III. LA QUESTION DE L'ENA ET DES GRANDS CORPS

« En somme, l'ENA ne s'est pas organisée en tant qu'école, mais en tant que machine à classer. »

Adeline Baldacchino

Comme nous l'avons largement développé dans la partie précédente, les grands corps forment l'ossature d'une très haute administration, occupant l'essentiel des postes stratégiques de l'administration, de l'entourage immédiat du pouvoir politique y compris sa sphère d'influence et exerçant des responsabilités financières et économiques essentielles. Plus que le bras armé du politique elle vit en symbiose avec lui, se confondant de plus en plus avec lui.

Comme nous l'avons vu aussi, le noyau dur de cette très haute administration se recrute au sein de trois de ses grands corps : l'inspection générale des finances, le Conseil d'État et la Cour des comptes, qui se conçoivent eux-mêmes comme des pépinières de talents destinées à essaimer dans l'ensemble de l'administration française, au plus haut de l'État et du secteur privé. La commission en a rencontré un échantillon représentatif avec ses auditions.

Dans le processus de formation de cette oligarchie, l'ENA en sélectionnant ceux qui pourront être appelés à l'intégrer, joue un rôle essentiel, un rôle en contradiction totale avec les objectifs qui ont présidé à sa création, reposant ainsi la question des finalités de l'École et de son mode de fonctionnement.

A. L'ÉCHEC D'UNE UTOPIE ?

1. L'ambiguïté originelle du projet.

Le sentiment d'échec du projet de création de l'ENA à la libération vient de la confusion entre « méritocratisation » et « démocratisation » de la sélection des hauts cadres administratifs. Or, comme l'a dit Laurent Mauduit lors de son audition, « Le parcours intellectuel qui a conduit à la création de l'ENA n'est pas, comme on croit, la volonté de démocratiser le recrutement des grands corps : l'inspirateur de Michel Debré fut un professeur de droit, Joseph Barthélemy, qui, dans Le peuple et l'expert , explique que le peuple ne sait pas ce qui est bon pour lui. Il finira, d'ailleurs, Garde des Sceaux sous Vichy... » D'où son caractère et les reproches adressés à son recrutement social inégalitaire.

La fin de la cooptation assurant la perpétuation d'une caste par le service d'un pouvoir non démocratique et son remplacement par le recrutement méritocratique de cadres républicains, constituait cependant un progrès substantiel à l'époque, ce qui explique la présence parmi les pères fondateur de l'École en 1945 de Maurice Thorez alors ministre de la fonction publique 39 ( * ) . La base de recrutement d'alors, largement composée d'anciens résistants et débarrassée des soutiens de Vichy facilitait la confusion entre projet méritocratique et projet démocratique. L'avenir se chargea de montrer que ce n'était pas la même chose.

Si ces faits méritent d'être rappelés, c'est que la captation du pouvoir souverain, en principe réservé aux élus du peuple, par une oligarchie dont les compétences restent à prouver, est devenue une réalité et que les projets de « gouvernement des experts » (voir encadré ci-dessous) resurgissent à chaque fois que le bon peuple doutant de ses « élites », fait sécession comme c'est le cas aujourd'hui.

Technocratie et fonction publique

Une partie de la doctrine juridique de la fin du XIXème siècle a contesté la capacité du Parlement à légiférer correctement, appelant à un renforcement du rôle des experts, techniciens ou technocrates dans l'élaboration de la loi.

Dans les années 1890, cette position a été portée par les juristes engagés dans les mouvements de réforme sociale, notamment au travers de la Revue du droit public et de la science politique récemment fondée, qui considéraient que le système parlementaire, singulièrement du fait de l'impossibilité d'interrompre la navette entre les deux chambres (1) , était trop lent à adopter les réformes en faveur de la solidarité.

Ils espéraient donc s'appuyer sur une élite administrative éclairée, celle du Conseil d'État, pour préparer ou donner systématiquement des avis sur les textes soumis aux assemblées. Ceci revenait à restituer à cette institution le rôle que Sieyès avait prévu pour elle dans les institutions du Consulat, celui de préparer les projets de loi (2) .

