Rapport n° 480 (2019-2020) de Mmes Christine BONFANTI-DOSSAT et Nicole BONNEFOY , fait au nom de la CE Incendie de l'usine Lubrizol, déposé le 2 juin 2020

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N° 480

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020

Rapport remis à M. le Président du Sénat le 2 juin 2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 2 juin 2020

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission d'enquête (1) chargée d' évaluer l' intervention des services de l' État dans la gestion des conséquences environnementales , sanitaires et économiques de l' incendie de l' usine Lubrizol à Rouen , de recueillir des éléments d' information sur les conditions dans lesquelles les services de l' État contrôlent l' application des règles applicables aux installations classées et prennent en charge les accidents qui y surviennent ainsi que leurs conséquences et de tirer les enseignements sur la prévention des risques technologiques ,

Président

M. Hervé MAUREY,

Rapporteurs

Par Mmes Christine BONFANTI-DOSSAT et Nicole BONNEFOY,

Sénateurs

Tome II : Auditions

(1) Cette commission est composée de : M. Hervé Maurey, président ; Mmes Christine Bonfanti-Dossat et Nicole Bonnefoy, rapporteurs ; M. Jérôme Bignon, Mmes Céline Brulin, Françoise Cartron, MM. Ronan Dantec, Jean-François Husson, Jean-Claude Tissot, vice-présidents ; Mmes Pascale Bories, Agnès Canayer, MM. René Danesi, Gilbert-Luc Devinaz, Daniel Gremillet, Mmes Pascale Gruny, Brigitte Lherbier, MM. Frédéric Marchand, Pascal Martin, Mmes Catherine Morin-Desailly, Nelly Tocqueville, M. Jean-Pierre Vial.

COMPTES-RENDUS DES AUDITIONS
DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE

Réunion constitutive
(Jeudi 17 octobre 2019)

M. René Danesi , président . - En ma qualité de doyen d'âge, il me revient de présider la réunion constitutive de notre commission d'enquête, créée « afin d'évaluer l'intervention des services de l'État dans la gestion des conséquences environnementales, sanitaires et économiques de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen, de recueillir des éléments d'information sur les conditions dans lesquelles les services de l'État contrôlent l'application des règles applicables aux installations classées et prennent en charge les accidents qui y surviennent ainsi que leurs conséquences et afin de tirer les enseignements sur la prévention des risques technologiques ». Nous aurons donc, vous le voyez, beaucoup de travail...

Mon rôle sera de courte durée, puisque je cèderai cette place au président de notre commission, sitôt celui-ci élu.

Les vingt et un membres de la commission d'enquête ont été nommés, sur proposition des groupes politiques, lors de la séance publique d'hier soir, mercredi 16 octobre 2019.

Nous devons maintenant désigner le président de la commission d'enquête.

La commission d'enquête procède à la désignation de son président, M. Hervé Maurey.

M. Hervé Maurey , président . - Je remercie le président d'âge d'avoir ouvert cette réunion constitutive, et je vous remercie, mes chers collègues, de votre confiance.

Je vous propose maintenant de procéder à la désignation du bureau de notre commission d'enquête, en commençant par les rapporteurs.

La commission procède à la désignation de ses rapporteurs, Mmes Christine Bonfanti-Dossat et Nicole Bonnefoy.

M. Hervé Maurey , président . - Nous allons maintenant désigner les vice-présidents, de manière que, président et rapporteurs compris, les deux groupes ayant les effectifs les plus importants aient chacun deux représentants au bureau et que les autres groupes y aient un représentant.

La commission procède à la désignation des autres membres de son bureau : pour le groupe Les Républicains, M. Jean-François Husson ; pour le groupe socialiste et républicain, M. Jean-Claude Tissot ; pour le groupe La République en Marche, Mme François Cartron ; pour le groupe du RDSE, M. Ronan Dantec ; pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste, Mme Céline Brulin ; et pour le groupe Les Indépendants - République et territoires, M. Jérôme Bignon.

M. Hervé Maurey , président . - Je vous rappelle que les commissions d'enquête disposent d'un temps limité et qu'elles doivent achever leurs travaux, au plus tard, à l'expiration d'un délai de six mois à compter de la date de l'adoption de la résolution qui les a créées, en l'espèce le 10 octobre dernier. Nous sommes donc tenus par la date du 9 avril 2020. Cela dit, si vous êtes d'accord, je vous propose de nous fixer une échéance plus rapprochée, sans date précise bien sûr, car il ne serait pas souhaitable de prolonger excessivement nos travaux. En particulier, les élections municipales se dérouleront les 15 et 22 mars, et il serait logique que nos conclusions puissent être rendues avant, surtout si nous décidons de consulter les élus.

Notre objectif ici est double. Il s'agit, d'une part, de faire la lumière, dans la limite des compétences d'une commission d'enquête - c'est-à-dire sans empiéter sur l'enquête judiciaire -, sur ce qu'il s'est passé à Rouen ; nous devrons déterminer si des dysfonctionnements se sont produits dans l'organisation des services de l'État, si les règlements ont été correctement appliqués, si l'alerte a été donnée dans des conditions satisfaisantes. Il faudra, d'autre part, en tirer les conséquences, pour déterminer si la réglementation applicable aux 1 300 sites Seveso - parmi lesquels sept cents présentent le même niveau de risque que l'usine de Lubrizol - est toujours adaptée. On l'a déjà vu, les systèmes d'alerte, par exemple, sont sans doute d'un autre temps.

Je tiens à dire qu'il me semble positif qu'il y ait, au sein du bureau, un nombre limité d'élus de Seine-Maritime. En effet, malgré toute mon amitié pour ce département, je pense que la commission d'enquête ne doit pas trop focaliser son attention sur Rouen. Il faut au contraire élargir la réflexion.

J'ajoute, pour ce qui concerne nos méthodes de travail, que le cadre juridique des commissions d'enquête est strict. Le principe est celui de la publicité des auditions, sauf si nous en décidons autrement. Dans ce cas, les travaux d'une commission d'enquête sont soumis à la règle du secret pour une durée maximale de trente ans. Le non-respect du secret est puni des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende. En outre, nous pouvons décider de l'exclusion de la personne concernée de la commission.

ÉCHANGE DE VUES

M. Hervé Maurey , président . - Le bureau se réunira à l'issue de la réunion pour déterminer l'emploi du temps de la commission, mais je me suis permis de prendre les devants et d'organiser quelques activités pour la semaine prochaine ; j'espère que vous ne m'en voudrez pas. Ainsi, mardi 22 octobre, à 15 heures 30, nous pouvons recevoir en audition le président-directeur général de l'entreprise Lubrizol, M. Eric Schnur, qui est de passage à Paris.

Le jeudi 24, nous nous rendrons à Rouen ; il me semble important de commencer par là. Nous visiterions d'abord le site, puis nous rencontrerions les représentants des services de l'État ; l'après-midi, nous aurions une rencontre avec les diverses parties prenantes
- riverains, associations, élus, chambres consulaires -, hors services de l'État.

Nous tâcherons aussi, si vous l'acceptez, de consacrer, en général, chaque jeudi matin aux travaux de notre commission, ou, par exception, le mardi après-midi.

Mme Céline Brulin . - Je pense que nous enverrions un signal positif en essayant de rencontrer également les salariés et les pompiers.

M. Hervé Maurey , président . - Oui, j'incluais les pompiers dans les services de l'État. Pour les salariés, il faut examiner les modalités d'une telle rencontre, je ne sais pas si cela peut se faire dans l'entreprise.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Les rencontres que nous ne pourrons pas organiser à Rouen la semaine prochaine, nous les ferons par la suite, rien n'oblige à tout concentrer à Rouen.

Mme Catherine Morin-Desailly . - Je me satisfais de la constitution de cette commission d'enquête. Le public a bien compris, je crois, qu'il s'agit d'une commission d'enquête et non d'une mission d'information ; la distinction est importante. Notre travail sera très attendu.

Je me félicite également que les rapporteurs ne soient pas des élus de Seine-Maritime, cela permettra de prendre de la hauteur par rapport aux enjeux locaux. L'Assemblée nationale a fait un choix différent, en concentrant son attention sur Rouen et en désignant beaucoup d'élus de ce département comme membres de sa mission d'information.

La désignation de deux rapporteurs me semble aussi être un élément positif.

Mme Pascale Gruny . - Je veux appeler l'attention de la commission sur les autres départements touchés, notamment l'Aisne, d'où je suis élue, et la Somme. Ces zones ont aussi souffert des retombées de cet incendie. En particulier, je souhaite que l'on tienne compte des répercussions de cet événement pour les agriculteurs, et que l'on examine les conditions de compensation du principe de précaution, si les sols se révèlent non pollués. Il serait intéressant d'entendre, à cet égard, le président de la chambre d'agriculture de ces départements ou de celle de la région Hauts-de-France.

M. Hervé Maurey , président . - Nous examinerons l'impact de l'incendie sur l'économie et sur la santé. Nous solliciterons rapidement les différents ministres concernés : agriculture, santé, environnement et économie - nous n'omettrons pas cette dimension.

M. Jean-François Husson . - En règle générale, on tâche plutôt de recevoir les ministres à la fin des travaux. La commission d'enquête sur le coût économique et financier de la pollution de l'air, que je présidais, avait d'abord balayé tous les sujets, puis avait reçu les ministres compétents. Cela dit, il ne s'agit que d'une proposition.

Je veux aborder un autre sujet important : l'aspect le plus abouti des pouvoirs de contrôle accordés à la commission d'enquête, le fait de prêter serment. La première fois que la parole d'une personne entendue en audition a été mise en cause - c'est arrivé dans le cadre de la commission d'enquête sur la pollution de l'air -, il s'est avéré qu'il y avait eu parjure. Il faudra donc inviter les personnes entendues à être très précises dans leurs réponses.

M. Hervé Maurey , président . - J'en suis d'accord. Aussi, je vous invite à préparer des questions affûtées. Je pense d'ailleurs que nos travaux seront très suivis par les médias.

M. Pascal Martin . - Le P-DG de Lubrizol a déjà pris la parole dans les médias, et il a visité l'usine de Rouen ; il s'est engagé à payer les dommages.

Je veux insister sur un point, ce dossier est extrêmement sensible localement. Il faudra donc prendre garde à notre gestion de l'information et à notre communication ; les choses vont très vite monter en puissance, au travers de l'action d'associations environnementales ou d'élus locaux.

Mme Agnès Canayer . - Lubrizol a effectivement pris un engagement financier à hauteur de 50 millions d'euros.

Pour ce qui concerne le déplacement à Rouen, il faudra être vigilant, en effet, le sujet est extrêmement sensible à l'échelon local. Faisons attention où nous mettons les pieds.

M. Hervé Maurey , président . - Vous avez tous entendu le Premier ministre, il relève de la responsabilité de l'entreprise de prendre en charge les indemnisations, et je suis d'accord avec lui, mais comment évaluer le préjudice total, notamment le préjudice indirect, par exemple la baisse de chiffre d'affaires du commerce ?

Pour ce qui concerne les élections municipales, les choses seront difficiles à maîtriser, mais nous devrons être vigilants afin de n'être pas instrumentalisés.

Par ailleurs, pour l'audition des ministres, il est vrai qu'il est intéressant de les recevoir à la fin de nos travaux, mais il peut aussi être tout aussi intéressant d'en entendre certains dès le début du processus. La commission de l'aménagement du territoire et du développement durable a ainsi reçu Mme Élisabeth Borne. Je serais également intéressé par une audition rapide de Mme Agnès Buzyn.

M. Jean-Claude Tissot . - On évoque une éventuelle ligne supplémentaire destinée à l'indemnisation des agriculteurs dans le budget pour 2020 ; il serait à tout le moins intéressant de recevoir, à cet égard, le ministre de l'agriculture pour en examiner les modalités.

M. Hervé Maurey , président . - De son côté, le conseil régional de Normandie a déjà mis en place un fonds pour faire des avances aux agriculteurs.

M. Daniel Gremillet . - J'ai bien entendu les propos du Premier ministre, mais on sous-estime largement le préjudice. Même dans l'est de la France, des produits alimentaires sont consignés et des livraisons sont annulées. Je suis d'accord, il faut écouter la population locale, mais on ne mesure pas encore les conséquences sur notre économie, et même hors de notre pays. Le principe du pollueur payeur ne se limite pas à la zone, si vaste soit-elle. Notre travail sera donc d'un intérêt stratégique pour la définition de l'économie de demain.

M. Hervé Maurey , président . - En effet, les conséquences ne sont pas seulement immédiates. Il peut y avoir des conséquences économiques et sanitaires à long terme.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - J'ajoute qu'il faudra réfléchir à la problématique de l'urbanisme. L'écoquartier Flaubert me semble être un endroit particulier, et la question de la proximité entre de telles usines et des zones d'habitation se pose.

Autre sujet à prendre en compte : le discrédit flagrant de la parole politique.

Mme Céline Brulin . - Il n'incombe pas à notre seule commission de restaurer le crédit de la parole politique, mais nous devons avoir cela à l'esprit. C'est pourquoi je pense que, si nous recevons le P-DG de Lubrizol, il faut aussi envoyer un message aux salariés. Pour redonner un peu de crédit à la parole publique, nous devons bien calibrer nos messages, et ce dès le début de nos travaux.

M. Hervé Maurey , président . - Je ne sais pas si nous y arriverons, mais, en effet, il faudra y être très attentif. J'ai pu le constater hier, en recevant la présidente de la Commission nationale du débat public : quand cette institution organise un débat, les citoyens ont l'impression que cela ne sert à rien et que les choses sont déjà décidées.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - J'ai entendu ce matin la ministre de la santé botter en touche sur la question des risques pour la santé ; elle recommandait d'attendre le résultat des analyses de long terme avant de porter un jugement. De manière plus générale, j'ai été surprise par son détachement sur le sujet.

Mme Françoise Cartron . - Il me semblerait intéressant de recevoir peut-être deux fois les ministres ; en tout cas, certains devront au moins être reçus en amont. En effet, si le périmètre du comité interministériel de suivi est trop restreint, ce comité sera contesté.

M. Hervé Maurey , président . - On peut ne pas auditionner immédiatement certains ministres - celui qui est chargé de l'économie, par exemple -, mais il me semblerait intéressant d'entendre rapidement Mme Élisabeth Borne, Mme Agnès Buzyn et M. Didier Guillaume.

M. Eric Schnur, président-directeur général du groupe Lubrizol
(Mardi 22 octobre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Mes chers collègues, nous procédons aujourd'hui à la première audition de notre commission d'enquête sur la gestion des conséquences de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen, dans le cadre d'une réunion ouverte au public et à la presse, dont un compte rendu sera publié.

Nous recevons, pour cette première audition, M. Eric Schnur, président-directeur général du groupe Lubrizol.

La commission d'enquête a été créée à la demande de l'ensemble des présidents de groupes politiques et des présidents de commissions du Sénat. Elle a été installée le 17 octobre dernier et deux rapporteurs, issus de groupes politiques différents, ont été désignés : Mmes Christine Bonfanti-Dossat et Nicole Bonnefoy.

Son objectif est d'examiner l'intervention des services de l'État dans la gestion des conséquences environnementales, sanitaires et économiques de l'incendie de l'usine Lubrizol, d'évaluer la politique de prévention et de gestion des accidents liés aux installations classées et d'en tirer des enseignements pour améliorer la maîtrise des risques technologiques.

Nous avons souhaité vous entendre, monsieur Schnur, à l'occasion de votre venue à Paris, afin d'obtenir des premières réponses sur les conditions de l'incendie du 26 septembre dernier, à l'origine de la crise qui perdure sur le territoire rouennais et en Seine-Maritime.

L'un des principes structurants de la prévention des risques technologiques veut effectivement que l'exploitant soit le premier responsable de la sécurité de ses installations et qu'il lui incombe de réduire à la source les risques liés à ses activités industrielles. Il était donc essentiel que nous puissions vous interroger rapidement, étant entendu que nous aurons certainement à vous solliciter à nouveau.

Dans le respect de la séparation des pouvoirs, il nous appartient non pas de rechercher ou d'établir la responsabilité judiciaire de votre entreprise, mais de comprendre les faits ainsi que leur contexte, et d'en tirer des enseignements pour la politique de prévention et de gestion des accidents industriels. Nous attendons toutefois des réponses claires et précises afin de disposer des éléments nécessaires à nos travaux.

Nous souhaiterions, à ce titre, que vous puissiez nous rappeler les principales caractéristiques de l'usine Lubrizol de Rouen, ainsi que les mesures de prévention et de gestion de crise mises en place sur ce site ; la chronologie des événements ; les principales actions et décisions prises par votre entreprise depuis le début de l'accident ; votre appréciation des dommages causés par l'accident et de l'étendue de votre responsabilité en termes d'indemnisation, notamment s'agissant de l'indemnisation à l'amiable que vous avez envisagée la semaine dernière ; la façon dont vous avez coopéré avec les pouvoirs publics ; vos choix en matière de communication, la ministre de la transition écologique et solidaire ayant émis, ici même, la semaine dernière, quelques réserves à ce sujet.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Eric Schnur prête serment.

M. Eric Schnur, président-directeur général du groupe Lubrizol. - Je vous remercie de me donner l'occasion de m'entretenir avec vous aujourd'hui.

Au nom des 8 700 employés de Lubrizol dans le monde, je voudrais tout d'abord adresser mes plus sincères excuses à toutes les personnes touchées par l'incendie du 26 septembre dernier, qui a détruit nos équipements d'enfûtage et nos installations de stockage à Rouen. Nous sommes profondément désolés pour les perturbations occasionnées au cours des jours et des semaines qui ont suivi.

Lubrizol fait partie du territoire rouennais depuis plus de soixante ans, tout comme nos centaines d'employés et leurs familles - certains depuis le début de leur vie. Les résidents des communes concernées sont nos voisins et nos amis. Nous souhaitons leur apporter notre soutien.

Dans les soixante sites que nous exploitons à travers le monde, notre objectif a toujours été de garantir une sécurité maximale. Ma première responsabilité est la sécurité de nos employés. D'après les informations à notre disposition, l'incendie s'est déclenché à l'extérieur de notre site, mais nous attendons d'en connaître exactement l'origine et la cause.

Nous contribuons pleinement à l'enquête en cours et devons tirer les leçons des événements de Rouen. Nous avons eu la chance de ne compter aucun blessé - nous en sommes très heureux -, mais savoir ce qui s'est réellement passé est, pour moi, d'une importance capitale. Il ne s'agit pas d'une question juridique ; il s'agit de la sécurité de ma famille - ma famille Lubrizol -, dont j'ai la responsabilité, à Rouen comme sur chacun de nos soixante sites.

J'ai passé personnellement beaucoup de temps avec nos employés français au cours des dernières semaines et mon groupe, au niveau mondial, se mobilise quotidiennement depuis le 26 septembre pour répondre aux besoins de terrain. Le dévouement de nos employés envers leur territoire, leurs collègues et leur entreprise est vraiment impressionnant. Beaucoup d'entre eux travaillent sur le site rouennais de Lubrizol depuis de nombreuses années, parfois depuis plusieurs décennies. Le site est leur deuxième maison ; une partie de chez eux a brûlé. L'émotion est très forte. Mais ils sont plus que jamais déterminés à reconstruire ce qui constitue le moyen de subsistance de leur famille et à aider leurs voisins et amis.

Ma détermination à les aider, eux et les populations locales, est tout aussi inébranlable.

Le monde compte sur Lubrizol, et cela depuis plus de quatre-vingt-dix ans. La moitié des véhicules de la planète utilisent nos additifs, notre objectif constant étant de réduire les émissions et de diminuer l'impact environnemental. Environ la moitié des consommateurs mondiaux utilisent quotidiennement nos produits, qui sont employés dans la fabrication d'appareils médicaux, d'équipements de sport, de soins de la peau, etc.

Nous prenons très au sérieux nos responsabilités envers ces milliards de consommateurs. Notre métier est d'apporter de l'efficacité et de la valeur en relevant les défis. C'est exactement ce que nous avons l'intention de faire au sein du territoire rouennais : oeuvrer ensemble pour résoudre ce défi et redevenir un atout pour nos employés, les populations locales et les milliers de personnes dépendant de notre site.

Dès les premières heures de l'incendie, et durant les jours et semaines qui ont suivi, nous avons privilégié une communication ouverte. Nous avons répondu à toutes les questions dans la mesure de nos capacités et donné suite, le plus rapidement possible, à toutes les requêtes formulées par les autorités.

Le 26 septembre, à environ 2 heures 39, notre équipe d'intervention est intervenue pour tenter de maîtriser l'incendie. Elle a rapidement été rejointe par les sapeurs-pompiers. Nous remercions chaleureusement ces premiers intervenants de leurs efforts pour lutter contre l'incendie. Leurs compétences et leur rapidité ont permis de contenir et, par la suite, de maîtriser l'incendie du site ce même jour.

Dès la première heure de l'incendie, nous avons mis en place un centre de commandement avec les autorités afin de fournir toutes les informations nécessaires pour contenir l'incendie et veiller à la sécurité du site et des populations environnantes.

Dans les heures suivantes, nous avons activé notre équipe mondiale de gestion de crise composée de plusieurs de nos dirigeants internationaux, dont moi-même, pour apporter soutien et expertise à nos collègues de Rouen.

Le jour de l'incendie, à 5 heures 30 du matin, la directrice générale de Lubrizol France avait déjà rejoint la préfecture pour fournir toutes les informations potentiellement nécessaires et répondre à toutes les demandes, afin que la crise puisse être gérée aussi efficacement que possible.

L'équipe de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) a également rejoint notre site dès les premières heures de l'incendie et a reçu le plein soutien des salariés de Lubrizol pour gérer la crise.

Le site rouennais de Lubrizol produit des additifs pour lubrifiants utilisés dans le domaine du transport et des applications industrielles, notamment des composants pour les huiles de moteur et des fluides hydrauliques. Nous avons également répondu à toutes les demandes d'informations concernant nos produits impliqués dans l'incendie.

Moins de huit heures après le départ de l'incendie, nous avions déjà fourni aux autorités locales la liste des 380 produits Lubrizol présents dans nos entrepôts, ainsi que la composition détaillée et les fiches de données de sécurité des 10 produits présents en plus grande quantité.

Au cours des jours suivants, nous avons fourni des fiches de données de sécurité étendues sur ces 380 produits, énumérant tous les composants de chaque produit, pour compléter les informations et faciliter les analyses environnementales.

S'agissant des produits Lubrizol entreposés chez Normandie Logistique, cela fait des années que nous faisons appel à cette entreprise pour stocker des produits, conformément à une pratique courante dans toutes les industries du monde. À cet égard, nous avons pleinement respecté la législation et la réglementation applicables, et informé les autorités locales, notamment la Dreal.

Le jour de l'incendie, nous avons également informé les autorités locales que nous stockions des produits chez Normandie Logistique. Une liste complète de ces produits, ainsi que les fiches étendues de données de sécurité, leur a été communiquée, à leur demande, le 4 octobre.

Nos produits représentent moins de la moitié du stock ayant brûlé lors de l'incendie sur le site de Normandie Logistique.

Nous restons fermement engagés à maintenir une communication ouverte et à répondre à toutes les questions relatives aux produits impliqués dans l'incendie.

Ces informations étaient importantes, non seulement pour gérer la crise sur le terrain, mais également pour déterminer les effets sur la santé.

De nombreuses questions ont été soulevées sur ce sujet et celui de l'environnement, je le comprends parfaitement. Mais les produits Lubrizol ayant brûlé ne représentent aucune menace pour la santé, hormis l'irritation passagère normalement provoquée par la fumée, celle qui s'est dégagée de l'incendie étant similaire à la fumée émise par d'autres types d'incendies ordinaires. Nos produits sont principalement composés de matières organiques, essentiellement de carbone et d'hydrogène.

Néanmoins, nous sommes profondément désolés pour les irritations que la fumée a provoquées et reconnaissants envers la préfecture d'avoir appelé la population à rester confinée.

Par ailleurs, nous avons mené une évaluation rigoureuse de tous les produits Lubrizol ayant brûlé dans nos entrepôts. Nous savons également très précisément quels étaient nos produits entreposés sur le site de Normandie Logistique. Nous pouvons affirmer en toute confiance, sur la base des analyses environnementales effectuées à ce jour, que l'ensemble de ces produits ne constitue aucune menace sur la santé en dehors de l'irritation passagère que j'ai déjà évoquée.

Mais nous comprenons que des préoccupations persistent et soutenons pleinement la décision de mener des analyses complémentaires, tout en poursuivant la surveillance pour apaiser les inquiétudes de la population. Nous avons travaillé, avec les autorités locales et les organismes environnementaux de Rouen, à l'élaboration d'un plan détaillé en matière d'analyses environnementales, notamment pour l'analyse continue des sols, de l'eau et de l'air. Ce plan a été publié sur le site internet de la préfecture.

Chez Lubrizol, rien n'est plus important que de préserver la santé, la sûreté, l'environnement et la sécurité de nos employés et des collectivités.

Comme je l'ai indiqué, notre objectif en tant que groupe international est zéro accident et zéro blessure ; nous sommes déterminés à améliorer continuellement toutes nos mesures en matière de santé, de sûreté, d'environnement et de sécurité.

Notre site rouennais satisfait entièrement à toutes les exigences réglementaires, y compris à la réglementation Seveso. Dans le cadre de cette réglementation et de notre propre culture de sécurité, nous effectuons fréquemment des évaluations et des exercices à l'aide de scénarios de risques potentiels, impliquant, notamment, une collaboration et un partage des connaissances avec les autorités.

Nous procédons à des simulations d'incendie sur le site pour assurer la sécurité de nos employés et de nos voisins particuliers et industriels. Dans ce cadre, nous étudions également les impacts potentiels de la fumée et les effets sur l'environnement. Ces évaluations confirment l'absence totale de conséquences immédiates ou permanentes sur la santé, autres que les irritations passagères occasionnées par la fumée.

D'ailleurs, nous avons récemment mis à jour notre analyse officielle des risques concernant la zone de l'entrepôt ayant brûlé : elle a été transmise aux autorités le 18 septembre dernier.

Nous devons maintenant envisager comment aller de l'avant. Nos soixante années d'appartenance au territoire rouennais nous ont permis de tisser des relations solides avec la préfecture et les élus locaux. Nous avons l'intention de continuer à être le bon voisin que nous avons toujours cherché à être, en aidant dès maintenant notre territoire à revenir à une situation normale.

Au cours des dernières semaines, nous avons collaboré avec les autorités locales et nationales, ainsi qu'avec les parties prenantes, pour évaluer le soutien à fournir, dans l'immédiat comme dans la durée.

Nous nous sommes engagés à apporter notre soutien aux agriculteurs ayant enregistré des pertes à la suite de l'incendie et, plus largement, à la population, notamment en finançant les petits commerces et entreprises affectés. Nous souhaitons veiller à ce que l'activité touristique de la région ne subisse pas d'interruption et nous octroierons des fonds pour promouvoir la belle ville de Rouen et l'ensemble de la région normande. Nous apporterons également des fonds pour contribuer aux analyses environnementales évoquées plus haut, afin d'apaiser les inquiétudes de la population.

Par ailleurs, nous continuerons à soutenir nos employés. Nous avons informé tous nos travailleurs du site rouennais qu'ils conserveront leur emploi et percevront intégralement leur salaire pendant notre reconstruction. Ces résidents de Rouen et leur famille continueront de faire l'objet du plein soutien de Lubrizol. Leurs salaires, les taxes qui y sont associées et l'investissement de l'entreprise sur le site de Rouen représentent plus de 200 millions d'euros injectés dans l'économie française chaque année.

Le site rouennais de Lubrizol ne sera plus jamais le même. Nous ne reconstruirons pas ce que nous avons perdu. Mais nous espérons faciliter un retour à la normale pour nos voisins aussi rapidement que possible.

Nous souhaitons sincèrement continuer à faire partie intégrante du territoire rouennais, accompagnés du soutien de chacun d'entre vous, des autorités locales et de la population environnante. Nous espérons pouvoir reprendre nos activités dans l'usine de production qui n'a pas été détériorée par l'incendie. C'est primordial dans l'intérêt de nos milliers d'employés et de leurs familles, et pour nos clients et fournisseurs dépendant du site.

Même si j'aimerais qu'il en soit autrement, la date du 26 septembre restera gravée dans l'histoire de notre groupe. Mais nous en tirerons toutes les leçons qui s'imposent. Nous soutiendrons nos voisins et ressortirons plus forts de cette crise, et plus performants pour la ville de Rouen et pour toutes les communautés auxquelles nous appartenons à travers le monde.

M. Hervé Maurey , président . - Pouvez-vous répondre à mes questions avant que nos rapporteurs ne prennent la parole ?

M. Eric Schnur. - Je pense avoir répondu sur la séquence des événements, mais n'hésitez pas à revenir sur le sujet si des informations manquent. Nous ne connaissons pas l'évaluation des dégâts subis par la communauté. Cela étant, nous avons clairement annoncé notre volonté d'aider, que ce soit les agriculteurs, via la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), ou toute personne impactée. Nous avons une grande responsabilité en tant que voisin, et nous l'assumerons. J'ai également indiqué que nous souhaitions tirer les leçons de cet incendie - nous sommes preneurs de tout renseignement ou toute critique -, que nous avions communiqué avec la presse et travaillé jour après jour pour aider les autorités. J'ai notamment eu un entretien très productif avec Mme Élisabeth Borne. Je suis aujourd'hui à Paris pour m'assurer que nous pouvons commencer à verser les indemnisations.

M. Hervé Maurey , président . - Concrètement, où en êtes-vous au sujet des indemnisations ? À quoi pensez-vous quand vous parlez d'indemnisation forfaitaire, sachant que certains dommages ne peuvent pas encore être évalués ?

M. Eric Schnur . - Un certain nombre de mesures ont été prises, en lien avec le Fonds national agricole de mutualisation du risque sanitaire et environnemental (FMSE), pour savoir quels étaient les agriculteurs touchés et répondre aux priorités. Nous allons gérer les fonds avec le FMSE et travailler avec la préfecture de la Seine-Maritime afin de répondre aux besoins de l'économie locale. Des travaux de nettoyage et d'évaluation environnementale sont d'ores et déjà financés.

M. Hervé Maurey , président . - À ce stade, il n'existe donc pas encore, de votre part, d'évaluation globale du préjudice, mais uniquement des dispositifs tendant à faire face aux besoins les plus urgents ?

M. Eric Schnur . - C'est bien cela, monsieur le président.

M. Hervé Maurey , président . - Nous serons certainement appelés à revenir sur la question de l'indemnisation globale.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Vous l'imaginez, nos questions sont nombreuses. Tout d'abord, avez-vous répertorié le nombre d'accidents industriels du groupe Lubrizol au cours des dernières années, non seulement en France, mais aussi en Europe et dans le monde ? En quoi le régime de protection américain diffère-t-il du nôtre ? Quelles sont ses particularités dont nous pourrions nous inspirer ?

J'ai bien entendu votre propos rassurant : vous indiquez que l'on connaît la nature et la quantité de produits chimiques qui ont brûlé. N'étant pas diplômée en chimie, je n'ai pu analyser outre mesure la liste publiée par la préfecture de la Seine-Maritime. Cela étant, en brûlant ensemble, ces produits n'ont-ils pas provoqué une combustion sauvage ? Dès lors, connaît-on réellement la dangerosité du panache de fumée qui s'est élevée sur Rouen et ses environs ?

M. Hervé Maurey , président . - En complément du premier point évoqué par Mme la rapporteur, je rappelle que, en 2013, une importante fuite de gaz était survenue dans votre établissement de Rouen. À ce titre, la justice a condamné l'entreprise Lubrizol en 2014, considérant qu'il y avait « une série d'insuffisances dans la maîtrise des risques de la part de la société ». L'incident de septembre 2019 n'est donc pas une première sur ce site. Quelles conséquences avez-vous tirées, à Rouen, des événements de 2013 et de la condamnation de 2014 ?

