EXAMEN EN COMMISSION

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MERCREDI 10 AVRIL 2019

- Présidence de M. François-Noël Buffet, vice-président -

M. Jean-Pierre Sueur . - Je souhaiterais faire une remarque concernant cette communication qui fait suite aux auditions relatives aux évènements du 16 mars. D'une part, nous pensions que la liste de ces auditions n'était pas exhaustive. D'autre part, nous n'avions pas compris qu'il y aurait à la suite de ces auditions une délibération tendant à faire adopter un certain nombre de propositions. Nous avons donc été pris au dépourvu : est-il vraiment nécessaire de traiter cette question aujourd'hui ?

M. Philippe Bas . - Après les évènements du 16 mars et l'émotion qu'ils ont suscitée, notre commission a organisé douze auditions au cours desquelles trente personnes ont été entendues. Il est vrai que le statut de ces auditions n'a pas été défini de manière préalable, et que j'ai souhaité vous présenter cette communication qui comporte en effet des propositions. J'ai pensé que nous ne pouvions laisser sans suite les propositions faites lors de ces auditions, et notamment celles émanant des syndicats de policiers et des associations professionnelles nationales de militaires représentant la gendarmerie. Il était important d'en faire une synthèse et de la présenter le plus tôt possible. Je vous propose de faire comme nous aurions fait si cela avait été une mission d'information : autoriser que ces recommandations soient rendues publiques sans pour autant prétendre que ce sont celles de la commission. Vous pourrez manifester votre désaccord en vous prononçant, le cas échéant, contre leur publication. Quant à la méthode retenue, j'ai décidé en examinant le projet de communication, de vous transmettre dès hier les propositions de recommandations, car c'est ce que nous faisons habituellement pour les missions d'information.

Nous devons d'abord souligner que les mesures prises par le Gouvernement dès le 18 mars sont dans l'ensemble très positives. Il s'agit notamment de l'interdiction préalable de manifester, qui permet d'empêcher la constitution d'un attroupement, car nous avons compris qu'il était difficile de disperser un attroupement déjà constitué... Le renforcement des dispositifs pour accroître le nombre d'interpellations, afin de judiciariser les violations commises en marge des manifestations, est également intéressant. Notre démarche n'est donc pas seulement critique, et nous avons bien noté que le Gouvernement a fait publiquement l'inventaire de toutes les défaillances à la suite des actes de vandalisme du 16 mars.

Un point essentiel est celui du renforcement de la prévention : lorsqu'on arrive à intercepter sur les réseaux sociaux, même cryptés, des messages indiquant que des casseurs vont se regrouper lors d'une manifestation, cela justifie des mesures préventives. Il est sans doute nécessaire de renforcer le renseignement pour identifier les donneurs d'ordre et ceux qui vont les suivre, mais aussi d'augmenter les contrôles. Le 16 mars, il y a eu 7 300 contrôles de ce type pour vérifier que les manifestants n'étaient pas porteurs d'armes ou d'armes par destination, alors qu'il y en a eu 14 000 quinze jours plus tard, ce qui montre qu'une marge de progression était possible. Il faut aussi adapter ces contrôles pour déjouer l'astuce de certains ultra-violents. La loi du 2 mars 2010 renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d'une mission de service public permet de poursuivre les actes préparatoires à la commission d'actes de violence ou de dégradation en réunion, mais elle demeure manifestement peu appliquée. Il semble qu'elle l'ait été davantage au cours des semaines qui ont suivi le 16 mars, ce qui me semble aller dans le bon sens. Il y a un intérêt réel à mobiliser davantage le renseignement pour judiciariser et écarter les individus violents avant la manifestation.

Il est également nécessaire d'adapter la doctrine opérationnelle du maintien de l'ordre pour mieux endiguer les actes de violence et de dégradation. Nous avons été surpris d'apprendre que, le 16 mars, des responsables d'unités mobiles avaient reçu des instructions très tardives, voire, dans certains cas, avaient même eu l'ordre de ne pas intervenir, alors même qu'ils étaient en mesure d'empêcher les violences...

La diversité des objectifs poursuivis dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre - protection des lieux de pouvoir, éviter le contact violent - ont, assurément, rendu plus difficile l'action de contenir les manifestations violentes sur les Champs-Élysées. Le préfet de police, M. Didier Lallement, nous a toutefois indiqué que tous les objectifs assignés au maintien de l'ordre pouvaient être poursuivis en même temps, mais que cela impliquait de mieux coordonner l'ensemble des moyens et de faire en sorte que la chaîne de commandement soit plus efficace. À cet effet, il réunit désormais les commandants d'unités la veille des manifestations, pour leur présenter la stratégie adoptée, et a procédé à une plus grande délégation de compétences à l'échelon de terrain. La chaîne de commandement des opérations de maintien de l'ordre a par ailleurs été unifiée pour assurer une meilleure articulation des unités déployées.

