TROISIÈME PARTIE : DE QUOI LE PANTOUFLAGE EST-IL LE NOM ?

« Situé aux confins de l'économie, de la politique et de l'administration et à la rencontre des niveaux français et européens, le champ de l'intermédiation et de l'influence a gagné en ampleur et en autonomie au cours des deux dernières décennies, dessinant en contrepoint des institutions de la démocratie représentative une nouvelle cartographie des pouvoirs. » (Pierre France - Antoine Vauchez)

Les changements de formes des migrations de la haute fonction publique et l'oligarchie constituée à son sommet ne sont pas que les conséquences des ratées managériales de l'État, du laxisme des contrôles voire d'une volonté aussi délibérée que masquée des gouvernements, du corporatisme élitaire des grands corps, même si leur rôle est essentiel ; ce sont avant tout les résultats d'un double mouvement de fond : la concentration du pouvoir politique à l'Élysée et la transformation du système politique, économique et administratif français sous l'effet de la conversion des responsables politiques, administratifs ainsi que des relais médiatiques et d'une partie de plus en plus grande des juristes à la version allemande financiarisée du néolibéralisme, un néolibéralisme qui trouva dans la construction européenne sa légitimité et son bras armé.

Au premier on doit l'importance, tout à fait atypique, du rôle de l'oligarchie administrative dans l'exercice du pouvoir politique et économique, au second la composante libérale du système. Un système tout à fait particulier, une chimère au sens propre alliant la carpe étatique au lapin libéral, pour un résultat incertain. C'est l'oligarchie administrative qui fait tenir ensemble les deux parties de la chimère.

I. TECTONIQUE DES PLAQUES DU SYSTÈME POLITIQUE ET ÉCONOMIQUE DE LA FRANCE.

A. DU « PARLEMENTARISME RATIONALISÉ » AU CONSULAT ÉLECTIF.

La constitution de la V ème République fut d'abord une réaction au « régime d'assemblée » jugé responsable de la fin piteuse de la III ème République et de l'instabilité paralysante de la IV ème . Elle entend instituer une forme particulière de parlementarisme, un « parlementarisme rationalisé » organisant selon Michel Debré en août 1958 une « collaboration des pouvoirs : un chef de l'État et un Parlement séparés, encadrant un Gouvernement issu du premier et responsable devant le second ; entre eux, un partage des attributions donnant à chacun une semblable importance dans la marche de l'État et assurant les moyens de résoudre les conflits qui sont, dans tout système démocratique, la rançon de la liberté ». En fait, enserré dans un carcan règlementaire minutieux, la « collaboration » se limitera à l'acceptation des projets du gouvernement sous menace de dissolution.

Rapidement, ce « parlementarisme sous contrainte » va évoluer vers une forme de monarchie républicaine plébiscitaire.

Dès 1962 et l'élection du Président de la République au suffrage universel direct, il est clair que son rôle n'est plus - Article 5 de la Constitution - d'assurer « par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics », comme dans tout régime parlementaire, mais d'exercer le pouvoir. Ce que dira De Gaulle, sans détour, lors de sa conférence de presse du 31 janvier 1964 :

« Le pouvoir procède directement du peuple, ce qui implique que le chef d'État élu par la Nation en soit la source et le détenteur. Il doit être évidemment entendu que l'autorité indivisible de l'État est confiée tout entière au Président par le peuple et qu'il n'en existe aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire qui ne soit conférée et maintenue par lui. Il lui appartient d'ajuster le domaine suprême qui lui est propre avec ceux dont il attribue la gestion à d'autres. »

Seul correctif démocratique à cette république plébiscitaire : en cas de doute sur sa légitimité le chef de l'État renvoie la décision au peuple consulté par référendum ou par des élections législatives anticipées comme en 1968. De Gaulle ne s'en privera pas, ce qui lui fut finalement fatal.

« Cette Constitution a été faite pour gouverner sans majorité » dira plus tard, Alain Peyrefitte 57 ( * ) .

Le problème c'est que, conçue pour porter remède à un système parlementaire assis sur des majorités faibles et changeantes, type IV ème République, la Constitution de la V ème République a fonctionné avec des majorités solides, sinon en béton, progressivement en oubliant l'usage du référendum - ou en en contournant les résultats comme en 2005 -, ni dissolution anticipée de la chambre des députés après le fiasco de Jacques Chirac en 1997 !