À une époque qui entend refonder le droit sur de nouvelles bases, les juristes sont en effet tentés de renouer avec l'âge d'or du droit français qui a vu la naissance du code civil et la restauration du principe monarchique.

Cette volonté d'adopter rapidement des réformes juridiques rejoint évidemment la position du Conseil d'État lui-même. Devenu fermement républicain (3) avec l'arrivée à sa tête de Laferrière, le Conseil conçoit son activité de juge administratif comme un moyen de porter des réformes de nature sociale, éventuellement avant le législateur et pour l'inciter à adopter des lois allant dans le même sens. La doctrine se saisit ainsi de la jurisprudence tendant à la mise en place d'une responsabilité de l'État du fait des services publics, de l'amorce d'un droit des accidents du travail pour les collaborateurs du service public, et de l'élargissement jurisprudentiel de la possibilité de recours pour excès de pouvoir à la fin du XIXème, pour fonder les espoirs des théoriciens du droit sur le juge face au Parlement.

La Première Guerre Mondiale renforce la tendance à la technocratie. L'efficacité des pouvoirs de guerre vus comme simplifiant ou court-circuitant utilement la procédure parlementaire impressionne les juristes. Cette volonté de renforcer le rôle des experts dans la démocratie est commune aux réformateurs de tous bords, des socialistes à Joseph Barthélémy, juriste réformateur qui sera le premier Garde des Sceaux de Vichy.

Ce dernier publie en 1918 le contenu d'un cours professé pendant les années 1916-1917 et intitulé Le Problème de la compétence dans la démocratie. Il appelle à une meilleure formation des hauts fonctionnaires et à leur faire une place plus grande dans l'élaboration de la décision prise par les « amateurs » que sont les élus de la démocratie libérale. Cette technocratie nouvelle appuiera un équilibre constitutionnel rénové rendant au Président de la IIIème République les pouvoirs que le Parlement s'est attribué.

Se nouent ainsi les idées d'une réforme de l'administration, destinée à garantir l'arrivée aux fonctions de direction et de conception des meilleurs techniciens, et d'un nécessaire renforcement du pouvoir exécutif.

Cette idée aura une postérité tant à Vichy que dans la Résistance, dans un tout autre esprit. Ainsi avec l'École des cadres d'Uriage, où se retrouveront aussi de futurs résistants, le régime du Maréchal Pétain entend donner une légitimité et un appui technocratique au Chef de l'État français.

La première référence juridique relative aux hauts fonctionnaires se trouve dans l'un des actes constitutionnels du régime de Vichy, imposant leur serment au chef de l'État (4) . Selon le Pr Chagnollaud de Sabouret (5) cela avait d'ailleurs créé une sorte d'engouement, chaque corps de fonctionnaire cherchant à se voir reconnaître cette qualité. Comme l'a souligné aussi Marc-Olivier Baruch, « chacun souhaitait voir les siens parmi les « hauts fonctionnaires et dignitaires » (6) .

De fait une part importante de la haute fonction publique, dont le Conseil d'État, servira le régime de Vichy sans état d'âme, s'agissant notamment de la législation antijuive (7) .

L'idée d'une école pour former les cadres de l'État se trouve aussi dans le programme du Conseil national de la Résistance poursuivant les orientations de Jean Zay sous le Front Populaire qui prône notamment la création d'une École nationale d'Administration. Projet que l'on retrouve dans les écrits de Michel Debré parus au moment de la Libération, qui insistent sur la nécessité d'avoir une haute fonction publique recrutée par un concours unique et formée dans une École pour reconstruire la France et l'État.

Notable différence avec les réformateurs de « l'État français » : pour la Résistance, le renforcement de la compétence de l'administration est vu uniquement comme un moyen de renforcer l'efficacité de l'État sans le lier à l'idée d'un renforcement du pouvoir exécutif.