M. Eric Schnur . - En 2013, le site de Rouen a subi une fuite de mercaptan ; ce produit n'est pas dangereux, mais il dégage une odeur très désagréable. Nous avons investi 20 millions d'euros pour améliorer la sécurité des équipements et prévenir toute répétition de cet accident, qui n'a aucun lien avec l'incendie du 26 septembre dernier.

Les incidents survenus au cours des dernières années ont provoqué quelques blessures mineures. À Hambourg, en 2015, de petites fuites d'huile ont été observées dans les systèmes d'évacuation. Elles ont été rapidement réparées. En Belgique, en 2018, on a détecté une fuite au titre d'un conduit, et des poudres se sont accidentellement répandues sur la chaussée. Elles ont été nettoyées très rapidement. En 2017, en Pennsylvanie, l'un de nos sites a subi un incendie. Les produits qui y étaient stockés ont été rapidement identifiés.
Nous avons pris les mesures et déployé des investissements - nouveaux agencements des sites, nouveaux matériaux - pour que ces incidents ne se reproduisent plus.

J'en viens aux procédures de sécurité américaines et françaises. En vertu de la réglementation française dite « Seveso », qui est très rigoureuse, les scénarios potentiellement dangereux, susceptibles de toucher nos sites, doivent faire l'objet d'une simulation.
Nous faisons régulièrement ce travail, notamment sur le site de Rouen. Nous cherchons constamment à simuler et à anticiper les risques, que ce soit en Amérique, en Asie ou partout ailleurs. Les règlements varient selon les régions du monde, mais notre objectif est partout le même : éviter toute blessure et tout incident.

Au sujet du panache de fumée et de son impact sur la santé, nous connaissons en détail toutes les matières qui ont brûlé lors de l'accident. Nous pouvons donc effectuer des simulations. Ce panache se composait, à hauteur de 90 %, de carbone et d'hydrogène. Il n'y a aucune différence significative avec les fumées dégagées lors d'un incendie ordinaire, comme celui d'une maison ; lors de l'incendie d'un logement, les fumées qui se dégagent peuvent même être plus toxiques.

Nous pouvons prédire les impacts à court et long termes sur la santé. Il s'agit d'une fumée irritante : nous nous en excusons de nouveau très sincèrement. Mais il n'y aura aucun autre impact sur la santé que cette irritation.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Vous affirmez que, depuis des années, vous travaillez de concert avec Normandie Logistique, en vertu de pratiques communes dans votre secteur. Vous ajoutez avoir fourni la liste détaillée des produits concernés quand les autorités vous l'ont demandée, après l'incendie. Les substances stockées chez Normandie Logistique et chez Lubrizol sont-elles les mêmes ? Avez-vous régulièrement signalé aux services de l'État le transport de fûts de substances dangereuses entre l'usine Lubrizol et Normandie Logistique, dont l'établissement n'est pas classé Seveso ?

En outre, vous avez évoqué votre grande responsabilité en matière de sécurité.
Or, en 2010, une étude a mis en lumière une grave méconnaissance des enjeux de sécurité de la part des sous-traitants des industries rouennaises. Sur la base de ce constat, avez-vous revu vos exigences, notamment quant aux formations imposées à vos prestataires ? Pour quelles activités et depuis combien de temps avez-vous recours à la sous-traitance ? Dans quelles conditions vos sous-traitants ont-ils été formés ?

M. Eric Schnur . - À Rouen, Lubrizol stocke uniquement des matières non dangereuses. Les autorités savaient que nous entreposions également des matières chez Normandie Logistique, mais elles n'étaient pas régulièrement informées de ce que nous y stockions : nous n'y déposions pas de matières dangereuses soumises à la réglementation Seveso.

Je ne connais pas tous les détails de l'étude que vous évoquez. Cela étant, tous nos sous-traitants sont tenus d'être en conformité avec les règles que nous suivons en matière de sécurité : toutes les personnes travaillant sur nos sites de stockage, dont les sous-traitants, reçoivent la même formation que nos employés.

Mme Pascale Gruny . - La région dont je suis l'élue, les Hauts-de-France, a elle aussi été touchée par cet accident, bien qu'elle soit située à plus de 200 kilomètres de Rouen.

Je pense d'abord aux agriculteurs : qu'en sera-t-il des indemnisations ?
Les assurances de l'entreprise Lubrizol vont-elles prendre en charge les pertes agricoles ? Il faudra du temps pour connaître l'étendue des dégâts. Comment, par exemple, évaluer le préjudice provoqué, pour les betteraves, par la perte de teneur en sucre ? Comment se contenter d'une indemnisation forfaitaire ? Les agriculteurs doivent être remboursés à hauteur de leurs pertes réelles.

De surcroît, dans quels délais les indemnisations seront-elles octroyées ?
Les avances sont versées plutôt par l'interprofession que par l'État français.
Or l'interprofession ne dispose pas de moyens extensibles pour soutenir des agriculteurs qui, au demeurant, sont déjà en grande difficulté.

Vous affirmez que toutes les mesures de sécurité ont été prises par l'entreprise. Mais aujourd'hui, pensez-vous prendre de nouvelles initiatives à cet égard ?

M. Hervé Maurey , président . - La région de Normandie a, elle aussi, mis en place des mesures de soutien en faveur des agriculteurs.

M. Eric Schnur . - En premier lieu, nous nous excusons de l'impact que vous avez éprouvé dans le nord de la France. Il y aura des conséquences pour les légumes, le lait et les oeufs ; d'autres produits ont certainement été affectés, et c'est là un enjeu de long terme.

Cela étant, les agriculteurs ont besoin d'aide maintenant ; nous travaillons avec le FMSE pour définir les aides prioritaires et nous devons faire en sorte d'indemniser toutes les exploitations agricoles affectées. Dans les tout prochains jours, une annonce devrait être faite, pour préciser comment les différents acteurs agricoles touchés pourront bénéficier d'une première compensation. Pour l'heure, ce problème complexe n'est pas de nature juridique ; il nous faut garantir un soutien en tant que bon voisin.

Les entrepôts détruits ne seront pas reconstruits. Une fois nettoyé, le site n'aura plus les mêmes fonctions qu'avant l'accident. Il ne sera plus destiné à la production.

Mme Catherine Morin-Desailly . - Je vous ai entendu exprimer des excuses et une forme de compassion. J'ai également lu un certain nombre d'articles de presse où vous exprimiez les mêmes sentiments, à l'instar du directeur de l'usine de Rouen. Malgré tout, il a fallu attendre quelques jours pour que ces excuses officielles soient formulées et cette lenteur a heurté les Rouennais, dont je suis.

Il faut indemniser, non seulement les agriculteurs et les éleveurs, mais aussi les commerçants, dont les maraîchers. Vous affirmez qu'il n'y a pas de risque sanitaire à moyen terme. Je ne suis pas, moi non plus, experte en chimie ; mais, à mon sens, il faut faire preuve d'une certaine prudence en la matière.

Le Premier ministre a demandé un suivi sanitaire et épidémiologique extrêmement strict, et ce sur plusieurs années. Êtes-vous prêt à prendre toute votre responsabilité à cet égard si des effets se révélaient plus tardivement ?

Quelles nouvelles mesures de sécurité envisagez-vous de prendre, puisque vous parlez d'ores et déjà de rouvrir le site ?

Pourriez-vous nous expliquer précisément ce qui s'est passé le jour de l'incendie ? L'entreprise disposait-elle d'un système de sécurité permettant de maîtriser l'incendie en interne, sans faire appel aux pompiers ?

M. Hervé Maurey , président . - Pour compléter la première question de Mme Morin-Desailly, qu'est-ce qui vous permet d'affirmer que les fumées n'étaient pas nocives pour la santé ? Quel élément nous permet de vous croire et, surtout, convaincre l'opinion publique, laquelle doute fortement de tout ce qu'on lui raconte ?

M. Eric Schnur. - Je suis tout à fait conscient des doutes de l'opinion publique sur les risques sur la santé. Nous allons continuer les tests et les échantillonnages, et fournir des informations détaillées sur les produits consumés dans l'incendie. Nous avons fait appel à un spécialiste de la toxicologie - je peux comprendre que ses évaluations suscitent également le scepticisme - et à des experts indépendants. Nous fournirons toutes les éléments nécessaires à notre disposition pour rassurer le public.

Nous étions désolés de cet accident dès qu'il est survenu, mais nous devions respecter la procédure de communication de la préfecture sur l'incendie, ses dangers et les mesures prises. Bien entendu, nous aurions préféré nous adresser directement aux habitants, comme nous l'avons fait par la suite et continuerons de le faire. Mais, ne vous méprenez pas, pendant ces deux ou trois jours, nous étions vraiment extrêmement désolés de ce qui s'était passé.

Nous nous penchons sur la question des agriculteurs, mais nous savons que toutes les entreprises locales ont été impactées. Nous travaillerons avec la préfecture sur la question des fonds nécessaires pour les indemnisations. Nous avons contacté des sociétés pour nettoyer les sites impactés.

S'agissant de l'incendie, nous attendons le résultat de l'enquête, comme je l'ai dit dans mon propos liminaire. Nous disposons de caméras de surveillance dans un grand nombre de lieux du site. La loi française nous interdit de visionner les images qui montrent des lieux autres que celui-ci. Ces vidéos montrent que l'incendie s'est propagé sur le site. Notre système anti-incendie, qui a fonctionné pendant au moins deux heures et a nécessité 2 000 litres d'eau par minute, est conçu pour éteindre un incendie dans les lieux de stockage. Si l'incendie vient de l'extérieur, ce genre de système ne peut pas protéger le bâtiment.

M. Hervé Maurey , président . - Vous nous avez indiqué que vous étiez prêt à nous communiquer toutes les études et analyses réalisées. Je vous en fais formellement à cet instant la demande, afin que nous puissions examiner ces éléments avec, si nécessaire, le concours d'experts et de spécialistes, puisque, comme mes collègues vous l'ont dit, notre commission d'enquête compte peu de chimistes avisés.

M. Jean-François Husson . - Depuis l'incendie, il est question d'un départ de feu qui aurait pris naissance à l'extérieur du périmètre de votre usine. Aujourd'hui, puisque vous avez évoqué des outils de télésurveillance et de vidéoprotection, pouvez-vous nous dire si cette hypothèse est confirmée ?

À la suite de l'incident intervenu en 2013 sur un site de Lubrizol entraînant à l'époque déjà le dégagement de gaz malodorants, le Gouvernement avait pris, en 2014, une instruction visant à faciliter le recours rapide à l'expertise des services de la Dreal et à doter les sites Seveso de capacités indépendantes de prélèvement et de mesure de l'air post-incident. Pouvez-vous nous dire si cette instruction a été respectée ?

Par ailleurs, des rapports officiels, dont il a été fait état dans la presse, évoquaient la présence en 2016 dans l'usine Lubrizol de produits « très dangereux » pour l'environnement et « nocifs ». Ils indiquaient qu'un incendie pourrait donner lieu à la formation de substances toxiques. Vous nous avez dit il y a quelques instants : « Il n'y a, je le garantis, aucune toxicité des fumées. » Vous l'avez confirmé au président de notre commission d'enquête. Qu'est-ce qui vous permet, en l'état actuel, d'être absolument certain de la non-toxicité des fumées ? D'autant qu'il est également fait état d'un mur couvre-feu qui aurait été demandé en 2010 à votre entreprise par arrêté préfectoral et qui n'aurait pas été construit.

Enfin, au début de cette année, une augmentation de l'autorisation de stockage de produits inflammables dans l'usine n'aurait, là encore selon certains organes de presse, pas fait l'objet d'une procédure spécifique et obligatoire d'autorisation. Pouvez-vous nous apporter des éléments de réponse sur ce point ?

M. Eric Schnur. - Nous avons déposé une demande d'augmentation du stockage en 2019 pour des ISO conteneurs. Le préfet et la Dreal décident de l'opportunité de mener des analyses environnementales. Notre demande représentant une augmentation d'environ 3 % des produits stockés sur site, il a été considéré que ces analyses n'étaient pas nécessaires. Nous n'avons pas exécuté ce projet, nous étions simplement dans la phase des préparatifs.

Après l'incident de 2013, nous avons mis en oeuvre tout ce qui a été décidé, avec la Dreal et la préfecture.

En ce qui concerne le pare-feu, des discussions ont eu lieu en 2010. Comme il a été estimé que les probabilités d'incendie étaient très faibles, la construction de ce mur n'a pas été jugée nécessaire.

Sur la source de cet incendie, hors de notre site, de nombreux éléments d'information figurent sur les vidéos, mais je n'ai pas accès aux éléments de l'enquête judiciaire, qui est en cours. Je peux vous assurer que je fournirai toutes les informations nécessaires à l'enquête.

Mme Céline Brulin . - Je voudrais revenir sur la fuite de mercaptan en 2013. Vous avez évoqué un montant d'investissement réalisé à la suite de cet accident et affirmé vous être mis en conformité avec les exigences de la Dreal. Pouvez-vous être plus précis sur ce point ?

Vous avez évoqué les incidents survenus sur vos différents sites, mais pas l'incendie qui s'est produit il y a quelques semaines sur le site Lubrizol d'Oudalle, dans la région havraise. Pourrions-nous avoir des éléments sur ce point ?

Ensuite, j'ai relevé quelques contradictions dans vos propos. Vous dites avoir, le plus rapidement possible - vous avez évoqué la date du 4 octobre dernier -, communiqué aux services de l'État le contenu des produits stockés non seulement sur le site de Lubrizol, mais également sur celui de Normandie Logistique. Or les services de l'État nous ont dit avoir eu des difficultés à obtenir la liste précise de tout ce qui y était stocké. À ma connaissance, pour ce qui concerne Normandie Logistique, la liste promise pour le 11 octobre n'a finalement été communiquée à la préfecture que le 14 octobre.

Vous voulez vous comporter en bon voisin. Compte tenu de l'inquiétude qui taraude les habitants de notre région, dire que le contenu des fumées n'est pas différent de celles émises lorsqu'une maison brûle ne peut pas - je tiens à vous le dire - être entendu par les habitants qui ont subi l'incendie.

Enfin, vous avez annoncé que les salaires des travailleurs du site seraient garantis. Je voudrais savoir ce qu'il en sera pour les salariés du site d'Oudalle, puisque les deux entreprises sont extrêmement liées et que l'arrêt de la production de l'une a des conséquences sur l'autre, et pour les entreprises sous-traitantes, qui sont extrêmement nombreuses et dont les salariés sont à juste titre également inquiets.

M. Eric Schnur. - S'agissant du mercaptan tout d'abord, nous avons investi 20 millions d'euros afin de nous assurer d'avoir résolu le problème. Nous avons fourni toutes les informations dont nous disposions pour garantir la sécurité et éviter que cela se reproduise.

L'incident survenu au Havre était un feu électrique de petite ampleur, immédiatement éteint : il n'a pas eu d'impact sur les communautés environnantes. Néanmoins, comme pour toute situation de ce type, nous informons les autorités locales. Il n'y a aucun lien, mais les sites du Havre et de Rouen sont, vous avez raison, étroitement liés. Certains employés de Rouen travaillent au Havre. Toutefois, les types d'opérations menées sont différents, et nous ne pouvons pas transférer au Havre tout ce qui était fait à Rouen.

Je me suis engagé auprès des employés de Rouen à maintenir leur rémunération. Mais il y aura un impact, dont nous ne connaissons pas encore l'ampleur, sur les sous-traitants que nous allons essayer de gérer au mieux.

Pour ce qui est de Normandie Logistique, nous avons fourni le 4 octobre dernier la liste entière des produits Lubrizol stockés sur leur site. Mais l'entreprise stocke aussi des produits pour d'autres entreprises, dont je ne connais ni le nombre ni les noms. Normandie Logistique est la seule en mesure de communiquer la liste exhaustive et je ne sais pas quand elle l'a fait. Je le redis, nous avons donné la liste complète des produits Lubrizol stockés chez Normandie Logistique, ainsi que les fiches produits pour chacun d'entre eux, le 4 octobre.

Pour ce qui est de la toxicité, je comprends complètement le scepticisme ambiant. Comme M. le président l'a demandé, nous allons faire en sorte que des experts en toxicité indépendants puissent bénéficier de toutes les informations nécessaires pour mener leurs études.

M. Jean-Claude Tissot . - J'ai écouté avec attention votre propos introductif, et permettez-moi de vous dire que je suis quelque peu étonné par votre quasi « optimisme » quand vous dites que les fumées et les retombées ne sont pas nocives. Sans faire de catastrophisme, nous sommes tout de même là devant une catastrophe non seulement économique pour le pays rouennais, mais également écologique pour notre pays et surtout les environs de Rouen.

Vous évoquez la toxicité aiguë, qui est maîtrisée, et vous allez indemniser tout ce qui y a trait. Mais je voudrais que vous vous prononciez clairement, aussi, sur une éventuelle toxicité chronique. Pour préparer votre audition, j'ai lu tout ce qui avait pu être écrit ou presque sur cet accident : aujourd'hui, personne n'est capable de dire s'il y aura des retombées graves pour les êtres humains. Quels sont les engagements que vous prenez, voire les mesures que vous avez déjà envisagées, pour les nappes phréatiques ? Quelles études allez-vous mener sur la faune sauvage, sur les insectes ? Les animaux migrateurs vont se déplacer et peuvent contaminer des zones bien au-delà de la région de Rouen.

Quid de l'eau utilisée par les pompiers ? Elle est bien allée quelque part ! Avez-vous envisagé de la traiter ? Suit-on son parcours ? La Seine ne passe pas très loin...

Vous faites preuve de bonne volonté, je ne le nie pas, mais il a fallu du temps, comme l'a dit ma collègue, pour obtenir des éléments probants. Si vous aviez voulu rassurer la population, certains éléments étaient faciles à mettre en oeuvre, comme vérifier les filtres de ventilation mécanique contrôlée de bâtiments fermés. Avez-vous fait ces investigations rapides, hors procédure ?

Je n'ai pas de doute sur le fait que vous allez indemniser les agriculteurs qui ont dû jeter le lait de plusieurs traites dans les fosses à lisier, lesquelles devront être épandues. Imaginons que les analyses démontrent que le lait est aussi contaminé ...

Sans faire de catastrophisme, mais lucidement, comment imaginez-vous accompagner la problématique future ?

M. Eric Schnur. - Les effets sanitaires sont les effets de toxicité à la fois aigus et chroniques. Jusqu'à présent, 2 000 échantillons et 1 000 résultats de ces échantillons ont confirmé l'absence d'impact sanitaire. Nous allons continuer cette surveillance et être pleinement transparents. Un plan de surveillance sanitaire et environnementale a été mis en place, pour les effets à moyen et long terme.

L'eau a été confinée et sera traitée - la Seine est concernée.

Je ne sais pas, et je m'en excuse, ce qui a été concrètement fait s'agissant des filtres de ventilation, mais l'information relative à la toxicité des produits affectés par le feu dont nous disposons a été fournie aux autorités locales. Nous sommes disposés à donner d'autres informations si on nous les demande.

Pour ce qui est des agriculteurs, nous nous sommes engagés à les soutenir à court et long terme. Nous allons continuer à faire partie de la communauté locale, à être un bon voisin.

M. Ronan Dantec . - Vous nous avez expliqué - l'enquête éclaircira ce point - que le feu est peut-être parti de l'extérieur et que vos dispositifs anti-incendie ne permettaient que de faire face à un départ de feu à l'intérieur des entrepôts. Quelles études aviez-vous menées sur les risques extérieurs par rapport à votre activité industrielle ? Dans ce cadre, quels travaux avaient été menés avec la Dreal, les pompiers et les autres services de l'État pour mesurer les risques liés à l'environnement, immédiat ou plus lointain, de l'entreprise ?

M. Eric Schnur. - Dans le cadre de la réglementation Seveso, nous faisons des analyses de risque très nombreuses. Nous avions fait une telle évaluation pour le site et la partie qui a brûlé quelques jours seulement avant l'incident.

Nous ne pouvons pas faire une analyse de risques pour un événement qui se déclarerait en dehors de notre site, parce que nous ne savons pas précisément ce qui se passe à l'extérieur de ce périmètre. Nous connaissons les matériaux et substances présents sur notre site dans les plus infimes détails, mais pas ceux qui sont situés à l'extérieur de notre site.
Une simulation a été menée autour de la zone impactée et notre évaluation a porté sur les fumées et la toxicité. Nous transmettons cette information à la Dreal et aux services de l'État. J'espère que cela répond à votre question.

M. Hervé Maurey , président . - Je pense que ce n'est pas le cas, et je peux comprendre que M. Dantec ne soit pas convaincu par la réponse.

M. Ronan Dantec . - Vous lisez dans mes pensées, monsieur le président !

Prenons des risques extérieurs connus : chute d'un aéroplane, intrusion terroriste... Ces risques font normalement partie de l'analyse menée sur les sites Seveso. Pour préciser ma question, ce travail sur les risques extérieurs de l'environnement immédiat de l'entreprise a-t-il eu lieu avec la Dreal, les pompiers, ou d'autres services de l'État ?

M. Eric Schnur. - Quelle que soit la source extérieure, nous essayons de mesurer l'impact sur notre site. Nous comprenons pleinement les risques associés.

Ce que nous ne pouvons pas en revanche estimer, ce sont les composantes de ce feu s'il vient d'un site extérieur. Normandie Logistique n'étant pas classé Seveso, ce site est considéré comme à faible risque. Mais nous sommes pleinement en mesure de mener des analyses de risques pour notre site, quelle que soit la source de l'incendie.

J'espère avoir mieux répondu à votre question.

M. Ronan Dantec . - Malheureusement toujours pas !

La question était précise, et sans piège : avez-vous travaillé avec les services de l'État, la Dreal, les pompiers sur cette analyse du risque extérieur ?

M. Hervé Maurey , président . - Pour essayer d'être plus clair que M. Dantec, qui est pourtant très clair, on a du mal à imaginer que vous n'ayez pas intégré dans votre réflexion et dans votre analyse de prévention des risques le fait que, à la porte de chez vous, une entreprise avait en son sein des produits qui présentaient quelques dangers... Vous considérez même que l'incendie est venu de chez votre voisin, ce qui reste à prouver.

Il est difficile de concevoir que vous avez travaillé comme si votre entreprise était au milieu d'un no man's land .

M. Eric Schnur. - Je n'ai jamais dit que je pensais que le feu venait de notre voisin. J'ai dit que la source de l'incendie était extérieure à notre site.

M. Hervé Maurey , président . - Cela doit venir d'une erreur de traduction.

M. Eric Schnur. - La question reste valable. Nous ne savons pas où le feu s'est déclaré. Ce que j'ai dit, c'est que la source de l'incendie se situait en dehors de notre site.

Dans notre analyse de risques, nous avons intégré la présence de cet entrepôt. Mais les risques associés à ce site qui n'est pas classé Seveso étaient peu élevés. S'il s'était agi d'une usine de traitement de produits chimiques Seveso ou à haut risque, nous en aurions bien sûr tenu compte.

M. Ronan Dantec . - Je ne voudrais pas insister, mais la question est simple : avez-vous travaillé avec l'État, la Dreal, sur les analyses de risques extérieurs ? Je ne vous demande pas si vous les avez pris en compte, mais si un travail collaboratif a été mené.

M. Eric Schnur. - Oui. Quelle que soit la source, un incendie dans le cas présent, nous menons l'analyse d'impact de l'événement avec la Dreal, avec la préfecture. Ce que nous faisons pour essayer de résoudre ces risques est basé sur notre évaluation de la probabilité de survenance de cet événement. Généralement, cette probabilité est faible s'agissant d'un espace de stockage.

L'évaluation de l'impact de ce qui a brûlé dépend non pas de la source, mais de la propagation du feu. Pour ce faire, nous avons mené des analyses de risques et décidé d'investissements, pas seulement à Rouen, mais pour l'ensemble de nos sites dans le monde, afin d'assurer la sécurité de toutes nos opérations.

M. Pascal Martin . - J'étais présent le jour même de l'incendie, à 11 heures, sur le site de Lubrizol puisque j'étais à l'époque président du conseil départemental de la Seine-Maritime. J'ai pu mesurer l'ampleur de cet incendie hors norme, avec un panache de fumée de plus de 22 kilomètres de long sur 6 kilomètres de large.

Vous avez évoqué les moyens techniques dont dispose l'entreprise : vidéosurveillance ou vidéoprotection, détecteurs... Je voudrais, pour ma part, connaître les moyens humains dédiés à la lutte contre l'incendie que Lubrizol pouvait engager à l'instant t, en pleine nuit.

La doctrine de la directive Seveso et de la politique des installations classées consiste à faire en sorte que l'entreprise contienne, autant que faire se peut, l'incendie à l'intérieur même de son site, avant que le service public d'incendie et de secours ne vienne en renfort. Quelles ont été les mesures de coopération et de solidarité avec les entreprises voisines ? Des conventions de solidarité interentreprises existent en effet en cas de risque majeur.

Vous avez parlé de l'engagement de l'entreprise Lubrizol pour promouvoir l'attractivité de Rouen. Je veux simplement faire remarquer que cela va bien au-delà de la ville de Rouen : sont concernés aussi la métropole Rouen-Normandie, le département de la Seine-Maritime et la région Normandie.

Enfin, pourquoi l'entreprise Lubrizol stocke-t-elle des fûts chez Normandie Logistique ? Les fûts stockés au sein de votre entreprise étaient-ils tous dans un entrepôt ? Si tel n'était pas le cas, faisaient-ils l'objet de procédures de sécurité particulières, notamment en matière de protection contre l'incendie ?

M. Eric Schnur. - À 2 heures 40, au milieu de la nuit, nous avions 17 personnes formées, qui ont permis de prendre les premières mesures. L'entreprise Borealis est venue en renfort. Je pourrais vous donner les noms des autres entreprises qui ont apporté leur aide.
Je témoigne ici de ma reconnaissance aux pompiers et à tous ceux qui nous ont aidés dans les premiers instants.

L'idée est de contenir dans un périmètre le plus restreint possible ce qui peut survenir sur notre site. Pendant deux heures, des milliers de litres d'eau ont été déversés. La zone de stockage chez Normandie Logistique était considérée comme une zone à faible risque. Dans la zone de stockage de Lubrizol, il n'y a en principe pas de source potentielle de départ d'incendie. Il n'y avait donc pas de raison d'avoir de protection spécifique.

Je suis désolé si j'ai été trop rapide dans mon introduction : nous voulons absolument soutenir tout ce qui peut permettre la promotion et l'attractivité de la région dans son ensemble.

M. Daniel Gremillet . - Combien de temps durent les irritations que vous avez évoquées ? Provoquent-elles des séquelles ?

Vous avez évoqué le dédommagement des entreprises et des productions agricoles du secteur. Mais avez-vous conscience que les conséquences de l'incendie vont au-delà ? Nous avons connaissance de produits qui sont consignés au titre du principe de précaution. Des volumes de lait très limités ont été mélangés avec d'autres : dans les quatre coins de la France, de la poudre de lait ou certains fromages ne peuvent aujourd'hui pas être commercialisés. L'impact est national et dépasse largement le secteur local. Serez-vous capable de mesurer et d'apporter des réponses de dédommagement à l'ensemble des entreprises touchées ?

Ensuite, puisque le sinistre est a priori venu de l'extérieur, le système de sécurité n'a pas pu se déclencher normalement. Ma question est simple : si le sinistre était uniquement venu du site de Lubrizol, ce système aurait-il permis d'empêcher la propagation de l'incendie ?

Enfin, puisqu'il s'agit d'un site Seveso, les tests réalisés à la suite de l'incendie confirment-ils les mêmes situations d'exposition des populations et de l'environnement sur le secteur ?

M. Eric Schnur. - La durée des irritations causées par la fumée dépend de la condition respiratoire de chacun : ceux qui sont plus sensibles sont davantage affectés. Lorsque les fumées se sont arrêtées, les problèmes se sont dissipés. Les experts pourront nous donner des précisions.

Nous sommes tout à fait conscients de l'impact sur les exploitations agricoles.
Les discussions que nous avons eues avec le FMSE portent une zone assez étendue et incluent, je le pense, toutes les régions concernées. Nous prenons l'engagement d'inclure celles qui auraient été oubliées. Nous ne sommes pas à même d'identifier toutes les fermes impactées, c'est la raison pour laquelle nous devons travailler avec le FMSE et d'autres organismes.

Si l'incendie avait eu lieu uniquement à l'intérieur de Lubrizol, le système de prévention aurait-il permis d'arrêter le feu ? C'est comme cela qu'il a été conçu. Nous tentons de simuler l'efficacité des installations.

Nous continuons à prendre des échantillons sur le site et en dehors, et nous ne voyons pas d'impact.

Mme Agnès Canayer . - À plusieurs reprises, vous avez exprimé votre souhait de vous comporter en bon voisin, de vous investir dans la communauté locale. Dans la région du Havre, au sein de laquelle Lubrizol est un acteur, la communauté d'entreprises Synerzip intervient pour développer la culture du risque industriel, la solidarité entre les entreprises Seveso du territoire et les actions de sensibilisation des habitants. Lubrizol prend-elle part à ce type d'actions sur le territoire rouennais ?

Vous avez évoqué l'indemnisation des acteurs économiques et de ceux du monde agricole. Avez-vous envisagé d'indemniser les communes qui ont été fortement impactées par le sinistre et qui ont dû faire face à de nombreuses dépenses ?

M. Eric Schnur. - Lubrizol fait partie de Synerzip au Havre.

Nous n'avons pas encore évoqué la question des indemnisations avec les collectivités territoriales. Nous nous focalisons sur les habitants, les entreprises et les exploitations. Nous avons de bonnes relations avec les autorités locales, et nous aurons certainement ces discussions.

M. Frédéric Marchand . - Le site ne sera jamais plus comme avant, avez-vous déclaré ce matin à nos collègues de l'Assemblée nationale. Vous l'avez répété cet après-midi à plusieurs reprises. Cette déclaration ne sonne-t-elle pas comme un aveu que le site tel qu'il était configuré n'était pas forcément le plus optimal ? J'ai été interpellé par votre méconnaissance des contractants de Normandie Logistique, alors même que vous y stockiez des produits catalogués comme potentiellement dangereux et que l'addition de tous ces produits peut avoir des conséquences. N'y a-t-il pas eu des manquements au niveau des process ?

M. Eric Schnur. - Notre décision de ne pas reconstruire les installations comme auparavant est simplement liée à notre volonté de continuer à exploiter les installations non impactées par l'incendie. Pour cela, nous devons rassurer la population locale. Il n'est pas envisageable de continuer les mêmes opérations sur le site.

Chez Normandie Logistique, nous stockons seulement les produits qui ne sont pas dangereux selon les normes Seveso. Nous avons des consignes très strictes. Le détail des autres produits stockés par Normandie Logistique ne nous concerne pas. Pour notre part, nous devons nous assurer qu'ils ont l'autorisation de stocker nos produits.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Pourriez-vous nous fournir une liste exploitable des produits stockés chez Normandie Logistique ?

Je répète une question à laquelle vous n'avez pas répondu : pourquoi stockiez-vous des produits chez Normandie Logistique ?

Sur la toxicité, vous avez dit à plusieurs reprises qu'il n'y avait pas d'impact sanitaire et que vous aviez mis en place un plan d'étude sur le sujet. Pouvez-vous me confirmer que c'est bien Lubrizol qui s'occupe de ce plan ? La toxicité s'évalue aussi eu égard à l'interférence des substances entre elles : c'est ce qu'on appelle les effets cocktail ou les effets combinés. Êtes-vous certains que l'interférence des substances entre elles n'a pas d'impact sanitaire ?

Au regard de la catastrophe qui est survenue, qu'améliorerez-vous pour éviter qu'elle ne se reproduise ?

