N° 452

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 20 mai 2020

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires sociales (1) sur le droit social applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants ,

Par M. Michel FORISSIER, Mmes Catherine FOURNIER et Frédérique PUISSAT,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Alain Milon , président ; M. Jean-Marie Vanlerenberghe , rapporteur général ; MM. René-Paul Savary, Gérard Dériot, Mme Colette Giudicelli, M. Yves Daudigny, Mmes Michelle Meunier, Élisabeth Doineau, MM. Michel Amiel, Guillaume Arnell, Mme Laurence Cohen, M. Daniel Chasseing , vice-présidents ; M. Michel Forissier, Mmes Pascale Gruny, Corinne Imbert, Corinne Féret, M. Olivier Henno , secrétaires ; Mme Cathy Apourceau-Poly, M. Stéphane Artano, Mmes Martine Berthet, Christine Bonfanti-Dossat, MM. Bernard Bonne, Jean-Noël Cardoux, Mmes Annie Delmont-Koropoulis, Catherine Deroche, Chantal Deseyne, Nassimah Dindar, Catherine Fournier, Frédérique Gerbaud, M. Bruno Gilles, Mmes Michelle Gréaume, Nadine Grelet-Certenais, Jocelyne Guidez, Véronique Guillotin, M. Xavier Iacovelli, Mme Victoire Jasmin, M. Bernard Jomier, Mme Florence Lassarade, M. Martin Lévrier, Mmes Monique Lubin, Viviane Malet, Brigitte Micouleau, MM. Jean-Marie Morisset, Philippe Mouiller, Mmes Frédérique Puissat, Marie-Pierre Richer, Laurence Rossignol, MM. Jean Sol, Dominique Théophile, Jean-Louis Tourenne, Mme Sabine Van Heghe .

L'ESSENTIEL

UNE PROBLÉMATIQUE ENCORE NAISSANTE ET COMPLEXE

Le développement des plateformes numériques de mise en relation fait apparaître une nouvelle forme de travail indépendant qui peut parfois induire une dépendance économique du travailleur vis-à-vis d'un intermédiaire .

L'analyse de ce phénomène suppose de tenir compte de plusieurs éléments.

• Une grande diversité d'acteurs et de modèles

Les plateformes de services organisés qui fournissent des prestations standardisées délivrées par des professionnels, notamment dans les secteurs de la mobilité (conduite de VTC ou livraison de marchandises en véhicule à deux roues), sont les plus visibles et cristallisent le débat sur le statut des travailleurs.

À côté de ces opérateurs se développent toutefois d'autres modèles. Ainsi, certaines plateformes ont pour objet la mise à disposition de travailleurs indépendants auprès d'entreprises pour des missions ponctuelles ou des « jobs » étudiants. D'autres se bornent à un rôle de mise en relation entre des « freelances » et des clients.

Enfin, certaines plateformes relèvent d'une démarche d'économie sociale et solidaire quand d'autres ont un but lucratif.

• Un phénomène dont l'ampleur ne doit pas être surestimée

Malgré l'effet de loupe qu'entraîne l'attention médiatique, les travailleurs indépendants ayant recours à une plateforme numérique pour l'exercice de leur activité représentent une part infime (de l'ordre de 1 %) de la population active occupée . Parmi eux, une part importante exerce une autre activité professionnelle ou suit des études. Le travail via une plateforme est donc souvent une activité complémentaire .

Cette nouvelle forme de travail indépendant est toutefois en croissance 1 ( * ) , bien que le nombre des travailleurs concernés soit difficile à mesurer. L'évolution du nombre de micro-entrepreneurs dans le secteur des transports donne un indice du développement de ces activités.

Source : commission des affaires sociales / données ACOSS

• Travail via une plateforme numérique n'est pas automatiquement synonyme de précarité ou de dépendance économique

La notion de travailleurs de plateformes peut désigner des travailleurs indépendants hautement qualifiés et dont les compétences très demandées leur permet de travailler à la demande. A l'opposé, elle recouvre également des travailleurs exerçant des activités faiblement rémunératrices, notamment dans le secteur de la livraison à vélo. Les rémunérations nettes perçues sont généralement supérieures au SMIC horaire, mais les travailleurs concernés ne parviennent pas nécessairement, quand ils le souhaitent, à réaliser un volume de travail suffisant pour s'assurer un revenu décent.

Le recours des travailleurs indépendants traditionnels à l'auto-assurance n'apparaît ainsi pas pertinent pour les travailleurs des plateformes.

UN DÉFICIT DE PROTECTION SOCIALE À NUANCER

L'idée selon laquelle les travailleurs des plateformes bénéficient d'une protection sociale dérisoire doit être fortement nuancée .

Les indépendants bénéficient en effet de la même couverture que les salariés en matière de prise en charge des frais de santé. Les prestations de la branche famille sont également décorrélées du statut. Pour l'assurance vieillesse ou les prestations en espèces, les droits acquis sont plus faibles en raison d'un effort contributif moins élevé.

