II. LA JUSTICE DU TRAVAIL CONNAÎT DES DIFFICULTÉS PERSISTANTES

A. MALGRÉ DES DISPARITÉS LOCALES IMPORTANTES, LA JUSTICE PRUD'HOMALE SE CARACTÉRISE PAR UNE FONCTION DE JUGEMENT ALTÉRÉE ET UNE FONCTION DE CONCILIATION MARGINALISÉE

1. Des délais de jugement qui varient fortement et peuvent être excessivement longs
a) Des délais moyens excessivement longs en première instance et en appel

La justice prud'homale se caractérise par des délais de jugement relativement longs.

En 2018, la durée moyenne des affaires terminées devant les CPH (hors référés) était de 16,3 mois, soit un délai nettement supérieur aux autres juridictions civiles de premier ressort.

Aux difficultés propres aux CPH s'ajoutent celles de la justice professionnelle. Les délais moyens dépassent ainsi 30 mois lorsqu'un juge départiteur doit intervenir et les délais de jugement devant les chambres sociales des cours d'appel sont eux aussi préoccupants, dépassant 20 mois en 2017.

Durée moyenne des affaires terminées en 2018 (en mois)

CPH

Tribunaux d'instance

Tribunaux de commerce

Tribunaux de grande instance

Cours d'appel

hors référés

référés

départage 56 ( * )

16,3

2,2

32,1

5,9

8,8

12,6

15,2

Source : ministère de la justice

Surtout, les délais de jugements ne semblent pas encore, au niveau national du moins, se réduire malgré la baisse du nombre de saisines. Cela pourrait s'expliquer en partie par le fait que, les ruptures de contrat les plus consensuelles étant désormais effectuées par voie conventionnelle, seuls les cas les plus conflictuels et donc les plus longs à traiter sont soumis aux CPH. En outre, la coexistence dans le stock des CPH d'affaires introduites avant la réforme de 2015-2016 et d'affaires traitées selon les nouvelles règles de procédure a pu constituer une difficulté pendant la période de transition.

Source : Ministère de la justice

b) Des délais excessifs qui exposent l'État à des condamnations

Des délais de jugements excessivement longs constituent une défaillance du service public de la justice et peuvent engager la responsabilité de l'État. En 2017, l'État a ainsi été condamné à 332 reprises pour délais non raisonnables en matière prud'homale, pour un montant approchant 2 millions d'euros, soit 87 % du montant total des condamnations de l'État pour dysfonctionnement du système judiciaire en matière civile.

Certains interlocuteurs de vos rapporteurs ont même évoqué des stratégies contentieuses consistant à former un recours en espérant, quel que soit le jugement rendu par le CPH, obtenir une indemnisation au titre de délais excessifs.

c) Des écarts importants entre CPH qui laissent penser que les délais excessifs sont en partie liés à des difficultés locales

Les statistiques agrégées au niveau national masquent des réalités très différentes d'un CPH à l'autre, puisque la durée moyenne des affaires terminées variait en 2017 de 4,9 à 35,9 mois.

Le graphique et le tableau ci-après montrent en effet que, si les CPH ayant des délais courts sont généralement ceux, généralement de petite taille, qui enregistrent peu d'affaires nouvelles, certains CPH relativement peu sollicités ne parviennent néanmoins pas à traiter ces affaires dans des délais inférieurs à 12, voire 20 mois.

Par ailleurs, s'il est parfois soutenu que le jugement porté sur l'ensemble de la juridiction prud'homale est influencé par la situation observée à Paris, on constate qu'un certain nombre de CPH (18 en 2017) connaissent des délais de jugement nettement plus élevés tout en traitant nettement moins d'affaires.

Source : Groupe de travail, d'après les statistiques du ministère de la justice

Pour des raisons de lisibilité, le CPH de Paris (12 483 affaires nouvelles ; 20 mois de délai en moyenne) ne figure pas sur ce graphique.