Au travers de la création de l'ENA, cette volonté produira ses fruits pendant la IVème et la Vème République.

En 1967 le Pr Pierre Avril dénonçait : « La tentation spontanée qui vient à l'esprit de qui envisage l'avenir du pouvoir (...) d'en imaginer le glissement irrésistible vers les hommes qui sont les maîtres d'oeuvre du développement, c'est-à-dire les grands dirigeants, publics et privés, de l'activité économique. (...) Si l'on se tourne vers les cadres supérieurs de l'administration, on les voit organiser la vie de la nation, loger les gens, les transporter, favoriser un secteur ou une région. Bref, ils apparaissent comme des dirigeants réels qui disposent de l'exercice complet du pouvoir. Les grandes décisions qu'ils ne signent pas sont néanmoins élaborées par eux, et ce sont eux qui sont chargés de les appliquer. (...) « Managers » privés et « technocrates » publics ont en commun un statut formel ou implicite qui leur garantit la durée et l'autonomie. Ajoutons qu'ils se recrutent

souvent dans les mêmes milieux, fréquentent les mêmes grandes écoles et se trouvent en contact quotidien, passant d'ailleurs parfois de la fonction publique à la direction des affaires. Tous les éléments semblent donc réunis pour que ces groupes dirigeants, qui occupent déjà, en fait, les positions dominantes de la société, confirment leur situation et s'assurent, sous une forme ou sous une autre, le contrôle politique qu'ils ne détiennent pas nominalement. »

La tentation de substituer au pouvoir politique tenu pour essentiellement incompétent la compétence des juges et des « experts » n'a pas disparu. Elle trouvé à s'exprimer à plusieurs reprises comme en témoigne la célèbre formule de Jean Foyer, alors président de la commission des Lois de l'Assemblée nationale : « il y a en France deux assemblées législatives, le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel ».

Renaud Denoix de Saint-Marc, lui-même, vice-président du Conseil d'État, n'a pas hésité à donner des leçons au législateur quant à la qualité de la loi au début des années 1990, allant jusqu'à publier, sous couvert de l'anonymat, un poème à ce sujet dans une revue juridique.

L'idée que la délibération collégiale de ces institutions rend leurs positions parfaites, à l'inverse des délibérations des assemblées élues, qui ne seraient que la volonté d'une majorité, revient régulièrement dans le discours du Conseil d'État et de la Cour des comptes. Dommage que l'anonymat vienne ternir l'originalité du mode d'expression !

L'emprise du secrétaire général du Conseil constitutionnel sur les décisions du dit conseil, le fait que ce rôle soit toujours tenu par un Conseiller d'État, renforcent aussi le lien entre ces deux institutions qui réduisent substantiellement le pouvoir des représentants du peuple en principe souverain en le ligotant dans des normes que ces institutions élaborent elles-mêmes.

D'où le dilemme, comment permettre aux meilleurs de se consacrer au service de l'État ce qui donne son sens à l'existence d'une haute administration française en lui ôtant la tentation de transformer la République en régime des « meilleurs » au détriment des élus du peuples, c'est à dire en une aristocratie au sens étymologique de ce mot ?

1- Une conséquence du bicamérisme parfait de la IIIème République.

2- Constitution de l'an VIII (13/12/1799) :

Article 52 « Sous la direction des consuls, un Conseil d'État est chargé de rédiger les projets de loi et les règlements d'administration publique, et de résoudre les difficultés qui s'élèvent en matière administrative. »

Article 53. - « C'est parmi les membres du conseil d'État que sont toujours pris les orateurs chargés de porter la parole au nom du gouvernement devant le corps législatif.»

3- Remarquons que le Conseil d'État fut républicain une fois la IIIème République installée, maréchaliste sous l'État français, puis républicain façon IVème République, puis gaulliste et enfin, après quelques hésitations républicain néolibéral.

4- L'Acte constitutionnel n° 7 du 27 janvier 1941dispose :

Article premier.

