B. ADAPTER SANS ATTENDRE NOTRE SYSTÈME D'ALERTE

Le constat de l'absence de morts ou de blessés ne permet pas de mesurer la gravité de l'accident de Lubrizol, dont l'impact se situe au plan sociétal, psychologique, sanitaire et économique. Au demeurant, l'accident qui s'était produit à Seveso en 1976, qui a fondé la réglementation européenne des activités industrielles, n'avait pas davantage fait de victime directe 46 ( * ) . Le caractère industriel de l'incendie de Lubrizol doit également faire l'objet d'une analyse lucide : comme l'ont rappelé les représentants des pompiers ayant récemment combattu l'incendie de Notre-Dame entendus par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, les incendies et les techniques de lutte contre le feu sont assez similaires quelle que soit la nature des produits et des constructions concernées. Ces praticiens aguerris ont souligné que l'imprévu est une des caractéristiques fondamentales de tout incendie en rappelant même la maxime militaire selon laquelle « au combat, le premier mort c'est le plan » .

Surtout, cet accident a fait naître une inquiétude multifactorielle : il a entraîné des préjudices matériels ouvrant droit à indemnisation au terme d'un processus parfois long et pénible. Le visuel assurément effrayant du panache de fumée aurait pu déclencher des mouvements de panique aux conséquences désastreuses. L'absence de données fiables sur sa toxicité, que personne n'a pu, devant la commission d'enquête, évaluer avec précision, a fort logiquement accru les questionnements de la population.

Enfin, la peur a été aiguillonnée par la montée en puissance des réseaux sociaux qui s'ajoutent à une traditionnelle focalisation médiatique sur les accidents inhabituels.

1. Une défiance généralisée envers la parole publique et les médias
a) Une très forte anxiété

Les accès de panique, très souvent accidentogènes , sont particulièrement redoutés lors de tout événement inhabituel et inquiétant. Or de telles réactions ont été évitées lors de l'accident de Lubrizol, qui s'est déclenché en pleine nuit. On peut donner acte au préfet de la Seine-Maritime et aux services de secours de ce qu'une fuite en masse des riverains aurait très certainement saturé les accès routiers et ralenti ou bloqué les moyens d'extinction appelés en renfort, ce qui aurait facilité la propagation de l'incendie à d'autres sites par un « effet domino » et augmenté la probabilité d'accidents de la circulation.

Il faut cependant se préparer à l'éventualité d'un accident s'accompagnant d'un « visuel » ou de détonations effrayantes ainsi que d'une pulsion contagieuse de fuite. À supposer qu'il en résulte des accidents routiers mortels ainsi qu'un blocage des moyens de secours, la question de la portée juridique et pratique d'éventuelles consignes de confinement se poserait nécessairement.

Il convient, à ce sujet, de tirer les enseignements du régime du confinement intervenu pendant l'épidémie de coronavirus, qui s'est traduit, concrètement, par une règle susceptible d'être sanctionnée mais assortie d'exceptions et d'une possibilité d'auto-certification. Ce régime de confinement en cas d'urgence sanitaire a été modelé par une loi et quatre décrets auxquels s'ajoutent de multiples arrêtés sur des points particuliers. Plus généralement, il faut désormais envisager qu'un accident industriel impose une déclaration d'urgence sanitaire, ce qui donnera des prérogatives renforcées aux autorités politiques et administratives. Si l'urgence sanitaire n'est pas déclarée, le cadre juridique général antérieur est resté en vigueur : il constitue un fondement solide et opérationnel pour l'action, comme en témoignent les mesures prises avant le vote de la nouvelle loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de Covid-19 ainsi que les travaux préparatoires de ce texte.

Le confinement à domicile et sa sanction :

le précédent de l'épidémie de coronavirus et le cadre juridique général.

Avant le vote de l'état d'urgence sanitaire en mars 2020, le confinement à domicile pour limiter l'épidémie de Covid-19 a été assis sur des fondements traditionnels : le code de la santé publique et la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles. Telle est l'analyse du Conseil d'État dans son avis sur le projet devenu loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de Covid-19.

En effet, une semaine avant l'adoption de cette loi d'urgence, un premier décret du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus Covid-19 a interdit, jusqu'au 31 mars 2020, le déplacement de toute personne hors de son domicile, sauf exception motivée par des raisons professionnelles impérieuses, des achats de première nécessité, des raisons de santé ou familiales ou encore le besoin de pratiquer brièvement une activité physique.

Ce premier décret - complété trois jours plus tard sur des points de détail puis abrogé par le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 (en vigueur) - s'est appuyé sur une base législative qui attribue des pouvoirs de confinement au ministre en charge de la santé et, par délégation, aux préfets : il s'agit de l'article L. 3131-1 du code de la santé publique . Ce texte permet, en cas de « menace » sanitaire grave - tandis que la nouvelle loi y a également introduit le cas d'une crise épidémique avérée - appelant des mesures d'urgence, de prescrire par arrêté toute mesure proportionnée aux risques courus par la population. Le ministre de la santé peut habiliter le représentant de l'État territorialement compétent à prendre toutes les mesures d'application de ces dispositions, y compris des mesures individuelles, en informant le procureur de la République.

Comme le note l'étude d'impact préalable à la nouvelle loi d'urgence du 23 mars, parmi les choix possibles, il aurait pu être envisagé de ne pas modifier le cadre législatif en continuant de s'appuyer sur les dispositions existantes du code de la santé publique ainsi que sur le pouvoir de police générale appartenant au Premier ministre au niveau national (jurisprudence du Conseil d'État dite Labonne) ainsi qu'aux maires et aux préfets au niveau communal et départemental en vertu des dispositions du code général des collectivités territoriales. Ces dernières peuvent bien entendu continuer à être mobilisées en cas d'accident industriel, par exemple.

S'agissant des pénalités applicables , le premier décret du 16 mars 2020 était muet : cela renvoyait de facto à l'application de l'article R. 610-5 du code pénal qui prévoit une contravention de première classe (38 euros au plus selon l'art. L. 131-13 du même code) en cas de manquement aux obligations édictées par les décrets et arrêtés de police.

Cette pénalité étant peu dissuasive par son montant et surtout par son mode de recouvrement non forfaitaire, elle a été aggravée par un décret publié le lendemain (décret du 17 mars 2020 portant création d'une contravention réprimant la violation des mesures destinées à prévenir et limiter les conséquences des menaces sanitaires graves sur la santé de la population, toujours en vigueur) : il prévoit l'application de l'amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe (750 euros au plus) et le recours au mécanisme de l'amende forfaitaire.