En revanche, certaines protections ne sont pas assurées aux travailleurs indépendants . Ainsi, les non-salariés ne sont couverts contre les accidents du travail que s'ils souscrivent une assurance volontaire. En outre, les indépendants ne sont pas couverts par l'assurance chômage, et la nouvelle allocation aux travailleurs indépendants est soumise à des conditions restrictives qui en excluent de fait la grande majorité des travailleurs de plateformes.

Cette couverture sociale incomplète peut s'avérer problématique dans le cas de travailleurs avec de faibles revenus. De plus, des questions d'équité se posent quant au rapport entre le niveau des prélèvements et les droits qui leur sont ouverts.

UNE ACTUALITÉ NOUVELLE POUR UNE QUESTION ANCIENNE

L'apparition des plateformes numériques de mise en relation a donné une acuité nouvelle à la question relativement classique de la frontière entre salariat et travail indépendant . Jusqu'à présent, le législateur n'est pas intervenu pour trancher cette question et a laissé les juges faire application d'une jurisprudence bien établie consistant à rechercher, in concreto , les indices permettant de conclure à l'existence d'un lien de subordination constitutif d'une relation salariée.

Instaurer une présomption de non-salariat pour l'ensemble des travailleurs utilisant une plateforme conduirait à valider des stratégies de contournement du droit du travail au détriment des travailleurs. À l'inverse, qualifier, par voie législative, de salariés des travailleurs qui demeurent libres d'organiser leur travail sans être soumis à un pouvoir de direction de la part de la plateforme de mise en relation poserait un certain nombre de problèmes juridiques difficiles à résoudre. Au demeurant, le salariat n'apparaît pas comme une revendication majoritairement partagée par les travailleurs concernés.

La création d'un statut intermédiaire entre le travail indépendant et le salariat , qui est parfois proposée, n'apparaît pas non plus souhaitable . Des exemples étrangers démontrent en effet le risque d'attraction de ce troisième statut vis-à-vis de salariés précaires et pourrait ainsi avoir un effet contraire à ses objectifs.

DÉPASSER LA QUESTION DU STATUT ET UNIVERSALISER CERTAINS DROITS SOCIAUX

La commission des affaires sociales estime qu'il est nécessaire de dépasser le débat sur le statut des travailleurs des plateformes et de développer des droits et une couverture sociale indépendants du statut.

Afin de lutter contre les ruptures abusives de contrat, il pourrait être imposé aux plateformes de motiver explicitement la rupture de leurs relations commerciales avec un indépendant.

Le principe d'une cotisation à une caisse de congés payés pourrait être étendu aux travailleurs ayant des relations régulières avec une même plateforme.

En matière de protection sociale, la commission propose de transposer aux plateformes numériques de mise en relation l'obligation pesant sur les employeurs de proposer à leurs salariés une couverture complémentaire en matière de santé .

Il serait également pertinent, du moins pour les activités les plus accidentogènes, d' imposer l'affiliation à l'assurance contre les accidents du travail de la sécurité sociale.

RÉVISER LES RÈGLES APPLICABLES AU RÉGIME MICRO-SOCIAL

Le régime de la micro-entreprise facilite la création d'activités nouvelles en offrant des règles comptables simples et un niveau de cotisations réduit. Ce régime simplifié constitue une part importante des créations d'entreprises en France et est choisi par la plupart des travailleurs de plateformes.

Pour autant, combiné à des réductions de cotisations sociales dans le cadre de l'aide à la création ou à la reprise d'une entreprise (ACRE), ce régime peut contribuer à solvabiliser des activités faiblement créatrices de valeur et à créer les conditions de « trappes » à précarité.

La commission des affaires sociales recommande donc de remettre à plat les règles du régime micro-social en veillant à ne pas mettre en difficulté les activités naissantes ni les activités accessoires.

EXPLORER LES VOIES D'UNE RÉGULATION DES PLATEFORMES

Les chartes introduites par la loi d'orientation des mobilités, facultatives et établies unilatéralement par les plateformes, apparaissent comme un outil de régulation insuffisant.

L'idée de soumettre certaines plateformes à un dispositif d'autorisation préalable présente des inconvénients : lourdeur administrative, risque de favoriser les acteurs les plus importants au détriment des entreprises naissantes, qui sont parfois plus vertueuses.

Elle pourrait toutefois s'avérer pertinente dans certains secteurs comme celui des transports urbains, afin notamment de réguler l'offre et de garantir la sécurité des usagers. Dans les cas où il s'imposerait, un tel agrément pourrait inclure des critères sociaux : par exemple, des garanties en matière de prévention et de couverture des accidents du travail ou en matière de tarification.

Pour répondre au besoin de sécurisation des plateformes ayant des pratiques vertueuses, un rescrit spécifique pourrait être proposé aux plateformes pour leur permettre de vérifier le caractère non-salarié de la relation avec leurs partenaires.