M. Eric Schnur. - La liste de nos produits qui étaient stockés chez Normandie Logistique est disponible sur le site de la préfecture. Nous ne savons pas, parce que cela ne nous concerne pas, quels sont les produits des autres sociétés qui y étaient également entreposés.

Nous avons stocké des produits chez Normandie Logistique pour des raisons d'espace et de facilité logistique. Nous avons partout dans le monde des sites de stockage, qui sont exploités par des parties tierces.

Le plan relatif à la toxicité a été défini avec des associations environnementales et les autorités locales. Il a été publié sur le site de la préfecture.

La question concernant les cocktails de produits est très intéressante. Nous pouvons faire des simulations de la combinaison de nos produits Lubrizol qui sont dans nos entrepôts et chez Normandie Logistique. Nos produits sont des mélanges de différents produits chimiques et nous connaissons les effets de ces cocktails. 90 % des produits sont à base de carbone et d'hydrogène.

La question essentielle est de savoir ce qui s'est passé. Nous attendons les résultats de l'enquête pour connaître la source de l'incendie et nous assurer que cela ne se reproduise plus. Pour l'instant, je n'ai pas ces informations. Nous sommes certains que l'enquête sera menée de manière approfondie.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Vous nous avez affirmé avoir parlé aux autorités locales du processus d'indemnisation. On a pu lire dans la presse la semaine dernière que vous aviez des entretiens prévus avec les ministres Élisabeth Borne, Agnès Buzyn et Didier Guillaume. Le ministre de l'agriculture a estimé le préjudice entre 40 et 50 millions d'euros. Vous avez, pour votre part, dit que cette somme n'avait jamais été évoquée.

Avez-vous eu des entretiens avec ces ministres ou avec le Président de la République sur ce sujet qui doit être une préoccupation majeure de l'État français ?

M. Eric Schnur. - J'ai rencontré Élisabeth Borne la dernière fois que j'étais à Paris, et j'espère la voir de nouveau. Nous avons discuté des moyens nécessaires pour soutenir les personnes concernées. Ce qui est sorti de ces échanges, ce qu'il faudrait avoir des commissions locales pour mesurer l'impact de l'incendie. Cette initiative a été lancée il y a la semaine dernière. L'idée est de travailler avec la population locale, les associations, les ONG et les autorités locales.

Je n'ai pas encore vu le ministre de l'agriculture, ni le président Macron, que je serais très honoré de rencontrer.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - À combien estimez-vous le coût des opérations de dépollution qui seront probablement nécessaires sur le site et hors du site ? Comment seront-elles menées et combien de temps dureront-elles ? Il faut en effet évacuer les fûts endommagés.

M. Eric Schnur. - Je n'ai pas d'estimation du coût, mais je peux vous dire ce que nous allons faire. Un grand nombre de fûts ont été détruits dans l'incendie, mais beaucoup d'autres ont subi des températures très élevées. Nous avons fait appel à des spécialistes pour nous assurer qu'il n'y ait pas de problème de diffusion d'odeurs. Nous avons construit une tente à cette fin. Un robot sera utilisé pour déplacer les fûts et les placer dans un enclos. Cette opération prendra des mois, et nous la réaliserons dans les meilleures conditions de sécurité. Nous dépolluerons le site de la manière la plus efficace possible.

M. Hervé Maurey , président . - Vous souhaitiez dire quelques mots de conclusion.

M. Eric Schnur. - Je commencerai par vous remercier du temps que vous m'avez consacré et de vos questions pour comprendre ce qui s'est passé à Rouen et trouver des solutions afin d'améliorer la situation.

Nous voulons agir en bon voisin et aider la population, et nous avons d'ailleurs déjà commencé à le faire. Une des raisons de ma présence à Paris et à Rouen est que je veux m'assurer que nous fournissons le soutien et les ressources nécessaires. Nous sommes vraiment désolés et présentons toutes nos excuses aux personnes impactées par cet incendie. Je suis très fier des salariés du groupe Lubrizol en France, avec lesquels j'ai eu de nombreux contacts depuis l'accident et qui ont fait un très bon travail.

J'aimerais également remercier toutes les parties prenantes et le Gouvernement.

M. Hervé Maurey , président . - Nous avons noté vos bonnes intentions, soyez certains que nous serons très vigilants qu'elles se traduisent dans les faits.

De nombreuses questions ont été posées - certaines n'ayant pas eu de réponse, ce qui n'est pas forcément anormal à ce stade. Sur les aspects relatifs à l'indemnisation, qui sont très importants pour nous, vous n'avez pas été aujourd'hui en mesure d'apporter tous les éléments de réponse.

Vous avez certainement pu mesurer que nous avions quelques doutes sur la réalité des informations relatives à la non-dangerosité des fumées sur le site et aux alentours. Comme je vous l'ai demandé, nous attendons avec grand intérêt les analyses que vous pourrez nous produire.

Nous vous avons adressé une liste de questions. Nous aimerions que vous répondiez, par écrit dans un délai de deux semaines, à celles qui n'ont pas été évoquées aujourd'hui.

Mes chers collègues, je vous rappelle que nous nous rendrons à Rouen jeudi prochain pour rencontrer les responsables de l'entreprise sur place, les personnels, les services de l'État et les acteurs du territoire.

M. Denis Merville, président, et Mme Véronique Delmas, directrice
d'ATMO Normandie
(Mardi 29 octobre 2019)

M. Jean-François Husson , président . - Mes chers collègues, je vous prie tout d'abord de bien vouloir excuser l'absence du président de notre commission d'enquête, Hervé Maurey. Nous procédons aujourd'hui à trois auditions sur la gestion des conséquences de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen. La commission d'enquête a souhaité que notre réunion d'aujourd'hui soit ouverte au public et à la presse ; un compte rendu en sera publié avec le rapport. J'appelle l'attention du public ici présent qu'il est tenu d'assister à cette audition en silence. Toute personne qui troublerait les débats, par exemple en donnant des marques d'approbation ou d'improbation, sera exclue. Je ne reviens pas sur les conditions et le contexte ayant conduit l'ensemble des présidents de groupes et des présidents de commissions du Sénat à souhaiter qu'une commission d'enquête puisse faire toute la lumière sur la gestion des conséquences de l'incendie de l'usine Lubrizol de Rouen et formuler, le cas échéant, des propositions pour, notamment, améliorer la maîtrise des risques technologiques.

Après avoir entendu le PDG du groupe Lubrizol et effectué un déplacement très marquant sur le terrain jeudi dernier, nous débutons cet après-midi nos travaux en recevant M. Denis Merville, président, et Mme Véronique Delmas, directrice, d'ATMO Normandie.

Avec cette audition, nous abordons les conséquences sanitaires de l'incendie. En effet, ATMO France est la fédération des associations agréées de surveillance de la qualité de l'air. La loi de 1996 sur l'air et l'utilisation rationnelle de l'énergie leur a confié différentes missions, dont plusieurs intéressent directement notre commission d'enquête, notamment la mise en oeuvre de la surveillance et de l'information sur la qualité de l'air, la diffusion des résultats et des prévisions et la transmission des informations relatives aux dépassements ou prévisions de dépassement des seuils d'alerte. Pour la crise qui nous occupe aujourd'hui, ATMO Normandie a joué un rôle important. Je rappelle d'ailleurs que vous aviez déjà réalisé une analyse approfondie et formulé des recommandations lors du précédent accident de l'usine Lubrizol, en 2013. À l'époque, vous aviez noté qu'il convenait de « tirer les enseignements de ce qui s'est passé pour pouvoir améliorer les points qui se sont révélés défaillants », notamment en termes d'organisation et de communication. C'est dire si votre éclairage sur la gestion des suites de l'accident du 26 septembre dernier nous intéresse.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Denis Merville et Mme Véronique Delmas prêtent serment.

M. Den is Merville, président d'ATMO Normandie . - Je vous remercie, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, de procéder à notre audition. Mes propos seront opportunément complétés par l'intervention de Véronique Delmas, qui dirige depuis longtemps notre association et qui était en première ligne lors de la catastrophe de Lubrizol.

Notre association est issue de la loi de 1996 ; elle comprend des représentants de l'État, des collectivités locales et des industriels, ainsi qu'un collège regroupant des responsables associatifs, des personnalités qualifiées et des médecins. Cette structure quadripartite est une garantie d'indépendance à laquelle nous tenons particulièrement. Conformément aux recommandations de la loi, chaque collège pèse pour 25 % dans l'association, et seuls les trois premiers participent à son financement. Il est important en effet que personne ne finance ces réseaux à plus de 50 %.

Notre association, agréée par le ministère de l'environnement, est chargée de surveiller la qualité de l'air et la pollution de fond. Les spécialistes dénombrent malheureusement 40 000 décès par an dus à la pollution atmosphérique. Sans minimiser l'incendie de l'usine Lubrizol, notre priorité reste donc la mesure de cette pollution de fond.

Notre activité est très réglementée par les directives européennes. Nous publions un indice qui synthétise les mesures des quatre polluants principaux. Les interventions sur les accidents ponctuels relèvent plutôt de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) ou de bureaux spécialisés comme Veritas. Elles ne font donc pas partie de nos missions réglementaires, mais nous essayons d'apporter notre concours aux pouvoirs publics dans ce genre de situations.

Lors de l'accident de 2013, nous avions déjà effectué des observations et participé à des groupes de travail régionaux et nationaux. Nous avons été parmi les premiers en France à signer, en 2018, une convention avec le SDIS 76 pour mettre à disposition des sapeurs-pompiers, tous les trois mois, des canisters ( NB - récipient métallique vide qui capture l'air devant être analysé ). Le service départemental d'incendie et de secours (SDIS) a pu ainsi réaliser des prélèvements à plusieurs reprises, le jour même de l'accident et par la suite.

ATMO Normandie résulte de la fusion entre Air Normand, pour la Haute-Normandie, et Air Com, pour la Basse-Normandie, dans le cadre de la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe). La Normandie reste une région à taille humaine et cette fusion s'est effectuée dans de bonnes conditions.

Le jour de l'accident, Mme Delmas a été appelée vers 4 heures du matin.
J'ai, pour ma part, été alerté alors que j'étais en route pour le conseil départemental, où je suis également élu. Toute l'équipe d'ATMO Normandie a été mobilisée le jour de l'accident et les suivants.

Notre association emploie une trentaine de collaborateurs et gère un budget de 4,5 millions d'euros environ, financé à parts égales par l'État, les collectivités territoriales et les industriels, via la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP). La part de Lubrizol est faible dans notre budget, puisque, avec l'usine du Havre, elle ne représente que 0,12 % de notre financement. Un ancien directeur d'usine retraité de Lubrizol siège à notre conseil d'administration, en qualité de représentant de l'Union des industries chimiques.

La loi NOTRe a compliqué notre financement du côté des départements. Aujourd'hui, seule la Seine-Maritime joue le jeu, les autres nous renvoyant vers les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI).

M. Jean-François Husson , président . - Monsieur le président, pourriez-vous aborder les enjeux sanitaires ?

M. Denis Merville. - Nous mesurons la qualité de l'air mais les études épidémiologiques ne sont pas de notre ressort. Les habitants se sont beaucoup plaints des odeurs, mais cela ne signifie pas forcément que les fumées soient toxiques. Il peut aussi y avoir des pollutions sans odeur. Tout dépend de la nature des produits qui brûlent.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Nous avons bien compris que la priorité d'ATMO, c'est la mesure de la pollution de fond et pas les incidents ponctuels. Vous avez néanmoins été mis dans la boucle dès le début de l'incident. Madame la directrice, comment ATMO Normandie s'est-elle impliquée dans la gestion de la crise ?

Mme Véronique Delmas, directrice d'ATMO Normandie. - Nous sommes intervenus à plusieurs niveaux. Je me suis rendue à la préfecture dès 4 heures 30 du matin pour participer à la cellule de crise. Nous avons tout d'abord décidé de mettre des canisters à disposition des pompiers. Il s'agit de bonbonnes destinées à effectuer des prélèvements d'air. Nous en avions à Rouen, mais vu l'importance du sinistre, nous en avons rapatrié deux du Havre. Au total, les pompiers ont pu effectuer six prélèvements différents. Les premiers tests effectués dans un camion venant de Nogent-le-Rotrou n'ayant pas été concluants, nous sommes convenus avec le SDIS et la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal), pour plus de sûreté, de faire faire les analyses à l'Ineris.

Ensuite, nous avons regardé ce que mesurait notre réseau de capteurs fixes.
La situation était normale, ce qui est compréhensible, le panache de fumée ne se dirigeant pas vers nos stations, mais plus au nord. La Dreal et la préfecture m'ont demandé d'ajouter une station mobile sur les hauteurs de Rouen, à Mont-Saint-Aignan. J'ai donc fait en sorte de rapatrier du matériel disponible pour équiper cette station en début d'après-midi. Il m'a également été demandé d'installer des jauges pour récupérer les dépôts secs et les eaux de pluie sous le panache, des précipitations ayant été annoncées. Enfin, nous avons installé un filtre sur la station de Saint-Saëns pour effectuer des mesures d'hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP). Voilà pour la partie métrologique.

S'agissant de l'information du public, instruits par le précédent incendie de 2013, nous avons décidé de suspendre la diffusion de l'indice ATMO, la situation étant trop incertaine. Cet indice, dont la diffusion quotidienne nous est imposée par un arrêté ministériel, est basé sur la mesure de quatre polluants chroniques - le dioxyde de soufre, le dioxyde d'azote, les particules PM10 et l'ozone. Il s'agit de surcroît d'un indice d'agglomération : il n'était donc pas vraiment représentatif, toute l'agglomération n'étant pas également concernée. Par ailleurs, c'est un indice de prévision. Or, vous l'avez compris, nous ne savions pas vraiment comment la situation allait évoluer. Enfin, comme nous étions dans le cadre d'un plan particulier d'intervention (PPI), nous avons considéré que l'information relevait du préfet.

Nous avons donc décidé de ne plus publier l'indice ATMO sur Internet et d'en expliquer les raisons dans une fenêtre pop-up . Nous avons également précisé que des signalements concernant des odeurs et des symptômes physiques nous étaient remontés de la population.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Juste après l'incendie, vous avez donc décidé de ne plus publier l'indice, qui est basé sur quatre éléments. Pourquoi cet indice ne permettait-il pas de rendre compte de la toxicité des fumées émises ?

Par ailleurs, vous venez de dire que les panaches de fumée s'étaient dirigés vers le plateau nord de l'agglomération. Or vous ne disposez pas de stations de mesure dans cette zone. Vous avez cependant continué d'enregistrer les mesures sur le reste de l'agglomération, mais vous n'avez pas diffusé d'indice global pour ne pas, selon vous, contribuer à provoquer de l'incompréhension. Ce choix n'a pas été compris par la population, qui vous a accusés de dissimulation. N'est-ce pas plutôt votre attitude qui a suscité de l'incompréhension ?

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Je pense aussi que vous avez participé à augmenter l'inquiétude de la population. Quel est votre avis ?

Ensuite, la presse a signalé des indices de pollution de l'air inquiétants, des chiffres contestés par l'État, car les mesures auraient été faites avec du matériel contaminé. De quelles informations disposez-vous à ce sujet ?

M. Denis Merville. - Ce que nous devons mesurer est déterminé par les pouvoirs publics. Il s'agit seulement des quatre polluants mentionnés tout à l'heure. C'est de plus un indice d'agglomération. Il est vrai que nous avons plus de capteurs sur la rive gauche que sur la rive droite, où se trouvent des communes qui ont été touchées, comme Mont-Saint-Aignan, mais on est plus proche de zones industrielles quand on est à Petit-Quevilly que quand on est à Bois-Guillaume.

Si vous voulez que nous mesurions plus de polluants, il faut que la réglementation change. De plus, vous le savez comme moi, la nature des produits qui brûlaient a été connue tardivement. En tout état de cause, il faut du matériel adéquat, ce qui coûte cher.

La décision avait été prise, après l'accident de Lubrizol en 2013, de ne plus diffuser cet indice, pas forcément représentatif en cas d'incident majeur. Cet indice ne rend pas compte non plus des odeurs. Il faut savoir que nous avons un réseau de « nez » bénévoles à Rouen, à Port--Jérôme-sur-Seine et au Havre. Leur retour a montré qu'il y a moins d'odeurs qu'avant, mais c'est difficile à quantifier avec un indice représentatif, et l'indice que nous publions en temps normal ne rend absolument pas compte de ces phénomènes. Pour éviter de perdre en crédibilité, nous avions donc décidé cette suspension en cas d'incident, après 2013.

Mme Véronique Delmas. - Vous dites qu'il n'y a plus eu d'information, mais c'est faux, puisque les capteurs ont continué de fonctionner et les résultats ont été publiés en temps réel. Seul l'indice ATMO a été suspendu, et nous nous en sommes expliqués dans une fenêtre pop-up , en précisant qu'un certain nombre d'éléments interviendraient après une analyse plus poussée. Pour moi, ce choix était compréhensible.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Était-ce le vôtre ?

Mme Véronique Delmas. - Absolument, et il a été dicté par le retour d'expérience de l'accident Lubrizol en 2013.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Il y a, d'un côté, informer et, de l'autre, rassurer. Ce choix était-il de nature à rassurer ?

Mme Véronique Delmas. - Ce n'est pas notre rôle de rassurer. Notre travail consiste à donner des informations le plus honnêtement possible. Quand on ne sait pas, on ne dit rien. On ne pouvait pas publier un indice global sur l'agglomération avec les données dont on disposait. Nous risquions de donner une information potentiellement erronée.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - D'autres laboratoires ont--ils aussi mesuré la qualité de l'air ?

Mme Véronique Delmas . - Beaucoup d'analyses ont été réalisées par différents organismes ! L'incendie a duré plusieurs jours et la qualité de l'air a continué de se dégrader. Le premier jour a été marqué par le gros panache, mais la combustion a continué les jours suivants. Aujourd'hui, elle est terminée. Toutefois, le problème de la qualité de l'air reste posé. Beaucoup de structures sont intervenues, pas seulement ATMO Normandie.
Les services de l'État ont ainsi fait appel, par exemple, au réseau des intervenants en situation post-accidentelle, réseau RIPA, coordonné par l'Ineris et dont fait partie Bureau Veritas. Des mesures d'amiante ont été réalisées par trois laboratoires.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Quels enseignements avez-vous tirés de l'accident de Lubrizol en 2013, lié à une fuite de gaz ? Avez-vous revu vos procédures et, notamment, votre communication ?

Mme Véronique Delmas . - Une commission d'enquête, après l'accident de 2013, avait estimé que la communication d'Air Normand à l'époque avait été bonne parce que l'on avait tenu compte des retours des habitants et des signalements d'odeurs. Je crois que tout le monde a reconnu que la communication avait été pertinente et adaptée.

Pour le reste, on a travaillé sur d'autres axes d'amélioration avec d'autres associations comme ATMO-Rhône-Alpes et ATMO-Provence-Alpes-Côte d'Azur dans le cadre de groupes de travail nationaux sur l'instruction du gouvernement du 12 août 2014, dite instruction Lubrizol. Au cours de ces travaux, nous avons fait des propositions pour améliorer, en cas d'accident, la connaissance de l'événement et mieux comprendre l'impact sanitaire. Nous avions ainsi préconisé des conventions avec les SDIS, à l'image de la convention avec le SDIS 76. La Seine-Maritime fait partie des trois seuls départements où une telle convention a été signée.

L'incident de 2013 n'était pas lié à un incendie, mais à une émanation de mercaptan, et l'instruction du 12 août 2014 visait à apporter des réponses en cas d'émission de substances dangereuses. Cette année, on a dû faire face à un incendie. On a utilisé des canisters, mais il faut reconnaître que nos dispositifs de prélèvement ne sont pas forcément adaptés aux incendies. Il y a là, à mon avis, matière à ouvrir une réflexion.

Mme Céline Brulin . - Vous avez évoqué les pistes de travail qui ont été les vôtres après l'accident de 2013. L'incendie appelle d'autres réflexions. Vous utilisez quatre indicateurs pour élaborer votre indice. Est-ce suffisant ? Quels composants pourriez-vous mesurer en fonction des différents types d'accidents industriels susceptibles de se produire ?

M. Pascal Martin . - Ma question est similaire et porte sur les retours d'expérience. Quels enseignements pouvez-vous d'ores et déjà tirer de l'incendie pour améliorer les choses ? Que pouvez-vous nous dire du fonctionnement du centre opérationnel, de la coordination entre le préfet et le commandant des opérations de secours ?
D'où provenaient vos instructions ?

M. Jean-Claude Tissot . - Dès les premières mesures enregistrées, vous vous êtes tournés vers un autre laboratoire. Pourquoi ? Vous n'avez pas souhaité transmettre les indices de qualité de l'air durant l'incendie. Avez-vous conservé les mesures que vous avez réalisées ? Dans ce cas, pourriez-vous nous les communiquer ?

Les pompiers ne travaillent pas à partir d'analyses, mais utilisent des capteurs. Travaillez-vous avec eux pour les aider à les régler ? Le SDIS a-t-il utilisé vos relevés pendant l'incendie ?

Mme Agnès Canayer . - Je voudrais plus de précisions sur la coordination des informations. Vous avez décidé de ne pas communiquer l'indice ATMO le premier jour.
Qui coordonnait la diffusion des informations ? Publiez-vous à nouveau l'indice ATMO ? Qui a décidé de republier l'indice ? Est-ce vous ? Est-ce la préfecture ?

M. Denis Merville . - Notre fédération a été davantage associée à la gestion de la crise qu'en 2013 où nous avions été un peu oubliés. Mon prédécesseur avait écrit au préfet pour lui dire que nous étions à disposition si de tels événements se reproduisaient.

Quels enseignements tirer ? On peut certes mesurer d'autres polluants, mais notre indice de qualité de l'air est défini sur la base de seuils réglementaires. Pour le modifier, il faudrait modifier la réglementation. Notre indice repose sur une échelle allant de un à dix. Cela a l'avantage de la clarté pour le grand public, mais la qualité de l'air est une notion complexe. De même que pour l'amiante ou les dioxines, il faut mener des études épidémiologiques pour apprécier les effets des substances.

Monsieur Tissot, nous disposons des mesures que nous avons réalisées et nous pouvons vous les fournir. Si l'on avait publié un indice faisant apparaître une bonne qualité de l'air alors que l'incendie était en cours, on nous aurait immanquablement accusés de ne pas dire la vérité ; d'un autre côté, en gardant le silence, on a pu être suspectés de dissimuler la vérité.... L'équilibre est difficile à trouver !

M. Jean-François Husson , président . - Nous vous adresserons un courrier pour obtenir communication de vos mesures de la qualité de l'air.

Mme Véronique Delmas . - Les mesures des polluants qui permettent de calculer l'indice de qualité de l'air ont toujours été accessibles sur le site Internet d'ATMO Normandie pendant l'incendie à mesure qu'elles étaient réalisées, et n'ont jamais été retirées. Elles ont toujours été disponibles. Simplement, le premier jour, nous n'avons pas calculé d'indice synthétique. Le lendemain, alors que le panache de suie et de particules s'était dissipé, nous avons, à la demande du préfet, installé un camion avec des capteurs sur les hauteurs de Rouen, à Bois-Guillaume, qui indiquaient que la situation était normale s'agissant des quatre polluants. Dès lors, nous avons recalculé l'indice, assorti d'une fenêtre pop-up indiquant clairement que l'indice n'était pas représentatif pour les odeurs ni pour les polluants atypiques émis lors d'un incendie.

S'agissant du retour d'expérience, nous avons beaucoup d'idées. Il serait trop long de toutes les exposer. Je vous propose de vous les adresser par écrit. En particulier, la cellule post-accidentelle devrait jouer un rôle plus important ; elle devrait se réunir dès le démarrage. J'ai regretté l'absence de lieu où nous réunir entre spécialistes des mesures. On se réunissait au centre opérationnel départemental où la priorité était le sinistre. Il manque un lieu d'échanges.

Un mot enfin sur les mesures. Pour pouvoir pomper de l'air dans les canisters, il faut les équiper d'embouts spécifiques. Or l'appareil de Nogent-sur-Seine n'en possédait pas, ce qui explique qu'il n'a pas pu être connecté aux canisters. Très peu de laboratoires savent le faire. Nous avons aussi le projet d'installer un PTR-MS ( Proton Transfer Reaction - Mass Spectrometer ), appareil qui permettrait de mesurer les composés chimiques collectés dans les canisters. Nous souhaiterions en installer un au Havre afin de pouvoir procéder très rapidement à des analyses en cas d'incident, car cet appareil fonctionne en continu et permet d'avoir des résultats très rapidement.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Éric Schnur, le président-directeur général de Lubrizol a comparé l'incendie de l'usine Lubrizol avec celui d'une habitation, estimant que l'un n'était pas plus dangereux que l'autre. Trouvez-vous cette comparaison opportune ? De même, avez-vous pu analyser et modéliser les conséquences des fréquents incendies de voitures contenant, avec une probabilité quasi certaine, des produits Lubrizol ?

M. Denis Merville . - Il me semble délicat de comparer l'incendie de Lubrizol avec un incendie d'habitation : les quantités de produits chimiques en cause ne sont pas les mêmes. Les incendies de pneumatiques dégagent également des fumées et nous recevons parfois des plaintes au Havre ou à Rouen.

Mme Véronique Delmas . - S'agissant des incendies de voiture, vous devriez poser la question à l'Ineris, qui effectue de tels essais dans des tunnels pour en mesurer l'impact.

M. Jean-François Husson , président . - Je vous remercie. S'il existe une contribution du réseau ATMO, nous serons heureux d'en être destinataires.

M. Arnaud Brennetot, maître de conférences en géographie politique à l'université de Rouen
(Mardi 29 octobre 2019)

M. Jean-François Husson , président . - Nous poursuivons les auditions de notre commission d'enquête sur la gestion des conséquences de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen et nous entendons maintenant M. Arnaud Brennetot, géographe et professeur à l'université Rouen Normandie.

Deux semaines après l'incendie de l'usine Lubrizol, vous avez réalisé une analyse de la communication mise en place autour de cette catastrophe industrielle et technologique. Votre analyse pointe de manière précise plusieurs erreurs dans cette communication. Il nous a donc paru intéressant que vous puissiez nous en faire partager les résultats, voire la compléter compte tenu des nouveaux éléments portés à la connaissance du public depuis que vous l'avez réalisée.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Arnaud Brennetot prête serment.

M. Arnaud Brennetot, maître de conférences en géographie politique à l'université de Rouen . - Je vous remercie de m'auditionner aujourd'hui. J'ai commencé à analyser la communication officielle des services de l'État chargés du dossier de l'incendie de l'usine Lubrizol à partir du moment où, assez rapidement, j'ai eu l'intuition que la transparence de l'information donnée au public depuis le jeudi 26 septembre, et promise par le Premier ministre, n'était pas totale, mais plutôt partielle. Cette insuffisante transparence s'est accompagnée à la fois d'une sous-évaluation de l'impact géographique de l'incendie et d'une imprécision quant aux mesures de précaution à appliquer.

En premier lieu, l'information de crise concernant les zones exposées a été insuffisante. Je ne reviens pas sur les conditions d'information et d'alerte des populations qui, de l'avis unanime, présentent des points d'amélioration évidents. Je voudrais en revanche revenir plus longuement sur les mesures de précaution communiquées au public : confinement dans un rayon de 500 mètres, blocage des accès routiers, fermeture des établissements scolaires dans une douzaine de communes, ainsi qu'un certain nombre d'autres consignes adressées au public via différents canaux, notamment les médias. Il a ainsi été conseillé d'éviter, dans l'agglomération de Rouen, « les déplacements non indispensables » : mais qu'est-ce qu'un déplacement non indispensable ? Se rendre sur son lieu de travail, à un rendez-vous médical ou à un stage de formation relève-t-il d'un déplacement non indispensable ? Il a également été conseillé de « ne pas s'exposer inutilement aux fumées » et de « rester à l'intérieur autant que possible » : quelle différence y a-t-il, pour le public, entre « rester à l'intérieur », « se mettre à l'abri » et « se confiner » ? Il s'agit d'expressions normalisées qui ne sont pas forcément transparentes pour le public. Un document mis en ligne sur le site de la préfecture entretient cette confusion en décrivant la mise à l'abri comme un confinement, alors qu'il s'agit de deux procédures distinctes.

L'étendue géographique concernée a également été imprécise. La référence à « l'agglomération rouennaise » est vague : s'agit-il de la commune ? De la rive gauche ? D'Elbeuf ? Des communes plus au nord ? De Barentin ? De Clères ? À Forges-les-Eaux ou à Saint-Saëns, doit-on se considérer hors de la zone concernée par le danger ? La préfecture a arrêté, dès le matin du jeudi 26 septembre, le périmètre du plan particulier d'intervention (PPI), limité à douze communes. Mais, très rapidement, celui-ci s'est révélé trop restreint au regard de l'étendue du nuage ; les services de l'État ont alors élargi la zone à protéger selon un axe sud-ouest nord-est qui correspondait à la trajectoire du vent. Les critères qui ont présidé à la définition de ce périmètre me semblent à la fois obscurs et critiquables : il était en effet prévisible que le nuage allait s'étendre au-delà des douze communes, comme l'a d'ailleurs bien montré l'arrêté du 28 septembre qui interdit la commercialisation des productions agricoles. Il était donc tout à fait possible que la pluie attendue en milieu de matinée allait faire retomber les substances véhiculées par le nuage sur l'ensemble de la zone couverte par le panache et non sur les seules douze communes visées par l'arrêté. En dehors de ce périmètre, qui concerne une centaine de communes, aucune mesure de précaution n'a été émise : les activités d'extérieur - jardinage, sport, chantier, cour de récréation - se sont poursuivies sans aucune mise en garde ! L'imprécision qui a présidé à l'édiction des mesures de précaution à suivre a conduit à des réactions extrêmement hétérogènes selon les personnes, les établissements ou les entreprises.

En second lieu, l'information a été à la fois confuse concernant les polluants et imprécise quant aux moyens de s'en protéger. Les premiers jours, les services de l'État ont concentré leur discours sur les suies déposées par la pluie. Ils ont insisté à plusieurs reprises sur le caractère visible de la pollution ; mais, en focalisant l'attention du public sur ces pollutions visibles, ils ne l'ont pas incité à prendre conscience d'un risque spécifique lié à la présence éventuelle d'éléments toxiques non visibles - hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), dioxines ou métaux lourds. Les services de l'État n'ont pas non plus mis en garde le public sur le fait que les éventuelles particules fines qui pouvaient s'être déposées dans l'environnement, notamment là où aucun nettoyage n'avait été préconisé - toitures, chaussées, végétation -, étaient susceptibles d'être soit inhalées si elles étaient en suspension, soit remobilisées par le vent et déposées là où des nettoyages préalables avaient été effectués. Les services de l'État n'ont pas non plus précisé le temps ou la quantité d'eau de ruissellement nécessaires pour nettoyer naturellement les surfaces et pour que les polluants s'infiltrent dans les sols.

Mercredi 2 octobre, M. Raymond Cointe, directeur général de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris), a annoncé que l'incendie avait probablement conduit à l'émission de dioxines potentiellement contaminantes soit par l'alimentation soit, notamment pour les jeunes enfants, par le fait de porter à la bouche des éléments contaminés. De ces deux constats - présence potentielle de dioxines et risque accru pour les enfants -, les responsables de l'agence régionale de santé (ARS) comme du rectorat n'ont tiré aucune conclusion et ont continué à insister sur les faibles teneurs attestées par les premiers résultats et à rappeler la consigne de précaution de nettoyage des suies, conformément au protocole de l'ARS publié le matin du vendredi 27 septembre.