Le nouveau mécanisme de l'état d'urgence sanitaire a été créé au sein du code de la santé publique par la loi du 23 mars 2020.

Le point essentiel, pour l'analyse de la commission d'enquête portant sur l'accident de Lubrizol, est que ce mécanisme coexiste, comme l'a souligné le Conseil d'État, avec les dispositifs existants au niveau constitutionnel (article 16 de la Constitution), législatif (loi sur l'état d'urgence ; dispositions du code de la santé publique ; code général des collectivités territoriales sur la police générale qui inclut la lutte contre les épidémies) et réglementaire (mesures d'application de ces textes).

La loi du 23 mars 2020 consacre explicitement dans la loi (art. L. 3131-15 alinéa 3 du code de la santé) la possibilité de prendre par décret des mesures de confinement, en cas d'urgence sanitaire, en interdisant aux personnes de sortir de leur domicile, « sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ».

En ce qui concerne les sanctions applicables, l'article 2 de la loi du 23 mars 2020 reprend presque mot pour mot le contenu du décret du 17 mars 2020 précité pour introduire dans la partie législative du code de la santé publique (art. L. 3136-1) le principe de l'amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe et du recours à la procédure de l'amende forfaitaire. La nouvelle loi ajoute qu'un manquement constaté à nouveau dans un délai de quinze jours expose à une amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe (1 500 euros au plus et 3 000 en cas de récidive).

Un tel confinement est donc obligatoire et susceptible d'être sanctionné mais pas absolu : il autorise des dérogations et repose sur des moyens de contrôle limités ; en fin de compte, la bonne volonté des citoyens joue un rôle fondamental dans sa mise en oeuvre.

Sur le terrain , tous les acteurs, et en particulier ceux de la santé ont souligné l' intensité du sentiment d'anxiété qui s'est immédiatement traduit, en particulier, par un grand nombre d'appels téléphoniques.

E n l'absence de morts ou de blessés, ce phénomène ne peut s'expliquer que par un ensemble de facteurs , dont la nature transparait dans les réponses adressées par les élus à la consultation lancée par la commission d'enquête (cf. ci-après). Elle résulte également de la cacophonie des interventions ministérielles, qui ont aggravé le stress éprouvé par la population.

L'anxiété est une notion prise en compte par le droit et, en particulier, par une construction jurisprudentielle récente et en pleine évolution. L'anxiété est un préjudice indemnisable dont la reconnaissance est née avec le drame des travailleurs de l'amiante et que le juge élargit aujourd'hui principalement aux salariés exposés aux produits toxiques, sur le fondement légal des obligations de l'employeur définies par notre code du travail.

Le préjudice d'anxiété dans la jurisprudence :

une généralisation à tous les produits nocifs mais des exigences renforcées
pour établir la preuve de l'exposition des salariés.

- Ce sont d'abord les victimes de l'amiante vivant dans la crainte de développer des pathologies encore non déclarées qui se sont vu reconnaître un préjudice spécifique d'anxiété réparable , même en l'absence d'atteinte à leur intégrité physique, par les arrêts du 11 mai 2010 de la chambre sociale de la Cour de cassation.

Une telle possibilité d'indemnisation du trouble psychologique tenant à l'angoisse permanente de développer une maladie liée aux fibres d'amiante était cependant strictement limitée aux personnes ayant travaillé au sein d'un établissement classé comme site « allocation de cessation anticipée d'activité amiante » (ACAATA). Le strict cantonnement du périmètre des victimes concernées s'accompagnait cependant de conditions assez souples pour obtenir réparation , sans que le juge analyse en détail l'intensité de l'exposition même si celle « d'un ouvrier fabriquant des pièces amiantées fait peu de doutes tandis que la situation de son collègue comptable dont le bureau est totalement isolé de l'outil de production interroge davantage » ( https://www.august-debouzy.com/en/blog/1368-le-prejudice-danxiete-est-generalise ).

- Plus récemment, (Cass. soc., 11 septembre 2019, n° 17-24.979), le préjudice d'anxiété a été élargi à toute « substance nocive ou toxique » . Le manquement à l'obligation de sécurité de l'employeur devient le fondement de l'action en réparation du préjudice d'anxiété avec les règles de preuve assez strictes qui y sont attachées : le salarié doit ainsi non seulement prouver l'exposition et le manquement à une règle de sécurité mais aussi démontrer que ce manquement a généré un préjudice personnel et certain d'anxiété.

Une telle jurisprudence, fondée sur les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail qui définissent les principes généraux de prévention et les mesures à prendre par l'employeur pour assurer la sécurité des salariés, a nécessairement pour effet de renforcer la vigilance de l'employeur, tout particulièrement lorsqu'il exploite des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE).

Pour éviter une condamnation à réparer ce préjudice d'anxiété, l'employeur devra, selon la logique juridique, démontrer qu'il a pris « toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs » prévues par la législation du travail.

b) Un manque d'information sur les risques industriels

Depuis une trentaine d'années, la perception des risques et de la sécurité par les Français est régulièrement mesurée par le baromètre publié par l'Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN). Les dernières analyses publiées en 2019, qui portent sur les préoccupations mesurées en 2018, avant l'accident de Lubrizol, indiquent que pour l'essentiel :

- l' insécurité arrive en première position pour la première fois depuis 2001, sans doute du fait des violences très médiatisées intervenues en marge du mouvement des gilets jaunes, au moment de l'enquête ;

- le chômage et « la grande pauvreté et l'exclusion » restent en deuxième et troisième position ;

- le score cumulé des préoccupations environnementales
- réchauffement climatique et dégradation de l'environnement - progresse mais reste au second plan derrière les préoccupations socio-économiques citées juste avant (citées dans 42 % des cas, contre 64 %).

Questionnés sur les événements catastrophiques les plus effrayants , les Français positionnent désormais l'accident de la centrale de Tchernobyl nettement devant celui de Fukushima (respectivement 33 % et 26 %). Cependant le sentiment de la possibilité d'un accident en France a baissé de manière sensible.