Nombre d'affaires nouvelles et durée moyenne des affaires terminées
pour les 20 CPH ayant les délais de jugement les plus courts
et les 20 CPH ayant les délais de jugement les plus longs
(en 2017)

20 CPH ayant les délais les plus longs

20 CPH ayant les délais les plus courts

CPH

Nombre d'affaires nouvelles

Durée moyenne des affaires terminées

CPH

Nombre d'affaires nouvelles

Durée moyenne des affaires terminées

Vannes

222

35,9

Saint-Omer

468

4,9

Fort-de-France

790

27,7

Louviers

450

5,9

Aix-en-Provence

1 101

25,6

Soissons

332

6,1

Nanterre

4 420

25,2

Lure

114

6,3

Créteil

2 256

24,9

Bergerac

182

6,5

Lyon

5 392

24,7

Rochefort

200

6,5

Bobigny

4 859

24,3

Montargis

207

6,9

Meaux

1 243

24,1

Colmar

602

7

Cayenne

282

22,9

Saint-Quentin

184

7,4

Martigues

1 014

22,4

Hazebrouck

135

7,8

Montmorency

984

22,4

Lannoy

298

7,8

Montpellier

1 759

22,1

Saintes

411

8,1

Perpignan

769

20,8

Aix-les-Bains

98

8,2

Avignon

788

20,4

Bar-le-Duc

74

8,2

Béziers

688

20,4

Millau

60

8,2

Arles

357

20,4

Bourges

513

8,3

Toulouse

2 775

20,2

Tulle

66

8,3

Marseille

3 445

20,1

Abbeville

146

8,4

Paris

12 483

20

Argenteuil

430

8,5

Basse-Terre

228

19,7

Dinan

111

8,5

Draguignan

357

19,5

Moulins

147

8,5

Source : Groupe de travail, d'après les statistiques du ministère de la justice

Il semble donc que les délais de jugement de chaque CPH dépendent davantage de facteurs liés à son bon fonctionnement interne qu'au volume du contentieux qu'il a à traiter ou au nombre de conseillers prud'hommes en leur sein.

2. Des taux d'appel et d'infirmation qui demeurent élevés, conséquence de la nature du contentieux prud'homal mais également d'une acceptabilité insuffisante des décisions
a) Un taux d'appel très élevé

Les deux tiers (66,7 % en 2016) des jugements prud'homaux sont frappés d'appel. À titre de comparaison, le taux d'appel était en 2016 de 21,6 % pour les décisions des TGI, de 5,7 % pour les décisions des tribunaux d'instance et de 14,5 % pour les décisions des tribunaux de commerce.

Ce taux d'appel contribue, d'une part, à allonger considérablement les délais de jugement définitif, puisque la durée moyenne des affaires relatives au droit du travail traitées par les cours d'appel était de 20,4 mois en 2017, et, d'autre part, à la surcharge des cours d'appel, le contentieux prud'homal représentant près d'un quart (22 %) des affaires nouvelles enregistrées par celles-ci.

b) Des facteurs explicatifs propres au contentieux prud'homal

Le taux d'appel élevé qui caractérise les décisions des conseils des prud'hommes pourrait en partie s'expliquer par plusieurs facteurs liés à la nature du contentieux prud'homal.

Premièrement, compte tenu du choc économique mais également social et psychologique que représente la perte de son emploi, le salarié qui estime que son licenciement a été irrégulier peut avoir tendance à épuiser les voies de recours qui s'offrent à lui.

Deuxièmement, du point de vue des employeurs, l'appel peut permettre de repousser le paiement des indemnités dues, les provisions constituées pour faire face à ce risque pouvant au surplus faire l'objet de déductions fiscales.

Troisièmement, un certain nombre d'affaires étant résolues par voie de conciliation ou par d'autres voies extra-judiciaires, celles sur lesquelles les CPH sont appelés à rendre un jugement seraient les plus contentieuses et donc les plus susceptibles de faire l'objet d'un appel.

Toutefois, ces facteurs explicatifs ne semblent pas à même d'expliquer totalement l'écart de 1 à 10 qui existe entre le taux d'appel des décisions des conseils de prud'hommes et le taux d'appel des jugements rendus par les tribunaux d'instance.

c) Un débat récurrent sur la qualité et la motivation des jugements des conseils de prud'hommes

La fréquence des appels pourrait aussi découler du manque d'acceptabilité des jugements rendus par les CPH, lié à l'insuffisance de leur motivation.

La majorité des magistrats de chambres sociales des cours d'appel rencontrés par vos rapporteurs estiment en effet que la motivation des jugements rendus par les CPH est trop souvent lacunaire quand bien même le sens de la décision serait correct juridiquement. Le passage d'un délibéré oral et collégial à la rédaction d'un jugement motivé s'avère parfois un exercice difficile pour des conseillers qui exercent par ailleurs des métiers très éloignés du monde juridique 57 ( * ) .