Dans la soirée du 26 septembre, on apprenait que seuls les établissements scolaires des douze communes du périmètre initial seraient fermés le 27 afin de nettoyer les suies. Or ce périmètre aurait dû, à l'évidence, être bien plus large ! Pour les autres communes, le préfet a annoncé que les mesures à prendre étaient laissées à l'appréciation des maires. S'agissant des particules fines, aucune précaution particulière n'a été prise, les services de l'État laissant entendre que le nettoyage des suies était suffisant pour dépolluer l'environnement et indiquant à plusieurs reprises que, une fois les suies nettoyées, l'usage normal des espaces publics et privés - trottoirs, aires de jeu, espaces verts, jardins, équipements sportifs - pouvait reprendre, alors que l'on ignorait s'il y avait ou non des composés organiques volatils, des métaux lourds ou des dioxines. Aucune mesure de précaution particulière n'a été préconisée dans les premiers jours à l'adresse des personnes travaillant en plein air - jardiniers, travailleurs du bâtiment, couvreurs - ni concernant la pratique des activités extérieures, notamment pour les enfants, en dépit du risque souligné par le directeur général de l'Ineris. Les mesures de précaution à prendre ont été laissées à la libre appréciation de chacun. Le ton rassurant qui a accompagné la publication des résultats d'analyse et le caractère vague des mesures de précaution tranchent non seulement avec l'inquiétude d'une partie importante de la population, mais aussi avec l'avis d'un certain nombre d'experts qui ont préconisé, par exemple, de retirer ses chaussures quand on passe de l'extérieur à l'intérieur, de se laver les mains de façon préventive, de ne pas laisser les enfants fréquenter les espaces enherbés pendant plusieurs semaines ou pour les amateurs de champignons, de renoncer pendant quelques mois à leur cueillette dans la partie couverte par le panache. Une enquête de l'Union régionale des médecins libéraux menée auprès de 81 médecins révèle que 67 d'entre eux considèrent que les informations transmises au public ainsi qu'aux praticiens étaient insuffisantes.

En troisième lieu, les zones touchées par les risques liés à l'amiante ont été sous-évaluées. La toiture du bâtiment qui a brûlé le 26 septembre sur le site de l'usine Lubrizol contenait de l'amiante ; pendant plusieurs jours, les services de l'État ont postulé que les débris avaient brûlé sur place ou étaient restés sur site, sans envisager l'hypothèse d'une dispersion beaucoup plus large : les tests sur les fibres d'amiante présentes dans l'air ont donc été réalisés dans un rayon de 300 mètres puis de 800 mètres autour de l'usine. Les habitants du nord de l'agglomération ont pourtant rapidement retrouvé des fragments de fibrociment et en ont diffusé les photographies sur les réseaux sociaux. Or il a fallu attendre le vendredi 4 octobre pour que les services de l'État reconnaissent que neuf communes avaient potentiellement été touchées par des rejets d'amiante, dans un rayon de 7 à 8 kilomètres au nord-est de l'usine.

S'agissant enfin de la nature et de l'identité des entreprises impliquées dans l'incendie, nous savons désormais que deux entreprises ont été concernées par l'incendie : Lubrizol et Normandie Logistique. Mais l'implication de Normandie Logistique n'a été connue que tardivement. L'information la concernant est donnée, pour la première fois, par le directeur de l'entreprise Lubrizol, dans une interview à Paris Normandie , le lundi 30 septembre au matin. Lors du conseil métropolitain du lundi soir, M. Patrick Berg, directeur de la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal), l'évoque de manière incidente à plusieurs reprises. Pendant plusieurs jours, les médias ont donc eu le plus grand mal à identifier l'implication de cette deuxième entreprise et ce n'est que le 4 octobre, une semaine après le début de l'incendie, qu'un premier article titre sur Normandie Logistique dans Normandie actu . Il faudra attendre le 14 octobre pour apprendre que, sur les 9 500 tonnes qui ont brûlé, 4 200 l'ont été sur le site de Normandie Logistique, soit 44 % de l'ensemble des produits brûlés !

L'évocation confuse de l'implication de cette entreprise pendant plusieurs jours a pu laisser croire que l'identification des responsables pourrait être relativement simple, alors que l'évaluation et la répartition des responsabilités vont vraisemblablement être beaucoup plus compliquées. Dans un contexte d'inquiétude et d'angoisse fortes, ce retard dans l'information a pu renforcer une certaine suspicion de la part du public.

En conclusion, la transparence ne s'improvise pas : elle exige de reconnaître qu'une situation d'accident peut entraîner des incertitudes. Celles-ci doivent être communiquées au public et méritent d'être assorties de mesures de précaution claires, pédagogiques et adaptées à l'étendue du danger potentiel et éventuellement de ce que l'on ignore, le temps de recouper les informations.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Je vous remercie pour cette présentation. Comment analysez-vous les manques de communication de la préfecture ? Le préfet a délivré un message très rassurant pour la population, avec des éléments de langage tels que « situation dominée », « toxicité variable » ou encore « inflammabilité nulle ». Mais n'est-ce pas là de la langue de bois, certes bien maîtrisée, mais qui n'est ni très pédagogique, ni très rassurante pour le grand public ?

M. Arnaud Brennetot . - Je n'utiliserais pas l'expression « langue de bois ». À côté des formes discursives que vous mentionnez, ont également été utilisées les doubles négations - « ne pas accomplir de déplacement non indispensable » - qui rendent le message confus. Le discours a également eu recours aux litotes et euphémisations - « absence de toxicité aiguë » -, mais quid d'éventuelles toxicités intermédiaires ? Ces figures de style témoignent d'une volonté de rassurer le public à bon compte, sans admettre les inconnues ou les incertitudes et de minimiser l'ampleur de l'événement pour donner l'impression que la situation est maîtrisée.

Comment l'expliquer ? Je peux formuler quelques hypothèses que je n'ai cependant pas les moyens de vérifier scientifiquement.

Tout d'abord, les services de l'État ont peut-être moins l'habitude que les élus locaux d'être en contact direct avec le grand public et les médias en situation de crise. Ensuite, depuis les lois de décentralisation, le public a été habitué à recevoir des explications de la part de responsables politiques qui sont des élus locaux et qui ont cette aptitude à communiquer avec différents types de publics. Enfin, il y a peut-être eu aussi, dans les premières heures suivant l'événement, une différence de perception entre acteurs : pour le préfet et le colonel Lagalle, l'enjeu était d'éviter le sur-accident - sortir des fûts, éviter que d'autres ne fuient -, ce qui aurait conduit à une catastrophe absolument dramatique ; or le public ne le découvrira que de façon décalée. Ces différences de perception de la part des acteurs accroissent l'incompréhension voire l'incommunicabilité.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Il y a eu beaucoup de communication, peut-être même trop ! Et pourtant elle n'a pas rassuré les gens. De nombreuses personnes sont intervenues dans cette communication : n'aurait-il pas mieux valu moins de prises de parole, mais plus efficaces et mieux argumentées ? Je pense notamment à la communication du Gouvernement qui a fait intervenir plusieurs ministres qui se sont parfois contredits ! Tout cela a abouti à une communication confuse qui n'a rassuré personne. Qu'en pensez-vous ?

Sur des sites aussi dangereux, je pensais, en tant que simple citoyenne, que les risques industriels étaient totalement appréhendés. Or, même s'il existe un plan de prévention des risques et des procédures, on s'aperçoit, lorsque le problème surgit, qu'il y a encore beaucoup à améliorer. Quelles propositions pourrions-nous faire pour améliorer la situation, dans le cadre d'une culture du risque industriel qui, aujourd'hui, nous fait largement défaut ?

M. Arnaud Brennetot . - Plus que d'être rassuré, le public demande à être informé, y compris sur ce qui n'est pas rassurant ou ce qui est inconnu. Cela demande une préparation en amont, avec l'intervention de professionnels spécialisés dans la communication de crise pour éviter les dérapages. Les différentes interventions autour du préfet ne m'ont pas semblé créer les mêmes interférences qu'avec les ministres, car chacun intervenait dans son domaine de compétences : l'ARS pour la santé, le SDIS pour la gestion de l'incendie, la Dreal pour l'information concernant les sites classés et les substances concernées. J'ai toutefois le sentiment que les informations ont pu être interprétées différemment selon les services ; par exemple, le périmètre des douze communes a été identifié par le SDIS au cours d'un survol de la partie noire du panache de fumée alors que les enjeux en matière de santé et de précaution allaient bien au-delà ; cette information émanant du SDIS a été transmise telle quelle aux autres services et a pu servir de base à des décisions insuffisantes en termes de précaution.

Concernant votre question sur la prévention du risque, notamment auprès des populations, cet accident révèle la forte insuffisance des moyens mis en oeuvre jusqu'alors. Cela s'explique par le fait que les accidents technologiques sont beaucoup plus rares que les catastrophes environnementales, comme les inondations ou les incendies. Les processus d'apprentissage sont plus longs, d'autant plus quand l'événement a un caractère exceptionnel, comme c'est le cas ici, qui le rend encore plus rare : on pense à AZF ou à la raffinerie de Feyzin, c'est une histoire pluridécennale.

On s'aperçoit, par exemple, que le périmètre du PPI de Rouen est insuffisant pour faire face à un nuage toxique. Heureusement, les services de l'État en sont sortis très vite et ont défini des mesures de précaution sur une superficie plus vaste, même si celle-ci était encore insuffisante.

La question de la préparation en amont des populations se pose, avec la maîtrise du vocabulaire ou l'organisation d'exercices de confinement. La plupart des ménages, ou des équipements publics d'ailleurs, ne sont pas dotés de mallettes de confinement, parce qu'ils sont en dehors des zones dans lesquelles ce matériel est prévu. C'est un problème. Malgré tout, les circonstances dans lesquelles s'est produit l'accident en ont diminué l'impact : il a eu lieu en pleine nuit, en dehors des grandes fêtes locales, alors que la situation météorologique n'était pas anticyclonique. Que se serait-il passé si cela n'avait pas été le cas ? Il y a donc des enseignements à en tirer, y compris en préparant des simulations, des entraînements ou des modélisations avec des situations différentes.

Un de mes collègues a travaillé sur l'interprétation par la population des sirènes d'alarme. Ses résultats ne sont pas encore publiés, mais ils sont édifiants : la population n'est pas assez préparée, sans compter que 8 % des personnes présentes dans l'agglomération n'en sont pas résidents ni travailleurs réguliers.

La culture de prévention des risques n'est donc pas à la hauteur des enjeux.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Lors de l'enquête en vue de la réalisation du plan de prévention des risques, en 2014, soit après l'accident de 2013, il semble que l'avis de l'autorité environnementale n'a pas été sollicité et n'a donc pas été intégré dans le cahier des charges de l'enquête publique. Qu'en pensez-vous ?

M. Arnaud Brennetot. - Je n'ai pas d'information à ce sujet.

Mme Céline Brulin . - Je m'étonne que vous ayez évoqué la communication des services de l'État, mais peu celle des ministres eux-mêmes. Vous avez d'ailleurs relevé que ceux-ci intervenaient chacun dans leur domaine. N'est-ce pas justement un problème, alors que la gestion de crise devrait s'appuyer sur une action collective des membres du Gouvernement concernés ?

S'agissant des défauts de communication en tant que tels, selon vos recherches, ceux-ci tiennent-ils à une volonté de rassurer plutôt que d'informer ou à l'utilisation d'un jargon consacré ? Peut-on faire la part des choses ?

Enfin, dans vos recherches et celles de vos confrères, peut-on cerner les différences de niveau de culture de risque selon les territoires ?

M. Jean-François Husson , président . - Je précise que les cinq ministres concernés comprennent le Premier ministre dont, par définition, le domaine s'étend sur 360 degrés.

M. Jérôme Bignon . - Je suis frappé par l'immaturité fantastique de l'organisation d'alerte et de la prise en compte de la situation. On a le sentiment qu'il ne s'est jamais rien passé, et que les territoires sont bordés de frontières infranchissables.

J'habite dans la vallée de la Bresle, à la limite entre la Somme et la Seine-Maritime. On s'y est préoccupé de la question très longtemps après l'accident, on avait le sentiment que le nuage touchait une commune, mais pas l'autre, trois communes en cercle ont été concernées, mais pas celle qui se trouvait à l'intérieur du cercle, c'était surréaliste.

Pourquoi le périmètre considéré a-t-il été limité à quelques communes, pourquoi n'a-t-on pas pris en compte le panache du vent ? Le nuage est passé sur mon jardin, mais la préfète, à qui j'en ai parlé, m'a dit que j'exagérais et qu'aucun indice de suie n'avait été signalé. Toutefois, aucune démarche étatique n'a été engagée pour mesurer les retombées sur le terrain, les indices n'étaient relevés que si les gens apportaient eux-mêmes les informations.

Cela m'inquiète, parce que je suis sous le vent de Penly et de Paluel et je frémis pour tout le Nord-Ouest en cas de pépin nucléaire. Savez-vous si le préfet de Normandie a pris l'attache du préfet des Hauts-de-France pour le prévenir ? Cela concerne l'Aisne, la Somme, ainsi, peut-être, que quelques villages de l'Oise et du Pas-de-Calais.

M. Jean-François Husson , président. - Pour avoir participé aux auditions à Rouen, je ne voudrais pas que les SDIS se sentent concernés par l'immaturité qu'évoque notre collègue : ils ont eu une capacité de réaction très rapide.

M. Jean-Claude Tissot . - Je suis étonné de voir la carte du périmètre, en forme d'entonnoir, qui se resserre puis s'évase plus loin. Le principe de précaution a-t-il été appliqué ? Nous avons vécu la grippe aviaire : alors que rien ne démontrait le moindre risque, le principe de précaution a conduit à confiner ou à abattre des volailles par milliers. Ici, le risque était avéré, mais je n'ai pas entendu parler du principe de précaution.

Mme Pascale Gruny . - Je suis élue de l'Aisne. Chacun des départements des Hauts-de-France est concerné. Avez-vous discuté avec des collègues qui se sont penchés professionnellement sur ces sujets ?

Certes, le nuage est passé au-dessus de nous, mais il n'y a pas eu de pluie, donc de suie, partout. En matière de communication, la situation était confuse à proximité de l'incendie, imaginez ce qu'il en était chez nous ! J'ai été sollicitée par des gens qui ne savaient pas s'ils pouvaient manger les carottes de leur jardin, qui étaient dans une inquiétude terrible, alors que je n'avais pas de réponse simple. Je pense que certaines communes impactées n'ont pas été reconnues comme telles.

Chez moi, les instances agricoles ont assisté à des réunions à Paris, mais en sont revenues catastrophées, avec le sentiment que, dans la perspective d'un accident nucléaire, ils nourrissaient des doutes à la fois sur la communication et sur la prise en charge.

L'usine Lubrizol était un site Seveso, mais pas Normandie Logistique. Pensez-vous qu'il faut travailler sur ce point ? Dans une usine qui n'est pas classée Seveso, je sais qu'il y a un document unique d'évaluation des risques, le cadre Seveso est encore plus contraignant.

Il y a, près de chez moi, une usine L'Oréal dans laquelle on a récemment mené des exercices dans l'hypothèse d'un accident. Faut-il aller plus loin ?

À Fécamp, certains habitants ont reçu un bon pour aller chercher de l'iode en pharmacie, mais cela ne concerne pas toute la ville. On se pose donc des questions.

M. Pascal Martin . - Je suis élu de Seine-Maritime, département qui compte 60 établissements Seveso, soit le chiffre le plus important avec les Bouches-du-Rhône, et 2 centrales nucléaires. S'agissant de ces dernières, la commission locale d'information nucléaire (CLIN) organise des réunions avec la population pour l'informer sur la conduite à tenir en cas de risque nucléaire à Paluel ou à Penly. Cela fonctionne correctement.

Les inondations de janvier 2018 ont matérialisé un autre risque naturel majeur. À cette occasion, nous avons constaté que les habitants avaient oublié que la Seine pouvait sortir de son lit. Notre réponse a été d'implanter à des endroits pertinents proches du fleuve des oeuvres culturelles rappelant les hauteurs d'eau atteintes très récemment, dans le but de diffuser la conscience du risque auprès des populations. Ne faut-il donc pas, sur ce modèle, sensibiliser très fortement les populations aux risques industriels ?

J'attends les conclusions de l'étude sur les réflexes en cas de déclenchement de sirène, mais je sais déjà que beaucoup d'habitants auront tendance à sortir de chez eux, alors même que la sirène, le plus souvent, aura pour objectif de les appeler à rester confinés. Cette impréparation me semble relever de la responsabilité de l'éducation nationale et des autorités locales.

M. Arnaud Brennetot. - Sur les différences de culture du risque, l'enquête dont je vous parlais montre que les responsables d'établissements qui accueillent du public depuis longtemps sont plus à même de prendre des décisions adaptées. L'expérience est bien de nature à améliorer les pratiques de prévention.

S'agissant du principe de précaution, il a été appliqué partiellement, mais de façon volontariste, par l'État et relayé par les chambres d'agriculture ou les syndicats professionnels, comme le montre le gel des produits agricoles décidé dès le 26 septembre pour résoudre provisoirement le problème, même si les fortes inquiétudes des agriculteurs sont compréhensibles. En revanche, cela n'a pas été le cas en ce qui concerne le cadre de vie, alors que les collectivités territoriales et les intercommunalités étaient tout à fait disponibles pour accompagner les populations.

Ainsi, je ne m'explique pas que l'on ait été aussi réducteur en ce qui concerne le périmètre et la durée des fermetures d'écoles, d'établissements recevant du public (ERP) ou d'équipements sportifs. En Seine-Maritime, quand il neige, on n'hésite pourtant pas à interrompre les transports scolaires. Quand une canicule se produit, on diffère le brevet, pourtant, quand un nuage potentiellement toxique émane d'une usine classée « Seveso seuil haut », on applique des précautions qui paraissent perfectibles.

Faut-il améliorer les dispositifs dans les sites Seveso ? Il me semble que l'on peut le faire, en effet. Il n'est pas normal que le feu soit ainsi passé d'un site à l'autre ; c'est une défaillance inacceptable, et cela mérite une réglementation plus ambitieuse en matière d'isolement des sites « Seveso seuil haut ». La zone concernée mêle différentes entreprises sur un périmètre très restreint et une usine « Seveso seuil bas » se trouve juste de l'autre côté de Normandie Logistique et aurait également pu être touchée.

Des questions doivent donc être posées sur la logistique : quelle quantité de combustible peut-on stocker sur un périmètre restreint ? L'incendie en a consommé un énorme volume.

Je suis tout à fait d'accord pour sensibiliser les populations, mais il faut aller au-delà, vers une implication dans la culture du risque. Cela passe par la pratique, par l'organisation d'exercices ; c'est ainsi que l'on pourra rassurer les populations qui sont inquiètes aujourd'hui ; quand les gens sauront comment se confiner, on pourra éviter la panique qui conduit les gens à fuir.

L'enquête que j'ai évoquée montre bien que, lorsque l'on incite les gens à rester chez eux, ils sont nombreux à respecter la consigne. Certes, ces données sont tirées d'un questionnaire et l'on ne sait pas ce que cela donnerait en situation réelle. Tout cela demande un travail collectif associant les services de l'État, la population, les collectivités territoriales, les entreprises et les établissements publics pour construire et partager cette culture du risque, en analysant les retours d'expérience. Cela a un coût collectif qu'il convient de mesurer pour savoir jusqu'où aller.

M. Jean-François Husson , président. - Pour conclure, le préfet de région a mis en place un comité de transparence et de dialogue avec pour objectif de remédier à la communication hésitante qui a immédiatement suivi l'incendie. Quelle appréciation portez-vous sur cet organe, qui s'est réuni deux fois jusqu'à maintenant ?

M. Arnaud Brennetot. - Je n'ai pas d'avis à ce sujet, mais je me réjouis qu'un comité évalue les conditions de mise en oeuvre de la transparence et identifie les points à améliorer, car c'est salutaire. Peut-être faut-il ouvrir ces réunions aux médias, qui ont également besoin d'être formés pour délivrer des informations maîtrisées aux populations en situation de crise, car les journalistes n'y sont pas préparés. Toutefois, pour parvenir à des conclusions consistantes, il faut une ambition forte.

M. Jean-François Husson , président . - Je vous remercie de votre participation.

M. Yves Blein, président de l'Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amaris)
(Mardi 29 octobre 2019)

M. Jean-François Husson , président. - Nous poursuivons les auditions de notre commission d'enquête sur la gestion des conséquences de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen.

Nous entendons maintenant M. Yves Blein, président de l'Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amoris), qui regroupe plus de 100 collectivités territoriales et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) exposés à de tels risques. Cette association poursuit une action déterminante en matière d'accompagnement des collectivités concernées, notamment par la mise en oeuvre des plans de prévention des risques technologiques (PPRT). Elle place le retour d'expérience au coeur de ses interventions. Et c'est bien à ce titre, monsieur le président, que nous souhaitions vous entendre aujourd'hui.

Dans le dernier rapport d'activité de l'association, vous estimez que les PPRT « aux niveaux local et national, ne sont plus un sujet d'actualité de premier plan ». Vous expliquez également que « maintenir la dynamique est pourtant la condition sine qua non pour assurer la mise en oeuvre effective des règlements ».

L'incendie de l'usine Lubrizol le 26 septembre dernier a confirmé de manière dramatique la pertinence de vos observations. Il est donc d'autant plus intéressant que vous nous expliquiez l'appréciation que vous portez sur la manière dont il a été géré.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Yves Blein prête serment.

M. Yves Blein, président de l'Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amaris). - Amaris a été créée en 1990, après l'adoption de la directive Seveso qui a suivi le premier accident industriel important en Europe, dans la ville éponyme. Je la préside depuis 2008 et j'en ai été élu administrateur en qualité de maire de Feyzin. Je suis député et encore conseiller municipal de Feyzin, mais je quitterai l'association au terme de ce dernier mandat. Il me semble que l'expérience du maire d'une ville qui accueille des industries classées « Seveso seuil haut » peut vous intéresser.

Amaris a été très active après l'accident d'AZF pour contribuer à la mise en oeuvre de la loi du 30 juillet 2003, dite « loi Bachelot », relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages. En 2019, nous commençons seulement à entrer dans la mise en oeuvre concrète des mesures de protection prévues qui concernent les habitants : les travaux ont été réalisés dans 600 logements sur les 16 000 qu'il faut protéger.

Pourquoi a-t-il été si long de mettre en oeuvre ces mesures ? La doctrine de la France en matière d'appréciation des risques a été refondue en 2003. Jusque-là, la France appliquait la méthode dite « déterministe », qui consiste, avec un site Seveso, à se caler sur l'hypothèse de risque la plus élevée et à en tirer toutes les conséquences possibles, telles que l'interdiction de l'urbanisation, la réglementation autour du site, etc.

À partir de 2003, la France adopte la méthode probabiliste, en cours dans la plupart des pays d'Europe. On ne se contente donc plus de prendre le scénario le plus haut, mais on étudie tous les scénarios d'accidents sur un risque industriel, avec tous les arbres de cause et tous les arbres de conséquence. Sur un site complexe, comme celui de ma commune, cela requiert un millier d'études de dangers que les industriels doivent réaliser, qui sont ensuite expertisées par les services de l'État, et qui donnent lieu à des mesures de résorption, c'est-à-dire à des mesures sur site pour réduire les dangers identifiés.

À l'issue de ce travail, lorsque l'on ne parvient pas à réduire la totalité des risques et que certains scénarios d'accidents indiquent la possibilité de conséquences en dehors du site, on prend alors des mesures d'urbanisme.

Cette période, qui a duré cinq ou six ans, est importante, et a nécessité plusieurs centaines de millions d'euros d'investissements de la part des industriels sur leurs sites en France. On a ensuite commencé à étudier les plans de prévention des risques technologiques, c'est-à-dire les mesures d'urbanisme à prendre là où le danger s'étendait au-delà de l'enceinte de l'usine.

Ces mesures se déclinent en trois dispositions : expropriation, délaissement ou obligation de réaliser des travaux sur les maisons riveraines.

Leur application a été ralentie par la capacité offerte aux habitants de les mettre en oeuvre. La loi Bachelot prévoyait un crédit d'impôt de 10 % pour la prise en charge des travaux à concurrence de 10 000 euros. Or autour des sites industriels résident souvent des foyers modestes, pour lesquels il est exclu de réaliser 9 000 euros de travaux.

Le législateur a progressivement pris conscience de ce phénomène et le taux a évolué : la loi prévoyait initialement 15 % du montant total plafonné à 10 000 euros de travaux ; en 2010, la loi Grenelle 2 impose 40 % du coût, plafonné à 30 000 euros de travaux, ce taux est ramené à 36 % en décembre suivant, à 15 %, en 2011, il remonte à 30 %, puis, en 2012, il atteint de nouveau 40 %. Durant deux ou trois années, les riverains ne savaient donc pas « à quelle sauce ils allaient être mangés ».

En 2012, l'association que je préside a convaincu les industriels que l'État n'irait pas au-delà de 40 % de prise en charge et que tout le monde devait mettre la main à la poche pour protéger les habitants. Nous avons donc signé une convention de principe invitant les industriels et les collectivités locales à prendre à charge pour moitié les 50 % des travaux restants et nous avons pu inscrire cela dans la loi en 2012. Aujourd'hui, donc, 90 % du coût des travaux sont pris en charge, les 10 % restant à la charge des habitants s'expliquent par le fait que ces travaux améliorent, en particulier, la qualité thermique des logements. Nous étudions toutefois en ce moment, avec la Caisse des dépôts et consignations, la possibilité de prise en charge de ces 10 % restants pour les foyers les plus modestes. Il existe donc un itinéraire de prise en charge qui rend possibles ces mesures de protection complexes.

En parallèle, les services de l'État ont conçu les PPRT, dont les collectivités, via les plans locaux de l'urbanisme, doivent assurer la mise en oeuvre dans les décisions en matière d'urbanisme.

Tout ce travail, qui a pour objet la prévention auprès des populations, la maîtrise des risques et leur limitation dans les installations industrielles concernées, a demandé beaucoup de temps. C'est pourquoi les administrateurs d'Amaris, lorsqu'un accident se produit, espèrent qu'il ne donnera pas lieu à de nouvelles règles : il a fallu quinze ans pour mettre en place une réglementation conçue en 2003 ; nous préférerions que l'on achève son application avant d'imposer de nouvelles mesures.

En matière de protection des populations, la France est donc dotée d'une loi efficace, et qui permettra, si elle est bien déployée, d'atteindre l'objectif de protection des riverains formulé après l'accident d'AZF.

Reste le problème de gestion de crise qu'a posé Lubrizol. Malheureusement, peu de progrès ont été accomplis et peu d'enseignements ont été tirés des retours d'expérience d'autres accidents industriels. La déléguée générale d'Amaris me faisait ainsi remarquer que l'on retrouvait, dans les reportages qui ont suivi l'accident d'AZF, les mêmes réactions de riverains : ils se plaignent de n'avoir pas été prévenus à temps, de ne pas disposer d'information claire et précise. Nous estimons que les systèmes utilisés pour prévenir les populations, ainsi que la chaîne de gestion de crise, ne sont pas au point. Les sirènes, par exemple, ne sont pas efficaces. Une étude menée dans les Bouches-du-Rhône, où il y a des sites industriels importants, comme Fos-sur-Mer, montre que celles-ci n'atteignent que 35 % de la population, alors que les réseaux sociaux peuvent en informer 70 % dans le même temps. Moi-même, qui suis un peu averti sur le sujet, je ne suis pas certain de pouvoir reconnaître les différentes sirènes indiquant la nature des dangers.

Il existe d'autres systèmes, notamment le Cell Broadcast , grâce auquel tous les opérateurs téléphoniques dans un certain périmètre diffusent une alerte sur tous les supports, portables et autres, de façon immédiate. Ce système fonctionne dans d'autres pays, comme les États-Unis, les Pays-Bas ou le Japon.

Nous observons également un dispositif utilisé en Belgique, qui fonctionne selon une logique complètement différente, que nous trouvons pertinente. Le Centre de crise national répond directement aux questions que posent les personnes concernées par un accident au moment où il se produit. L'expérience montre que ce que l'on perçoit d'un accident industriel et sa réalité peuvent grandement différer. J'ai ainsi assisté à un feu de bac dans la raffinerie de Feyzin, qui contenait de l'eau et une fine couche d'hydrocarbures et qui avait été touché par la foudre ; l'incendie était sans aucune gravité, mais visuellement très impressionnant. On constate cela à propos de Lubrizol : la taille du panache de fumée ne donne aucune indication sur la réalité du danger.

Ce système belge ne s'attache pas à donner des informations très verticales par tweets , comme le font aujourd'hui les préfets, lesquelles, certes, s'approchent de la vérité scientifique, mais ne correspondent pas à ce qui intéresse l'opinion ; il apporte des réponses aux questions posées sur les réseaux sociaux, élaborées par des spécialistes éclairés que la plateforme parvient à mobiliser. Cela fonctionne bien, et, selon nous, c'est mieux adapté et beaucoup plus efficace pour apporter des réponses aux habitants concernés.

La manière de prévenir n'est donc pas au point en France, mais le ministère de l'intérieur considère qu'il s'acquitte de sa responsabilité en gérant le système d'alerte et d'information des populations. Un de vos collègues, M. Jean-Pierre Vogel, a rendu un excellent rapport sur le sujet, dont nous soutenons les conclusions.

M. Jean-François Husson , président. - Nous rappellerons au ministère que les deux assemblées y accordent la plus grande importance.

M. Yves Blein . - Outre l'information des populations, en matière de gestion de crise, la qualité du lien entre le préfet, qui déclenche le plan particulier d'intervention (PPI), et les élus locaux, qui sont comptables du déclenchement du plan communal de sauvegarde (PCS), compte. Sur ce plan, il y a beaucoup de progrès à faire en matière de coopération pour que l'information soit fluide, car ce n'est pas toujours le cas. S'agissant de situations d'urgence, il faut de l'entraînement, des exercices, qui permettent d'être dans le bon timing .

Rouen est une grande ville, mais Amaris se penche aussi parfois sur le cas de toutes petites communes : j'ai à l'esprit le cas de Céré-la-Ronde, commune de 200 ou 300 habitants qui comporte des zones de stockage de gaz considérables dans son sous-sol. Son maire n'est pas en capacité d'élaborer seul un plan communal de sauvegarde à la hauteur du danger ; saisi, le ministère de l'intérieur renvoie vers le service départemental d'incendie et de secours (SDIS), le SDIS est débordé et n'a pas de temps à consacrer à cela - c'est une impasse.

Lorsque les services sont suffisamment développés, les plans communaux de sauvegarde sont bien faits, même si leur chaînage avec l'autorité préfectorale peut être perfectionné ; en revanche, dans de petites communes, l'appui des intercommunalités et des services de l'État est vraiment indispensable pour que ces plans soient à la hauteur. Ce n'est pas le cas aujourd'hui.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - Vous indiquez que, depuis la loi Bachelot de 2003, seuls 600 logements ont été l'objet des travaux requis sur les 16 000 qui sont concernés. Quel serait le coût de ces travaux pour les logements qui restent à aménager et combien de temps faudrait-il pour les mener à bien ?

Ces travaux, dites-vous, doivent être réalisés, parce qu'il est nécessaire de prendre des mesures pour que les catastrophes que l'on a connues ne se reproduisent pas. Au-delà des financements disponibles, comment améliorer la manière dont l'État, les collectivités territoriales et les industriels jouent leur rôle ?

M. Yves Blein . - Il est difficile de vous répondre sur le temps nécessaire. À partir de la publication d'un PPRT, les riverains ont huit ans pour actionner leurs droits. Aujourd'hui, la quasitotalité des PPRT a été publiée, mais l'on peut considérer que les plus simples, qui ne requéraient pas tous des travaux, l'ont été en premier et les plus complexes en dernier. On peut sans doute considérer que, en 2025, l'échéance aura été atteinte pour la majorité des plans.

Sur le coût, il est impossible de vous répondre, parce que chaque logement doit faire l'objet d'une analyse par un bureau d'études, qui indiquera les risques auxquels il est exposé : risque thermique, toxique, surpression, etc. Les travaux sont donc spécifiques à chaque logement.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - J'allais vous demander la nature des travaux nécessaires.