La perception du potentiel catastrophique des installations industrielles a peu évolué entre 2005 et 2018. Les installations nucléaires et chimiques demeurent, pour les Français, celles qui risquent le plus de provoquer un accident grave. Les centrales nucléaires arrivent presque chaque année en tête des préoccupations avec un pic relevé en 2011, après l'accident de Fukushima, mais une tendance à la baisse de cette préoccupation depuis 2016. À l'inverse, les installations chimiques ont pris, en 2018, pour la première fois depuis 2005, la seconde position avec 17 % de citations. Il reste toujours peu acceptable en 2018 pour les Français de vivre près d'une installation chimique importante ou d'un site de stockage de déchets chimiques : entre 2 % et 3,5 % des Français y consentiraient.

Dans son baromètre « sécurité des Français » d'octobre 2019, l'institut Odoxa 47 ( * ) souligne que le sentiment d'insécurité reste encore largement majoritaire dans la population (61 %) . L'institut relève que « l'incendie de l'usine Lubrizol et l'attaque à la préfecture de police de Paris [...] érodent sérieusement la confiance des Français à l'égard du Gouvernement pour les protéger » et fait état d'un « déficit d'information criant » au sujet des risques industriels et technologiques.

Les industries nucléaire et chimique figurent parmi les activités industrielles qui inquiètent le plus les Français : « après le risque nucléaire, les Français s'inquiètent essentiellement des installations chimiques (17 %) ainsi que du transport de matières dangereuses (6 %) ».

Fait notable, « 90 % des Français se sentent mal informés sur les risques des installations chimiques ». Ce chiffre atteint par ailleurs 84 % s'agissant des raffineries de pétrole et 86 % pour le transport de matières dangereuses. Plus inquiétant encore : « sur chacune de ces mêmes activités, à peine un Français sur dix affirme en effet savoir précisément comment réagir si un accident le concernant se produisait près de chez eux . Ils sont 20 à 25 % à nous confier qu'ils le sauraient vaguement ».

L'institut conclut que 71 % des Français seraient totalement perdus face à un accident d'installations chimiques et 68 % si cela concernait une raffinerie de pétrole : « le déficit d'information est tel qu'un Français sur trois ne sait même pas s'il vit ou non à proximité d'un site industriel classé ».

Ce manque voire cette absence de culture du risque et de sécurité conduit les habitants à envisager toutes les hypothèses quant aux conséquences de l'incendie sur la santé, l'environnement, les biens, l'emploi, y compris les moins probables et vérifiables. Il alimente des angoisses, justifiées ou non, qui peuvent contribuer à créer une véritable psychose .

À l'inverse, une étude de 2012 consacrée à l'information sur les risques industriels 48 ( * ) démontrait que le soutien de l'usine au développement et à l'emploi local était fréquemment évoqué par les personnes interrogées, témoignant d'une préoccupation manifeste des riverains pour la santé économique et l'avenir de l'usine voisine.

L'accident de Lubrizol souligne qu'une telle conception est dépassée : le risque de désagrément et d'inconfort à l'égard des riverains ne doit plus être mis en balance avec les avantages économiques procurés par les implantations industrielles , ce qui suppose de franchir une nouvelle étape dans la prévention des risques.

Aujourd'hui, l'exposition aux risques ne doit plus apparaître, pour les riverains des sites industriels, comme une sorte de « contrepartie » à la présence d'activités à forte valeur ajoutée pourvoyeuses d'emplois et de richesses. Au contraire, il est impératif de prendre en compte les risques de toxicité réversibles dits « de second ordre ».

c) Une anxiété alimentée par les fausses nouvelles

L'angoisse de la population s'est d'abord manifestée par des doutes exprimés au sujet des prises de parole officielles (préfet, ministres) puis par un sentiment de colère qui s'est traduit par plusieurs épisodes de manifestation citoyenne. L'incendie de l'usine Lubrizol a ravivé le souvenir des crises industrielles et technologiques majeures évoquées précédemment. La parole officielle s'est ainsi heurtée à une réaction quasi-épidermique de rejet de la part de la population. Si l'accident de Rouen n'a heureusement pas donné lieu à des mouvements de panique, il témoigne de la crise de légitimité que subissent la parole publique et l'État.

Comme en atteste l'étude réalisée par la direction de la communication du Sénat (voir annexe n° 5), les termes de #MensongedEtat (5 000 tweets et retweets en 7 jours), l'exemple de Tchernobyl (20 000 tweets) ou encore de la pollution au plomb consécutive de l'incendie de Notre-Dame de Paris ont été les principaux réceptacles de ces critiques et accusations.

Au total, l'incendie de Rouen a suscité près de 200 000 tweets en 24 heures , même si l'événement est passé au second plan après l'annonce du décès du Président Jacques Chirac (700 000 tweets en 24 heures). Les discussions sur les réseaux sociaux se sont poursuivies bien au-delà de l'accident avec plus d'un million de tweets sur l'ensemble de la semaine. En revanche, la mobilisation liée à cet accident a été beaucoup plus faible que pour l'incendie de Notre-Dame de Paris. Cet événement, de portée internationale, a suscité plus de 8,7 millions de tweets en 24 heures, soit un volume 46 fois supérieur.

Deux critiques principales ont été adressées aux services de l'État par les utilisateurs des réseaux sociaux , principalement des habitants du secteur : un manque d'explication durant les premières heures de l'incendie (entre 3 heures et 7 heures du matin) et une communication peu précise quant au périmètre défini et aux établissements concernés par les consignes de sécurité. Si certaines réponses ont pu être apportées aux habitants via des réponses et messages institutionnels diffusés à partir de comptes officiels, les interrogations ont subsisté, en particulier au sujet de la toxicité des fumées .

Cette défiance généralisée n'est d'ailleurs pas surprenante au regard de l'importance qu'ont pris les théories dites complotistes dans le débat public. En décembre 2017, un sondage IFOP indiquait que près de 80 % des Français croient à au moins une théorie du complot.

L'« ère du soupçon », dans laquelle notre société évolue depuis plusieurs années, impose de porter une attention soutenue et constante à l'activité des réseaux sociaux et de concevoir une communication moins verticale, séquencée en fonction de publics-cibles, diversifiée dans ses canaux de distribution et bien coordonnée entre les différents intervenants.

Par ailleurs, plusieurs milliers de personnes ont, à plusieurs reprises, manifesté dans la ville de Rouen pour demander la vérité sur l'incendie .

