V. L'OLIGARCHIE ADMINISTRATIVE

A. IL N'Y A PAS UNE, MAIS DEUX HAUTES ADMINISTRATIONS, L'UNE PLUS HAUTE QUE L'AUTRE

Telle est la principale conclusion qu'il nous faut tirer des analyses précédentes : la haute administration et, crème de la crème, la très haute administration.

Juridiquement elles ne se distinguent en rien, elles peuvent porter les mêmes titres ou pas, procéder de l'ENA ou non, ce qui les distingue c'est leur parcours et ce qui en est résulté : la nature des postes qu'elles occupent, des fonctions qu'elles remplissent et surtout leur proximité des pouvoirs politiques et/ou économiques et financiers, l'ampleur et la qualité de leur réseau d'influence, ce qui renvoie généralement à leur appartenance sociale et leur permet de figurer au « Who's Who in France » dont 10 % de ceux qu'il mentionne sont des énarques.

C'est cette capacité mimétique qui lui permet de se fondre dans des ensembles où elle disparaît des écrans statistiques et aux auteurs de « Que sont nos énarques devenus » de dire que si 7 des 40 patrons du CAC (17,5 %) et 10% des inscrits au « Who's Who in France » sont des énarques, 78 % des énarques n'ont jamais exercé de responsabilité en entreprise et 74 % ne figurent pas dans le « Who's Who » ; Qui permet au président du Conseil d'État de faire valoir que seuls 4,6 % de ses effectifs ont rejoint une entreprise privée et au Premier président de la Cour des comptes que c'est le cas pour 7,6 % des membres de son corps. Ce qui est parfaitement exact.

Faute de pouvoir cerner les limites de cette « minorité de pouvoir » dans la haute administration, elle disparaît en tant qu'oligarchie. Effectivement, la dénonciation du pouvoir d'une « énarchie » technocratique n'est pas ou n'est plus le problème, le gros de ses troupes administrant dans les formes classiques.

B. LA SÉLECTION DE L'OLIGARCHIE ADMINISTRATIVE

Le noyau dur de l'oligarchie administrative procède d'une sélection en deux temps avec deux variantes : les grandes écoles, surtout l'ENA et ensuite les grands corps par intégration directe ou en suivant la voie politique (intégration au tour extérieur). À côté de cette avenue, existent des contre-allées fréquentées par des minorités d'origines diverses qui auront su attirer l'attention du Prince. On n'accède pas à ce statut par héritage (même si cela peut aider), simplement par la réussite à un concours aussi prestigieux fut-il, par l'excellence dans un domaine ou une discipline mais par la convergence de divers facteurs. D'où la difficulté d'identification de cette oligarchie administrative devenue progressivement autant politique qu'administrative et économique.

Si l'appartenance à l'ENA est importante, l'appartenance à un corps prestigieux l'est encore plus. Selon Luc Rouban, pour un énarque c'est « de très loin le facteur le plus discriminant dans la réussite d'une carrière » . C'est, en particulier « un élément décisif pour occuper des emplois en cabinet, des emplois de dirigeant administratif ou dans le secteur économique ».

Vient ensuite le réseau de relations (familiales, politiques, condisciples) auxquelles il faudrait ajouter ceux dont on ne parle pas facilement : coreligionnaires, fraternités maçonniques etc.

Comme on l'a vu, les relations politiques qui se concrétisent souvent par des passages en cabinets ministériels ou élyséen sont devenus de plus en plus déterminants 24 ( * ) dans l'accès à l'oligarchie, chaque grand parti de gouvernement disposant de réserves de « compétences » à sa disposition.

L'étude de Luc Rouban montre clairement l'importance des corps pour l'accès aux fonctions « à responsabilité », avec les avantages qui vont avec.

En moyenne selon l'étude, sur l'ensemble de la période, les carrières strictement administratives concernent 76 % des administrateurs civils hors finances, 59 % des membres du corps préfectoral, 56 % des administrateurs civils des finances, 51 % des membres de la Cour des comptes contre 46 % des membres du Conseil d'État et 20 % de ceux de l'Inspection générale des finances.

Les carrières « politisées », c'est-à-dire ayant exigé la fréquentation du pouvoir politique, concernent surtout les membres du Conseil d'État (33 %), du corps préfectoral (31 %), des corps des Affaires étrangères (29 %), des inspections générales (25 %). Plus loin se situent les membres de la Cour des comptes (23 %), les administrateurs civils des finances et les inspecteurs des finances (19 % dans les deux cas), les administrateurs civils (13 %).

Les carrières politiques se rencontrent surtout parmi les membres du Conseil d'État (11%), de la Cour des comptes (8%) et de l'Inspection des finances (7%).

A ces carrières administrativo-politiques il faut évidemment ajouter les carrières dans les affaires, objet premier de la commission, dont les candidats, comme on le sait (première partie, II et III), se recrutent d'abord dans les grands corps. Ainsi : « Entre 1960 et 1990, « la proportion d'administrateurs civils ayant rejoint le secteur économique passe de 5 % à 14 % alors que c'est de 2 % à 41 % pour les grands corps 25 ( * ) . »


* 24 « Certains accélérateurs de carrière existent, tels que les cabinets ministériels. Ces fonctions s'avérant particulièrement intensives, il ne me paraît pas choquant qu'elles permettent une meilleure avancée de carrière. Même si des iniquités peuvent être constatées au sein de ce système, les règles de progression dans l'administration n'ont rien à envier au secteur privé. » Daniel Keller (audition)

* 25 Pascal Perrineau et Luc Rouban « La démocratie de l'entre-soi » Les Presses de Science-Po.

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