Le contrôle parlementaire, qui joue un rôle d'aiguillon, contribue à ces prises de décision, dont je reconnais la valeur. D'autres correctifs apparaissent toutefois nécessaires. Je propose, tout d'abord, que soient organisés des exercices d'entrainement communs, en grandeur nature, entre les forces mobiles et les unités dédiées à l'interpellation, notamment les brigades d'action contre l'action violente (BRAV). Ces dernières n'étant pas spécialisées dans le maintien de l'ordre, un effort de formation est par ailleurs nécessaire à leur égard.

Un plan national de modernisation des équipements doit, ensuite, être mis en oeuvre. Il est en effet regrettable d'entendre que des véhicules ne ferment pas et que les véhicules lourds de la gendarmerie mobile datant des années 1970 sont toujours en service.

Une autre proposition reprend une attente forte du terrain, à savoir systématiser la pratique des retours d'expérience au sein de la préfecture de police, comme cela se pratique dans l'armée, pour analyser ce qui n'a pas fonctionné. Nous avons en quelque sorte fait ce débriefing à la place de l'exécutif, grâce à nos auditions.

Le dernier axe de propositions concerne le traitement judiciaire des auteurs d'infractions au cours des manifestations. Le bilan qui a été dressé par Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice, lors de son audition n'est pas mauvais puisqu'environ 9 000 individus ont été interpellés en marge des manifestations des « gilets jaunes », depuis le 17 novembre 2018. Parmi eux, 2 200 individus ont été renvoyés devant les tribunaux et ont fait, à ce jour, l'objet d'une condamnation, dont 40 % à une peine d'emprisonnement ferme. 400 individus ont fait l'objet d'un mandat de dépôt et purgent, actuellement, leur peine en prison.

Si l'on peut constater une bonne mobilisation de la justice, il est certain que des marges de manoeuvre existent. Bientôt entrera en vigueur la loi visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations dont notre collègue Bruno Retailleau est à l'origine, loi qui facilitera le recours aux procédures rapides de jugement, en particulier la comparution immédiate, et qui permettra, en conséquence, d'apporter une réponse plus rapide.

Se pose aussi la question de l'organisation du traitement de masse des interpellations, qui induit un risque important d'irrégularité dans les procédures. Notons que, depuis novembre, 1 800 individus sur les 9 000 interpellés ont fait l'objet d'un classement sans suite, pour absence de charge ou en raison d'une irrégularité de la procédure. À cet égard, une meilleure organisation de la police judiciaire et des magistrats du parquet permettrait un traitement judiciaire plus efficace des auteurs d'infractions. Depuis le mois de décembre, des centres de traitement judiciaire dédiés ont été mis en place par la préfecture de police, à Paris, dans les dépôts présentant des capacités d'accueil importantes, pour gérer les actes de procédure et les placements en garde à vue, mais qui, toutefois, ne suffisent pas. Je propose par conséquent que soient affectés dans ces centres des magistrats du parquet qui pourraient sur place prolonger les gardes à vue et se voir déférer les personnes interpellées, sans qu'il soit nécessaire d'organiser le transfert de celles-ci au palais de justice de Paris.

Enfin, il me semble qu'un effort conséquent est nécessaire pour diversifier et améliorer les moyens de preuves. Les drones et produits marquants, dont il nous a été dit qu'ils étaient expérimentés depuis deux semaines, sont des pistes intéressantes. Mais, comme nous l'a indiqué le préfet de police de Paris, ces outils ne sont actuellement pas opérationnels, car les drones manquent d'autonomie et sont difficilement maniables, tandis qu'il convient de s'assurer que les produits marquants sont conformes aux règles relatives à l'environnement.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Nous avons été pris au dépourvu pour nous forger une opinion sur les propositions présentées. Votre initiative consistant à organiser des auditions à la suite des manifestations du 16 mars 2019 était extrêmement positive, d'autant plus que l'Assemblée nationale ne l'a pas fait. Mais il existe un flou sur le périmètre de ces auditions. Vous avez souhaité entendre le ministre de l'économie et des finances, Bruno Le Maire et la ministre de la justice, Nicole Belloubet. Mais, à mon sens, il a manqué certains acteurs, à commencer par les commerçants et les habitants qui doivent être associés afin de sécuriser les commerces et élaborer des protocoles d'évacuation. À Paris, depuis le 1 er décembre 2018, les élus municipaux, dont je fais partie, sont associés. En effet, les équipes municipales doivent préparer l'espace public avant les manifestations puis le remettre en état rapidement.