Cette anxiété a également constitué un terreau favorable à la propagation de faits non vérifiés ou alternatifs à la réalité ou infox ( fake news ) qui ont compliqué la tâche des autorités et alimenté le soupçon pesant sur la communication institutionnelle. Des photos d'oiseaux morts, en réalité, avaient été prises aux États-Unis ; la photo d'une explosion nocturne se rapportait à un événement ayant eu lieu en Chine mais était présentée comme une authentique photo du site rouennais de Lubrizol ; des photos et vidéos de lavabos domestiques remplis d'eau noire non identifiées ont circulé et un faux communiqué du centre hospitalier universitaire (CHU) de Rouen demandait à la population de ne pas boire l'eau du robinet.

L'anxiété de la population a été renforcée par l'absence d'informations claires sur la nature des produits entreposés, sur les substances libérées lors de leur combustion simultanée et sur les effets à moyen et long terme de leur inhalation. Lors de l'incendie de la cathédrale Notre-Dame à Paris , une réaction comparable avait été relevée. Elle se focalisait en particulier sur la question de la contamination au plomb de quartiers proches de la cathédrale.

Dans le cas de l'incendie de l'usine Lubrizol, le Gouvernement a mis en ligne la liste de ses produits le 1 er octobre mais dans un format trop peu accessible et intelligible pour le grand public selon l'avis unanime des personnes entendues par la commission d'enquête.

Lors de son audition devant la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable le 8 octobre dernier, la ministre de l'environnement Élisabeth Borne 49 ( * ) avait d'ailleurs déclaré : « Comme nous nous y étions engagés, les listes des substances qui étaient stockées sur les sites ont été rendues publiques. Je reconnais que les listes fournies par les exploitants ne sont pas facilement exploitables , mais nous les avons transmises à l'Ineris et à l'Anses afin qu'ils nous aident à identifier d'éventuels polluants complémentaires, qu'il serait pertinent de rechercher dans le cadre de la surveillance de l'environnement [...] Même si ces listes ne sont pas parfaitement lisibles, j'en conviens ».

Face à de telles déclarations, la commission s'interroge sur la réelle volonté du Gouvernement d'assurer la transparence sur cet accident. Si la publication de ces listes dans un délai satisfaisant constitue un acte positif, il aurait été préférable de publier ces fiches dans un format accessible au plus large public possible. Ceci aurait permis de présenter directement des éléments d'information et d'interprétation à l'appui et permettant à chacun de mieux comprendre ce dont il s'agissait, quitte à retarder leur publication.

L'incendie de l'usine Lubrizol révèle donc une nouvelle perception de la géographie des risques : c'est un accident qui concerne un grand nombre de personnes qui n'avaient pas de perception du risque auquel elles étaient exposées et n'avaient pas été préparées à son éventuelle réalisation. Les auditions de la commission d'enquête montrent d'ailleurs que de nombreux observateurs raisonnent encore selon le paradigme ancien : s'intéresser uniquement à la protection d'une population située à proximité immédiate d'une installation dangereuse et susceptible de subir les conséquences d'un accident grave dont elle a conscience, plutôt qu'à celle d'une population plus éloignée voire très éloignée de l'installation dangereuse et susceptible de subir les conséquences d'un accident éventuel dont elle n'a pas conscience.

De même, la couverture médiatique de l'événement a fait l'objet de nombreuses critiques . Le décès de l'ancien Président de la République Jacques Chirac a rapidement occulté l'événement et certains citoyens se sont sentis blessés par ce détournement de l'attention. Le journal Le Parisien a par exemple indiqué que les médias français avaient consacré plus de 5 700 tweets au décès de l'ancien Président contre 1 700 tweets pour l'incendie de l'usine Lubrizol !

Lors de son audition devant la commission d'enquête, le ministre de l'intérieur Christophe Castaner a, pour sa part, indiqué : « Le décès du président Jacques Chirac, dont j'ai eu confirmation lorsque j'étais sur place, a tout emporté. Je pense même que cela a joué sur le sentiment d'abandon des habitants et des élus, qui vivaient un événement dramatique exceptionnel, même s'il n'y a pas eu de mort ».

La presse écrite a été le principal outil d'information sur l'incendie de Rouen (68 % des retombées), par rapport à la télévision et à la radio (32 %) sur un total de près de 20 000 documents et assimilés, publiés depuis septembre 2019 50 ( * ) .

Le graphique ci-après illustre ce phénomène : l'incendie occupe l'actualité, l'intérêt décroit pendant deux jours puis repart à la hausse. Un pic médiatique a été atteint le 1 er octobre 2019. La tonalité de l'information a été, pour l'essentiel, négative, avec près de 60 % des documents et assimilés publiés. Les principaux thèmes de ces publications sont également identifiés ci-dessous sous la forme d'un « nuage de mots ».

Source : commission d'enquête

Source : commission d'enqu ête

2. Mettre enfin en oeuvre un dispositif d'alerte moderne, permettant de toucher tous les publics concernés en un minimum de temps

C'est l'un des principaux enseignements de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen : le système d'alerte des populations est inadapté pour gérer efficacement les accidents industriels et technologiques .

En application de l'a rticle R. 732-20 du code de la sécurité intérieure , les mesures destinées à informer la population recouvrent :

- la mise à disposition permanente d'informations sur l'état de vigilance qui a pour objet de prévenir ou de signaler certains risques naturels ou technologiques ou certaines menaces ;

- l'émission sur tout ou partie du territoire soit d'un message d'alerte , soit du signal national d'alerte , soit de l'un et de l'autre ;

- la diffusion, répétée tout au long de l'événement, de consignes de comportement et de sécurité à observer par la population ;

- l'émission soit d'un message de fin d'alerte , soit du signal national de fin d'alerte, soit de l'un et de l'autre.

Le déclenchement de l'alerte relève de la compétence de plusieurs acteurs : l'exploitant , dans des conditions fixées par le préfet de département, le Premier ministre , le préfet de département ou, à Paris, le préfet de police, le maire , qui en informe sans délai le préfet de département 51 ( * ) .

L'accident de Rouen démontre incontestablement la nécessité de disposer d'une « boite à outils » rénovée de l'alerte des populations et des élus. Le préfet de la Seine-Maritime a ainsi évoqué un « saut qualitatif » à effectuer en la matière 52 ( * ) . Dans le cas d'une défaillance du réseau public des sirènes , il n'existe pas à l'heure actuelle d'autres moyens d'alerte que le recours aux réseaux hertziens.

