D. UNE RÉELLE COMPLEXITÉ ADMINISTRATIVE, ACCENTUÉE PAR UNE ACCUMULATION DE NORMES À CHAQUE NIVEAU DÉCISIONNEL, PÉNALISE LES PORTEURS DE PROJETS

Les auditions et les déplacements réalisés par votre mission d'information ont unanimement fait état d'un degré élevé de complexité administrative pour les porteurs de projets.

Circuit d'une demande de financement

Source : Commissariat général à l'égalité des territoires.

En premier lieu, les auditions ont souligné la longueur des délais entre le dépôt d'un dossier et le paiement de l'aide . Ainsi, M. David Le Bras, délégué général de l'Association des directeurs généraux des communautés de France, a estimé que « les délais moyens convergent vers deux ou trois ans ». Or, « beaucoup de porteurs de projets n'ont pas les moyens de survivre pendant ce laps de temps . Des associations mettent la clé sous la porte ». Ce délai peut être d'autant plus long lorsque le service instructeur n'est pas l'autorité de gestion, comme c'est le cas lorsque les demandes de financement du FEADER sont instruites par les services de l'État.

D'autres auditions conduites par votre mission d'information ont étayé ce constat. Ainsi, Mme Julie Frère, directrice du Pays de Bray, a indiqué que « les retards d'instruction, de programmation et de paiement pour les projets LEADER et les MAEC sont très importants, entre deux et trois ans. [...] Au mois de juillet l'année dernière, j'avais en attente pour ma structure 500 000 euros de subventions au titre des exercices précédents. Je n'avais plus de trésorerie disponible pour payer les salaires de mes agents [...]. Ce problème est particulièrement critique pour les agriculteurs et les associations ».

Les retards chroniques de l'instruction peuvent aussi être source de difficultés financières graves pour les porteurs de projets. Par exemple, L'Association nationale des pôles d'équilibre territoriaux et ruraux et des pays (ANPP) a fait état à votre rapporteure de situations problématiques pour le Pays de Bray. Un nouveau cadre réglementaire intervenu en 2016 et 2017 s'applique rétroactivement aux demandes déposées antérieurement. Or, certaines dépenses étant devenues inéligibles, les porteurs de projets concernés ont dû rembourser les acomptes perçus, jusqu'à 18 000 euros, qui avaient été versées avant l'instruction du dossier. Afin de prendre la mesure du retard de l'instruction des dossiers, il a été indiqué à votre rapporteure que les services de l'État instruisaient actuellement les demandes déposées en 2017 par le Pays de Bray.

Outre la longueur du processus et l'intervention de multiples acteurs, l'encadrement normatif de la demande est construit selon un « fonctionnement en cascade » , selon l'expression de M. Francesco Gaeta, secrétaire général adjoint aux affaires européenne. En effet, lors de son audition, il a rappelé que « l'Europe définit un cadre suffisamment large pour permettre aux États de l'adapter à leurs besoins ».

Ainsi, comme l'a souligné lors de son audition M. Hugo Bevort, directeur des stratégies territoriales du CGET, la France a par exemple choisi de consacrer 10 % des crédits des FESI qui lui sont alloués pour la période 2014-2020 aux quartiers prioritaires de la ville, alors que la règlementation européenne prévoyait qu'un seuil minimal de seulement 5 % des crédits soit consacré au développement urbain.

Plus que l'ajout d'une nouvelle strate normative, la complexité proviendrait plutôt du fait que chaque échelon décisionnel affine le fléchage des crédits selon ses priorités .

Pour autant, les auditions ont révélé le sentiment selon lequel les régions, dans l'exercice de leur nouvelle compétence, ont été tentées de complexifier l'architecture des programmes . L'ANPP a clairement indiqué à votre rapporteure que « les dysfonctionnements observés et subis par les porteurs de projets et par les territoires porteurs de programme ne seraient en aucun cas être imputés à l'Union européenne, mais plutôt à l'État aux régions ».