M. Yves Blein . - À titre d'exemple, si le logement est exposé à l'incendie, il faudra appliquer une peinture qui amortit la chaleur ; s'il s'agit de surpression, issue d'un phénomène de Bleve, par exemple, on remplace les cadres de fenêtres pour les renforcer par triple ancrage avec un vitrage renforcé selon la distance, éventuellement un filmage pour éviter que le verre n'explose, ou on pose un haubanage sur les cheminées ; face au risque toxique, on aménage une pièce de confinement dans laquelle les habitants pourront s'isoler durant deux heures.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - C'est un peu paradoxal : la proximité d'un site Seveso dévalue les logements, mais on impose des obligations aux propriétaires. Si les travaux ne sont pas effectués, les assureurs font-ils pression sous peine de ne pas rembourser en cas d'incident ?

M. Yves Blein . - Il y a une sorte d'impensé sur ce point. Les assureurs nous indiquent que le risque technologique est inclus dans les primes habituelles, mais si un jour un accident se produisait, qui causait un décès dans une maison n'ayant pas fait l'objet de travaux, je ne réponds pas des responsabilités.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - S'agissant des processus d'indemnisation en cas d'accident industriel, quels sont les principaux dispositifs, et pour quels bénéficiaires ? Les collectivités territoriales prennent-elles des initiatives spécifiques en la matière ?

M. Yves Blein . - Je n'ai pas connaissance de règle générale, chaque accident est particulier et l'on prend en compte les dégâts qui lui sont propres. Il existe un fonds d'indemnisation national, abondé par les industriels, l'État et les assurances, me semble-t-il.

Mme Agnès Canayer . - Pour Lubrizol, nous avons relevé un problème d'information des maires, qui ont été mis dans la boucle très tardivement. Dans le cadre de la mise en oeuvre des PPRT, savez-vous si des expériences d'organisation particulière de la diffusion de l'information à destination des élus ont été menées, dans le cadre de la promotion de la culture du risque industriel ?

La population a, quant à elle, eu des difficultés à comprendre les sirènes et à en déduire l'attitude à adopter, ce qui démontre le manque d'exercices préventifs. D'après les retours d'expérience, à quelle fréquence ceux-ci devraient-ils être organisés pour sensibiliser les populations ?

Mme Céline Brulin . - Vous avez dit sur le ton de l'humour que vous ne souhaitiez pas que la réglementation évolue. Cependant, des assouplissements ont déjà été apportés en matière, notamment, d'études de dangers. Notre commission traitera sans doute de ce sujet.

En outre, cet accident ne diffère-t-il pas de ceux qui ont servi de socle à l'élaboration de la présente législation ? Il n'a en effet fait aucune victime immédiate, mais fera peut-être des victimes à terme. Il pourrait donc s'agir d'un nouveau cas d'accident industriel, imposant de nouvelles pistes.

Enfin, les PPRT et les dispositifs que vous avez évoqués concernent des zones qui se trouvent à proximité des sites, mais un panache de fumée va très loin, bien au-delà du périmètre du PPRT et gagne plusieurs départements. Les outils de planification existants ne sont donc peut-être pas adaptés.

M. Yves Blein . - Sur la temporalité des expériences, on sait que les vingt premières minutes sont les plus compliquées parce qu'on ne sait pas quoi dire à la population, il y a un temps de latence - qui a peut-être été trop long pour Lubrizol - nécessaire pour donner consignes éclairées. C'est pourquoi j'insiste auprès de vous sur les améliorations à apporter au moment de la conception des PPI par les préfets afin que les maires y soient bien associés.

Aujourd'hui, le maire, s'il ne souhaite pas trop s'avancer, dispose d'une fiche réflexe fournie par les autorités préfectorales, l'industriel a également la sienne, mais ce n'est pas suffisant.

L'élaboration des schémas d'information, de sauvegarde et de gestion de crise doit être plus collégiale, afin que les élus soient mieux informés et puissent piloter ce qui leur incombe : ils sont censés participer à l'évacuation, mettre des équipements publics équipés à disposition de la population, prendre toute une série de mesures qui nécessitent une bonne synchronisation avec la préfecture, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

S'agissant des moyens de prévenir, il en existe, et beaucoup de communes qui ont des sites Seveso les utilisent. Je pense, par exemple, aux standards automatiques d'appel qui équipent une partie des communes concernées. Certaines villes, comme Gonfreville-l'Orcher, où se trouve une raffinerie, ont développé leur propre système d'alerte, avec des dispositions particulières à destination des personnes malentendantes. Sur cet aspect, on progresse donc beaucoup.

Sur la sensibilisation de la population, les dispositions réglementaires ne sont pas suffisantes ; pour autant, il n'en faut pas plus. Il existe des commissions de suivi de site (CSS), qui sont des lieux d'information, mais, pour avoir participé à la CSS de la raffinerie de Feyzin, ce sont des instances un peu magistrales dans lesquelles le préfet, les services d'incendie et de secours, les élus et quelques habitants reçoivent une information technique de haut niveau. Seulement deux habitants y assistaient ! On n'y pratique pas du tout la vulgarisation qui permettrait à la population de comprendre, de se familiariser avec la situation ou de savoir ce qu'il y a de l'autre côté du mur de l'usine.

Dans ma commune, nous avons mis en place une conférence riveraine qui se réunit trois fois par an. Elle comprend le directeur du site, le maire et quarante riverains, et permet de faire le point sur l'activité de l'usine, pas seulement sur les risques, mais aussi sur les questions de santé ou d'emploi.

On peut donc favoriser la culture du risque sans créer de psychose, à condition de mener un travail régulier qui, d'une certaine manière, échappe à la logique réglementaire.
Les maires sont les mieux placés pour cela.

Madame la Sénatrice, vous évoquez les aspects spécifiques de l'accident de Lubrizol. On ne peut y répondre que par la mise en place d'un observatoire de la santé, sur plusieurs années, des personnes qui se sont trouvées sous le panache, pour évaluer ses éventuelles conséquences sanitaires. C'est une situation particulière, le dernier panache dont nous avons entendu parler était celui de Tchernobyl, auquel on ne peut pas ne pas penser, même si ses conséquences auront sans doute été très différentes.

M. Pascal Martin . - Nous avons rencontré les représentants du personnel de Lubrizol, qui ne s'expliquaient pas la violence de l'incendie, alors même qu'ils ont la culture du risque et qu'ils sont formés.

Je vous rejoins sur l'idée qu'il faut améliorer l'articulation entre les pouvoirs de police spéciale du préfet, qui est chargé de l'élaboration du PPI avec les industriels, et les maires. J'ai été maire d'une commune de 5 000 habitants comprenant une usine classée Seveso, mais je n'ai jamais été convié aux discussions entre l'industriel et l'État. Je n'obtenais des informations que de l'industriel lui-même, car nous entretenions de bons rapports. Pourtant, c'est le maire qui est amené, par exemple, à évacuer ; il devrait donc être associé. Pour Lubrizol, ce problème est apparu de manière criante.

M. Yves Blein . - C'est aussi mon expérience. Comme maire de Feyzin, j'ai connu des accidents à la raffinerie, mais aussi à l'occasion d'un exercice en situation avec le préfet du Rhône, j'ai ainsi vécu le déclenchement de l'alerte par un standard automatique, les consignes d'évacuation, les décisions qu'il faut prendre très vite, en pesant sa responsabilité, en mobilisant les services municipaux pour canaliser la population. Seuls les maires peuvent le faire, ne serait-ce que parce qu'ils en ont les moyens matériels, les barrières pour régler la circulation et diriger les habitants et une connaissance fine du terrain. Ces compétences doivent être parfaitement synchronisées avec les services de l'État, afin que ceux-ci se concentrent sur les causes de l'accident.

M. Gilbert-Luc Devinaz . - Il a été question des relations entre la préfecture et les élus locaux, qui s'améliorent grâce à des exercices. Existe-t-il une réglementation sur le sujet ? À quelle fréquence faut-il les organiser ?

Dans le Rhône, il y a 23 usines classées Seveso, comment fait-on pour organiser des exercices dans tous ces sites ?

M. Jean-François Husson , président. - Nous avons vu, sur le site, que l'équipe d'intervention était bien rodée, qu'elle faisait des exercices chaque semestre et que le SDIS avait tiré des enseignements d'expériences précédentes.

M. Gilbert-Luc Devinaz . - Il s'agissait seulement d'améliorer la relation entre préfecture et élus.

M. Jean-François Husson , président. - Certains élus, pour peu qu'ils ne soient pas de la commune concernée, n'ont d'ailleurs aucune information et sont complètement démunis.

M. Yves Blein . - Il n'y a pas d'obligation d'organisation d'exercices coordonnés entre les services de l'État, les SDIS, les services de protection des entreprises et les collectivités territoriales, mais c'est une démarche tout à fait vertueuse.

M. Pascal Martin . - Ce n'est pas normal. Dans les établissements scolaires, l'organisation d'un exercice d'évacuation est obligatoire dans le mois de la rentrée. Nos préconisations incluront peut-être l'organisation d'exercices réguliers dans les établissements Seveso.

M. Yves Blein . - Des exercices sont organisés par les industriels dans les sites eux-mêmes.

M. Jean-François Husson , président. - Il reste à les coordonner avec l'environnement du site afin que se développe la culture du risque et que tous acquièrent des réflexes.

M. Yves Blein . - Tout à fait.

M. Jean-François Husson , président . - Je vous remercie de votre participation.

Mme Marie-Christine Prémartin, directrice exécutive de l'expertise et des programmes, et M. Patrice Philippe, chef du service sites et sols pollués de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe)
(Jeudi 7 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Nous accueillons maintenant Mme Marie-Christine Prémartin, directrice exécutive de l'expertise et des programmes, et M. Patrice Philippe, chef du service sites et sols pollués de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe).

Par son ampleur et son caractère spectaculaire, l'incendie de l'usine Lubrizol a marqué les esprits. Heureusement, contrairement à d'autres accidents passés, aucun mort n'est à déplorer. Toutefois, nous sommes confrontés à un risque sanitaire très étendu dans l'espace et dans le temps. Face à cette nouvelle dimension, les services de l'État paraissent singulièrement démunis. Quelle peut être la conduite à tenir, à la fois sur le plan sanitaire et du point de vue de l'environnement ? Quelles mesures préventives d'une part, de dépollution d'autre part, faut-il mettre en oeuvre, à la fois sur les sites à risque et dans les zones plus éloignées, mais susceptibles d'être touchées par un accident industriel ? C'est pour répondre à ces questions que nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marie-Christine Prémartin et M. Patrice Philippe prêtent serment.

Mme Marie-Christine Prémartin, directrice exécutive de l'expertise et des programmes de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). - L'Ademe a un rôle bien défini en cas de pollution : elle intervient pour le compte de l'État après une cessation d'activité, lorsque l'exploitant du site est défaillant et qu'il existe des menaces graves sur l'environnement ou la santé des populations, pour procéder à une mise en sécurité et éventuellement une remise en état. Nous intervenons sous le contrôle de notre autorité de tutelle, la direction générale de la prévention des risques (DGPR), et sous l'égide des préfets de région, des services de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) et de l'inspection des installations classées.

Les exploitants des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE) ont l'obligation, pendant l'exploitation ou après la cessation d'activité, de mettre en sécurité le site et de le remettre en état conformément, soit à l'usage antérieur, soit à des usages futurs qui ont été définis lorsque l'autorisation a été délivrée. L'Ademe intervient ainsi dans un cas très particulier : lorsque l'exploitant est jugé défaillant, lorsqu'il a manqué à ses obligations au titre de la législation ICPE, qu'il n'a pas mis en place les mesures de protection qui ont été ordonnées par les autorités administratives, notamment l'inspection des installations classées. L'Ademe peut alors être mandatée pour réaliser la mise en sécurité et, le cas échéant, la remise en état du site. En cas de défaillance de l'exploitant, un certain nombre de priorités ont été définies dans l'intérêt de la santé des populations et de l'environnement : évacuer les produits dangereux, interdire ou limiter l'accès au site, supprimer les risques d'incendie et surveiller les effets de l'installation sur l'environnement. J'insiste sur ce point, nous n'intervenons qu'en cas de cessation d'activité, ce qui n'est pas le cas pour l'usine Lubrizol.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Comment peut-on expliquer qu'il existe, en France des friches industrielles où les activités ont cessé depuis longtemps, et qui n'ont pourtant pas été dépolluées ?

Mme Marie-Christine Prémartin. - L'intervention de l'Ademe est régie par une circulaire de 2011 de la DGPR qui décrit la marche à suivre par les services de l'État. Nous intervenons uniquement lorsqu'il y a des menaces graves pour la population et l'environnement, sur la base d'un arrêté du préfet. Notre intervention consiste en une mise en sécurité, non une dépollution totale des sites ; la nuance est importante.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Mais certains sites n'ont même pas été mis en sécurité !

Mme Marie-Christine Prémartin. - En tout cas, l'Ademe intervient dans ce cadre bien défini. Nous gérons ainsi un peu plus de 250 sites que nous appelons « sites pollués orphelins », car il n'existe pas de responsable vers lequel se retourner. Lorsque l'on trouve des responsables ou lorsqu'il existe des mandataires judiciaires, on essaie de se retourner vers eux pour récupérer une partie des sommes nécessaires.

M. Patrice Philippe, chef du service sites sols pollués de l'Ademe. - La problématique de l'Ademe, en effet, c'est la mise en sécurité en cas de danger imminent. Nous ne sommes pas compétents pour ce qui concerne la dépollution du site dans la perspective de sa reconversion.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Au titre du principe pollueur-payeur, la réparation, la réduction et la prévention relèvent normalement de la responsabilité de l'exploitant. Lorsque celui-ci est défaillant et qu'il existe une menace grave, l'Ademe peut prendre en charge la maîtrise d'ouvrage des opérations et des travaux définis après avis de l'inspection des installations classées.

On lance aussi régulièrement des appels à projets pour la reconversion de friches, notamment en milieu urbain, en lien avec la DGPR, mais le nombre de projets est très limité, car nous avons relativement peu de moyens à consacrer à ce volet. L'activité de mise en sécurité et de remise en état des sites représente pour l'Ademe un coût de 15 et 20 millions d'euros par an.

M. Hervé Maurey , président . - Êtes-vous intervenus sur le site de Lubrizol ? Allez-vous le faire ?

Mme Marie-Christine Prémartin. - Nous ne sommes pas intervenus et nous n'avons pas de mission prévue. Le site reste en exploitation, sous la responsabilité de l'inspection des ICPE.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteure . - Les exploitants d'établissements Seveso seuil haut ont l'obligation de constituer des garanties financières destinées à assurer la sécurité de l'installation et les interventions éventuelles en cas d'accident. Est-ce suffisant ?

De manière plus générale, quelles sont les obligations de l'exploitant qui résultent de ses activités sur le site et hors du site ? L'Ademe et les cabinets spécialisés dans la dépollution des sols auront une lourde charge pour dépolluer, mais uniquement jusqu'au seuil prévu par la loi. Qu'est-ce que cela signifie ?

Mme Marie-Christine Prémartin. - Je ne suis pas compétente pour dire si les provisions des exploitants sont suffisantes ou non. Vous devriez plutôt interroger la DGPR. La notion de site Seveso n'est pas une clé d'entrée pour nous puisque nous n'intervenons que lorsque le site n'est plus en activité. Si des risques d'accident ou des menaces graves demeurent, on peut intervenir, mais cela ne relève pas de cette procédure.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteure . - Si les provisions sont suffisantes, cela faciliterait peut-être votre travail après...

Mme Marie-Christine Prémartin. - Si les services de l'État sentent qu'un exploitant de site est en difficulté, ils peuvent lui demander de consigner certaines sommes pour garantir la remise en état, mais ce n'était pas le cas de Lubrizol. Là encore, nous ne traitons pas ces sujets, car il s'agit de la réglementation générale sur les ICPE. L'Ademe n'est qu'un intervenant ; d'ailleurs, lorsque le préfet ordonne des travaux d'office, il peut les confier à des entreprises, sans passer par l'Ademe, lorsqu'il est possible de récupérer un financement si des provisions ont été constituées avant la cessation d'activité.

M. Patrice Philippe. - Lorsque l'Ademe intervient à la suite d'une défaillance de l'exploitant et que des consignations ont été déposées, nous pouvons être attributaire de ces sommes qui, évidemment, ne s'imputent pas sur la dépense publique.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Les obligations de l'exploitant sont définies par le code de l'environnement, notamment l'article L. 511-1 qui mentionne «  la commodité du voisinage, la santé, la sécurité, la salubrité publiques, l'agriculture, la protection de la nature, de l'environnement et des paysages, l'utilisation rationnelle de l'énergie, la conservation des sites et des monuments ainsi que des éléments du patrimoine archéologique ». Tels sont les éléments que doit prendre en compte le préfet lorsqu'il autorise l'exploitation d'une installation ICPE et définit les obligations afférentes. Mais encore une fois, cela relève du régime des ICPE, et nous n'intervenons qu'en aval, en cas de défaillance.

M. Hervé Maurey , président . - Vous avez rappelé que vous interveniez sur les sites pollués. Si, d'aventure, on découvrait des pollutions hors du site, mais liées à la catastrophe, auriez-vous la capacité d'intervenir ? Ou bien la notion de site doit-elle s'interpréter de manière restrictive ?

M. Patrice Philippe. - Nous avons tout à fait la capacité d'intervenir en cas de risques extérieurs au site lorsqu'ils sont effectivement observés. Par exemple, si des produits polluants migrent vers l'extérieur d'un site avec un risque sanitaire pour les riverains, on intervient.

M. Hervé Maurey , président . - Ainsi, vous pourriez intervenir avec votre expertise en matière de dépollution si l'on découvrait des pollutions éloignées de l'usine ?

M. Patrice Philippe. - Oui.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Nous ne sommes pas les seuls à avoir cette expertise. En vertu du principe du pollueur-payeur, si nous devions intervenir sur des sites dont l'exploitant n'est pas propriétaire, mais qu'il a contribué à polluer, nous nous retournerions évidemment contre l'exploitant pour demander une réparation financière. Nous traitons certains sites depuis extrêmement longtemps, à l'image, par exemple, du site de Metaleurop Nord, dans les Hauts-de-France, où nous intervenons, sous la responsabilité des préfets, sur des propriétés privées pour dépolluer avant d'éventuelles constructions.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - L'Ademe n'a pas été sollicitée après l'incendie de Lubrizol. Vous ne disposez donc d'aucune donnée sur la pollution du sol, de l'eau ou de l'air après l'accident ?

Mme Marie-Christine Prémartin. - En effet.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Pourriez-vous nous préciser les obligations qui s'imposent à un exploitant d'installation classée après cessation d'activité en matière de dépollution ? Dans quelles circonstances l'exploitant est-il déclaré défaillant et quel est alors le rôle de l'Ademe ? Un certain nombre de sites classés présentent des problèmes et ne font pas l'objet d'un suivi particulier. Les populations s'inquiètent des risques sanitaires.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Les obligations qui s'imposent aux exploitants sont définies par une ordonnance et un décret. Lorsqu'il s'agit de sites soumis à autorisation et enregistrement, la mise en sécurité inclut l'évacuation et l'élimination des produits dangereux, notamment des déchets, des interdictions ou limitations d'accès au site, pour éviter les intrusions sur le site, la suppression des risques d'incendie ou d'explosion, et la surveillance des effets de l'installation sur son environnement. L'obligation de remise en état est définie au moment de l'octroi de l'autorisation. Il faut enfin mentionner la concertation pour définir le choix d'usage. Les mêmes obligations valent pour les sites soumis à déclaration, à l'exception de la concertation sur les choix d'usage.

Lorsque le responsable est déclaré défaillant, cela signifie, dans l'immense majorité des cas, qu'il est en liquidation judiciaire. Une fois, un exploitant possédait un autre site, en plus du site en cessation d'activité : nous avons pu lui demander de rembourser les travaux de mise en sécurité que nous avions engagés.

Toutefois, la plupart du temps, les sommes consignées ne sont pas suffisantes. Nous évaluons les travaux nécessaires. Selon le montant, l'autorisation de les réaliser peut être délivrée par le préfet de région, ou, pour les travaux plus importants, par la DGPR, qui nous mandate alors, à charge pour nous de nous retourner, lorsque cela est possible, contre les ayants droit pour récupérer une partie des sommes engagées.

M. Patrice Philippe. - En cas de cessation d'activité et de mise en liquidation, il est procédé à des vérifications pour s'assurer que l'exploitant ne dispose pas des moyens financiers pour remplir ses obligations légales.

Mme Céline Brulin . - Vous n'avez pas été missionnés sur le dossier Lubrizol. Pourriez-vous toutefois nous dire, en vous appuyant sur votre expertise en matière de pollution des sols, ce qu'il faudrait analyser, notamment sur les terrains au-dessus desquels le nuage de fumée est passé ? Quels moyens faut-il employer, quels protocoles faut-il suivre pour savoir si ce nuage a, ou non, entraîné une pollution des sols ?

Mme Marie-Christine Prémartin. - Nous ne disposons d'aucune information sur ce dossier. Nous ne connaissons pas la nature des polluants. Il m'est donc difficile de pouvoir vous répondre. Dans le cadre de notre activité, nous travaillons sur la pollution et les techniques de dépollution, et nous avons organisé des colloques à ce sujet. Mais faute d'informations précises sur le type de polluants dans le cas d'espèce, je ne peux vous répondre.

M. Hervé Maurey , président . - Justement, quelles analyses, quels prélèvements faut-il réaliser pour avoir la certitude que les sols ne sont pas pollués ? Nous sommes confrontés, à notre époque, à une mise en cause quasi systématique de la parole publique, et parfois même de la parole des experts. C'est pourquoi, pour surmonter le scepticisme, les pouvoirs publics doivent présenter des données reconnues comme incontestables. Comment parvenir à un diagnostic fiable de l'état des sols ?

Mme Marie-Christine Prémartin. - Il faudrait demander à un bureau d'études une analyse des sols, mais je n'ai aucune idée de la nature des polluants qu'il convient de rechercher.

M. Hervé Maurey , président . - Si l'on procède à des analyses de sol sans chercher les substances les plus nocives ou les polluants susceptibles d'être présents, on nous le reprochera !

M. Patrice Philippe. - L'Ademe n'a pas été saisie, et donc nous ne connaissons pas la situation. Toutefois les pouvoirs publics ont lancé des actions. L'agence régionale de santé (ARS) s'est saisie de la question des risques sanitaires liés à la qualité de l'air. J'imagine que l'on possède une connaissance de la nature des polluants qui ont pu être émis lors de l'incendie. En ce qui concerne le nuage et son trajet, nous disposons d'outils pour identifier des polluants en fonction des caractéristiques géographiques ou d'usage : échantillonnages, analyses des revêtements en tenant compte de l'activité qui peut y être menée, prélèvements de sol, etc. Les outils et les méthodes existent pour caractériser une pollution au sol, en surface ou un peu plus en profondeur.

M. Hervé Maurey , président . - Pourrez-vous nous indiquer, dans une réponse écrite, quels sont selon vous les bonnes méthodes et les bons indices, quels polluants doivent être recherchés dans les sols pour que le diagnostic soit vraiment fiable et exhaustif ?

Mme Céline Brulin . - Des analyses sur le long terme sont-elles nécessaires ?

Mme Marie-Christine Prémartin. - Certes, nous avons une expertise, mais nous n'avons pas toute l'expertise. Les instances de santé sont elles aussi compétentes.

M. Hervé Maurey , président . - Nous ferons la même demande aux autres instances.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Nous pouvons en tout cas vous donner un certain nombre d'éléments relatifs aux méthodes que nous utilisons. Quant à la nécessité d'analyses sur le long terme, cela dépendra du type des polluants qui auront été identifiés.

M. Daniel Gremillet . - L'Ademe a-t-elle rencontré, dans son expertise et sa gestion de 250 sites orphelins, des sites dont la situation serait similaire à celle du site de Lubrizol ? Si tel est le cas, quelles recommandations pourriez-vous tirer de votre expérience ?

M. Patrice Philippe. - Nous ne connaissons aucune situation équivalente, aucun analogue qui pourrait donner lieu à des recommandations. Nous avons eu d'autres types de situations à gérer, des incendies d'autre nature, mais rien de comparable.

M. Gilbert-Luc Devinaz . - La problématique de la pollution est différente si une nappe d'eau souterraine peut être atteinte. Les 250 sites sur lesquels vous intervenez nécessitent-ils une surveillance après leur mise en sécurité ? Qui, dans ce cas, assure cette surveillance ? Votre mission a-t-elle une fin ? Qu'est-ce qui justifie la fin de votre intervention ? Vous nous avez expliqué qu'un décret fixait les obligations en cas d'arrêt d'activité : quelles structures s'assurent que les obligations sont bien respectées ?

M. Patrice Philippe. - En réponse à votre dernière question, il relève de l'autorité du préfet et de l'inspection des installations classées de vérifier que les mesures ont bien été conduites. Des relevés de constats de mesures sont réalisés par ces autorités.

Quant aux problématiques de pollution de nappes souterraines, suivant les substances déversées au sol, des entraînements peuvent se produire. Parmi les mesures d'analyse des risques sanitaires et environnementaux figurent obligatoirement des analyses d'eau. Parmi les interventions menées par l'Ademe, tous les milieux sont représentés : air, sol et eau. Quand on constate une pollution de ce dernier milieu, on examine les conditions du transfert de cette pollution vers les usages de l'eau. Ainsi du site de Louvres, en Île-de-France, où s'est produite une pollution au cyanure : nous dépolluons actuellement les eaux souterraines afin de protéger les captages, parce que l'impact de cette pollution est très important. En revanche, quand la pollution n'a pas d'impact sur les usages, on effectue des vérifications tous les quatre ou cinq ans, afin de s'assurer de ce qu'on a observé à un moment, de confirmer qu'il n'y a pas eu d'évolution de cette pollution. La surveillance est suffisamment longue pour vérifier qu'un premier constat d'absence d'impact à la suite d'une pollution reste valide.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Dans la grande majorité des cas, à un moment donné, le site n'est plus suivi par l'Ademe ; c'est seulement si nous considérons qu'un suivi reste nécessaire que nous le poursuivons, en effectuant des bilans quelques années plus tard.

M. Gilbert-Luc Devinaz . - Quand vous arrêtez le suivi, qui prend la relève en cas de nécessité ?

M. Patrice Philippe. - Quand nous arrêtons le suivi et que cet arrêt est justifié par l'absence d'une pollution marquée ou d'un impact sur les usages, alors, hormis les mesures effectuées par les gestionnaires au titre de la protection des captages à proximité de ceux-ci, toute surveillance s'arrête.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Pour autant, les sites mis en sécurité peuvent être réutilisés pour d'autres usages : on peut y trouver des fermes photovoltaïques, par exemple. On connaît des cas de reconversion d'anciens sites industriels : l'ancienne raffinerie Pétroplus, en Normandie, en est un. L'Ademe a dans ce cas apporté une aide à la société Valgo, qui prend en charge le site pour en refaire un site d'activité.

M. Jérôme Bignon . - Vous avez déclaré qu'il arrive que les sommes disponibles soient insuffisantes pour effectuer la mise en sécurité d'un site. Qui décide de la somme qui doit être consignée ? Si elle est insuffisante, il a dû y avoir une erreur d'appréciation.

M. Patrice Philippe. - La décision est prise par les représentants de l'État sur la base de leur évaluation du coût des mesures. Ils définissent ainsi le montant de la consignation.

M. Jérôme Bignon . - Dès lors, quand il y a erreur d'appréciation, la situation n'est pas réglée. Une police d'assurance ne serait-elle pas une solution mieux adaptée ? Une entreprise en difficulté n'a pas forcément la liquidité nécessaire pour consigner une large somme, mais elle peut contracter une police d'assurance.

M. Hervé Maurey , président . - Une telle possibilité n'est-elle pas prévue, juridiquement, aujourd'hui ?

M. Patrice Philippe. - C'est l'objet des garanties financières, pendant la durée d'activité de la société : mettre en place un dispositif, suivant divers mécanismes financiers, parmi lesquels la caution bancaire, pour parer à l'éventualité d'une situation économique qui la mettrait dans l'impossibilité financière de répondre à ses obligations.

M. Jérôme Bignon . - Tous ces défauts entraînent une multiplication des friches et une artificialisation des sols. Celle-ci peut être positive quand on construit une zone d'activités, mais ce n'est pas le cas ici : elle gèle des sols pour longtemps. On ne s'attaque pas assez à ce problème très prégnant, qui contribue à dégrader l'image des territoires, y compris pour les habitants.

M. Jean-Pierre Vial . - Il est clair, d'après vos propos, que l'Ademe met en sécurité des espaces après un arrêt d'activité. Malheureusement, il y a des dizaines de sites industriels importants et dangereux où personne n'intervient parce que les grands groupes déclarent que l'activité est seulement suspendue et non arrêtée. Comment définissez-vous la mise en sécurité ? Pourrait-on déclencher une procédure dans de tels cas ?

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Ces sites ont même parfois été rétrocédés à des collectivités, qui se retrouvent dans des situations difficiles au vu des problématiques liées à la pollution qu'elles doivent gérer. Certaines vont jusqu'à participer au financement de la dépollution, ce qui n'est pas acceptable au regard du principe pollueur-payeur.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Ce n'est pas l'Ademe qui décide : nous intervenons à la suite d'une saisine par le préfet de région, qui fait elle-même suite au classement du site et à d'autres mesures. Quand nous intervenons sur un site, nous travaillons avec l'inspection des installations classées afin de déterminer ce qu'il faut faire ; c'est un arrêté préfectoral qui demande notre intervention dans le cadre des travaux. Je ne me souviens pas d'exemples de sites qui n'étaient pas en cessation d'activité.

M. Patrice Philippe. - On parle de situations d'activité industrielle ayant entraîné des pollutions qui persistent sans pouvoir être redressées. On se retrouve avec des friches sur les territoires qui sont de réels points noirs de la reconversion.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Cela pose un problème sanitaire.

M. Patrice Philippe. - Si un problème sanitaire est avéré, l'État doit intervenir. Ces friches représentent des pollutions anciennes et persistantes, qui entraînent des contraintes pour les usages de ces friches, qu'il faudrait reconvertir en vue de lutter contre l'artificialisation des sols.

M. Hervé Maurey , président . - Merci. Nous attendons vos réponses écrites au questionnaire qui vous a été adressé et à certaines questions posées lors de cette audition.

Mme Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé, directrice de recherche honoraire à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm)
(Jeudi 7 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Nous accueillons maintenant Mme Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé et directrice de recherche honoraire à l'Inserm, spécialisée dans l'étude des obstacles à la connaissance, à la reconnaissance et à la prévention des cancers d'origine professionnelle.

Vous vous êtes rendue à Rouen très vite après l'incendie, et vous avez estimé qu'il s'agissait d'un accident chimique majeur, d'une catastrophe dont les conséquences seront progressives et pourraient être dramatiques. Vous préconisez la mise en oeuvre d'un suivi sanitaire comparable à celui déployé aux États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. Le rapprochement de ces deux événements a pu surprendre, voire choquer. Depuis vos déclarations, le Gouvernement a annoncé la création, d'ici au mois de mars prochain, d'un dispositif de biosurveillance sur lequel nous souhaitons avoir votre avis.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000  euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Annie Thébaud-Mony prête serment.

Mme Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé, directrice de recherche honoraire à l'Inserm. - Mes travaux de recherche portent sur la grave question des cancers d'origine professionnelle, mais je travaille aussi, depuis près de trente ans, sur les conséquences du recours à la sous-traitance sur la gestion, la connaissance et la prévention des risques industriels, ainsi que sur les conditions de production de connaissance en santé publique concernant les effets sanitaires de ces risques industriels.