Le sujet de la modernisation du système d'alerte des populations n'est pas nouveau et le Sénat s'y intéresse depuis près de dix ans :

- dès 2010, la mission d'information sur la tempête Xynthia 53 ( * ) avait affirmé l'impératif de mettre en place un système moderne d'alerte des populations avec un dispositif de type cell broadcast 54 ( * ) permettant de toucher en temps réel une population à la fois étendue et pouvant être segmentée précisément (élus, habitants) ;

- en 2015 , la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation avait réitéré cette recommandation 55 ( * ) ;

- depuis plusieurs années, M. Jean-Pierre Vogel , rapporteur spécial des crédits de la sécurité civile au nom de la commission des finances, attire l'attention du Gouvernement sur la nécessaire conception d'un volet mobile d'alerte des populations.

La commission d'enquête rappelle par ailleurs que le financement du système d'alerte et d'information des populations (SAIP) n'est toujours pas à la hauteur des enjeux. À l'heure actuelle, près de 3 000 sirènes ont été modernisées ou créées dans le cadre du SAIP et l'objectif est d'atteindre 5 000 sirènes en 2020. La première étape de la seconde tranche de son financement devait initialement s'élever à 36,8 millions d'euros entre 2020 et 2022. Toutefois, dans le projet de loi de finances pour 2020, cette enveloppe ne totalisait que 5,58 millions d'euros pour les trois prochaines années et aucun crédit n'était prévu pour le développement du volet mobile, pourtant arrêté en 2018 56 ( * ) .

Le système d'alerte et d'information des populations (SAIP) :
un projet encore incomplet, marqué par des choix stratégiques contestables

Initié en 2009 par le ministère de l'intérieur, le système d'alerte et d'information des populations (SAIP) fait suite à la préconisation du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 : « La France doit, tout d'abord, disposer d'un moyen d'information rapide de sa population. À ce titre, un réseau d'alerte performant et résistant sera mis en place, [...] pour utiliser au mieux la diversité des supports aujourd'hui possibles : sirènes, SMS, courriels, panneaux d'affichage public dans les villes, gares, aéroports, réseaux routier et autoroutier. »

Les notions d'alerte et d'information renvoient à un sens spécifique pour la sécurité civile et se distinguent des alertes « enlèvement », des mesures de vigilance comme les alertes météorologiques établies par Météo France, ou encore des alertes sanitaires.

Selon le guide ORSEC de 2013 du ministère de l'intérieur, l'alerte vise ainsi à « accompagner les populations en temps de crise en leur diffusant des consignes de comportement leur permettant de prendre une part active à leur protection. Elles sont ainsi directement destinées aux populations mises en danger et diffusées par les autorités qui ont connaissance d'un péril et qui sont chargées de prendre les mesures permettant d'y faire face ».

L'alerte, au sens du SAIP, est réservée aux événements graves , c'est-à-dire lorsqu'une atteinte aux personnes est pressentie, déclenchée pour un événement imminent ou en cours de réalisation et véhiculée par un signal facilement identifiable , visant à appeler l'attention des populations, potentiellement distraites par leurs activités quotidiennes. Le vecteur traditionnel est la sirène .

Le SAIP vise à mettre en réseau les différents vecteurs d'alerte disponibles en cas d'événement grave justifiant d'alerter la population (attentat, catastrophe naturelle ou industrielle, etc.). Il repose sur un réseau de 2 830 sirènes qui devrait, d'ici 2020, en compter plus de 5 000 et constituer le « principal vecteur de l'alerte ».

Comme le relevait M. Jean-Pierre Vogel dans son rapport d'information consacré au SAIP, le volet « sirènes » (rénovation et création du logiciel de déclenchement des sirènes) concentrait près de 85 % des 81 millions d'euros de crédits initiaux sur la période 2012-2022 . Cet effort prioritaire sur le réseau des sirènes suscite de sérieux doutes, alors qu'un sondage de l'IFOP révèle que seuls 22 % des Français savent comment réagir lorsque les sirènes se déclenchent. Le volet « mobile » , qui aurait davantage contribué à moderniser le système d'alerte, n'a bénéficié que d'1,6 million d'euros entre 2016 et 2018 , afin de couvrir le déploiement de l'application SAIP.

Après un an de fonctionnement, cette application a fait l'objet d'une évaluation par l'inspection générale de l'administration. Le nombre de téléchargements de l'application, de l'ordre de 900 000 en 2017, est demeuré quasiment stable. À la suite de cette évaluation, le ministère de l'intérieur a pris la décision, le 29 mai 2018, de ne pas poursuivre le projet et le marché relatif à l'application n'a donc pas été renouvelé. L'utilisation des comptes des préfectures et du ministère de l'intérieur (@ Beauvau_Alerte ) sur les réseaux sociaux a pris le relais de l'arrêt de l'application SAIP mobile depuis le 1 er juin 2018. Au total, cette application aura coûté 1,6 million d'euros sans avoir été utilisée.

Le projet SAIP demeure porté par la sécurité civile uniquement en ce qui concerne son volet « infrastructure » (sirènes), alors que le volet numérique est transféré à la direction du numérique (DNUM) , créée au 1 er janvier 2020, et au programme 216 comme le relevait Catherine Troendlé dans son avis sur le projet de loi de finances pour 2020.

Source : Sénat 57 ( * ) .

Dans ses réponses au questionnaire de la commission d'enquête, la DGSCGC précise que la loi de finances initiale (LFI) pour 2020 prévoit 0 € en autorisations d'engagement (AE) et 1,025 million d'euros en crédits de paiement (CP) pour le déploiement de sites SAIP (sirènes, matériels associés, installation, pilotage), ainsi qu'un maintien en condition opérationnelle (MCO) de ces matériels à hauteur de 0,965 million d'euros en AE et 0,6 million d'euros en CP. Elle indique qu'il n'y a pas de besoins complémentaires en AE puisque l'enveloppe pluriannuelle d'autorisations d'engagement affectées non engagées (AENE) inscrite dans la LFI pour 2019, soit 22 millions d'euros, est suffisante. Toutefois, elle souligne que l'objectif de 2 500 sirènes installées et raccordées au logiciel de déclenchement à distance SAIP à la fin de l'année 2021 ne pourra être atteint : « compte tenu des crédits de paiement disponibles en moyenne chaque année, il ne sera pas possible de déployer 500 sirènes supplémentaires d'ici la fin de l'année 2021 d'autant que l'activité de l'année 2020 sera fortement obérée par la crise sanitaire actuelle ayant conduit à arrêter toutes les activités d'installation de nouveaux sites depuis la mi-mars ». A l'heure actuelle, 2 000 sirènes sont effectivement installées et raccordées au SAIP. Au titre de l'année 2020, les crédits inscrits en LFI au titre de la maintenance du logiciel SAIP représentent ainsi 0,8 M€ en AE et 0,5 ME en CP. S'agissant du volet mobile, une partie importante des crédits du programme 161 a été transférée au programme 216 « conduite et pilotage des politiques de l'intérieur » à des fins de mutualisation au sein du ministère avec la création de la direction du numérique (DNUM).