D'autres préconisations pourraient être faites, notamment concernant certaines compagnies d'assurance qui ne prennent pas en charge les dégradations dont sont victimes les commerçants au motif que les émeutes sont une cause d'exclusion de garantie. La question des effectifs des forces de l'ordre pourrait aussi être évoquée car celles-ci sont réquisitionnées semaine après semaine. Il faudrait enfin clarifier la doctrine d'emploi des armes dites non létales. En effet, 90 % des saisines de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) concernent des policiers et non des CRS formés à l'usage de ces armes. L'issue des saisines de l'IGPN est assez opaque.

M. François Grosdidier . - Les auditions ont été très intéressantes. Néanmoins il est désespérant de constater que les conclusions du 27 juin 2018 de la commission d'enquête sur l'état des forces de sécurité intérieure, dont j'étais le rapporteur, n'ont pas été suivies d'effet par le Gouvernement. Même les préconisations qui n'entraînent pas de dépenses, telles que le débriefing et une réflexion sur la doctrine d'emploi des forces mobiles ainsi que sur l'organisation de la police et de la préfecture de police de Paris, n'ont pas été reprises, alors même que la vague de suicides se poursuit au sein des forces de sécurité intérieure. Le Premier ministre n'a pas souhaité rencontrer le président et les vice-présidents de la commission d'enquête et n'a pas même accusé réception de notre rapport.

Mme Françoise Gatel . - Je tiens moi aussi à saluer l'initiative de notre commission, à travers son président, d'avoir organisé ces auditions qui ont été d'un grand intérêt. Elles témoignent de la pertinence de la fonction de contrôle du Parlement. Quand on nous vend la coproduction législative entre le Gouvernement et le Parlement, on doit au préalable tenir compte des propositions que le Parlement formule. J'approuve également l'initiative de Philippe Bas de présenter des propositions qui permettent d'enrichir le débat.

M. Jean-Pierre Sueur . - J'ajouterai une dixième proposition à celles qui ont été formulées : il faut veiller à ce que l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) apporte une réponse rapide aux 300 à 400 personnes qui ont saisi la justice, laquelle a transmis à l'IGPN, en raison de blessures qu'elles auraient subies de la part des forces de l'ordre. L'IGPN n'a remis à ce jour aucune conclusion, il ne faut pas que la réponse tarde.

M. Philippe Bas . - Je remercie le caractère particulièrement constructif de toutes vos interventions. Elles montrent que ces sujets d'actualité présentent un véritable intérêt en matière de contrôle. Notre collègue Marie Mercier avait, de la même manière, dans un délai très court, conduit des auditions et remis un rapport d'information, lequel contenait des préconisations, sur le difficile sujet des violences sexuelles faites aux mineurs. Cela ne trahit pas la vocation du Sénat qui est d'entrer dans le fond des sujets, même quand il s'agit d'une réaction rapide. Cette réactivité sur des sujets d'actualité n'empêche d'ailleurs pas un travail de fond au long cours. Je prends note des remarques de Marie-Pierre de La Gontrie, qui indique que nous aurions pu mener davantage d'auditions encore. Mais je rappelle que la commission des affaires économiques poursuit également des auditions, complémentaires aux nôtres, en particulier sur les conséquences pour les commerçants du mouvement des « gilets jaunes ». J'entends aussi notre collègue Jean-Pierre Sueur lorsqu'il indique que nous aurions pu élargir encore le périmètre des auditions en prêtant une attention particulière aux cas de violences qui ont pu être exercées sur des manifestants.

François Grosdidier a raison de souligner la continuité de nos travaux avec ceux de la commission d'enquête sur l'état des forces de sécurité intérieure dont il était rapporteur. Enfin, je remercie Françoise Gatel de l'appui qu'elle porte à nos propositions, dont je reconnais toutes les limites, mais qui se veulent opérationnelles. Elles ne s'inscrivent pas dans une démarche d'opposition mais dans une volonté de renforcement des initiatives qui ont été prises par les pouvoirs publics.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Je ne suis pas certaine d'avoir saisi : les propositions complémentaires que nous avons formulées seront-elles reprises dans votre rapport ?

M. Philippe Bas . - Elles figureront au compte rendu qui fera naturellement partie du rapport. Je ne suis hostile sur le fond à aucune des propositions formulées, même si à ce stade j'ai formulé neuf propositions que je soumets à la commission afin d'obtenir un accord pour les rendre publiques. Nous aurons évidemment l'occasion de prolonger ces travaux et de formuler de nouvelles propositions.

M. François-Noël Buffet, président . - Comme l'a indiqué le président Bas, ces propositions figureront au compte rendu. Je vais donc vous consulter pour savoir si vous autorisez la publication de ce rapport et des neuf propositions qu'il contient, sous la forme d'un rapport d'information.

M. Jean-Pierre Sueur . - Sous réserve que les propositions des uns et des autres figurent effectivement au compte rendu, et qu'il soit noté que Philippe Bas n'y est pas hostile, notre groupe ne s'opposera pas à la publication du présent rapport d'information.

À l'issue du débat, la commission autorise la publication du rapport d'information.

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