Les secrétaires d'État, hauts dignitaires et hauts fonctionnaires de l'État prêtent serment devant le chef de l'État. Ils jurent fidélité à sa personne et s'engagent à exercer leur charge pour le bien de l'État, selon les lois de l'honneur et de la probité.

Article 2.

Les secrétaires d'État, hauts dignitaires et hauts fonctionnaires de l'État sont personnellement responsables devant le chef de l'État. Cette responsabilité engage leur personne et leurs biens. »

Suit un ensemble de dispositions prévoyant les peines encourues en cas de manquement au serment, applicables aussi aux « anciens ministres, hauts dignitaires et hauts fonctionnaires ayant exercé leur charge depuis moins de dix ans. ».

5- Audition.

6- Audition.

7- Cf. Philippe Favre, Le Conseil d'État et Vichy: le contentieux de l'antisémitisme, LGDJ, 2001

2. Un échec de la démocratisation ?

La critique la plus courante de l'ENA porte sur le caractère peu démocratique de son recrutement, riche en étudiants de milieux supérieurs et pauvres en enfants d'ouvriers, d'agriculteurs ou d'employés, ce que confirment les études sociologiques.

La conclusion de Luc Rouban est claire : « Quels que soient les modes de calcul, le recrutement ne s'est pas démocratisé durant les soixante-dix ans et l'ENA n'a pas réalisé le brassage social espéré par Michel Debré en 1945. La proportion d'élèves ayant un père exerçant une profession supérieure, après avoir oscillé autour de 45% dans les décennies 1950 et 1960 (Bodiguel 1978 ; Kessler, 1985), alors que le projet institutionnel était encore jeune, puis avoir atteint un niveau situé entre 55% et 65% à partir des années 1960, a encore grimpé autour de 70% entre 2005 et 2014 (Larat, 2014), une proportion toujours bien plus élevée que la moyenne des catégories socioprofessionnelles supérieures dans la population active (environ 15% dans les années 2010). » (« ENA : 70 ans de paradoxes »)

Résultats allant dans le même sens en utilisant un « indice de ressources sociales », plus représentatif des moyens économiques, sociaux et culturels des familles 40 ( * ) .

« La répartition de l'indice de ressources sociales selon le corps d'affectation à la sortie de l'École est également très révélatrice de la strati?cation qui prévaut dans la haute fonction publique française. Pour les élèves issus du concours étudiant, on passe ainsi de 2,19 pour l'Inspection des Finances à 1,82 pour le Conseil d'État puis à 1,77 pour la Cour des Comptes, 1,48 pour les Affaires étrangères, 1,44 pour les administrateurs civils des Finances, 1,42 pour les tribunaux administratifs, 1,23 pour les inspections générales, 1,22 pour le corps préfectoral (au sens large), 1 pour les autres administrateurs civils et 0,84 pour les autres corps. On a ici une fois de plus la preuve que « l'énarchie » recouvre une hiérarchie corporative affirmée que l'École a été incapable de surmonter ou de compenser » selon l'étude de Luc Rouban.

Le point de vue du président de l'Association des anciens élèves d'ENA, Daniel Keller, est sensiblement différent. Il souligne que « 30 % [des élèves de l'ENA en 2018] ont été boursiers durant leur parcours scolaire. Ces éléments doivent être mis en avant afin de souligner la diversité sociologique qui montre que l'ENA n'est pas simplement une école de la reproduction sociale, comme cela a parfois été affirmé. »

Le recrutement de l'ENA qui globalement n'est pas nettement plus sélectif que ceux des grandes écoles (ENS, Polytechnique notamment) leur ressemble aussi en ce qu'il fait une place importante aux enfants des enseignants et des milieux intellectuels et a évolué dans le même sens : la chute au fil du temps des effectifs des enfants des milieux populaires. Cet ensemble d'indices ainsi que l'élargissement des voies de recrutement incitent à penser que cette discrimination de fait, résulte d'autres mécanismes que de la volonté des responsables de préserver un quelconque entre soi 41 ( * ) .