La mise en place d'un système moderne d'alerte du public constitue par ailleurs une obligation européenne . L'article 110 de la directive du 11 décembre 2018 établissant le code des communications électroniques européen 58 ( * ) pose le principe d'une réception des alertes publiques « de manière aisée ». Il impose ainsi aux États de veiller, au plus tard le 21 juin 2022 , à ce que « des alertes publiques soient transmises aux utilisateurs finaux concernés par les fournisseurs de services mobiles de communications interpersonnelles fondés sur la numérotation ». La directive laisse une certaine latitude aux États membres pour traduire cette exigence, qui pourrait également prendre la forme d'une « application mobile reposant sur un service d'accès à l'internet, à condition que l'efficacité du système d'alerte du public soit équivalente pour ce qui est de la couverture et de la capacité d'atteindre les utilisateurs finaux ».

Trois technologies permettent de diffuser l'alerte par téléphone mobile : les SMS géolocalisés, le « SMS cell broadcast » et le recours à une application smartphone en libre téléchargement.

La quasi-totalité des personnes, organismes et institutions entendus par la commission d'enquête ont évoqué le développement d'une technologie d'alerte via l'envoi de messages d'information sur les téléphones mobiles personnels comme une nécessité. À défaut, car ils sont le plus souvent établis sur la base du volontariat, certaines collectivités ont développé leur propre système d'alerte.

Quelques exemples de systèmes d'alerte
mis en place à l'initiative des collectivités territoriales

- Feyzin (Rhône) : le recours à un serveur d'appel automatique

La commune peut déclencher un serveur d'appel automatique, concernant 3 000 ménages et activités économiques inscrits sur la base du volontariat. Cette prérogative revient au maire ou au directeur général des services ou au directeur de cabinet par délégation.

En complément, la mairie de Feyzin organise chaque année un ou deux exercice(s), qui englobent toujours une école et le journal municipal est également utilisé comme vecteur d'informations sur les risques industriels et technologiques.

Après chaque renouvellement électoral, les élus bénéficient d'une formation dédiée, généralement complétée en cours de mandat. Toutefois, les élus déplorent un manque d'informations de la part de l'État. En revanche, ils estiment que les industriels les informent de la tenue prochaine d'un exercice, de son déroulement le jour prévu et des retours d'expérience qu'ils en ont retirés.

- Pierre-Bénite (Rhône) : le développement d'une application

À Pierre-Bénite, un dispositif a été mis en place par les services de la commune pour traiter la question de l'alerte des populations en cas d'accident industriel.

Une application citoyenne a été spécifiquement construite, à laquelle les habitants s'inscrivent sur la base du volontariat.

- Bassens (Gironde) : la mise en place d'un système d'alerte complet

Le système d'alerte est géré par Orange ; il s'agit d'un service d'envoi de messages vocaux ou SMS aux populations. L'inscription s'effectue sur la base du volontariat des habitants, avec incitation par affichage sur les panneaux d'information de la ville et dans le magazine municipal. Les risques sur la commune sont de deux ordres : elle se situe en zone inondable et compte trois sites Seveso seuil haut.

Le dispositif concerne à la fois les entreprises et les particuliers, constituant un répertoire de 4 000 contacts au total (la moitié n'étant probablement plus valable au fil du temps). Le fichier distingue les zones potentiellement touchées par les crues, représentant 100 entreprises et 4 habitants, et l'ensemble de la population soumise à un risque industriel.

Un accident s'est produit en 2016. L'automate d'appel n'a pas été activé car le PPI a bien fonctionné et l'alerte a été rapidement levée, ne justifiant pas de mesures de confinement particulières, ni l'activation de la sirène.

Le message posté sur la page Facebook de la mairie a rapidement été vu par 7 000 habitants, relayant eux-mêmes le message auprès de leurs proches, puis une permanence a été mise en place en mairie.

La mairie a donné des informations avant la préfecture, en lien avec les pompiers car il était difficile d'attendre plusieurs heures que le sous-préfet se rende sur place et délivre lui-même l'information.

Source : Sénat d'après les entretiens avec des représentants des communes

De nombreux élus ont également rappelé que les populations ne sont plus réceptives aux sirènes. Une étude menée par le Centre d'informations sur la prévention des risques majeurs (Cyprès) dans les Bouches-du-Rhône a montré que l'utilisation des sirènes permettrait d'alerter 35 % de la population seulement contre 70 % par une communication via SMS 59 ( * ) . De même, un sondage IFOP de 2013 a montré que seuls 22 % des Français savaient comment réagir quand les sirènes sont activées 60 ( * ) .

À Rouen, les sirènes ont constitué le seul canal de communication des services de l'État à l'égard des populations , hormis l'usage de Twitter et des médias classiques (radios, télévision) comme évoqué plus haut. Elles ont été activées à 7 h 51. En l'espèce, le préfet a considéré à juste titre que la mise à l'abri était de facto réalisée puisque les gens dormaient et que déclencher les sirènes en pleine nuit risquait de créer la panique.

En revanche, si les sirènes sont indispensables pour traiter des risques de nature militaire et assurer l'information des populations urbaines pour tous types de risques, l'information des habitants des zones rurales constitue un angle mort.

Historique de l'alerte

En France, depuis la seconde guerre mondiale, les sirènes ont progressivement remplacé le tocsin (sonnerie de cloches à coups redoublés). À partir de 1948, le Réseau national d'alerte (RNA), réseau de sirènes majoritairement implantées le long des frontières terrestres, remplit la fonction d'alerte des populations. Hérité de la défense passive, c'est-à-dire de la protection des populations en cas de guerre, il est tout d'abord conçu comme un outil de réponse à la menace aérienne.

Avec la guerre froide, le déploiement des sirènes s'accélère. Aujourd'hui, le réseau est toujours en partie géré par l'armée de l'air en raison de l'élément « Agression aérienne » initialement pris en compte, mais cet outil est également utilisé pour prévenir la population d'un sinistre de sécurité civile, d'origine naturelle ou technologique.