Il n'y a aucun doute sur le fait que, parmi les nombreuses substances dites CMR Cancérogènes, Mutagènes et Reprotoxiques présentes sur le site de l'incendie, certaines sont reconnues depuis très longtemps pour leur toxicité et font même l'objet de tableaux de maladies professionnelles. Ces tableaux ne sont adoptés que lorsque l'évidence est absolument indéniable, surtout pour les cancers. Il y a les hydrocarbures polycycliques aromatiques, le benzène, le toluène, des métaux lourds et l'amiante. Les CMR sont des produits toxiques sans seuil de dose. Les effets de synergie n'ont malheureusement pas été très souvent étudiés, mais on s'est, par exemple, intéressé à la synergie amiante-tabac : on fait peut-être porter au tabac plus que ses péchés, car il semblerait que la synergie amiante-tabac soit cinquante fois plus nocive que chacun de ces produits pris séparément.

Je veux revenir sur les prescriptions du code du travail concernant les CMR. Il y a une sorte de contradiction entre le code du travail et le code de l'environnement. Le code du travail prescrit l'évaluation du risque, son évitement et, quand c'est possible, la substitution des produits : il faut travailler en système clos et, surtout, restreindre les quantités de produits présents sur les lieux de travail. Or l'article R. 512-9 du code de l'environnement dispose que l'étude de dangers « justifie que le projet permet d'atteindre, dans des conditions économiquement acceptables, un niveau de risque aussi bas que possible compte tenu de l'état des connaissances » : la contrainte est ici beaucoup plus légère. Il n'y a pas non plus de véritable exigence de transparence dans le code de l'environnement. Je pense que les événements de Rouen montrent que la réglementation du code de l'environnement atténue les exigences du code du travail, voire les fait disparaître, en quelque sorte.

Le rôle de la sous-traitance est, à mes yeux, un sujet extrêmement important. Un récent article du Monde évoquait une enquête effectuée par un organisme patronal auprès des entreprises utilisatrices, des entreprises sous-traitantes et des salariés ; cette enquête montrait que la situation était assez catastrophique.

Mon collègue australien Michael Quinlan a fait la synthèse, voilà quelques années, des conditions qui augmentent le risque d'accident industriel. Outre les manquements dans la conception, l'organisation et la maintenance, il relève, parmi les facteurs prédominants, la négligence face aux signaux d'alarme antérieurs et aux causes non immédiates : or c'est ce que l'on constate presque systématiquement dans les situations de sous-traitance. Ce point a également été soulevé lors de l'accident d'AZF à Toulouse.

Je voudrais insister sur une autre condition : le non-respect des normes, règles et injonctions produites par l'administration du travail et celle de l'environnement. Dans toutes les catastrophes que Michael Quinlan et moi-même avons étudiées, nous avons retrouvé ce non-respect des règles. Lubrizol a été condamné, il y a six ans, à 4 000 euros d'amende à la suite d'une fuite ; c'est tout de même un signe avant-coureur très inquiétant.

Une autre condition systématiquement relevée est l'absence de prise en compte de l'expression des travailleurs quant aux dangers potentiels. Je suis frappée du relatif silence de la part des salariés de cette usine dans les jours ou les semaines précédant l'incendie. Peut-être l'enquête permettra elle d'en savoir plus.

L'absence de communication entre les travailleurs et le management est un effet de la sous-traitance, qui rompt le lien entre celui qui prescrit le travail et ceux qui l'exécutent. En effet, dans la relation commerciale entre deux entreprises, les prescriptions de sécurité sont totalement sous-traitées à l'employeur extérieur, qui bien souvent ne dispose pas des éléments nécessaires pour assurer la sécurité de ses propres travailleurs. C'est une situation extrêmement grave et constante dans toutes les situations de sous-traitance que nous avons pu étudier. Paradoxalement, les travailleurs font confiance à l'expertise technique des responsables du site. La formation insuffisante, voire inexistante, des personnels est un autre problème évident ; c'est d'ailleurs ce que les juges avaient considéré comme l'infraction la plus grave commise par les responsables de l'usine AZF.

J'en viens à une autre dimension : les conséquences de l'incendie. Celles-ci doivent être analysées sur le long terme. Les cancers ne surviendront pas dans trois ou cinq ans, mais dans dix, vingt ou trente ans. Je me suis appuyée sur les travaux de collègues en santé publique qui ont analysé les conséquences sanitaires des catastrophes de Seveso, Three Mile Island, Bhopal, Tchernobyl et Fukushima, ainsi que du World Trade Center. Ce dernier cas a donné lieu au meilleur suivi des victimes : on parvient à identifier, depuis quelques années, les cancers en rapport avec la catastrophe. Ces études insistent sur l'organisation du suivi des personnes exposées, et non pas seulement des blessés, ainsi que sur l'information citoyenne pour une préparation effective aux urgences et, surtout, sur l'analyse et la publication de données descriptives au fil du temps. Pour Tchernobyl, Fukushima et le World Trade Center, on dispose de données qui permettent complètement d'associer des conséquences sanitaires gravissimes à ces catastrophes.

Lubrizol a généré une pollution professionnelle et environnementale très grave. J'insiste sur le fait que les travailleurs sont les premiers concernés : non pas seulement ceux du site, mais aussi tous ceux qui ont travaillé, huit heures par jour, au moment où le nuage est passé. Un problème évident de décontamination se pose. Il faudra demander à des techniciens comment le résoudre : un organisme comme l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) a certainement des propositions à faire de ce point de vue. Le suivi sanitaire sera également essentiel.

L'épidémie de cancers en France représente 400 000 nouveaux cas par an, dont moins de 0,5 % sont reconnus comme maladies professionnelles, ce qui est un scandale permanent. Le travail tue par le cancer. Au niveau européen, on estime à 130 000 par an le nombre de décès dus à des cancers professionnels, maladies dont le coût est évalué entre 270 et 610 milliards d'euros. Pour punir ces « crimes industriels », il est nécessaire de renforcer les sanctions pour infraction et mise en danger de la vie d'autrui. La seule mesure de prévention efficace sera l'interdiction de la sous-traitance sur les sites Seveso et les sites nucléaires.

M. Hervé Maurey , président . - Lorsque nous avons rencontré les représentants du personnel de l'entreprise, y compris des syndicalistes, ils nous ont indiqué que celle-ci était quasi exemplaire et qu'eux-mêmes étaient extrêmement respectueux des règles de sécurité. Comment expliquez-vous cette différence avec vos conclusions ?

Mme Annie Thébaud-Mony . - Plusieurs alertes ont été lancées par des inspecteurs du travail et des syndicalistes CGT auprès du comité régional d'orientation des conditions de travail (Croct) un peu avant 2013, puis entre 2013 et 2018. Vous auriez tout avantage à auditionner Gérald Lecorre, inspecteur du travail et responsable santé et travail au sein de l'union départementale CGT de Seine-Maritime, avec lequel j'ai fait un rapport sur la sous-traitance et la connaissance des risques cancérogènes sur les sites chimiques de Normandie. Nous avions à l'époque, en 2010 ou 2012, collaboré avec l'inspection du travail, et il était apparu que des signalements transmis au Croct n'avaient pas été pris en compte.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteure . - Merci pour cet exposé liminaire très intéressant et inquiétant. Le préfet a tenu à rassurer la population en écartant le risque lié à l'amiante et en indiquant que les produits présents sur le site n'étaient pas particulièrement dangereux. On sait toutefois que, parmi les dix produits présents en plus grande quantité, figurent des substances pouvant nuire gravement à la fertilité.

Vous soulignez la présence de benzène ou d'hydrocarbures, potentiellement cancérigènes, en indiquant que la dangerosité était liée à l'« effet cocktail » lors de la combustion de tous ces produits. Sur quels éléments vous basez-vous pour prévoir des conséquences négatives sur la santé des populations ? Considérez-vous que les entreprises classées Seveso prennent suffisamment en compte les problématiques sanitaires dans leur plan de prévention ? Depuis dix ans, certaines réformes législatives ont en effet allégé les conditions de sécurité sur ce type de sites.

Mme Annie Thébaud-Mony . - Je suis malheureusement convaincue que des personnes vont subir dans les prochaines années et décennies les conséquences de cette catastrophe. Je préfère parler d'« effet de synergie » plutôt que d'« effet cocktail ». Chaque molécule introduite dans un organisme humain peut avoir ses conséquences propres, mais lorsqu'il y en a plusieurs, elles peuvent interagir et entraîner des effets complémentaires. Comme je l'indique dans mon ouvrage La science asservie , tous les travaux menés sur les cancers montrent qu'il n'y a pas de neutralisation d'un cancérogène par un autre ; il se produit plutôt une potentialisation des effets.

Par ailleurs, la dégradation des molécules liée à leur combustion a également des conséquences néfastes. Ainsi, les hydrocarbures aromatiques polycycliques - il y en a des centaines, dont le plus connu est le benzopyrène, cancérogène avéré depuis longtemps - sont issus de la combustion des hydrocarbures. Il faut aussi citer les suies, également cancérogènes, dont on connaît les conséquences sur la santé, notamment chez les ramoneurs, depuis la fin du XVIII e siècle.

Dans le cas de Lubrizol, certains produits présents sont effectivement nuisibles à la fertilité. Le problème est que la liste publiée sur le site de la préfecture est très difficile à saisir. Des collègues ont essayé d'identifier les numéros du chemical abstract registry, qui est le registre des substances chimiques, et du registre de l'Agence européenne des produits chimiques (Echa) : ils ont identifié près d'un millier de molécules différentes, parmi lesquelles on trouve des cancérogènes, des mutagènes, des reprotoxiques, des neurotoxiques comme le plomb, des cancérogènes, des substances nuisibles pour le système cardiovasculaire et le rein. Il conviendrait que les institutions fassent un travail beaucoup plus approfondi de recensement, afin de mettre en place le suivi approprié.

L'étude que nous avions menée en Normandie montrait une certaine légèreté en termes de plans de prévention. Une entreprise se contentait ainsi de réunir ses sous-traitants, au nombre d'environ 500, une fois par an dans une salle et de leur distribuer un CD soi-disant « de sécurité », puis faisait signer chaque entreprise afin qu'elle atteste avoir été informée. Il y a un écart entre ce qui est prescrit et la réalité du travail. Le problème est que l'on se fie beaucoup trop aux dossiers et pas assez à l'expérience des travailleurs sur le terrain.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Vos propos, très forts, entrent en choc frontal avec ceux du PDG du Bristol, qui a expliqué que cet incendie pouvait se comparer avec celui d'une maison ! Comment analysez-vous la défiance des citoyens à l'encontre de la parole publique et de ce qu'ont pu dire les responsables de Lubrizol ?

Mme Annie Thébaud-Mony . - Jean Rostand disait : « L'obligation de subir nous donne le droit de savoir. » Lors des catastrophes qui se produisent en France, l'obsession des pouvoirs publics, qui est de rassurer, les empêche de dire les choses telles qu'elles sont. Connaissant un certain nombre des produits qui se trouvaient dans cette usine, je savais que la suite serait terrible, et c'est pourquoi je me suis exprimée en ce sens sur France Culture au lendemain de la catastrophe. La perte de confiance est liée à ce message faussement rassurant. Ce qui apaise, c'est de connaître la réalité des faits et la façon de les combattre.

M. Hervé Maurey , président . - Comment donner à nos concitoyens la certitude qu'on ne leur raconte pas d'histoires mais qu'ils sont totalement, complètement et honnêtement informés ? Ne faudrait-il pas établir un protocole des informations qui sont attendues de la part des responsables politiques ?

Mme Annie Thébaud-Mony . - La première mesure qui aurait dû être prise après la catastrophe de Lubrizol, mais aussi dans d'autres cas similaires, c'est de communiquer sur la réalité des faits : « Une usine chimique brûle, restez chez vous, fermez vos commerces, ne sortez pas. Nous allons faire des analyses de ce que transportait ce nuage. » La demi-mesure qui a été appliquée à l'agriculture aurait dû l'être beaucoup plus tôt, et à toute la ville de Rouen, à tous ceux qui se sont trouvés sous le panache de fumée !

Lors de la catastrophe de Tchernobyl, la France a traité la situation différemment de l'Allemagne, la Suisse et l'Italie, pays dans lesquels on a immédiatement conseillé aux habitants de prendre des précautions et qui n'ont pas caché, par exemple, que les végétaux étaient contaminés en présence de radioactivité. Pendant ce temps, chez nous, on disait que le nuage s'était arrêté à la frontière et aucune mesure de précaution n'était prise !

M. Pascal Martin . - En tant que Rouennais, présent le jour de l'incendie, je suis interpelé par la différence entre le discours du PDG de Lubrizol, qui minimise la situation, et votre témoignage ! Vous parlez de « crime industriel », vous évoquez les catastrophes de Fukushima, du World Trade Center, de Tchernobyl et d'AZF, qui ont entraîné des morts par centaines, voire par milliers... Or on peut dire qu'à Rouen, dans un perspective de court terme tout au moins, il n'y a eu ni morts ni blessés, même s'il s'agit bien d'un incendie majeur.

Disposez-vous d'informations indiquant que l'incendie de Lubrizol aurait eu pour origine des dysfonctionnements liés au recours à la sous-traitance ? J'ai posé cette question aux salariés de Lubrizol, qui ont répondu qu'il n'y avait pas de lien direct avec la sous-traitance, et qu'ayant été formés à la culture du risque, ils ne s'expliquaient pas la violence de cet incendie.

Mme Annie Thébaud-Mony . - Je vous renvoie à l'article du Monde : parmi les salariés de la sous-traitance soumis à des tests de connaissances, 98 % ne connaissent pas les principes généraux de prévention, 92 % ne savent pas ce qu'est le document unique d'évaluation des risques professionnels, 99 % ignorent la liste des travaux dangereux et sont incapables de dire ce que contient une fiche de données de sécurité, 75 % ne savent pas ce qu'est une zone ATEX, c'est-à-dire une zone à risque d'explosion. Et 92 % des personnels travaillant avec un permis de feu n'ont pas été formés au maniement d'un extincteur.

M. Hervé Maurey , président . - Le site de France Chimie fait pourtant mention de dispositifs d'habilitation des entreprises sous-traitantes. Serait-ce une publicité mensongère ?

M. Pascal Martin . - Ma question portait spécifiquement sur la sous-traitance au sein de l'entreprise Lubrizol.

Mme Annie Thébaud-Mony . - Une partie des stocks de produits chimiques de Lubrizol se trouvait sur le site de l'un de ses sous-traitants, Normandie Logistique, qui n'avait probablement pas formé ses salariés à ce type de stockage et ne les avait sans doute pas non plus alertés sur la conduite à suivre en cas d'incendie. Par ailleurs, les pompiers qui sont intervenus n'ont pas trouvé les équipements de sécurité nécessaires sur le site de Lubrizol.

M. Hervé Maurey , président . - À ma connaissance, ce que vous dites sur les sous-traitants de Lubrizol n'est pas avéré.

Mme Annie Thébaud-Mony . - Il faudrait mener une analyse plus fine, comme cela a été fait pour AZF. Les documents d'assurance qualité et de certification, qui regroupent un ensemble de prescriptions, sont en fait des chèques en blanc. Les salariés de la sous-traitance intervenant pour la maintenance des centrales nucléaires m'ont expliqué que ces prescriptions étaient souvent inapplicables...

Le système d'habilitation mentionné sur le site France Chimie n'est pas franchement mensonger, mais il traduit toute la différence entre ce qui est prescrit et la réalité des situations, qui nous rattrape toujours.

Mme Céline Brulin . - Vous avez indiqué que le code de l'environnement avait fait disparaître certaines dispositions du code du travail. Pourriez-vous nous donner des exemples ?

À la suite de l'incendie de Lubrizol, faudrait-il tenir un registre de suivi de la progression des cancers ? Pourrait-on s'inspirer de la procédure suivie après l'attentat contre le World Trade Center ?

Que pensez-vous des protocoles mis en place par Santé publique France ?

Pouvez-vous nous en dire plus sur les alertes transmises au Croct par des inspecteurs du travail et des syndicalistes ?

Mme Annie Thébaud-Mony . - La loi Bachelot et la réglementation Seveso, qui font référence à des « conditions économiquement acceptables », entretiennent une ambivalence : cela sous-entend que les contraintes sont trop lourdes. Cette logique s'est traduite concrètement dans le cas de Lubrizol puisque le préfet a pu donner une autorisation administrative d'augmenter la capacité de production et de stockage de produits chimiques dangereux sur le site. Les lubrifiants sont en effet des produits extrêmement toxiques, et les additifs aux lubrifiants encore davantage. La simplification administrative prévue par le code de l'environnement a donc rendu encore plus prégnante l'exigence économique.

Le code du travail prévoit une évaluation complète des risques. Or il n'y a pas de transparence puisque la liste des produits n'est pas accessible au grand public et que le secret industriel s'applique. De mon point de vue, lorsque les substances sont aussi dangereuses, la transparence devrait être totale.

Le leitmotiv, depuis la directive « cancérogènes » de 1991, est qu'il faut à tout prix éliminer les CMR de l'espace de travail. D'un côté, le code du travail préconise une telle élimination ainsi que des précautions extrêmes ; de l'autre, le code de l'environnement prévoit non pas une évaluation environnementale mais une simple autorisation administrative. C'est contradictoire !

Sur le registre de suivi des cancers, il ne s'agit pas de comparer les catastrophes terme à terme, mais d'évaluer la gestion sanitaire qui a ensuite été mise en place. Après l'attentat contre le World Trade Center, les équipes se sont préoccupées des catastrophes à venir, à Tchernobyl aussi ; ce travail est engagé à Fukushima, mais il y beaucoup de « bâtons dans les roues »... Il faut mettre en place un suivi concernant, d'abord, les pompiers, tous ceux qui se sont retrouvés sous le panache, les riverains, les enfants et les femmes enceintes. Cela rend nécessaire une évaluation des risques digne de ce nom, avec l'établissement d'une cartographie de l'ensemble du nuage.

Nous sommes un certain nombre de professionnels de la santé publique et de la santé au travail à souhaiter prendre connaissance du protocole élaboré par Santé publique France, ce qui n'a pas été possible jusqu'à présent.

M. Hervé Maurey , président . - Vous avez dit très clairement que l'essentiel des conséquences étaient à venir. Comment, dans ces conditions, évaluer le préjudice subi et l'indemniser ?

Mme Annie Thébaud-Mony . - Pour faire le lien avec ce qui précède, il faut établir un suivi à partir de l'exposition. S'il s'agit d'un suivi respiratoire, il ne faut pas se limiter à prescrire des scanners, mais aussi d'examiner la fonction respiratoire au fil du temps, comme cela a été fait au Mount Sinai Hospital de New York pour les sinistrés du World Trade Center.

S'agissant de l'indemnisation, le préjudice d'anxiété doit être pris en compte : la Cour de cassation a jugé que tout travailleur ayant été exposé à une substance chimique et en apportant la preuve peut légitimement le faire valoir.

Pour les autres préjudices, il s'agit de déterminer les atteintes à la santé en fonction du type de polluants et de prendre en compte une éventuelle incapacité temporaire ou permanente. Rappelons qu'à partir du moment où la formule sanguine a été altérée, le risque de cancer est augmenté.

M. Hervé Maurey , président . - Merci, madame, pour cette intervention très intéressante. Pourrez-vous nous renvoyer vos réponses écrites au questionnaire que nous vous avons adressé ? Nous aimerions également connaître toutes les propositions que vous souhaitez faire, qu'il s'agisse de l'harmonisation des codes, des règles en matière de sous-traitance ou du suivi épidémiologique.

Mme Geneviève Chêne, directrice générale, M. Martial Mettendorff, directeur général adjoint de Santé publique France, et M. Sébastien Denys, directeur santé-environnement-travail
(Jeudi 7 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président. - Nous accueillons Mme Geneviève Chêne, directrice générale de Santé publique France, M. Martial Mettendorff, directeur général adjoint et M. Sébastien Denys, directeur santé-environnement-travail.

Mme Annie Thébaud-Mony était devant notre commission il y a quelques instants. Comme vous pouvez l'imaginer, elle a eu des mots assez forts pour évoquer ce qui s'est passé à Rouen et a préconisé des mesures de suivi assez ambitieuses, notamment un suivi comparable à celui mis en place à New York après l'effondrement du World Trade Center.

Le Gouvernement, pour faire face à un certain nombre d'attentes, a annoncé la mise en place d'une enquête de santé auprès de la population. C'est vous qui êtes chargés de définir la manière dont cette enquête va se dérouler, ses contours et son protocole. Nous aimerions que vous puissiez nous en parler et que vous nous informiez des actions que vous avez entreprises à Rouen depuis le 26 septembre.

Tout comme nos concitoyens, nous ne demandons à être rassurés, mais à être informés. On aura sûrement l'occasion de reparler de la distinction entre les deux termes au cours de cette audition.

Je vous rappelle qu'apporter un témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est passible d'une peine d'emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 75 000 euros. Je vous demande, comme il se doit, de prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Geneviève Chêne, M. Martial Mettendorff et M. Sébastien Denys prêtent serment.

Je vous remercie. Je vous laisse à présent la parole.

Mme Geneviève Chêne, directrice générale de Santé publique France. - Monsieur le Président, Mesdames les Rapporteurs, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je présenterai globalement Santé publique France puis, compte tenu de ma prise de fonction extrêmement récente, je laisserai la parole à MM. Mettendorff et Denys.

Santé publique France est l'agence sanitaire qui répond aux besoins en matière de connaissances de l'état de santé, de la protection et de la préservation de la santé de la population. Son champ d'expertise porte sur les investigations épidémiologiques ainsi que sur les actions de prévention et de promotion de la santé.

Santé publique France exerce une fonction d'expertise et de conseil en matière de prévention, d'éducation pour la santé et de promotion de la santé. On peut résumer les choses en disant que Santé publique France prépare et contribue à la gestion des situations sanitaires exceptionnelles, quelle qu'en soit l'origine, et met en oeuvre les plans de réponse nécessaires à la protection de la santé et du bien-être des populations humaines.

Santé publique France est ainsi tout à fait complémentaire de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), qui a une approche par milieu et par produit, et qui évalue en particulier les dangers des expositions et des risques liés aux agents biologiques, chimiques, physiques, etc.

Par ailleurs Santé publique France met en oeuvre différents types d'actions spécifiquement en lien avec l'audition d'aujourd'hui : la surveillance d'indicateurs de santé, en rapport avec les perturbateurs endocriniens ou d'autres produits, l'acquisition de données d'imprégnation de la population, l'analyse de signaux et l'aide à la définition d'actions d'évaluation.

M. Martial Mettendorff, directeur général adjoint de Santé publique France. - Mesdames et messieurs, nous disposons, depuis 2004, d'un système de surveillance des événements qui se déroulent dans les services d'urgence et lors des prises en charge par SOS médecins. Ce système remonte toutes les nuits toutes les informations nécessaires à la surveillance syndromique, qui permet de connaître le motif de recours aux urgences. Il a été activé dès le 26 à midi sur la région de Rouen et des Hauts-de-France, de façon à recenser tout ce qui pouvait être mis en relation avec l'événement qui venait de se produire, notamment les symptômes irritatifs et les manifestations de troubles anxieux.

Nous avons commencé à « monitorer » ces événements de manière à évaluer l'ampleur de la situation, à apprécier si le système de santé est en mesure d'y faire face et à renseigner la nature des recours aux urgences. À partir du 4 octobre, nous avons rendu public un premier rapport à ce sujet.

J'ai composé un dossier comportant l'ensemble des points épidémiologiques...

M. Hervé Maurey , président. - Vous nous le laisserez, si vous le voulez bien.

M. Martial Mettendorff. - Il se trouve sur Internet et permet de comprendre la situation et son impact sur la population au plan aigu.

L'agence est par ailleurs organisée de manière à réaliser chaque jour un point de surveillance de la situation et des informations, afin de comprendre le plus vite possible les problématiques autour des substances, du panache, des mesures de confinement.

Nous participons également à la conférence téléphonique qu'organise le ministère de la santé pour collecter ces données.

Il est important, dans le cadre de la surveillance, de pouvoir disposer d'informations sur les effets de la combustion, du panache et des dépôts.

Sébastien Denys s'est coordonné avec l'ANSES et l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) pour essayer de cartographier tous les prélèvements, que ce soit pour des motifs alimentaires ou environnementaux.

Nous avons assez vite proposé une surveillance de la population concernant les effets à distance. On a ainsi, en amont de la saisine de la Direction générale de la santé (DGS), institué une démarche de surveillance grâce à un dispositif comportant plusieurs volets, dont le premier est une enquête de santé dite déclarative qui permet d'apprécier l'ensemble des expositions, des nuisances et des stimuli liés à cet événement et subis par la population. On est là dans le post-traumatique, qui permet de comprendre entre autres les troubles anxieux, les troubles du sommeil.

Nous avons également commencé à élaborer un protocole d'enquête en y associant la population.

Par ailleurs, à partir du Système national des données de santé (SNDS), qui regroupe tout ce qui touche à l'activité de soins, notamment le Programme de médicalisation des systèmes d'information (PMSI), nous sommes dès à présent capables de bâtir des indicateurs de santé et de monitorer durablement les effets généraux en matière cardiovasculaire ou en matière de santé mentale.

De même, on pourra observer des éléments de la consommation de soins et savoir si certaines sont imputables à l'événement.

Enfin, nous avons proposé, avec les services de médecine du travail, que les groupes d'alerte en santé-travail (GAST), qui existent dans chaque région et qui travaillent avec l'ARS, oeuvrent de manière à coordonner les intervenants pour conduire une évaluation des conséquences sanitaires, psychologiques et socioprofessionnelles pour les professionnels concernés.

Un volet d'études d'imprégnation envisage enfin une biosurveillance à distance pour mesurer les substances toxiques dès que l'on aura une meilleure connaissance des contaminations environnementales.

M. Hervé Maurey , président. - Il serait utile que vous nous transmettiez par écrit la description précise du protocole que vous mettez en place et qui devrait être suivi par l'ARS.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Mme Annie Thébaud-Mony s'est en effet interrogée à ce sujet. C'est pourquoi nous aimerions en avoir communication.

En second lieu, qui peut saisir Santé publique France ? Les ARS sont-elles seules en mesure de le faire ? Les sinistrés ou les associations le peuvent-ils également ?

M. Hervé Maurey , président. - Vous avez parlé de vos relations avec l'ARS de Normandie. Est-ce à dire que les Hauts-de-France sont totalement exclus de votre champ d'investigation ?

M. Martial Mettendorff. - Le protocole n'est pas établi à ce jour. On est en train de le faire. Nous souhaitons pouvoir réaliser celui concernant la santé déclarative avec les parties prenantes et, le cas échéant, des représentants de la population, de manière à intégrer les questions qui leur paraissent légitimes. Ceci permettra de ne pas avoir seulement une démarche scientifique, mais aussi d'établir le dialogue.

Des travaux de ce type existent dans la littérature scientifique. Nous-mêmes en avons conduit lors de la catastrophe d'AZF, mais nous souhaitons entreprendre une démarche participative dans l'élaboration de ce protocole.

Nous avons également besoin d'une démarche classique et d'un avis du Comité de protection des personnes (CPP) et de la CNIL.

En l'état actuel du droit, seuls les ARS et la DGS - ainsi que les autres ministères et les membres du conseil d'administration, par le biais de cette dernière - peuvent saisir Santé publique France. Aucune saisine directe n'est possible.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Lorsque nous nous sommes allés à Rouen, nous avons pu rencontrer Mme Christine Gardel, directrice de l'ARS, qui nous a fait part de nouvelles attentes de la population. Aujourd'hui, la question n'est plus tant celle des risques létaux immédiats que celle des risques sanitaires à long terme. Combien de temps allez-vous assurer cette surveillance pour répondre à l'attente de la population ?

Par ailleurs, quels contacts avez-vous avec les acteurs de terrain pour mener à bien votre mission de surveillance sur les conséquences sanitaires de cet incendie ?

M. Martial Mettendorff. - Notre agence a la chance de disposer de cellules régionales constituées d'épidémiologistes de Santé publique France placés auprès des ARS. Ils partagent leurs activités et leurs locaux au quotidien. La proximité est donc très grande. Le monitoring de l'activité des urgences et des syndromes post-événement est immédiatement mis à la disposition de l'ARS, qui informe, avec nous, les professionnels de santé pour renforcer le cas échéant le signalement d'événements qui pourraient échapper au dispositif de surveillance que nous avons mis en place. Nous recueillons alors un certain nombre de signaux, que nous étudions.

Sur le plan national, nous apportons un appui aux cellules régionales de manière à faire face à un événement de cette nature. Tout notre travail s'effectue en relation avec l'ARS, en appui de la DGS ou à sa demande.

M. Hervé Maurey , président. - Comment traitez-vous l'ARS des Hauts-de-France ? Vous avez uniquement évoqué celle de Normandie...

M. Martial Mettendorff. - Nous la traitons de la même manière et travaillons régulièrement avec elle. Le panache ne concerne pas que la région Normandie. Au début, nos deux cellules ont travaillé chacune de leur côté, puis nous avons réalisé un seul bulletin public de manière à formaliser le suivi de l'événement.

Mme Céline Brulin . - En tant qu'élue de Seine-Maritime, je me fais ici l'écho des questions de la population qui, je pense, méritent d'être posées. Les gens ne comprennent pas pourquoi il n'y a pas eu d'examens plus tôt. Certaines substances auraient en effet pu être respirées ou ingérées. Je comprends que vous établissiez les analyses de manière collaborative, mais cela prend du temps et donne le sentiment que celles-ci vont être reportées à plus tard.

Par ailleurs, toute une partie de votre enquête va dépendre de ce qui sera découvert en termes de pollution des sols. Or la population doute qu'on lui dise la vérité. Le fait de conditionner vos propres analyses à d'autres analyses entachées de questionnements ou de doute n'est-il pas de nature à en rajouter ? Que pourriez-vous mettre en oeuvre, de manière inédite et hors protocole, afin de signifier aux habitants que vous voulez comprendre tout ce qui est en train de se passer ?

M. Martial Mettendorff. - La manière de conduire le protocole post-traumatique est effectivement très importante. Nous en avons l'habitude. Il existe une littérature scientifique fondée sur la capacité à mesurer les choses et à les comparer. On a cependant conscience que la population se demande si nous prenons bien en compte ce qui s'est passé. C'est pourquoi nous souhaitons un protocole participatif, de manière à intégrer toutes les questions.

Quant aux prélèvements - ce que nous appelons la biosurveillance - nous avons besoin de formuler des hypothèses à la fois pour des questions de bonne gestion de l'enquête - cibler des substances - et parce que ces hypothèses sont nécessaires pour se référer à la littérature et à des niveaux d'exposition habituels ou connus.

Pour nous, il est important de disposer de ces éléments d'information.

M. Sébastien Denys, directeur santé-environnement-travail. - Il s'agit d'un sujet effectivement très important. Lubrizol n'est pas le seul dossier sur lequel se pose la question des attentes et des difficultés de compréhension de nos protocoles.

Tout ce qui nous importe, c'est la question de l'impact lié à l'incendie. Les substances qui ont été émises lors de l'incendie, et dont le suivi a d'ailleurs été recommandé par l'INERIS et l'ANSES, sont des substances qu'on peut trouver de manière ubiquitaire dans l'environnement, c'est-à-dire indépendamment de cet incendie.

Par exemple, les dioxines/furanes sont des substances émises lors de processus de combustion et sont potentiellement présentes dans la zone industrielle de Rouen, du fait d'autres processus industriels non accidentels.

De même, certains métaux, dont le suivi a également été recommandé, peuvent être présents de manière anthropique dans l'environnement, en plus de cet incendie et également de manière naturelle. Il existe donc de multiples circonstances expliquant la présence de ces polluants dans l'environnement.

La question qui nous est posée concerne l'impact de l'incendie. C'est pourquoi nous cherchons à connaître les substances potentiellement émises à cette occasion. Comme l'a dit Martial Mettendorff, nous nous sommes très rapidement rapprochés de l'INERIS et de l'ANSES pour connaître leurs préconisations en matière de suivi.