La possibilité pour les travailleurs de mandater la plateforme afin qu'elle réalise pour leur compte leurs démarches déclaratives ainsi que le paiement de leurs cotisations et contributions sociales pourrait être rendue obligatoire à des fins de simplification.

CONSTRUIRE UN DIALOGUE SOCIAL NOUVEAU

Enfin, le dialogue social et la construction d'une représentativité des travailleurs de plateformes sont une voie possible de régulation .

Plusieurs obstacles se dressent face au développement d'un dialogue social structuré entre travailleurs et plateformes : le droit de la concurrence ; l'atomicité des travailleurs et leur désir d'indépendance ; enfin, l'intérêt des plateformes.

Il paraît cependant possible de bâtir un cadre de représentation sans le calquer sur celui du salariat.

Cette représentation pourrait être mise en place dans le cadre d'instances ad hoc au niveau du secteur professionnel et à une échelle territoriale pertinente déterminée en fonction du secteur. Dans ce cadre, pourraient être représentées les plateformes, les travailleurs indépendants mais aussi, le cas échéant, les entreprises utilisatrices de leurs services.

Des thèmes de négociation obligatoire pourraient être définis en vue de la conclusion d'accords collectifs au sein de ces instances.

Pour leur applicabilité aux travailleurs de plateformes, la commission recommande de prévoir un mécanisme d'extension des accords à l'ensemble des travailleurs d'un secteur, sur le modèle du mécanisme applicable aux entreprises pour les accords de branche. Les accords pourraient s'appliquer aux plateformes suivant les mêmes modalités.

Les travailleurs de plateformes dans la crise sanitaire

Pendant la période de confinement de la population décidée en mars 2020 en raison de la propagation du Covid-19, certains travailleurs de plateformes, en particulier les livreurs à deux-roues qui ont poursuivi leur activité, ont été plus visibles que jamais, ce qui a alimenté le débat sur leur fragilité économique et leur exposition aux risques.

Les travailleurs de plateformes étant généralement des travailleurs indépendants, ils n'ont pas bénéficié de la large ouverture de l'activité partielle prévue au titre des mesures d'urgence pour faire face aux conséquences de l'épidémie de Covid-19.

En revanche, les travailleurs indépendants et micro-entrepreneurs sont concernés par l'aide de 1 500 euros du fonds de solidarité institué par l'ordonnance 2020-317 du 25 mars 2020 2 ( * ) , à condition d'avoir subi une perte de chiffre d'affaires de 50 % par rapport au même mois de l'année précédente, d'avoir comptabilisé un bénéfice n'excédant pas 60 000 euros au titre du dernier exercice clos et de ne pas bénéficier par ailleurs d'un contrat de travail à temps complet ou d'une pension de vieillesse 3 ( * ) .

En complément, les artisans et commerçants relevant du régime complémentaire des indépendants (RCI), en activité au 15 mars 2020 et immatriculés avant le 1 er janvier 2019 peuvent bénéficier d'une aide du Conseil de la protection sociale des travailleurs indépendants (CPSTI) plafonnée à 1 250 euros nets d'impôts et de charges sociales.

En tant que travailleurs indépendants, ils ont également pu bénéficier d'indemnités journalières pour garder leurs enfants de moins de seize ans.

En matière de santé et de sécurité au travail, les plateformes ne sont pas soumises aux obligations qui incombent aux employeurs, et les travailleurs indépendants ne bénéficient par définition d'aucun droit de retrait.

Le ministère de l'économie et des finances a cependant publié, le 15 mars, un guide des précautions sanitaires à respecter dans le cadre de la livraison de repas à domicile, préconisant un protocole de livraison sans contact. Le ministère du travail a par ailleurs diffusé des fiches métiers destinées aux chauffeurs livreurs et aux conducteurs de VTC.

Les principales plateformes ont déclaré avoir mis en place des mesures afin de protéger les travailleurs et les clients. Certaines plateformes, tel Deliveroo , ont en outre annoncé que les livreurs ayant contracté le Covid-19 ou ayant été placés en isolement par une autorité médicale seraient éligibles à une compensation financière. Celle-ci est toutefois soumise à conditions.

Cette crise rend donc d'autant plus urgente la nécessité d'améliorer les protections dont peuvent bénéficier ces travailleurs, indépendamment de leur statut.


* 1 Cette croissance pourrait à terme se révéler exponentielle dans certains secteurs. La démarche du présent rapport s'inscrit toutefois dans le domaine de l'anticipation raisonnable.

* 2 Ordonnance n° 2020-317 du 25 mars 2020 portant création d'un fonds de solidarité à destination des entreprises particulièrement touchées par les conséquences économiques, financières et sociales de la propagation de l'épidémie de Covid-19 et des mesures prises pour limiter cette propagation.

* 3 Décret n° 2020-371 du 30 mars 2020 relatif au fonds de solidarité à destination des entreprises particulièrement touchées par les conséquences économiques, financières et sociales de la propagation de l'épidémie de Covid-19 et des mesures prises pour limiter cette propagation.

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