La diversification des risques a nécessité une modernisation de l'alerte. La mise en place du système d'alerte et d'information des populations (SAIP) a été l'occasion de revoir l'implantation des sirènes afin de mieux prendre en compte les nouvelles natures de risques et répondre de manière plus pertinente aux besoins actuels de la population.

Le signal national d'alerte, défini par l'arrêté du 23 mars 2007 relatif aux caractéristiques techniques du signal national d'alerte, consiste en trois cycles successifs d'une durée de 1 minute et 41 secondes chacun et séparés par un intervalle de 5 secondes. Il prescrit un comportement réflexe de mise en sécurité.

Le signal doit être clairement audible et mobilisateur sans être anxiogène. Limiter à 3 répétitions du cycle d'1 minute permet donc de le percevoir efficacement tout en évitant de générer un stress supplémentaire à une population déjà soumise à une crise.

A l'origine, le signal était d'1 minute. Cette minute correspondait à la limite technique des sirènes électromagnétiques qui risquaient de disjoncter si elles tournaient trop longtemps. Les 41 secondes correspondent au délai technique de montée et descente de la sirène.

Source : DGSCGC.

En outre, conformément à l'article R. 732-28 du code de la sécurité intérieure , les services de radiodiffusion sonore et de télévision diffusent à titre gracieux les consignes de sécurité, à la demande des autorités 61 ( * ) . Des conventions existent entre l'État, France Télévisions et Radio France mais ce volet pourrait être développé avec d'autres groupes de médias.

La discussion en cours du projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l'ère numérique pourrait permettre de renforcer les obligations de service public des radios et chaînes de télévision en cas d'accident industriel, afin d'assurer une plus large diffusion de l'information.

Quoi qu'il en soit, le système d'alerte de l'État n'est plus à la hauteur de la réalité des risques industriels et technologiques identifiés sur le sol français à ce jour.

Le secteur privé a d'ores et déjà investi ce champ de l'alerte . En Italie, un service InfoAlert365 , développé par la société 3PLab, permet d'utiliser les applications WhatsApp et Facebook pour diffuser en mode push des messages et bulletins d'alerte aux utilisateurs inscrits (sur ce point, voir l'étude de la division de la législation comparée, annexée au présent rapport). Le Facebook Safety Check , mis en place à la suite de la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011, permet aux utilisateurs de se signaler comme étant en sécurité en cas de crise 62 ( * ) . De même, le service cartographique de Google Maps peut contribuer à la diffusion de l'alerte et de l'information.

Dans son rapport d'information précité, M. Jean-Pierre Vogel faisait d'ailleurs remarquer que ces outils, dispersés, ne font l'objet d'aucune coordination par l'État et aucune convention formalisée n'existe à ce stade en dehors des sollicitations ponctuelles adressées par le service d'information du Gouvernement (SIG) ou des cabinets ministériels 63 ( * ) . Aucun exemple d'utilisation de ce type de dispositif en matière d'accidents industriels et technologiques n'a été porté à la connaissance de la commission d'enquête.

Seul le cell broadcast est adapté à la diffusion de messages d'alerte urgents et généralisés . C'est en effet le seul qui puisse assurer l'information de l'ensemble des publics concernés en temps réel. La diffusion à la demande du Gouvernement d'un message par SMS-MT ( mobile terminated ) dans le cadre de l'information des Français sur les mesures de confinement 64 ( * ) a montré l'efficacité mais aussi les limites de ce système : comme le souligne l'avocat Alexandre Archambault, spécialiste du droit des télécommunications et du numérique, dans un article de Libération du 17 mars 2020, cette option est moins efficace que le cell broadcast , car elle répartit les envois sur plusieurs heures, pour éviter de saturer les réseaux. L'alerte n'est donc pas communiquée à tout le monde en même temps. En outre, elle n'informerait que les abonnés des opérateurs nationaux, ce qui exclut les étrangers présents sur le territoire au moment de la crise... Si le SMS-MT s'avérait bien adapté à la situation du 17 mars dernier, c'est-à-dire l'annonce, le lundi 16 mars à 20 heures, par le Président de la République de mesures de confinement applicables le lendemain à midi, ces limites montrent que seul le cell broadcast est adapté aux situations d'urgence absolue 65 ( * ) .

Les modalités pratiques et financières de la mise en oeuvre du cell broadcast devront faire l'objet d'une attention particulière. Plusieurs dispositifs sont envisageables : le cell broadcast pourrait s'inscrire dans le cadre des obligations de service public non compensées par l'État, comme c'est le cas actuellement pour l'acheminement des appels d'urgence ou faire l'objet d'un cadre spécifique. Les coûts d'investissement pour la mise en place du système par chacun des opérateurs pourraient faire l'objet d'une prise en charge publique et une disposition législative permettrait in fine de surmonter certaines réticences.

Selon les informations transmises à la commission d'enquête par la DGSCGC, les services des ministères de l'économie et des finances et du ministère de l'intérieur travaillent sur ce dossier en collaboration avec les opérateurs de téléphonie mobile. L'estimation de ces coûts ne serait pas disponible à l'heure actuelle comme l'a indiqué la DGSCGC dans ses réponses écrites. Toutefois, lors de son audition par la mission d'information de l'Assemblée nationale, le préfet Alain Thirion, directeur général, a évoqué un chiffre de 11 à 12 millions d'euros . La DGSCGC a précisé que les travaux de cadrage étaient actuellement en cours : « les premières orientations de ces études doivent être rendues dans le courant du mois de mars afin de permettre à l'État de communiquer ses prescriptions aux opérateurs de téléphonie mobile ».

En réponse à la commission d'enquête, la DGSCGC a indiqué, mi-mai, que l'étude de cadrage a été achevée et que les propositions qu'elle porte doivent faire l'objet d'un arbitrage. Cette étude préconiserait une « mixité technologique, reposant sur un socle composé dans un premier temps de la diffusion cellulaire (Cell Broadcast, qui serait à déployer par les opérateurs de communications électroniques) et des dispositifs d'alerte existants et notamment du réseau de sirènes ». Les échanges avec les opérateurs se poursuivent et les services du ministère de l'économie et des finances préparent la transposition de la directive du 18 décembre 2018, qui pourrait être effectuée par ordonnance 66 ( * ) . Cette transposition permettra de déterminer les obligations précises attendues des opérateurs, les modes de conventionnement entre l'État et les opérateurs ainsi que les modalités de financement des investissements nécessaires pour déployer la diffusion cellule au sein du réseau de chaque opérateur.