En outre, vos rapporteurs ont pu constater que les fonctionnaires de greffe des CPH avaient généralement un rôle plus important que dans les autres juridictions. Il est en effet courant qu'ils effectuent une relecture plus ou moins poussée des jugements, afin notamment de s'assurer qu'ils répondent bien à toutes les demandes.

En tout état de cause, vos rapporteurs ont constaté que passer d'un délibéré parfois difficile à la rédaction d'un jugement motivé était souvent un exercice complexe, généralement exercé par un petit nombre de conseillers au sein de chaque CPH.

Or, un justiciable aura d'autant plus souvent tendance à faire appel d'une décision qui lui est défavorable que sa motivation lui semblera insuffisante ou incompréhensible.

Vos rapporteurs ont également pu rencontrer des avocats qui considèrent que le conseil de prud'hommes ne constitue qu'une étape préalable et que la phase judiciaire ne s'ouvre à leurs yeux qu'au stade de la cour d'appel.

Selon les statistiques du ministère de la justice, en 2017, 19 % des affaires traitées par les cours d'appel donnent lieu à une confirmation totale, 34 % à une confirmation partielle et 14 % à une infirmation, 34 % des affaires se terminant par ailleurs sans décision au fond. S'il n'est pas possible de distinguer, parmi les décisions de confirmation partielle, celles qui se bornent à modifier le quantum des indemnités et celles qui remettent en cause plus fondamentalement le raisonnement juridique tenu par les conseillers prud'hommes, ces chiffres tendent à donner au justiciable l'impression d'une justice quelque peu aléatoire.

3. Vocation historique des CPH, la conciliation est devenue marginale
a) La conciliation est rare en pratique

S'il existe des exceptions (prise d'acte d'une rupture de contrat, demande de requalification d'un CDD en CDI notamment), la conciliation entre les parties est, aux termes du code du travail, la fonction première des CPH, le jugement n'intervenant qu'à titre subsidiaire. Cette fonction de conciliation est d'ailleurs une des justifications de la composition paritaire des CPH.

Pour autant, on observe que le nombre d'affaires résolues par voie de conciliation est particulièrement faible, puisqu'il était en moyenne de 8 % en 2018, variant de 0 à 26 % d'un CPH à l'autre.

b) Les conditions de la conciliation prud'homale ne sont pas réunies

Les raisons de cet état de fait sont multiples. Il tient premièrement à la nature conflictuelle du contentieux du travail, aujourd'hui principalement lié au licenciement.

Deuxièmement, il a été indiqué à vos rapporteurs que la tentative de conciliation par le BCO interviendrait trop tôt dans la procédure, sans que le défendeur ait eu l'occasion de communiquer ses arguments.

Troisièmement, la présence des parties devant le BCO étant devenue facultative, leur représentation par des avocats ne favoriserait pas la conciliation.

Enfin, les conseillers prud'hommes ne disposent pas de formation spécifique à ce mode de règlement des différends et, ne bénéficiant ni d'autorisation d'absence ni de défraiement à ce titre, `manqueraient de temps pour préparer les auditions de conciliation

c) La conciliation est opérée en partie en dehors du CPH

Par ailleurs, le succès rencontré par la procédure de rupture conventionnelle pourrait faire que les dossiers dans lesquels une conciliation serait possible font l'objet d'un accord préalable tandis que seuls les dossiers les plus contentieux sont transmis aux CPH.

En outre, si peu d'affaires font l'objet d'une conciliation devant le BCO, un certain nombre sont réglées par des transactions extra-judiciaires, le plus souvent par l'intermédiaire des avocats des parties. S'il n'existe pas de statistique à ce sujet, on peut considérer qu'une partie des affaires radiées des rôles en cours de procédure (13 % en 2018) le sont parce que les parties sont parvenues à un accord et que le demandeur s'est désisté.


* 56 Donnée 2017.

* 57 Dans les faits, un petit nombre de conseillers dans chaque CPH exercent effectivement les fonctions de rédacteur, les autres siégeant sans jamais rédiger de jugement. La pratique selon laquelle le jugement était rédigé par le greffier ne semble plus avoir cours aujourd'hui.

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