Beaucoup plus inquiétant par contre, que l'ENA soit devenue une machine à sélectionner en son sein, la « crème de l'élite » qui constituera le noyau dur de l'oligarchie politico-administrative du pays en contradiction avec les intentions de ses créateurs.

Sans oublier cependant que les deux problèmes ne sont pas totalement disjoints, les énarques dont les parents exercent une profession libérale, sont cadres ou chefs d'entreprises fournissent l'essentiel des adeptes du pantouflage 42 ( * ) .

3. Un détournement du projet de recrutement méritocratique de l'élite administrative.

En réponse aux critiques de l'ENA et aux propositions des suppressions dont elle fait régulièrement l'objet, les défenseurs du statu quo répondent invariablement qu'en admettant la nécessité d'une élite administrative, on admet aussi que le mode de sélection adopté pour l'ENA est « le moins pire » , en tous cas reste largement supérieur à la cooptation des grands corps qu'il a remplacée.

Sauf que, précisément comme on l'a montré, c'est à travers les grands corps que l'oligarchie s'est reconstituée, oligarchie rien moins que méritocratique (Première partie V-C-3) et que dans la sélection, l'ENA joue les premiers rôles.

Comme l'a souligné Jean-Pierre Chevènement : « les grands corps sont restés le haut du panier, sans que l'on touche à cette inégalité fondamentale. » (Audition).

Le concours égalitaire, mutualisant les voies de recrutement des hauts corps de l'État dépendant de l'État d'avant-guerre accusés de favoriser les familles installées, voulu par les pères fondateurs a donc fait long feu

Aujourd'hui l'ENA sert plus « d'accélérateur de carrière », parfois de manière assumée qu'elle n'insuffle « le sentiment des hauts devoirs que la fonction publique entraîne » à ses élèves » et leur « donne les moyens de les bien remplir . » constate Adeline Baldacchino (audition), reprenant les termes mêmes de Michel Debré.

Même constat froid, qui mérite d'être longuement cité, de Luc Rouban au terme de son analyse des carrières des promotions qui se sont succédé de 1945 à 2014 : « L'étude des élèves de l'ENA sur le long terme de ses 70 ans montre que l'École n'a pas atteint ses objectifs originels. Mais en avait-elle les moyens ? Certes, de nombreuses réformes ont modifié les programmes de formation voire, plus récemment et de manière plus modeste, les épreuves des concours de recrutement. Mais il est difficile de ne pas conclure à l'éclatement des profils, des carrières et des parcours qui dépendent bien plus des ressources sociales, scolaires et politiques comme des corps d'affectation que du passage par l'École. En ce sens, le projet formulé par Michel Debré d'une école unique devant homogénéiser la haute fonction publique au service de l'État a doublement échoué puisque les logiques sociales des corps ont fini par reprendre le dessus après les années 1960, ressuscitant en partie les cloisonnements d'avant-guerre, et que le service de l'État est de plus en plus réservé aux élèves d'origine modeste passés par les concours professionnels bien que ces derniers cherchent à s'investir dans les collectivités locales ou les établissements publics où leur autonomie professionnelle est plus grande. Les critiques dénonçant un complot oligarchique ratent leur cible car l'École dépend en amont d'un investissement toujours très fort des élites sociales dans la haute fonction publique et en aval d'une hiérarchie corporative toujours très vivante en 2015. L'absence de diversification du recrutement social, constatée par tous les analystes y compris ceux appartenant à l'École, s'auto-entretient puisque l'ENA est devenue à la fois victime de sa réputation de boîte noire au moment du classement de sortie, souvent contesté par les élèves eux-mêmes, et de boîte blanche devenue pour les mieux dotés en ressources sociales un simple lieu de transit entre les écoles de commerce et les entreprises privées. En ce sens, l'ENA constitue un paradoxe historique puisque les critiques visant sa trop grande puissance dénoncent peut-être en réalité la faiblesse de l'institution face aux hiérarchies sociales qui structurent toujours la France 70 ans après sa création. » (Luc Rouban : « L'ENA ou 70 ans de paradoxe »).