La DGSCGC indique également que « compte tenu de la crise sanitaire en cours, qui mobilise les ressources au sein du ministère de l'intérieur et des autres administrations impliquées et ne rend pas aisés les échanges avec les opérateurs de communications électroniques, il est possible que l'échéance prévue par l'article 110 de la directive européenne précitée qui prescrit que le dispositif retenu par chaque État membre soit opérationnel en juin 2022, ne puisse être tenue précisément. L'objectif demeure néanmoins de se conformer à la cible de la mi- année 2022 et apparaît réalisable sous réserve des arbitrages à venir ainsi que des développements de la crise sanitaire en cours ».

Il est évident que le dispositif de cell broadcast n'a pas vocation à devenir l'unique système d'alerte. En revanche, il s'impose aujourd'hui comme un nécessaire complément aux vecteurs existants (sirènes, médias, réseaux sociaux, système de gestion de l'alerte locale automatisée (GALA)). La mise en place du cell broadcast permettrait par ailleurs, de traiter d'autres événements que les accidents industriels (accident grave de la circulation, événement d'ordre militaire ou terroriste, catastrophe naturelle ou sanitaire).

Recommandation : tester en grandeur réelle, d'ici 2021, le dispositif de cell broadcast et en tirer les enseignements en termes d'alerte des populations et de comportements à adopter.


* 46 Le 10 juillet 1976, un nuage d'herbicide contenant de la soude caustique et de la dioxine s'échappe de l'usine ICMESA, située sur le territoire de la commune italienne de Meda (Lombardie), et s'étend sur plusieurs communes urbanisées dont Seveso. Si la catastrophe ne fait aucune victime directe, elle conduit au décès de 3 000 animaux et à environ 200 cas de chloracné - un trouble dermatologique lié à l'exposition au chlore - essentiellement parmi des enfants. Cet événement a mis en évidence les risques liés aux industries situées à proximité d'espaces urbains, ainsi que des lacunes dans les dispositifs d'alerte et d'évacuation, le danger réel n'ayant été communiqué par l'entreprise qu'une semaine après l'accident et l'évacuation des populations ayant été très progressive.

* 47 Baromètre sécurité pour Fiducial - regard des Français sur les risques industriels et la radicalisation, 25 octobre 2019.

* 48 L'information sur les risques industriels : quelles attentes ? quels besoins ? Rapport d'étude publié en septembre 2012 par trois étudiants - Eva-Marie Goepfert, Emmanuel Martinais et Gwenola Le Naour et commandité par la DREAL Rhône-Alpes.

* 49 Audition du 8 octobre 2019, http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20191007/devdur.html#toc3

* 50 On observe un rapport de 1 à 100 entre la couverture par la presse nationale et la couverture par la presse régionale. La tonalité des articles publiés dans la presse régionale est en outre légèrement moins négative que celle des articles publiés dans la presse quotidienne nationale (66 % de tonalité négative pour la PQR et 75 % pour la PQN). Les principaux titres régionaux ayant couvert l'événement sont : Paris-Normandie, Ouest-France, Le Progrès de Fécamp, L'Union, Le Télégramme et Sud-Ouest.

* 51 Article R. 732-22 du code de la sécurité intérieure.

* 52 In Paris Normandie « Lubrizol : le préfet revient sur les systèmes d'alerte » .

* 53 Rapport n° 647 (2009-2010) de M. Alain Anziani, fait au nom de la mission commune d'information sur les conséquences de la tempête Xynthia, déposé le 7 juillet 2010.

* 54 Le cell broadcast (ou diffusion cellulaire) permet d'envoyer, via un réseau de téléphonie mobile, le même message à tous les abonnés situés à l'intérieur d'une zone géographique donnée au moment de sa diffusion.

* 55 Xynthia 5 ans après : pour une véritable culture du risque dans les territoires, rapport d'information n° 536 (2014-2015), fait par MM. François Calvet et Christian Manable au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation.

* 56 Rapport spécial sur les crédits du programme 161 « Sécurité civile » (mission « Sécurités ») du projet de loi de finances pour 2020.

* 57 Rapport d'information n° 595 (2016-2017) de M. Jean-Pierre Vogel, fait au nom de la commission des finances, déposé le 28 juin 2017. Rapport spécial n° 140 (2019-2020) de M. Jean-Pierre Vogel, fait au nom de la commission des finances, déposé le 21 novembre 2019. Rapport pour avis n° 146 (2019-2020) de Mme Catherine Troendlé, fait au nom de la commission des lois, déposé le 21 novembre 2019.

* 58 Directive (UE) 2018/1972 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 établissant le code des communications électroniques européen.

* 59 Actu-Environnement n° 397, décembre 2019, Risque technologique : l'accident Lubrizol révèle les carences des systèmes d'alerte.

* 60 Sondage IFOP, Que faire si les sirènes hurlent ? , 2013.

* 61 Un arrêté du 2 février 2007 précise les modalités d'application de cette obligation.

* 62 Lors de l'attentat du 13 novembre 2015 à Paris, plus de 4 millions de personnes se sont signalées comme étant en sécurité.

* 63 Le secrétariat d'État chargé du numérique et de l'innovation avait sollicité Facebook lors de l'attentat du 14 juillet 2016 à Nice.

* 64 Le message était ainsi rédigé : « Alerte Covid-19

Le président de la République a annoncé des règles strictes que vous devez impérativement respecter pour lutter contre la propagation du virus et sauver des vies. Les sorties sont autorisées avec attestation et uniquement pour votre travail, si vous ne pouvez pas télétravailler, votre santé ou vos courses essentielles. Toutes les informations sur www.gouvernement.fr ».

* 65 Le fait qu'un grand nombre de lecteurs de Libération se soient interrogés sur l'authenticité du message et que l'explication donnée par le journal le soit dans la rubrique « Check News » dédiée au décryptage des fausses nouvelles souligne combien la culture de l'alerte reste encore à établir auprès des Français.

* 66 Sous réserve des arbitrages à venir, les prochaines étapes signalées par la DGSCGC seraient les suivantes : nomination d'un directeur de programme et constitution d'une équipe intégrée ; lancement des travaux de développement du portail de déclenchement des alertes par les autorités publiques ; conventionnement avec les opérateurs de communications électroniques qui ne pourra aboutir avant la transposition de la directive européenne précitée ; identification et mise en place des équipements nécessaires à la diffusion cellulaire au sein de l'infrastructure de chacun des opérateurs ; tests.

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