II. UNE STRATÉGIE MORCELÉE QUI PÂTIT DE DYSFONCTIONNEMENTS INSTITUTIONNELS

A. LA RÉTICENCE INITIALE DES ÉTATS MEMBRES À RECONNAITRE LEUR RESPONSABILITÉ DANS LA GESTION DES FONDS EUROPÉENS

La définition de la protection des intérêts financiers résulte d'un processus historique et institutionnel long , associé à la construction d'un « nouveau paradigme de l'action publique européenne » 13 ( * ) . En effet, la question du contrôle de la bonne gestion des deniers européens s'est progressivement imposée, principalement à la faveur de deux évolutions institutionnelles 14 ( * ) .

D'une part, l'accroissement des pouvoirs budgétaires du Parlement européen , d'abord en 1970 15 ( * ) puis en 1975 16 ( * ) , s'est traduit par le développement d'un contrôle politique de la gestion budgétaire de l'Union européenne. Par la suite, est instaurée en 1978 la Cour des comptes européenne , chargée de contrôler et de vérifier l'utilisation des dépenses de façon indépendante, ajoutant ainsi un contrôle externe des dépenses communautaires.

D'autre part, la protection des intérêts financiers de l'Union européenne, et plus précisément la question de la lutte contre la fraude et la corruption des fonctionnaires, s'inscrit dans la genèse de l'espace pénal européen 17 ( * ) .

À la suite de l'évocation d'un « espace judiciaire européen » par Valéry Giscard d'Estaing en 1976, alors Président de la République française, la Commission a présenté un projet de traité visant à introduire une harmonisation pénale en matière de protection des intérêts financiers des Communautés . Si ce projet est resté sans suite, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) va réintroduire en 1989 18 ( * ) la question de la lutte contre la fraude au budget communautaire, en définissant le principe selon lequel il revient aux États membres de prévoir des sanctions efficaces, proportionnées et dissuasives en la matière .

Dès lors, l'harmonisation des réponses pénales devient une nécessité .

Par ailleurs, la Commission européenne a commandité plusieurs rapports visant à rendre plus effective la protection des intérêts financiers de l'Union. Le premier, publié en 1994, réalise une étude de droit comparé sous la direction de Mireille Delmas-Marty 19 ( * ) . Cette dernière dirige également un groupe d'experts entre 1995 et 1996 afin de publier l'étude « Corpus Juris », et d'élaborer les fondements pénaux de la protection des intérêts financiers, dans le cadre d'un espace judiciaire européen. La recherche d'une meilleure protection des intérêts financiers de l'Union européenne va se traduire par l'élaboration des prémices de codes pénal et de procédure pénale européens, constituant ainsi le « laboratoire du droit pénal européen » 20 ( * ) .

Or, la conjonction de ces deux évolutions simultanées -l'accroissement des pouvoirs de contrôle budgétaire et la construction d'un espace pénal commun - a pris en tenaille la protection des intérêts financiers entre deux logiques institutionnelles opposées : la première peut être associée au développement d'institutions supranationales comme le Parlement européen, et la seconde procède, dans un premier temps, de l'intergouvernementalité .

Cette contradiction initiale contribuera dès le début à faire de la politique européenne de lutte contre la fraude le « canard boîteux » des politiques européennes , selon l'expression de Véronique Pujas.

Par ailleurs, comme le relève également Véronique Pujas, les États membres « s'accommodent fort bien de l'idée selon laquelle l'institution supranationale européenne endossera la responsabilité d'une politique de la lutte contre les fraudes et les corruptions, sujet politique périlleux dans les arènes nationales ».

Ce n'est qu'en 1993, lors du Conseil européen de Copenhague, que les États membres reconnaitront pour la première fois leur part de responsabilité dans la gestion des fonds européens. Ceci se concrétisera par l'adoption, en 1995, d'une Convention sur la protection des intérêts financiers des Communautés européennes 21 ( * ) .

Il faudra toutefois attendre 2002 pour que cette convention entre en vigueur, en raison de la signature tardive de ses protocoles additionnels et de sa ratification, questionnant ainsi la véritable motivation politique des États membres à s'emparer de cet enjeu .

En parallèle de ce processus juridique, la création en 1987 d'une unité de coordination de la lutte antifraude (UCLAF) constitue le pendant administratif des évolutions en cours. Cette création reflète en creux le hiatus originel de la protection des intérêts financiers de l'Union européenne : alors que la Convention de 1995 relève d'une méthode intergouvernementale et renvoie aux États membres la responsabilité de définir une réponse pénale adaptée, une agence rattachée à la Commission est créée pour mieux détecter et prévenir les fraudes.

Dans le cadre de la décharge budgétaire de l'exercice de 1998, le Parlement européen soulève la question de la responsabilité de la Commission vis-à-vis du développement important des irrégularités constatées, précipitant ainsi la démission du collège des commissaires dirigé par Jacques Santer en 1999. L'UCLAF est alors remplacé par l'OLAF , un nouvel organe de lutte antifraude, doté de pouvoirs d'enquête étendus.


* 13 Véronique Pujas, « Les difficultés de l'OLAF pour s'imposer en tant qu'acteur légitime de la protection des intérêts économiques et financiers européens », Culture & Conflits, 2006.

* 14 Cf. article précité.

* 15 Traité portant modification de certaines dispositions budgétaires des traités instituant les Communautés européennes et du traité instituant un Conseil unique et une Commission unique des Communautés européennes, signé le 22 avril 1970.

* 16 Traité portant modification de certaines dispositions financières des traités instituant les Communautés européennes et du traité instituant un Conseil unique et une Commission unique des Communautés européennes, signé le 22 juillet 1975, dit « Traité de Bruxelles ».

* 17 Lorenzo Salazar « La genèse d'un espace pénal communautaire : la protection des intérêts financiers des communautés européennes », Revue internationale de droit pénal, 2006.

* 18 CJCE, 21 décembre 1989, affaire 68/88, Commission contre Grèce.

* 19 Etude sur les systèmes de sanctions administratives et pénales dans les États membres des Communautés européennes, 1994.

* 20 Article de Lorenzo Salazar précité.

* 21 Acte du Conseil du 26 juillet 1995 établissant la convention relative à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes.

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