Poser la question de savoir si l'ENA a été fondée pour alimenter les élites politiques et économiques, sélectionner l'oligarchie nouvelle avec ses effets pervers sur le fonctionnement de l'administration en général, ne sauraient donc être balayées d'un revers de main irritée par tant d'ignorance et de mauvaise foi.

Si en effet, 8 % seulement des énarques ont quitté définitivement le secteur public, 22 % ont travaillé ou travaillent pour le monde de l'entreprise publique ou privée au cours de leur carrière, créant ainsi un flux d'échanges régulier entre la très haute fonction publique et le secteur privé au plus haut niveau administratif et politique.

Est-ce la vocation de l'ENA de se transformer en business school pour faciliter la dissolution de l'administration dans les milieux d'affaires ?

Certes, il n'y a pas d'« Enarchie » technocratique régnant sur la France, pas même un groupe d'influence des anciens élèves de l'ENA 43 ( * ) , encore moins, à ce niveau, de caste sociologiquement homogène mais il n'en demeure pas moins que l'École joue un rôle essentiel de légitimation sociale et politique de la caste oligarchique.

Au final, dès lors qu'on entend rester dans la tradition des origines de l'ENA, la question prioritaire c'est de savoir si l'échec de l'École est définitif ou si, sous une autre forme, elle pourrait oeuvrer à la promotion de l'égalitarisme républicain


* 39 Les deux tentatives précédentes étaient celle d'Hippolyte Carnot sous la seconde République et celle de Jean Zay en 1936 sous le Front populaire, tentative qu'avait alors fait échouer le Sénat. Les références républicaines et de gauche ne manquent donc pas à l'ENA.

* 40 Indice de ressources sociales : indice fabriqué par l'auteur, plus représentatif selon lui des ressources sociales et culturelles des catégories sociales que les catégories de l'INSEE.

* 41 Il y a actuellement trois voies d'accès à l'ENA : le concours externe dont le vivier de recrutement est les Instituts d'études politiques, essentiellement celui de Paris, souvent en parallèles avec diverses grandes écoles (ENS, Polytechnique etc.) ; le concours interne réservé aux fonctionnaires ; le troisième concours réservé aux personnes témoignant de huit années d'activité professionnelle dans le secteur privé, politique ou associatif.

* 42 « le passage en entreprise concerne 34,3% des énarques qui ont père exerçant une profession libérale, 23,8% des énarques qui ont père cadre ou patron du privé contre seulement 13,4% des énarques qui ont un père employé ou ouvrier. Pour le dire autrement, 86,6% des énarques qui ont un père employé ou ouvrier n'iront jamais en entreprise au cours de leur carrière. Or depuis la fin des années 1990, l'ENA a toujours recruté plus de 70% de fils de cadres contre moins de 10% d'enfants d'ouvriers. Il serait sans doute bon que l'on s'interroge sur les groupes sociaux dans lesquels l'État puise pour constituer ses élites administratives... En compilant des travaux sur tous types de corps administratifs menés ces dix dernières années, on se rend rapidement compte que la question des origines sociales ne joue pas seulement comme un filtre à l'entrée (avoir le concours ou pas) mais elle pèse tout au long de la carrière car les agents administratifs ne s'orientent pas au hasard dans l'espace des carrières qui s'offrent à eux », a expliqué Sylvain Laurens à la commission d'enquête.

* 43 « L'idée qu'il existe par essence une solidarité entre les anciens élèves de l'ENA, et par conséquent des vecteurs de communication favorable, est un mythe complet. D'autres écoles génèrent un esprit de corps, à l'image de l'École Polytechnique et d'autres écoles d'ingénieur, qui fait que tout ancien élève conserve un accès privilégié aux autres anciens élèves. Rien de tel n'existe à l'ENA, ni de près, ni de loin » note un ancien directeur de stage, actuellement préfet, Jean Luc Soubelet. Il n'existe donc aucun groupe d'influence « énarchique ».

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page