Interrogé sur ce point lors de son audition par votre mission d'information, M. Jules Nyssen, délégué général de Régions de France, a reconnu que la transposition en droit interne et la mise en oeuvre de la règlementation européenne étaient réalisées « avec un souci de sécurisation maximale des gestionnaires des fonds. Cela ajoute de la complexité à la complexité », d'autant que ce sont désormais les autorités de gestion qui assument financièrement les corrections financières pouvant être appliquées par la Commission européenne.

Par ailleurs, l'instabilité des critères d'éligibilité des dépenses en cours de programmation constitue un facteur de complexité et de découragement pour les porteurs de projets .

Par exemple, lors de son audition, Mme Julie Frère, directrice du Pays de Bray, a évoqué le cas d'introduction de plafonnement des aides en cours de programmation, s'appliquant rétroactivement aux demandes formulées auparavant . La différence entre l'aide attendue et l'aide versée reste à la charge du bénéficiaire qui a avancé la dépense. Devant votre mission d'information, elle a évoqué le cas suivant : « en 2015, notre technicien agricole a contractualisé et tenu des engagements envers le monde agricole. Les dossiers restent en attente à la DDTM, sans y être instruits. Lorsque, enfin, on procède à leur instruction deux ans plus tard, les règles ont changé et s'appliquent de manière rétroactive. Par exemple, un plafonnement a été mis en place. L'agriculteur escomptait 18 000 euros, mais, en raison de ce plafonnement, il ne pourra recevoir au maximum que 12 000 euros. L'agriculteur doit donc rembourser les 6 000 euros d'avances ».

L'introduction de plafonnement rétroactif et en cours de programmation semble courant pour les mesures agroenvironnementales et climatiques (MAEC) correctement calibré pour les besoins des porteurs de projets locaux. Ainsi, l'Association nationale des pôles d'équilibres territoriaux et ruraux et des pays, et le Pays de Bray, ont indiqué à votre rapporteure que le budget total des aides versées aux agriculteurs du territoire Brayon a été réduit d'un million d'euros en cours de programmation. Par exemple, les critères d'éligibilité de la MAEC « entretien d'arbres isolés ou en alignements » ont été modifiés en 2018, à l'occasion de la publication de la notice définitive, les arbres localisés dans les haies ne sont désormais plus éligibles.

Or, cette instabilité n'est pas compatible avec les besoins des porteurs de projets . En prenant exemple sur l'artisanat, M. Jacques Garau, directeur général de CMA France, a rappelé à votre mission d'information, lors de son audition, que « l'entreprise a besoin d'un cadre adapté, avec des modalités de contrôle connues, respectées par le bénéficiaire des fonds et le contrôleur ».

Enfin, la complexité administrative ressentie par les porteurs de projets peut également provenir d'une forme de surrèglementation, c'est-à-dire d'une volonté de l'État ou des régions de prévoir des critères d'éligibilité plus nombreux et plus précis que ce que les règlements européens requièrent.

Toutefois, l'audition de responsables du CGET a alerté votre rapporteure sur le fait que, dans la plupart des cas, la surrèglementation provient de la nécessité d'adapter des règles nationales à l'évolution des règles européennes . Comme l'a indiqué M. Philippe Cichowlaz, chef de la mission des affaires européennes du CGET, « un exemple actuel est celui de la gestion sur la TVA. Est-elle éligible ou non aux fonds européens ? Si vous pouvez récupérer la TVA, il est logique que les fonds européens ne la cofinancent pas [...]. Or, en France, on ne sait parfois si la TVA est récupérable ou non que plusieurs années après. [...] C'est bien un problème de compatibilité de l'application des règles nationales et européennes », ce qui encouragerait l'édiction de normes supplémentaires .