L'INERIS ayant réalisé une modélisation du panache, comment va-t-on cibler les substances et les populations ? Il est probable qu'une portion restreinte de la zone géographique modélisée sera concernée par un impact objectivable sur le plan environnemental. Il est pour nous important d'en prendre la mesure.

Nous voulons en effet déterminer l'impact de l'incendie et travaillons sur des substances qui comportent des effets à long terme et induisent des pathologies chroniques, telles les dioxines et furanes dont la cancérogénicité est avérée.

Cependant, il est difficile de prédire, à trente ans, l'incidence de cancers sur des populations exposées au panache. Ces mesures de biosurveillance, qui constituent une expertise que nous avons développée depuis environ quinze ans, sont des outils très puissants pour déterminer l'exposition des populations à un instant T, face à des substances qui ont des demi-vies dites longues, donc rémanentes dans l'environnement.

Cela signifie que, si ces mesures sont opérées dans six mois ou un an, les substances seront toujours présentes dans l'environnement et dans les matrices biologiques des individus. Cette connaissance de l'exposition permet d'objectiver les niveaux d'exposition des populations, d'identifier des populations potentiellement vulnérables. Si on retrouve majoritairement ces substances chez des enfants ou des femmes enceintes, cela permettra de cibler des populations, pour ensuite prendre des mesures de gestion de ces expositions, en vue d'éviter ou de limiter l'apparition à long terme de pathologies dont on serait scientifiquement incapable d'estimer l'impact dans 30 ans à 40 ans.

M. Daniel Gremillet . - Jusqu'où allez-vous dans l'observation du panache, visible ou invisible ? Je pense à Tchernobyl : les fumées ne s'arrêtent pas aussi facilement. Ce n'est pas parce qu'on ne voit plus rien qu'il ne se passe pas quelque chose plus loin.

En second lieu, avez-vous pu établir des comparaisons avec des situations naturelles préalables ou du fait de la présence d'entreprises ?

M. Martial Mettendorff. - L'étude post-traumatique ne porte pas que sur le panache. Les personnes qui ont vu l'événement à distance ne sont pas forcément sous le panache, mais peuvent éprouver une certaine anxiété.

M. Sébastien Denys. - Le visible et l'invisible figurent dans nos préoccupations. C'est pourquoi il faut s'appuyer sur les recommandations de l'INERIS et de l'ANSES. L'INERIS a très rapidement réalisé une modélisation du panache et l'a confrontée, soit dans des jauges soit sur des lingettes, avec l'analyse des polluants potentiellement émis. Ces prélèvements sont cependant très peu nombreux, de l'ordre de six canisters, ces dispositifs qui permettent de caractériser la contamination de l'air. Par rapport à la zone de panache modélisée par l'INERIS, c'est insuffisant.

L'INERIS et l'ANSES ont, suite à ces premiers travaux, recommandé un plan d'investigation large dans l'environnement portant sur des sols et des denrées alimentaires. L'INERIS et l'ANSES ont des missions propres. Ces prélèvements sont donc réalisés dans un objectif sectoriel : l'ANSES effectue ces prélèvements dans le but de contrôler, par exemple, la qualité des productions agricoles.

Je tiens à signaler qu'il n'a pas été possible de croiser les données au moment de l'incendie. Ce travail reste à conduire, même si une première cartographie a été établie. En tout état de cause, croiser ces différents éléments permettra de répondre à la question du caractère visible du panache : jusqu'où s'étend la contamination par rapport à la modélisation qui a été produite le jour J ?

L'INERIS, quant à elle, recommande des analyses de sol. Elles sont réalisées par des laboratoires accrédités par le Comité français d'accréditation (COFRAC). Une certification LNE (laboratoire national d'essais) a été mise en place il y a quelques années concernant la capacité des bureaux d'études à suivre toute la chaîne de travaux en matière de sites et de sols pollués.

S'agissant des référentiels, pour ce qui est de la biosurveillance, Santé publique France pilote, depuis le Grenelle de l'environnement, le programme national de biosurveillance, plan de longue durée qui permet d'acquérir des connaissances sur des substances chimiques présentes dans les populations. Il y a deux ans, nous avons publié un volet concernant les femmes enceintes. Il s'agissait d'un échantillon représentatif de femmes ayant accouché en 2011. Des prélèvements biologiques urinaires ont été effectués. On a mesuré une centaine de substances. Certaines ont été potentiellement émises lors de l'incendie. Elles permettent d'établir, pour la première fois à l'échelon français, un niveau de référence pour cette population.

Nous avons de même, en septembre, publié des éléments portant sur la population d'adultes et d'enfants, à partir d'un échantillon représentatif de la population française de plus de six ans, concernant les substances du quotidien - bisphénols, phtalates, retardateurs de flammes.

L'an prochain, nous publierons des analyses complémentaires sur les dioxines et furanes émis lors de la combustion. On dispose donc, grâce au plan national Santé environnement et à la stratégie nationale concernant les perturbateurs endocriniens, d'études et de résultats qui nous permettent d'établir des valeurs de référence d'exposition de la population générale. Ceci permet de déterminer les expositions des populations qui ne sont pas exposées à des événements de ce type, ce qui nous permet ensuite de disposer des éléments de comparaison.

M. Hervé Maurey , président. - Pouvez-vous nous préciser le calendrier de mise en oeuvre de cette enquête ? On a cru comprendre qu'elle ne débuterait qu'au mois de mars prochain, ce qui nous paraît assez tardif. Ce n'est guère de nature à donner à la population le sentiment que les questions sont prises à bras-le-corps. Pourquoi ?

M. Martial Mettendorff. - Nous avons conscience du fait que ce n'est pas forcément compris par la population, mais les délais d'élaboration du protocole et sa mise en oeuvre sont assez incompressibles s'agissant d'enquêtes lourdes et complexes.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - J'imagine que vous avez d'autres chantiers ailleurs. Avez-vous les moyens de tous les mener à bien ?

M. Martial Mettendorff. - On priorise très franchement ce chantier. Ainsi que vous le dites, nous sommes appelés sur d'autres fronts. Dans un moment comme celui-là, nous faisons appel aux autres cellules régionales pour soutenir celles de Rouen et des Hauts-de-France.

Par ailleurs, nous avons formé des équipes internes afin de faire face à toutes nos missions. Grâce à un appel d'offres, nous disposerons, au moment du déploiement, d'enquêteurs extérieurs. Il est cependant clair que l'Agence connaît aujourd'hui un certain nombre de contraintes majeures. La réduction du nombre d'emplois, année après année, accroît la difficulté pour faire face à l'ensemble de nos missions. Un événement comme cet incendie oblige à une énorme mobilisation de la ressource interne. Ce sujet est prioritaire, et nous nous organisons en conséquence.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Au détriment d'autres missions ?

M. Martial Mettendorff. - À coup sûr !

M. Hervé Maurey , président. - Madame, messieurs, merci de ces éléments.

Nous attendons de votre part une réponse écrite au questionnaire que nous vous avons adressé. Ne vous limitez pas dans les informations écrites complémentaires que vous pourriez juger utile de nous apporter pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.

Mme Delphine Batho, ancienne ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie
(Mardi 12 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Mes chers collègues, nous débutons notre programme d'auditions de la journée en accueillant Mme Delphine Batho.

Madame la ministre, vous avez souhaité être entendue par notre commission d'enquête et votre audition me paraît d'autant plus justifiée que vous étiez ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie lors du précédent accident dans l'usine Lubrizol de Rouen, c'est-à-dire une fuite de gaz - le mercaptan - en janvier 2013.

Dans le courrier que vous m'avez adressé, vous indiquez deux choses qui me paraissent particulièrement intéressantes : « En 2013, plusieurs dysfonctionnements avaient été relevés dans la gestion de crise de l'événement ; toutes les leçons du précédent incident n'ont pas été retenues. »

Pouvez-vous, en conséquence, nous indiquer dans quelle mesure ces dysfonctionnements ont été pris en compte et les points qui n'ont pas été corrigés ? Ces manques ont-ils contribué, selon vous, à aggraver les conséquences environnementales et sanitaires de l'incendie ? Au-delà de la gestion de crise, quelle est votre appréciation des évolutions récentes du droit applicable en matière de protection contre les risques industriels majeurs ?

Voilà quelques-unes des questions auxquelles nous vous demandons d'apporter une réponse précise.

Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Delphine Batho prête serment.

Je vous laisse maintenant la parole pour une présentation d'une dizaine de minutes avant de passer aux questions des rapporteurs, puis des autres membres de notre commission d'enquête.

Mme Delphine Batho, ancienne ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie. - Ayant travaillé pendant des années sur les questions de sécurité et étant engagée sur les enjeux écologiques, je commencerai par une analogie : lorsqu'un attentat terroriste se produit, le premier réflexe des états-majors des services de renseignement est de dire qu'il s'agit d'un échec parce que les systèmes sont conçus pour qu'il n'y ait pas d'attentat. Ce réflexe est conçu comme un préalable pour rechercher des failles de vigilance et y remédier.

Évidemment, il ne faut pas comparer ce qui n'est pas comparable - à savoir un attentat terroriste avec un accident industriel -, mais simplement noter, a contrario , que cette culture ne prévaut pas en matière de sécurité écologique où la doctrine de l'État est souvent de se rassurer à bon compte autour de cette formule qui consiste à dire que le risque zéro n'existe pas. Lors du précédent incident industriel à l'usine Lubrizol de Rouen en 2013, alors que j'étais aux responsabilités, et bien que cet accident n'ait rien de comparable avec celui du 26 septembre dernier ni par son ampleur ni par ses conséquences, à aucun moment, les services de l'État n'avaient été dans l'ignorance de la nature de la substance qui avait été rejetée dans l'environnement. J'ai vécu ce premier incident comme un échec pour les services de l'État.

Il s'agissait d'un échec en lui-même, parce que nos systèmes de prévention des risques technologiques doivent être faits pour qu'il n'y ait pas d'accident impactant les populations et l'environnement. Il s'agissait également d'un échec de la gestion de crise, et j'avais alors relevé une multitude d'anomalies qui m'avaient conduite à saisir les inspections générales des ministères de l'intérieur, de l'industrie et de l'écologie dans un cadre qui allait bien au-delà du classique retour d'expérience.

Le fait qu'un nouvel accident industriel beaucoup plus grave se produise dans la même usine après que Lubrizol a été condamnée pour négligence en 2014 et sans que les leçons de 2013 aient été retenues dans la gestion de crise, constitue à mes yeux, non seulement un échec, mais une faute de l'État. Je dis bien : une faute de l'État, et non celle de tel ou tel gouvernement, même si l'actuel gouvernement a sa part de responsabilité.

C'est essentiellement sur les conclusions du rapport d'inspection de 2013 que je vous ai adressé que je souhaite revenir devant vous.

Les conclusions de ce rapport vont bien au-delà du cas spécifique de la fuite de mercaptan de l'usine Lubrizol de Rouen. Elles portaient sur l'ensemble de l'organisation de l'alerte, de l'information et de la gestion de crise en cas d'accident industriel. Elles concernaient donc tous les sites Seveso dans toute la France, et plusieurs préconisations ont été mises en oeuvre.

La première est la création d'une force d'intervention rapide. En 2013, l'État ne disposait pas de ses propres outils indépendants de mesure des rejets de mercaptan dans l'environnement. Il avait donc besoin de longues heures pour expertiser la situation. En 2019, des mesures ont donc été rapidement réalisées dans l'environnement.

Néanmoins, et je crois que vous avez notamment auditionné Atmo Normandie, on peut toujours s'interroger sur le périmètre géographique des prélèvements qui ont été réalisés, et sur le caractère adapté ou pas des outils de prélèvement.

La dernière mise en demeure préfectorale adressée à Lubrizol ces derniers jours prouve que l'instruction gouvernementale d'août 2014, dite « instruction Lubrizol », n'a pas été appliquée chez cet exploitant et que c'est seulement maintenant que cette défaillance est relevée. Je fais référence à l'arrêté de mise en demeure préfectoral qui est sur le site de la préfecture de Seine-Maritime.

La deuxième recommandation qui a été mise en oeuvre est celle de la formalisation du partenariat avec les associations agréées de surveillance de la qualité de l'air (Aasqa). Je n'y reviens pas, mais je vous rappelle qu'en 2013 la préfecture avait décidé de ne pas associer Atmo Normandie à la gestion de crise.

D'autres préconisations du rapport de 2013 - les plus importantes - me semblent ne pas avoir été mises en oeuvre.

La première est d'associer les maires à la gestion de crise. En 2013, il y avait des défaillances du système et le rapport d'inspection avait insisté sur la nécessité d'avoir une participation des maires beaucoup plus importante à la gestion de crise, de faire des exercices réguliers, etc. En 2019, de nouveau, de nombreux élus locaux ont déploré de ne pas avoir été suffisamment associés.

La deuxième est de développer des systèmes modernes de relais de l'information en cas de crise. En 2013, l'obsolescence des systèmes d'alerte était déjà diagnostiquée. En 2019, ni les anciens systèmes, c'est-à-dire les sirènes déclenchées cinq heures après le début de l'incendie, ni de nouveaux n'ont été mobilisés en dehors d'une communication médiatique classique.

La troisième préconisation du rapport est la généralisation de l'utilisation des réseaux sociaux pour la communication de l'État. En 2013, il n'y avait pas de compte Twitter de la préfecture de Seine-Maritime. En 2019, le premier tweet de la préfecture a été publié à 4 heures 50, soit plus de deux heures après le début de l'incendie. Ce tweet a suscité immédiatement un certain nombre de réponses immédiates aux questions de type : « Est-ce qu'il y a des produits dangereux ? », « Faut-il se confiner ? », « Pourquoi l'alarme ne s'est-elle pas déclenchée ? », « À quoi servent les entraînements ? » L'usage des réseaux sociaux est resté parcimonieux, l'information descendante et sans interactivité.

La quatrième est l'importance de la fonction d'anticipation. La conclusion du rapport de 2013 précise que la gestion de crise doit être organisée autour de trois pôles : la décision, la communication et l'anticipation.

En 2013, il n'y a pas eu d'anticipation de l'évolution du nuage de mercaptan et le manque de sérieux de l'industriel n'avait pas été interprété comme il se doit. Si vous le souhaitez, j'y reviendrai, en réponse à vos questions, pour vous communiquer des détails qui peuvent être éclairants.

En 2019, l'attention - et on peut le comprendre - s'est entièrement concentrée sur la maîtrise de l'incendie et le fait d'éviter un suraccident et des pertes humaines. Rapidement, les questions de bon sens relatives aux conséquences sanitaires de l'accident ont été posées par la population dans un contexte national marqué par la disparition du président Jacques Chirac, qui ne mettait pas Lubrizol au premier plan de l'actualité. Mais il n'y a pas eu d'anticipation, ni sur le périmètre géographique concerné ni au sujet de la question dans toutes les têtes dès le jeudi : qu'est-ce qui a brûlé ? Il a fallu attendre six jours pour avoir la liste des produits de Lubrizol et davantage encore pour ceux de Normandie Logistique. Nous pouvons également nous poser la question de l'anticipation au sujet de l'application des mesures de protection pour les pompiers et les policiers qui sont intervenus sur l'incendie.

La cinquième préconisation est un point fondamental. Une des conclusions majeures du rapport de 2013 est que l'absence de danger sanitaire grave ne doit pas conditionner le traitement d'un accident industriel. En 2013, nous savions que nous avions à faire à du mercaptan : le seuil olfactif était cinq fois inférieur au seuil des mesures de détection et mille fois inférieur au seuil de toxicité, mais l'odeur était réellement incommodante. Tous les acteurs se sont alors focalisés pendant vingt-quatre heures sur l'absence de toxicité.

En 2019, on sait que des produits dangereux ont brûlé. On sait aussi qu'il y a des symptômes significatifs : maux de tête, nausées entraînant la fermeture des écoles qui avaient rouvert de façon précipitée. En revanche, on ignore s'il y aura - ou pas - des conséquences sanitaires à moyen ou long terme, mais la parole publique a été entièrement focalisée sur l'absence de toxicité aiguë. Il a fallu attendre six jours pour connaître la liste des produits et sept pour que l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) soit saisie.

Pourtant, l'enseignement majeur de 2013, j'insiste, était d'éviter absolument une appréciation du risque basée uniquement sur la toxicité aiguë, c'est-à-dire sur le risque mortel ou sur les conséquences sanitaires immédiates et irréversibles. Tous les symptômes et toutes les conséquences à long terme doivent être pris en compte.

Ainsi, le rapport de 2013 recommandait la relecture par les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) de toutes les études de dangers pour prendre en compte, ce qui, dans le rapport, est qualifié d'incommodité. Les études de dangers restent basées sur les effets létaux, de même que le périmètre du plan de prévention des risques technologiques (PPRT) - l'approche qui prévaut - reste marqué par la catastrophe AZF, c'est-à-dire un risque d'explosion.

La sixième préconisation est que la communication - élément central de la gestion de crise - ne doit contenir que des éléments factuels, les dispositions prises pour réduire ou gérer les risques.

Le rapport d'inspection rappelait qu'il y a deux types de communication de crise possibles : la première, inopérante, vise à rassurer par l'affirmation de la maîtrise et du contrôle des risques. Elle n'est guère convaincante même quand les risques sont quasi nuls.

La deuxième consiste à délivrer un message exclusivement factuel, de nature clinique : voilà ce que nous savons, avec des chiffres et aucune appréciation ; voilà ce que nous ne savons pas et ce que l'on cherche à établir ; voilà les risques auxquels nous faisons face ; voilà les dispositions qui sont prises. Autrement dit, on ne peut pas affirmer qu'il n'existe pas de risque quand on ne sait pas et toute autre façon de procéder discrédite la parole de l'État. C'est la seule doctrine de communication valable quand il est question de la sécurité de la population. Elle est d'ailleurs appliquée aussi bien en matière de terrorisme que par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Je renvoie, par exemple, aux communiqués diffusés par l'ASN ce matin à la suite du tremblement de terre qui s'est produit hier.

En 2013, cette méthode de communication factuelle a été appliquée seulement trente-quatre heures après le début de la crise. En 2019, l'utilisation d'éléments de langage imprécis et approximatifs tels que « qualité de l'air dans un état habituel », « odeur dérangeante, mais pas toxique », « la faune et la flore, pour laquelle la pluie fera le nécessaire » - à tous les niveaux de l'État - a construit une défiance de la population. Il a ensuite fallu près d'une semaine pour que l'on dispose d'un minimum de transparence sur la liste des produits, mais aussi sur la situation du site de stockage de Normandie Logistique ainsi que sur le risque de suraccident, qui préoccupait les services de l'État avec les fûts éventrés depuis la fin de la maîtrise de l'incendie.

Enfin, et je reviendrai sur ce point si vous le souhaitez, les fragilités des compétences des Dreal où aucun directeur ni adjoint n'avait d'expérience en matière de risque industriel ont été relevées.

Les préconisations de ce rapport n'ont pas toutes été suivies d'effets. La question est de savoir pourquoi, par exemple, le préfet de Seine-Maritime, qui était en 2013 préfet de la Drôme, département qui comprend plusieurs sites Seveso, n'a pris connaissance de ce rapport qu'après l'incendie du 26 septembre 2019 ?

Il y a deux manières de le comprendre : soit on cherche un ou des lampistes - c'est la faute de tel ou tel serviteur de l'État - et alors rien ne changera, soit on comprend que ces questions sont posées, quelles que soient les personnes aux responsabilités ; elles renvoient à des mécanismes très profonds qui nécessitent un changement au plus haut niveau de l'État. Contrairement à ce qu'a déclaré le Président de la République à Rouen, il y a bien défaillance de l'État. Il s'agit non pas d'un dysfonctionnement au sens d'un écart par rapport à une situation normale, mais d'une logique technocratique, bureaucratique, qui conduit à chaque étape à éluder une part des informations ou à s'enfermer dans des certitudes en relativisant les risques. C'est en fait celle du fonctionnement normal de l'État en situation de crise écologique : personne ne ment volontairement ; personne n'élude sciemment des conclusions, mais la culture dominante de l'appareil d'État consiste à les mettre de côté, à ne reconnaître que des conclusions partielles parce que l'enjeu n'est pas porté politiquement, l'écologie n'étant pas reconnue comme un enjeu régalien, une priorité de sécurité nationale concernant la protection et la sûreté de la population. Cette culture dont je parle, c'est celle d'une conception élitiste de l'information sur les risques, comme si le niveau d'éducation et d'information de la population ne permettait pas aux citoyens de la comprendre, comme si leurs inquiétudes étaient suspectes. C'est ce manque de culture sur les enjeux écologiques et de santé environnementale qui conduit à la relativisation de la pollution et à des affirmations qui sont parfois à mille années-lumière de l'état des connaissances scientifiques. C'est enfin une conception de l'intérêt général, donnant largement priorité à l'intérêt économique sur tous les autres, que l'on a même pu qualifier de « culture de la raison d'État industrielle », qui conduit, sous la pression du chantage à l'emploi, à en rabattre sur les exigences à l'égard des industriels et, parfois, à ne pas respecter l'État de droit.

Le pouvoir politique n'est pas victime de cette situation. Au lieu de la contrecarrer, c'est parfois lui qui l'inspire et la renforce, avec la baisse des budgets en matière de prévention des risques technologiques, le démantèlement du droit de l'environnement, l'affaiblissement des règles applicables aux installations classées, la préfectoralisation de l'autorité environnementale. Dans le cas de Lubrizol, cet affaiblissement a, par exemple, conduit à une autorisation d'augmentation de capacités de stockage sans étude d'impact environnemental. S'y ajoute une zone de non-droit judiciaire dans la mesure où il n'existe pas de parquet spécialisé pour les infractions et les délits environnementaux. Nous ne disposons pas d'un état des suites judiciaires à l'ensemble des procès-verbaux dressés par l'inspection des installations classées. Comme vous le savez, en 2104, l'entreprise Lubrizol n'a été condamnée qu'à 4 000 euros d'amende pour négligence, alors même que le préjudice subi par la collectivité, du fait de la fuite de mercaptan de 2013, n'était pas contestable.

Ma conclusion liminaire est donc plus politique que technique. C'est au plus haut niveau de l'État qu'il doit y avoir un changement de culture, surtout pour ce qui concerne les risques liés à l'écologie, faute de quoi il y a, d'une part, une prise de risque réel pour la sécurité et la santé de la population au regard de l'augmentation de 34 % des accidents dans les sites Seveso au cours des deux dernières années, et, d'autre part, une perte d'autorité et de crédibilité de l'État et, donc une faute politique, qui nourrit la défiance dont s'emparent ensuite les complotistes.

Le remède à toutes les défaillances constatées avec l'incendie de Lubrizol n'est donc pas d'ordre technique. Il y a là, en fait, un enjeu d'intérêt national qui justifie pleinement les investigations de votre commission d'enquête, mais aussi l'état d'esprit dans lequel le Sénat l'a créée, c'est-à-dire par un accord unanime de tous les groupes.

M. Hervé Maurey , président . - Je vous remercie beaucoup de ce témoignage très intéressant et très fort. Qu'appelez-vous l'« instruction Lubrizol » ?

Mme Delphine Batho . - Je parle de l'instruction du 12 août 2014, qui découle directement du rapport d'inspection que je viens d'évoquer. Elle avait deux dimensions : la capacité pour une Dreal de s'appuyer sur une capacité d'expertise inter-régionale ou nationale pour ce qui concerne les risques technologiques et les mesures de rejet dans l'environnement. Elle faisait aussi obligation aux industriels eux-mêmes de nouer des partenariats avec des laboratoires indépendants, de disposer sur site d'un certain nombre d'outils de mesure immédiate d'éventuels rejets dans l'environnement, par exemple.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Je vous remercie également de votre témoignage extrêmement fort, comme l'a souligné le président. Pourquoi toutes les préconisations formulées dans le rapport de 2013 - créer une force d'intervention rapide, associer les maires à la gestion de crise, développer un système d'alerte moderne, généraliser l'utilisation des réseaux sociaux, anticiper des mesures sanitaires à long terme -, des préconisations qui nous intéressent, n'ont-elles pas été mises en oeuvre ou l'ont-elles été si peu ? Vous l'avez dit, le préfet en poste a même reconnu ne pas avoir eu connaissance de ce rapport, ce qui pose question. Dans votre conclusion, vous parlez de la défiance de l'État, de la faute et des manquements de l'État.

Vous avez également relevé qu'il n'existe pas de parquet spécialisé pour les délits environnementaux. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette proposition ?

Mme Delphine Batho . - En 2018, 828 procès-verbaux ont été transmis à la justice par l'Inspection des installations classées, contre 740 en 2016 et 700 en 2014. Pour avoir personnellement cherché à connaître les suites judiciaires données à ces constatations d'infraction, je n'ai pas trouvé de renseignements.

On le voit avec la saisine du pôle « santé publique » du parquet et la nomination de juges d'instruction pour les questions techniques extrêmement pointues en lien direct avec la santé. Des problématiques similaires se posent pour les rejets dans l'environnement ; cela nécessite un parquet spécialisé. De façon générale, en France, une insuffisance de la police environnementale est insuffisante, tout comme les suites judiciaires données à toutes les infractions de nature environnementale. Les éminents spécialistes du droit de l'environnement que vous pourrez auditionner pourront vous parler de cette dimension, qui est absolument fondamentale.

On a tendance à concentrer nos débats sur l'amont, c'est-à-dire la règle, les dispositions de la loi, et on se préoccupe de façon très nettement insuffisante de la sanction. Le cas de Lubrizol le montre, avec une quasi-impunité : une amende de 4 000 euros est bien entendu dérisoire.

J'ai essayé de répondre à la question de savoir pourquoi on avait mis de côté les préconisations. Je veux y insister, personne n'a décidé de mettre ce rapport « au placard ». Mais n'a été retenue que la création de la force d'intervention rapide. J'avais alors annoncé un plan de mobilisation pour les risques technologiques, ainsi que la création de cette force d'intervention rapide, avant même la publication du rapport d'inspection. Vous pourrez le noter, l'instruction qui met en oeuvre cette force d'intervention a été publiée plus d'un an après la publication du rapport d'inspection. Les autres éléments ont été mis de côté par l'entonnoir des décisions étatiques et peut-être même par une autre dimension, le regard ou l'intérêt que notre société porte sur les sites Seveso. Les deux tiers des quelque deux millions d'habitants qui vivent à côté d'un site Seveso seuil haut résident dans des zones urbaines sensibles (ZUS).

Lorsque j'étais membre du gouvernement, ce sujet a avancé grâce à la mobilisation des parlementaires et des maires, notamment de l'association Amaris, mais avec un intérêt relatif pour le débat public national, par les médias, jusqu'à ce qu'un accident survienne.

Dans le cadre de la loi de finances pour 2013, nous nous sommes battus pour modifier le financement des travaux des habitations au regard des PPRT, mais le Conseil constitutionnel a censuré une de ces dispositions pour des raisons de forme, et cela n'a pas suscité un émoi particulier.

M. Jean-François Husson . - La force d'intervention rapide a été partiellement mise en oeuvre. Atmo Normandie a mis en place ce dispositif, mais, à ma connaissance, seules trois régions l'ont mise en place à ce jour, plus de cinq ans après le premier incident. Vous avez souligné un certain nombre d'autres carences ; je partage vos constats. À l'image des rapports parlementaires, beaucoup de travaux restent sans suite, ce qui pose un véritable problème de légitimité pour les assemblées et les services de l'État. Selon vous, comment conjurer ce risque ? Faut-il demander un état des lieux dix-huit ou vingt-quatre mois après la publication d'un rapport ? Cette situation conduit à un sentiment d'impuissance, voire de mauvaise volonté.

Vous avez parlé de la culture de raison d'État industrielle. Je partage votre sentiment, une actualité chasse l'autre - on le voit avec le séisme qui vient de se produire dans la Drôme et l'Ardèche -, alors que les enjeux écologiques mobilisent des ressources humaines et des moyens.

M. Hervé Maurey , président . - En complément des propos de Jean-François Husson, je poserai la question plus directement : peut-on considérer qu'il y a eu dysfonctionnement des ministères de tutelle - le ministère de l'environnement et le ministère de l'intérieur - quant à la mise en oeuvre de ce rapport ?

Mme Delphine Batho . - Je sais que la force d'intervention rapide a été mise en oeuvre de façon partielle et incomplète : non seulement elle n'a été mise en place que dans trois territoires, avec le partenariat des Aasqa, mais les outils de mesure et les types de mesures sont incomplets. On est dans une situation comparable à celle de 2012 : près de dix ans après la loi Bachelot de 2003, la moitié à peine des PPRT étaient établis et signés. Certes, il y a des raisons : le temps que prennent les études, la réduction des risques à la source, les enjeux financiers, etc., mais cela traduit tout de même un niveau de mobilisation anormal pour ce qui concerne les risques technologiques.

Vous avez évoqué le fait que les conclusions de ce rapport aient été mises de côté. Je me permets d'y insister, il y a là une spécificité liée à l'écologie et à l'absence de considération sur le fait qu'il s'enrichit d'un enjeu de sécurité de la population. L'appareil d'État ne fonctionne pas du tout de la même façon pour ce qui concerne la lutte contre le terrorisme, certains aspects de la sécurité civile, la sûreté des centrales nucléaires, etc., c'est-à-dire tout ce qui est bien identifié comme des risques majeurs. Il est, à mes yeux, fondamental de le comprendre. Et cet état de fait ne vaut pas que pour les risques technologiques ; cela vaut aussi dans bien d'autres domaines qui impliquent des conséquences écologiques ou pour la santé humaine. Il s'agit d'une culture profonde de la relativisation.

Bien sûr, il y a dysfonctionnement, mais je vois bien là la tentation de chercher un lampiste, le nom d'un responsable que l'on pourrait sanctionner. Ce serait trop facile et nous passerions à côté du véritable enjeu. On met de côté l'information qui dérange ou celle qui demande trop d'efforts. Je maintiens l'expression de « culture de raison d'État industrielle ». J'ai été confrontée dans l'exercice de mes responsabilités au refus - ou à la résistance - d'un certain nombre de préfets de prendre des mesures destinées à faire cesser une pollution industrielle. Je l'ai vécu, c'est un fait incontestable. L'année dernière, en tant que parlementaire, j'ai posé une question sur le site Alteo à Gardanne et les boues rouges : j'ai demandé pour quelles raisons un arrêté préfectoral n'était pas respecté de façon officielle ; il n'y a pas de mise en demeure ni de suites judiciaires, ce qui me paraît anormal et me conduit à dire que l'État de droit n'est pas appliqué.

M. Hervé Maurey , président . - Rassurez-vous, nous ne cherchons pas à mettre en cause un « lampiste ».

Mme Delphine Batho . - Je l'ai bien compris.

M. Hervé Maurey , président . - Mais nous nous interrogeons sur la responsabilité des ministres de l'environnement successifs - et Dieu sait s'ils ont été nombreux ces derniers temps.

M. Jérôme Bignon . - Je vous remercie de votre contribution très forte et très intéressante. Vous avez omis de parler d'un point important en matière d'environnement, à savoir la création de trois tribunaux - Le Havre, Brest et Marseille - et de trois parquets spécialisés en matière de pollution maritime. On pourrait s'en inspirer pour traiter des sujets aussi complexes. On ne saurait demander aux parquets de toutes les grandes villes de France d'être compétents sur les sujets relatifs aux problèmes environnementaux, mais on pourrait prévoir un parquet spécialisé dans chaque région.

La Charte de l'environnement date de quelques années, mais on n'arrive pas à la transposer dans le droit positif. Je le vois bien à travers les résistances à parler d'un ordre public environnemental, qui complèterait les pouvoirs des maires en matière de sécurité, de salubrité, de tranquillité et de bien-être, qui datent de 1789 !