La dernière étape de cette lente mutation consentie par le Parlement sera de faire du Président de la République le chef direct de la majorité parlementaire. On la doit à la réforme constitutionnelle Chirac-Jospin (24/09/2000) qui, créant le quinquennat et inversant le calendrier électoral, évacue en pratique tout risque de cohabitation et fait des élections législatives le complément logique de l'élection présidentielle. Réforme complétée par celle de Nicolas Sarkozy (2008), qui, en contradiction, une fois de plus, avec le principe de séparation des pouvoirs, permet au président de s'exprimer devant le parlement réuni en congrès. Une pratique d'abord exceptionnelle qui deviendra régulière avec Emmanuel Macron, destinée à confirmer annuellement au peuple, le rôle de chef de la majorité parlementaire du Président de la République.

Un président et une majorité que, jusqu'à présent, le mode de scrutin majoritaire à deux tours a mis à l'abri des foucades des électeurs.

Qu'en 2017, Emmanuel Macron ne rassemble au second tour que 43,6 % des électeurs inscrits et les députés élus autour de 20 % des inscrits, ne l'ont pas empêché d'être élu et de disposer d'une majorité écrasante !

Les résultats des législatives sont encore plus significatifs puisqu'au second tour, l'abstention, plus les blancs et nuls, atteignaient 62,3 %, ce qui signifie que 32,8 % seulement des électeurs inscrits ont choisi leur candidat, soit un score moyen de l'ordre de 20 % par député élu.

Merveilleux système qui transforme une poignée d'électeurs en majorité parlementaire écrasante !

Au final, le « parlementarisme rationalisé » désormais ni parlementaire, ni présidentiel ou « hyper présidentiel » - le présidentialisme supposant une séparation des pouvoirs - est devenu une forme de consulat où, comme disait Sieyès de la constitution de l'An VIII 58 ( * ) concoctée spécialement pour Bonaparte, « le pouvoir vient d'en haut » .

Il est « jupitérien » !

Il ne vient plus des grenadiers du Premier Consul mais d'une élection par défaut, comme on vient de le voir.

Au final donc, le Président de la République cumule les pouvoirs du Premier ministre qui de chef d'un gouvernement déterminant et conduisant la politique de la Nation (article 20 de la Constitution) est devenu « premier collaborateur » du président selon l'expression de Nicolas Sarkozy, les pouvoirs de chef de la majorité parlementaire et évidement de l'administration à un point inégalé jusque-là comme l'a bien montré l'affaire Benalla.

Le Parlement va se trouver ainsi cantonné dans un rôle, au mieux tribunicien et le plus souvent de chambre d'enregistrement. Tout le pouvoir réel est à l'Élysée : il n'y a plus de séparation des pouvoirs.

Pour couronner le tout, non seulement, conformément à la tradition républicaine la personne publique du chef de l'État est à l'abri des actions judiciaires. La révision de 2007 mettra aussi sa personne privée à l'abri de toute poursuite judiciaire, administrative, civile ou pénale :

Article 67-2 : « Il ne peut durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française être requis de témoigner non plus que de faire l'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite. »

Les seuls cas où le président peut actuellement être mis en cause c'est devant le Tribunal Pénal International ou « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat », formulation suffisamment vague pour lui ôter toute portée effective.

La destitution est prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour », au terme d'une procédure complexe (article 68).

Comme dira Robert Badinter, lors de la discussion du projet de révision au Sénat : « le Président de la République française est le seul Français sous cloche immunisante, ne répond de rien pendant la durée de son mandat, ni de ses actions pénales, ni de ses actions civiles, ni même de la haute trahison ! Personne ne bénéficie d'une immunité comparable ! » C'est seulement au terme de son mandat qu'il peut être mis en cause.


* 57 C'était De Gaulle, Gallimard, 1994.

* 58 Étonnement d'actualité au moment où le projet de révision constitutionnelle d'Emmanuel Macron vise à limiter la discussion parlementaire lors du vote des lois, l'article 34 de la constitution consulaire de l'An VIII (1799) prévoyant que : « Le Corps législatif (aujourd'hui l'Assemblée nationale) fait la loi en statuant par scrutin secret et sans aucune discussion de la part de ses membres, sur les projets de loi débattus devant lui par les orateurs du Tribunat et du gouvernement, le seul à disposer du pouvoir d'initiative des lois. »

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