L'ensemble de ces motifs contribuent à alimenter le sentiment d'une charge administrative dissuasive pour les porteurs de projets, d'autant plus lorsque les documents requis ou les critères à satisfaire semblent d'une rigueur excessive . À titre d'illustration, notre collègue Pierre Louault a rapporté, lors de l'audition Mme Martine Marigeaud, le cas d'une collectivité ayant dû fournir le compte-rendu du conseil municipal de l'élection du maire pour attester que l'élection s'était déroulée dans des conditions régulières. Votre rapporteure regrette que la multiplication de cas similaires entretienne l'idée d'une inaccessibilité des fonds européens, et éloigne les porteurs de projets de cette source de financement ainsi que, par la même occasion, du projet européen de construire une meilleure cohésion des territoires.

Exemple de projets abandonnés et de difficultés rencontrées par les porteurs de projets dans le cadre du programme LEADER

Abandon d'un projet par une association ayant engagé la dépense avant l'instruction du dossier de demande de subvention et la stabilisation des règles. Cette association a appris a posteriori à la suite d'une requalification juridique qu'elle aurait dû mettre en concurrence les entreprises avec publicité. Or, elle a seulement demandé la réalisation de plusieurs devis. La structure a préféré abandonner la subvention qui se serait avérée inéligible pour non-respect de la commande publique. De telles situations peuvent entraîner un risque de déstabilisation du tissu associatif.

Abandon récent d'un projet porté par la ville de Neufchâtel au regard des nouveaux objectifs de programmation imposés par l'autorité de gestion Ce nouveau calendrier plus resserré n'a pas permis à la commune de rassembler à temps l'ensemble des pièces nécessaires pour constituer son dossier.

Une nouvelle directive de l'autorité de gestion impose de refaire signer au porteur de projet l'annexe financière du dossier de demande de subvention en cas de modification après l'instruction Osiris. Cela arrive très souvent sur les dépenses de salaires, et cela même pour un centime d'euros. Or, par définition, à ce stade, les dépenses ne sont que prévisionnelles. Dans tous les cas, le porteur de projet devra signer par la suite une convention (engagement juridique sur le montant de la subvention) et une demande de paiement sur la base des dépenses au réel. Cette nouvelle directive entraîne en allongement du délai d'instruction d'un mois minimum.

Une commune a souscrit avec l'UGAP pour des fournitures. L'autorité de gestion demande une autre mise en concurrence que celle déjà réalisée par l'UGAP pour les dépenses supérieures à 1 000 euros hors taxe.

Une commune demande des devis à trois entreprises différentes, l'une des trois n'a pas répondu. Deux entreprises répondent, la première répond totalement à la commande (moins de 2 000 euros de dépenses), la deuxième, partiellement. L'autorité de gestion souhaite d'autres devis qui vont venir s'ajouter à celui non retenu afin de « valider » le devis retenu... Or, dans le cas d'un marché public, celui qui ne répond que partiellement à la demande est soit éliminé de fait, soit a une mauvaise note et n'est pas retenu.

Source : Pays de Bray.

Au regard de l'ensemble de ces difficultés, l'accompagnement des porteurs de projets constitue la pierre angulaire de la mobilisation des fonds européens . Or, les autorités de gestion peinent à recruter et à former des agents en la matière. D'une part, les recrutements sont contraints dans le contexte de contraction de la masse salariale des collectivités, et, d'autre part, la formation est longue et ardue.

Lors du déplacement d'une délégation de la mission d'information en Nouvelle-Aquitaine, les services du conseil régional ont indiqué à votre mission d'information que, dans le cas du FEADER par exemple, les instructeurs devaient être formés pour traiter aussi bien les dossiers relatifs à l'installation des agriculteurs, que ceux relatifs aux investissements hydrauliques, ou tout autre type de demande de financement. Le besoin d'actualiser sa connaissance des dispositions légales et règlementaires, ainsi que les dysfonctionnements répétés des systèmes d'information contribuent à décourager les instructeurs et participent au fort turn over des équipes.

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