de la prise illégale d'intérêts des élus locaux, le procureur général près la Cour d'appel de Lyon, Jean-Olivier Viout, avait pertinemment évoqué l'origine du délit de prise illégale d'intérêts, ancien délit d'ingérence, issu d'un vieux principe connu du droit romain qui interdisait aux gouverneurs de rien acquérir, par achat, donation ou quelque autre contrat que ce fut, dans les provinces où ils étaient établis et pendant le temps de leur administration, principe repris dans deux ordonnances, la première de Saint-Louis (1254), la seconde de Charles VI (1388) et ayant abouti à l'issue d'une longue histoire à la rédaction en vigueur de l'article 432-12 du code pénal.

Cette histoire se poursuivra nécessairement car le droit évolue avec la société. Mais le temps n'est sans doute pas venu de réduire la prise illégale d'intérêts à des hypothèses frauduleuses de manquement au devoir de probité : une telle évolution serait contradictoire avec la forte demande et la nécessité sociale d'impartialité.

2. Pistes et propositions

En fonction de ce qui est dit ci-dessus, mais aussi du fait que le nombre des condamnations semble très faible 4 ( * ) , comme du fait qu'il est somme toute aisé d'éviter la plupart des risques de mise en cause en se déportant au moment de l'examen par le conseil municipal d'une décision d'attribution de subvention à une association ou un organisme dans lequel l'élu possède un « intérêt » au sens de la jurisprudence, il pourrait être estimé objectivement peu nécessaire de légiférer en la matière.

Pourtant, il appartient au législateur de prendre en compte l'ensemble des préoccupations légitimes en cause. La sérénité et la sûreté de la gestion locale, inutilement perturbées par des mises en cause manifestement inopportunes, aussi peu fréquentes soient-elles, est l'une de ces préoccupations, sur lesquelles le Sénat se montre par vocation particulièrement vigilant.

Comme le notait fort bien en 2010 le rapport précité de la commission des Lois du Sénat sur la proposition de loi Saugey : « l'évolution des structures locales, le développement de l'intercommunalité, l'exécution des missions de service public entraînent la création d'associations, d'agences dans lesquelles, par la force des choses, les élus sont présents ou représentés. L'absence de clarté de la loi est, pour eux, source d'inquiétude car ils peuvent, à un moment donné, ne pas avoir eu connaissance des faits qui peuvent leur être reprochés. Il faut donc restaurer leur confiance, susciter les vocations de ceux qui hésitent à s'engager face au risque pénal. »

Le débat, on l'a vu, porte sur la définition de l'intérêt susceptible d'altérer l'impartialité d'une décision. Il convient de recentrer cette définition sur ce qui porte atteinte à l'impartialité, autrement dit sur ce qui relève d'un mouvement personnel (sans nécessairement procéder d'une intention frauduleuse) ne procédant pas du souci exclusif de l'intérêt général.

Ceci incite à relancer la procédure d'examen du dispositif adoptée par le Sénat en juin 2010, consistant à remplacer au premier alinéa de l'article 432-12 du code pénal les mots « un intérêt quelconque » par les mots « un intérêt personnel distinct de l'intérêt général ».

Cet intérêt répréhensible, qui peut être moral, sera-t-il ou non identifié par le juge pénal dans les cas de participation d'un élu à des décisions de subvention prises dans l'intérêt général ?

Cette interrogation, à laquelle il est difficile d'apporter a priori une réponse certaine, incite à se reporter aux propositions du rapport de la commission de réflexion pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique, publié en 2011.

Cette commission, que présidait le vice-président du Conseil d'État, met en évidence l'existence d'un hiatus entre, d'une part, la définition très large de l'intérêt fautif figurant au premier alinéa de l'article 432-12 du code pénal ainsi que dans les dispositions correspondantes du CGCT et, d'autre part, les définitions plus étroites retenues au 3° du I de l'article 25 de la loi du 13 juillet 1983 pour les fonctionnaires, ainsi que celles figurant dans plusieurs législations spécialisées, notamment en matière de santé.

Ceci justifie en définitive de façon préférentielle la proposition de modifier la rédaction du premier alinéa de l'article 432-12 du code pénal afin de ne prévoir de sanction qu'en présence d'un intérêt de nature à compromettre l'impartialité, l'indépendance ou l'objectivité de la personne.


* 4 Il n'a pas été possible d'obtenir des chiffres actualisés dans le cadre de la préparation du présent rapport, mais le rapport précité de la commission des Lois du Sénat mentionnait en 2010 les chiffres suivants : 44 condamnations en 2005 dont 14 à l'encontre d'élus ; 51 en 2006 dont 19 à l'encontre d'élus ; 49 en 2007 dont 10 à l'encontre d'élus.

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