Mme Delphine Batho . - Je souscris à vos propos. La Charte de l'environnement commence à entraîner un certain nombre de décisions et de jurisprudences du Conseil constitutionnel. Mais l'article 5 relatif au principe de précaution a donné lieu à une seule décision sur le plan judiciaire. Ce principe a été appliqué s'agissant des produits agricoles, dans le cas de Lubrizol, mais il ne l'a pas été nécessairement pour l'amiante ou d'autres risques que ceux qui sont liés à l'alimentation.

Mme Céline Brulin . - Je vous poserai trois questions.

Vous avez évoqué les dysfonctionnements du système Gala - la gestion de l'alerte locale automatisée - en 2013. Sont-ce des dysfonctionnements d'ordre technique ou plus politique ? Concernant les Dreal, pouvez-vous préciser votre propos concernant les risques industriels ? Enfin, vous avez pointé un lien avec le non-respect des préconisations du rapport d'inspection, que vous avez longuement évoqué, mais y voyez-vous un lien avec les assouplissements réglementaires pour les sites Seveso ?

Mme Delphine Batho . - Ce n'est pas la première fois que j'entends parler du dysfonctionnement du système Gala dans de multiples configurations de gestion de crise.

Concernant le cas précis de Lubrizol en 2013, c'est dans le cadre du rapport d'inspection que le problème a surgi. J'ai compris qu'il s'agissait d'une défaillance technique du prestataire, mais je reste prudente dans ma réponse. En effet, l'une des particularités de l'incident découvert le 21 janvier 2013, c'est qu'il n'y avait pas de préfet en Seine-Maritime, pas plus qu'il n'y avait de directeur de l'agence régionale de santé (ARS). Dans la gestion de crise des premières vingt-quatre heures, l'absence de préfet a assurément joué un rôle. Ayant prêté serment, je ne serai pas formelle pour vous répondre à la question de savoir s'il s'agissait d'un problème technique ou politique. Mais se posait également un problème politique lié à l'absence de préfet.

Concernant la responsabilité de l'industriel lui-même, en 2013, Lubrizol s'est rendu compte de l'incident, qui a commencé durant le week-end, à 8 heures du matin ; elle n'a déclenché le plan d'opération interne (POI) que deux heures après, à 10 heures ; elle n'a pas prévenu la préfecture, qui sera prévenue par les pompiers parce que des habitants ont ressenti une odeur, et les services d'alerte et de veille au niveau ministériel ont été prévenus cinq heures après le début de la crise. À l'époque, dans les états-majors, on avait noté que l'industriel n'avait pas été réactif, qu'il n'avait pas tout dit. Lubrizol avait annoncé à peu près toutes les trois heures que le problème allait être réglé dans la demi-journée. Comme ce ne fut pas le cas, cela a discrédité la gestion de la situation.

Concernant les Dreal, le rapport de 2013 pointe une question qui renvoie, selon moi, à celle d'une possible perte de compétence ou d'un possible affaiblissement de leurs compétences, qui est directement liée à la création des Dreal il y a dix ans. Les Dreal sont issues de la fusion des directions régionales de l'industrie, de la recherche et de l'environnement (Drire). Les régions les plus concernées par les sites Seveso portent une attention particulière aux compétences des équipes.

Là encore, je ne veux pas tomber dans la logique du lampiste ! En réalité, ce problème se pose non seulement en Seine-Maritime, mais aussi dans toute la France. Il faut soulever la question de l'affaiblissement des compétences techniques et d'ingénierie de l'État, qui conduit, pour la mise en oeuvre au quotidien du droit de l'environnement, à externaliser bon nombre d'études, lesquelles ne sont plus réalisées par les services de l'État. Ces derniers sont débordés par la paperasse et passent donc moins de temps sur le terrain. Ce sujet mérite, à mon avis, une grande attention.

La question des moyens humains se pose également. Le ministère de l'écologie a été le plus impacté par la révision générale des politiques publiques (RGPP), laquelle a été suivie de la modernisation de l'action publique (MAP) et de nouvelles diminutions d'effectifs. Depuis 2012, on constate une baisse de 150 millions d'euros pour l'action n  1 du programme budgétaire 181 en autorisations d'engagement et de 50 millions d'euros en crédits de paiement. La perte des moyens humains a touché les équipes de façon générale. La culture des Dreal n'est plus celle des directions régionales de l'environnement.

Tout cela a-t-il un lien avec l'assouplissement des procédures ? Oui, directement !

Je ne me prononcerai pas sur le point de savoir s'il y a un lien entre l'incendie et l'augmentation de la capacité de stockage chez Lubrizol, accordée à deux reprises dont l'une par une régularisation a posteriori - selon les informations qui ont été rapportées par la presse, cette autorisation a été donnée après la constatation d'une anomalie et sans étude d'impact environnemental. Une révision des études de dangers a-t-elle été menée ? Le risque incendie a-t-il été pris en compte ?

En revanche, l'assouplissement et la simplification des procédures imposées par ces « enquiquineurs » du ministère de l'écologie ont des conséquences sur la surveillance des sites industriels, sur la police de l'environnement et sur l'aptitude d'une Dreal à résister à l'amicale sollicitation d'un préfet, pour lequel la situation n'est pas encore assez mûre pour prononcer une mise en demeure - vous voyez ce que je veux dire !

La logique du fonctionnement de l'État et sa capacité à être ferme sur les exigences de sécurité et de prévention des risques technologiques peuvent, dans un certain nombre de cas, passer pour des sources d'enquiquinement aux yeux des industriels, et parfois des élus locaux.

M. Jean-Claude Tissot . - Dans le cadre du principe de précaution, des interdictions de vente de produits agricoles avaient été imposées. Aujourd'hui, à ma connaissance, elles ont été levées, et tous ces produits peuvent être vendus.

À votre avis, les services qui ont autorisé la reprise des ventes avaient-ils assez d'éléments pour être certains de l'absence de contamination ? Des conserves vont être faites, du lait a été transformé, etc. : on retrouvera ces produits sur les étals dans quelques mois ou dans un an. Que faire si l'on découvre durant la procédure d'enquête ou à son terme que des produits pourraient être nocifs ? Je suis très inquiet sur ce point.

Mme Delphine Batho. - Je ne pense pas que les services aient pu prendre cette décision à la légère. J'attire votre attention sur l'avis de l'Anses : elle a recommandé de mener un programme de suivi sanitaire et scientifique extrêmement poussé en matière tant agricole qu'environnementale.

J'ai été choquée d'entendre que, s'agissant de la faune et de la flore, la pluie s'en chargera... Dans la nature, rien ne se perd, tout se transforme ! Les sols, l'eau, les animaux, doivent faire l'objet d'un suivi précis.

Tout est question de formulation, et personne ne peut dire : « Nous sommes sûrs. » Ce qu'il faut faire, c'est dire que des mesures ont été prises, communiquer les résultats, indiquer que les niveaux relevés sont inférieurs aux seuils réglementaires relatifs aux effets sur la santé, et que, par conséquent, les mesures sont levées, mais que les investigations continuent.

M. Hervé Maurey , président . - Les mesures sont parfois difficiles à interpréter par le citoyen lambda ou le responsable politique qui n'a pas de culture scientifique. Les résultats sont fiables, mais leur interprétation est souvent sujette à discussion, voire à polémique.

Mme Delphine Batho. - Il ne faut pas donner d'interprétation, mais simplement le résultat. On peut comparer avec une prise de sang : personnellement, je ne sais pas combien il faut avoir de globules blancs ou rouges, mais lorsque vous effectuez des analyses, une colonne indique, en face de votre résultat, la fourchette dans laquelle se situe la norme. L'information doit être livrée telle quelle. Le débat démocratique est suffisamment éclairé et les citoyens sont assez informés pour qu'à partir de là une série d'acteurs, comme des associations, commentent les résultats et les interprètent.

M. Pascal Martin . - En tant qu'élu du département de SeineMaritime et ancien président du conseil départemental jusqu'à il y a un mois, j'ai connu les deux crises de 2013 et 2019. Je partage votre constat selon lequel les deux tiers des populations voisines des établissements Seveso vivent dans des quartiers qualifiés de « sensibles » - c'est le cas en Seine-Maritime, où soixante établissements Seveso sont installés pour la plupart en bord de Seine.

Il faut se poser la question des règles d'urbanisme, car, pour l'essentiel, les communes se sont construites autour des installations industrielles - c'est le cas de l'usine Lubrizol installée depuis1956.

Dans le cas de l'incendie de Lubrizol, compte tenu des vents dominants, le panache de fumée, avec ses conséquences sanitaires, environnementales et agricoles, a touché les plateaux nord de Rouen et la campagne de Seine-Maritime, qui ne sont pas des quartiers sensibles.

Enfin, sans vouloir défendre qui que ce soit, je précise que le préfet de la Seine-Maritime, préfet de la région Normandie, n'était en poste que depuis quelques mois. Il aurait certainement dû connaître tous les plans de prévention des 60 établissements Seveso, mais des services, comme la Dreal, sont aussi à ses côtés.

Mme Delphine Batho. - Tomber dans une logique de chasse à l'homme s'agissant d'un serviteur de l'État, ce serait être complètement « à côté de la plaque » au regard de la situation dans laquelle nous sommes.

En 2013, j'ai passé une matinée entière à la réunion mensuelle des préfets à tirer les leçons de la gestion de crise du nuage de mercaptan. Les conclusions du rapport ne valaient pas uniquement pour le site Lubrizol de Rouen, mais pour la France entière et l'ensemble des sites Seveso. Tous les préfets sont censés en connaître les conclusions.

La pollution n'a pas de frontières. En cas de problème, la logique du PPRT est celle du périmètre rapproché s'agissant des effets létaux. Concernant le site de Lubrizol, l'absence de bassin de rétention des eaux de traitement de l'incendie est une question extrêmement importante.

Sur l'urbanisme, je rappelle qu'historiquement toute la réglementation est basée sur la notion de coexistence entre les activités industrielles et les habitations. Il s'agissait d'encourager l'industrialisation, avec la notion de risque « acceptable ».

Imaginer que la réponse à la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui serait d'organiser le grand déménagement de tous les sites Seveso me paraît l'archétype de la fausse bonne idée ! Entre les années 1970 et aujourd'hui, nous avons perdu la moitié des emplois industriels, ce qui a conduit à délocaliser la pollution. On le voit dans l'augmentation de l'empreinte carbone de la France : les émissions ne sont plus chez nous, mais ailleurs. On n'évoque pas du tout les 10 000 rivières détruites en Chine, etc. J'insiste, la délocalisation de l'industrie ne me paraît pas être la solution.

Par ailleurs, je veux attirer l'attention sur le fait que déménager le site ne nous prémunirait pas des conséquences sur la population, puisque la pollution n'a pas de frontières. En revanche, cela aurait pour conséquence de diminuer la pression citoyenne pour davantage de transparence et l'exigence d'une sécurité absolue de ces activités.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Je veux revenir sur la nécessité de renforcer le droit en matière environnementale, avec la création d'un parquet spécialisé. L'action de groupe existe déjà dans notre droit : cet outil juridique est-il adapté en cas d'accident industriel ? Quels aménagements législatifs préconiseriez-vous ?

M. Hervé Maurey , président . - Connaissez-vous des événements industriels du type de celui de Lubrizol en 2013, qui ont été bien gérés ?

De même, pourriez-vous nous signaler des sites Seveso dont les bonnes pratiques pourraient servir d'exemple ?

Mme Delphine Batho. - Les enjeux environnementaux ont - hélas - été écartés de l'action de groupe lorsque celle-ci a été créée. Cela m'avait conduit à déposer comme parlementaire une proposition de loi à la suite de l'affaire Volkswagen afin d'autoriser l'action de groupe en matière environnementale. L'outil a évolué depuis, mais pas suffisamment eu égard aux critères de saisine. Je peux vous communiquer le travail législatif que j'avais fait sur ces aspects, notamment au moment de la loi de modernisation de la justice du XXI e siècle.

Nonobstant toutes les actions qui peuvent être menées en matière de justice, il existe tout de même des prérogatives d'État qui ne peuvent être simplement renvoyées à un contentieux entre une population et un industriel. Il existe une responsabilité de l'État, qui est de garantir la sécurité des citoyens.

Ai-je connaissance d'événements industriels qui auraient été bien gérés ? Oui, il s'en présente de nombreux chaque année. Je ne suis pas en mesure de vous en fournir la liste, mais les services du ministère de l'écologie et les services des Dreal évitent chaque année des incidents ou des accidents potentiellement sérieux. Cela se fait soit au moyen de mesures d'anticipation et de suivi des sites, soit lors de la gestion de crise, par des actions évitant qu'un accident ne prenne des proportions trop graves.

À cet égard, je souhaiterais attirer votre attention sur l'un des points du rapport que je n'ai pas encore évoqué. Il s'agit des sites industriels défectueux, dénués de véritables propriétaires. Ces sites représentent une véritable angoisse pour les services du ministère de l'écologie, en raison de l'absence d'interlocuteur à même d'assurer les mesures de protection et de sécurité nécessaires. Il existe donc des événements industriels bien gérés. Mais je ne peux vous en dresser la liste.

De la même façon, il me semble que nous ne pouvons pas mettre sur le même plan tous les comportements des industriels en matière de gestion des risques technologiques.

À titre d'exemple, en 2013 j'avais adressé un courrier de mise en demeure à une dizaine d'industriels qui refusaient de prendre les mesures prescrites par les PPRT. A contrario , d'autres industriels avaient bien mis en oeuvre les procédures requises. Je pense que les services du ministère pourront tout à fait vous renseigner sur ce point.

M. Hervé Maurey , président . - Merci beaucoup pour cette audition très intéressante. N'hésitez pas à alimenter nos travaux si vous avez d'autres éléments à porter à notre connaissance.

Mme Delphine Batho. - Je vous ai adressé le rapport. Si vous avez besoin d'autres éléments factuels, y compris sur 2013, je dispose, comme vous le voyez, d'un épais dossier et reste, bien entendu, à la disposition de votre commission d'enquête. Merci beaucoup de m'avoir reçue.

Mme Corinne Lepage, avocate spécialiste du droit de l'environnement
(Mardi 12 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Nous poursuivons nos auditions de la matinée avec l'audition de Mme Corinne Lepage, avocate spécialiste du droit de l'environnement.

Madame Lepage, nous vous connaissons tous, bien sûr, dans cette assemblée. Nous connaissons votre passé de ministre de l'environnement ainsi que votre rôle d'avocate de l'association Respire. Mais aujourd'hui, c'est en tant que spécialiste du droit de l'environnement que nous avons souhaité vous entendre.

En effet, au-delà des questions que se pose notre commission d'enquête sur d'éventuels dysfonctionnements de la part des services de l'État, plusieurs sujets relèvent du droit de l'environnement, de son application et des évolutions éventuelles qu'il conviendrait de lui apporter.

Le premier sujet porte sur la simplification peut-être excessive des règles applicables en matière d'environnement qui a été effectuée depuis une dizaine d'années, et ce quels que soient les gouvernements. Nous aimerions savoir si vous considérez que des simplifications excessives ont effectivement été faites, dont nous payerions en quelque sorte le prix aujourd'hui.

Le deuxième sujet, toujours lié à la question du droit, est celui de la sous-traitance. Il semble effectivement que les règles applicables aux entreprises du secteur de l'environnement ne s'appliquent pas avec autant de rigueur aux entreprises sous-traitantes. De manière générale, nous pouvons nous interroger sur le contrôle de l'activité des sous-traitants. C'est sur ces deux questions principales que nous souhaitons vous interroger ce jour.

Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Corinne Lepage prête serment.

Mme Corinne Lepage, avocate spécialiste du droit de l'environnement. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'auditionner ce matin sur ce sujet, sur lequel je ne suis pas totalement objective puisque je suis l'avocate d'une très importante association de victimes. Vous l'avez rappelé vous-même, monsieur le président, mais je devais à l'honnêteté d'ouvrir mon propos en le rappelant également. Je reste objective dans l'analyse du droit que je fais, mais je défends une cause.

Je voudrais tout d'abord vous dire combien il est effectivement préoccupant de constater la réduction du respect des normes environnementales, car elle vient s'ajouter à un mouvement législatif et réglementaire qui se produit depuis une quarantaine d'années et passe très largement inaperçu.

Je pourrais vous fournir un document plus complet sur ce sujet, car j'y ai travaillé avec un spécialiste des risques, chef pompier au Havre et qui a participé au service départemental d'incendie et de secours (SDIS). Nous avons produit une note assez épaisse que je pourrais vous communiquer si cela intéresse votre commission.

La législation relative aux installations classées a été mise en place en 1976. À travers la directive « Seveso 1 » du 24 juin 1982 et la directive « Seveso 2 » du 9 décembre 1996, nous avons ensuite instauré un système très sévère de maîtrise de l'urbanisation autour des sites classés. Comment travaillait-on à l'époque pour déterminer les risques ? C'est cela, en effet, le coeur du problème. Nous travaillions au début sur des scénarii qui dépendaient de seuils de toxicité aiguë. Il s'agit là d'un point important. J'ouvre ici une parenthèse.

Lorsque le préfet de Seine-Maritime a communiqué au moment de l'accident, il a déclaré qu'il n'y avait pas de toxicité aiguë. Les gens ont compris que la fumée n'était pas dangereuse. Or il s'agit d'une interprétation totalement erronée. En effet, l'absence de toxicité aiguë critique signifie l'absence d'atteinte du seuil de létalité. En réalité, il existe deux niveaux de létalité : un premier à cinq morts pour cent personnes et un deuxième à un mort pour cent personnes. Il existe ensuite deux autres catégories, celle des effets irréversibles et celle des effets réversibles. Au total, il existait donc initialement quatre catégories. Ces catégories avaient été définies à l'aune de valeurs américaines. Tel était donc le système que nous avions mis en place à l'origine.

Or, en 1994, les Américains ont décidé de renforcer leurs normes. Je n'entrerai pas dans les détails de cet événement. Mais il faut également souligner un point très important en sus des quatre catégories de seuils dont j'ai parlé. Il s'agit des personnes prises en compte. Autrement dit, le seuil est-il fixé en prenant en compte les populations fragiles - c'est-à-dire les bébés, les personnes âgées, les asthmatiques, les gens malades - ou bien est-il fixé à l'aune du seul citoyen lambda ? Ce point est extrêmement important. Car l'on ne définit pas les mêmes normes si l'on prend en compte les bébés et si l'on prend en compte uniquement des garçons de 25 ans en pleine santé.

En 1994, les Américains ont donc décidé de renforcer leurs normes. À ce moment-là, l'industrie française a protesté. Et le ministère de l'écologie a demandé à l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) de lancer une étude pour aboutir à des normes, disons, plus acceptables. Cela s'est fait « sous le radar ». Vous l'ignoriez peut-être. Pour ma part, je dois dire que je l'ai découvert ; je ne le savais pas.

Or tout cela nous a conduits à une situation assez absurde. En effet, nous disposons aujourd'hui de deux documents qui obéissent à deux logiques différentes. Nous avons, d'une part, les plans particuliers d'intervention (PPI), établis par le ministère de l'intérieur et la Direction de la sécurité civile, qui prennent en compte les effets de manière assez larges, et, d'autre part, les PPRT, issus de la loi relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages, dite « loi Bachelot ». Or ce sont les PPRT qui ont introduit la possibilité de réduire les scénarii possibles, donc de réduire les périmètres de protection.

Le ministère de l'intérieur, c'est-à-dire la sécurité civile, a à sa disposition beaucoup moins de moyens techniques que le ministère de l'écologie, qui, lui, a toutes les bases. Par voie de conséquence, nous sommes en face d'une situation dans laquelle, d'une manière assez curieuse, les PPI sont beaucoup plus ouverts sur la question de la prise en compte des effets réversibles à long terme, notamment pour toutes les populations, que les PPRT. En effet, les scénarii envisagés par ces derniers sont évacués comme étant improbables.

Je rappelle que le PPRT de Lubrizol indique que le risque d'incendie est de 1 tous les 10 000 ans et que, dans le pire des cas, 14 maisons seraient concernées. On arrive à des absurdités de ce genre parce que, au fur et à mesure, les scénarii passent du possible au probable et du probable à l'improbable. On arrive ainsi à des zones de protection hyper petites, comme celle de Lubrizol.

Cerise sur le gâteau, si je puis dire, l'instruction de septembre 2017 signée par MM. Collomb et Hulot, parce qu'elle prend en compte le risque terroriste qui évidemment existe, a réduit de manière drastique la possibilité de communiquer les documents d'information. Or cette instruction, dont la valeur juridique équivaut à zéro, a été interprétée de manière encore plus restrictive qu'elle ne l'est réellement. En effet, elle précise qu'il faut prendre en compte les maires, les riverains les pompiers, et les informer, ce qui n'est pas le cas.

On est donc arrivé à une situation où ce qui devrait être la base de tout notre système, c'est-à-dire la culture du risque, n'existe pas, parce qu'il n'y a pas de partage d'informations. Si vous ajoutez à cela les allégements successifs sur les études d'impact, les évaluations environnementales, les études de danger et autres, les gens ne sont plus protégés convenablement. Je le dis de manière caricaturale, mais c'est une réalité.

Je le dis très clairement, je n'arrive pas à comprendre comment, en mars et en juillet 2019, le préfet a pu dispenser Lubrizol de nouvelles évaluations environnementales, alors que le stockage des produits dangereux avait augmenté dans des proportions considérables et qu'arrivaient sur le site des isocontainers, dont l'impact n'avait jamais été évalué - je passe bien entendu par pertes et profits, mais c'est momentané, le fait que, par-dessus le marché, près de 2 000 tonnes de produits étaient stockées par Lubrizol chez Normandie Logistique sans aucun contrôle.

Dans ces conditions-là, comment peut-on dispenser une entreprise d'une étude de danger ? C'est une aberration d'autant plus grande que l'étude de danger de 2009, revue en 2014, qui avait permis ce PPRT « riquiqui », car il est vrai que le périmètre est vraiment très petit, était fondée sur le fait que le stockage avait été réduit. Par conséquent, on établit un PPRT réduit parce que le stockage de certains produits, notamment de cuves d'acide chlorhydrique, a été réduit, mais, lorsque ce dernier augmente considérablement, on considère que ce n'est pas la peine de refaire une étude supplémentaire. Ce n'est pas possible !

C'est très grave, parce que nous risquons d'avoir ailleurs des problèmes identiques. Je sors un peu de mon rôle d'avocate pour dire que, en matière de confiance du citoyen, ce n'est pas brillant.

La sous-traitance est un problème majeur qui concerne toutes nos industries, y compris dans le domaine nucléaire. D'une part, dans ces entreprises, le personnel n'est pas formé de la même manière. D'autre part, cela m'a été dit par des sous-traitants du nucléaire, mais je pense que c'est valable ailleurs - il faut savoir comment cela se passe dans la vraie vie -, les entreprises ont un contrat pour aller faire du nettoyage, qui est de moins en moins du nettoyage et de plus en plus de l'intervention de maintenance. Elles doivent faire un certain nombre de choses dans un délai extrêmement court, ce qui n'est possible ni matériellement ni physiquement. Que font alors les employés ? Ils indiquent que ces tâches ont été accomplies, alors qu'elles ne le sont pas. S'ils ne le font pas, l'entreprise n'aura plus le contrat à l'avenir et c'est donc un risque de chômage pour eux. La pression qui s'exerce sur eux ne va évidemment pas dans le sens de la sécurité et de la sûreté. C'est vrai dans le secteur nucléaire et sans doute dans d'autres. En outre, ce sont des employés peu formés et peu suivis médicalement - le suivi sociomédical pose problème.

Même s'ils savent ce qu'ils doivent faire, une fois sur deux, les employés des entreprises de sous-traitance ne peuvent pas le faire et, si l'un d'entre eux faisait de l'excès de zèle, les autres lui tomberaient dessus, au regard de ce qui peut leur arriver.

La sous-traitance est un problème très important, pour toutes les raisons que je viens d'indiquer, qui fragilise encore l'édifice.

M. Hervé Maurey , président . - Sur l'autorisation accordée par le préfet au début de l'année 2019, vous avez indiqué d'abord que le préfet n'avait pas demandé d'évaluation environnementale, puis qu'il avait dispensé l'usine d'une étude de danger.

Mme Corinne Lepage . - Il a accordé une dérogation.

M. Hervé Maurey , président . - Normalement, il aurait pu demander une étude environnementale, mais il ne l'a pas fait c'est bien cela ?

Mme Corinne Lepage . - La législation a évolué. Avant, c'était automatique pour un certain nombre d'opérations. La loi a rendu possible le cas par cas : chaque situation fait donc l'objet d'une évaluation préfectorale et d'une dérogation éventuelle et peut ainsi ne pas être soumise aux évaluations environnementales, études d'impact ou études de danger selon le cas. C'est ce qui s'est passé ici.

M. Hervé Maurey , président . - Le préfet l'a donc dispensé de cette étude environnementale.

Mme Corinne Lepage . - Oui, absolument. Il existe un acte qui dispense expressément. Il se trouve dans les visas de l'arrêté de mars 2019 et de celui de juillet 2019.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - De nombreuses voix s'élèvent pour interdire purement et simplement le recours à la sous-traitance. Qu'en pensez-vous ?

Lorsque nous sommes allés à Rouen, il a été question de l'éco-quartier Flaubert, qui est le plus gros chantier d'aménagement en cours dans la ville. Si le président de la métropole Rouen-Normandie a exprimé le besoin de prendre le temps de la réflexion, il entend cependant bien défendre l'idée de construire la ville sur la ville, comme il dit, pour limiter l'artificialisation des sols. Or ces sols ne sont pas dépollués. Que pensez-vous de cette urbanisation près des usines pétrochimiques ?

Mme Corinne Lepage . - Ce n'est pas raisonnable ! On ajoute du risque au risque. Les habitants qui ont vécu les 12 heures de l'incendie - car cela a duré 12 heures - ont vécu l'enfer : ils ont eu peur « d'y passer ». Et l'on voudrait rajouter 5 000 personnes de plus ?

Évidemment, je suis contre l'artificialisation des terres. Je ne suis pas d'accord sur tout avec les écologistes plus verts que moi, si je puis dire, notamment quand il s'agit de construire en hauteur. Je pense qu'il n'y a pas le choix et que, si l'on veut garder nos sols - ce qui est absolument indispensable, parce que l'avenir est à la matière première agricole -, il faut arrêter de les artificialiser. Pour autant, ce n'est pas une raison pour exposer 5 000 personnes à un risque, de surcroît sur un terrain qui n'est pas dépollué et sur lequel on m'a dit - comme je ne l'ai pas vérifié moi-même, je le dis sous toutes réserves, c'est-à-dire avec des points d'interrogation, du conditionnel et des guillemets - qu'il y aurait eu des stockages de produits venant d'AZF, en attendant de savoir ce qu'on en faisait. Je ne sais pas si c'est vrai ou pas : ces indications m'ont été données à Rouen. Quoi qu'il en soit, ce terrain n'est pas dépollué. La meilleure preuve en est que la construction se fait en surélévation sur une base de sept mètres.

Sur des terres très polluées, quand il s'agit de déchets industriels spéciaux, cela coûte les yeux de la tête : des milliers d'euros par tonne. On les a donc laissés, on a mis de la terre dessus et on va construire. Très franchement, ce ne sont pas les écoquartiers dont on rêve !

Je me pose une autre question, mais n'ai pas la réponse : la volonté de réaliser le la ZAC Flaubert n'a-t-elle pas un lien avec la réduction du périmètre du PPRT de Lubrizol ?

Par ailleurs, et là encore je n'ai pas la réponse, pourquoi y a-t-il à Rouen un PPRT pour toutes les installations Seveso et un PPRT à part pour Lubrizol ? Lubrizol aurait dû être dans le PPRT de Rouen. Cela a-t-il un rapport avec la ZAC Flaubert, avec les modalités d'évaluation du risque dominos ? Je ne sais pas. Je n'accuse de rien. Je pose des questions.

M. Hervé Maurey , président . - Je comprends et je partage vos remarques sur le quartier Flaubert. En même temps, que fait-on d'un site comme celui-là ? Si l'on considère qu'il ne faut pas construire à proximité d'un site industriel, cela peut aller jusqu'à remettre en question la présence d'habitations autour de tout site industriel. On voit donc bien la limite du propos et le risque, qui serait de proposer que tous les sites industriels soient à la campagne.

Mme Corinne Lepage . - Ce n'est pas notre histoire, en effet.

Il y a une quarantaine d'années, on essayait d'isoler les sites industriels des zones d'habitation : elles se sont rapprochées encore et encore. C'est comme cela !

La loi Bachelot avait précisément pour ambition, comme les PPRT, de réduire les risques, sauf que le récent rapport de vos collègues, maires ou élus de villes dans lesquelles se trouvent des sites Seveso, montre très bien que, en réalité, on n'a pas eu les moyens d'appliquer convenablement cette loi : les travaux qui devaient être effectués dans les habitations proches ne l'ont pas été, notamment parce que l'on mettait à la charge financière des ménages qui les occupent la réalisation de ces travaux - ce qui n'est tout de même pas très correct, à mon avis -, il n'y a quasiment pas eu d'expropriation, parce que l'on n'a pas d'argent pour exproprier.

Continuons-nous dans cette voie ou pas ? En d'autres termes, prenons-nous le risque d'avoir des accidents industriels, avec des risques pour la population ? Cela renvoie à votre question première sur l'allégement des normes. Si l'on prend cette décision-là, cela ne peut être fait qu'avec, d'abord, ce que l'on appelle une culture du risque, c'est-à-dire un contrôle beaucoup plus étroit que celui qu'il y a eu dans le cas de Lubrizol, ensuite une culture partagée. Je ne sais pas si votre commission a eu connaissance de la brochure « censée » - j'utilise les guillemets - informer le public des risques concernant Lubrizol : il n'y a rien du tout, c'est nul. Quand l'accident s'est produit, les gens étaient perdus : ils ne savaient pas quoi faire, il n'y a pas eu d'exercice d'alerte.

On ne peut pas dire en même temps que l'on prend ce risque, en essayant de le réduire au minimum et d'informer les gens le mieux possible, et qu'il n'y a pas de danger.

En effet, le fond de l'affaire, c'est de rassurer, de dire aux gens qu'il n'y a pas de danger et qu'ils peuvent dormir tranquillement. Mais cela ne fonctionne pas ! Si l'on prend nos concitoyens pour des êtres raisonnables - ce qu'ils sont - il faut leur expliquer la situation. Ils veulent travailler, et sont tout à fait capables de comprendre la nécessité du développement économique, mais il faut qu'ils aient les cartes en main. Il y a tout de même un problème de législation. Je suis très inquiète de voir qu'on supprime les enquêtes publiques, car rien ne remplace le contact du public avec un commissaire enquêteur : ce n'est pas la même chose de s'exprimer sur Internet et de dire quelque chose à quelqu'un qui va en tirer des conséquences.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Je souhaite vous interroger sur la sous-traitance. La première question que j'ai posée au PDG de Lubrizol lorsqu'il est venu devant nous - c'était notre première audition - était de savoir si le personnel sous-traitant avait été formé au même niveau que le personnel de Lubrizol. Sa réponse a été : oui. Pourtant, nombre d'intervenants et d'observateurs ont affirmé qu'il y avait un problème de sous-traitance. Certains ont même exprimé le souhait de l'interdire. Je crois donc qu'il y a un problème - et vous-même avez parlé de personnel peu formé. Qu'en pensez-vous ?

Mme Delphine Batho préconise la création de parquets spécialisés pour traiter des délits environnementaux. Qu'en pensez-vous ? L'action de groupe existe déjà dans notre droit. Cet outil juridique est-il adapté pour un accident industriel ? Des évolutions législatives sont-elles nécessaires ?

Le Gouvernement a souhaité faire la transparence dans cette affaire, en associant la population. Le mot de transparence a été répété à l'envi, mais lorsque le citoyen ou le sinistré demande les expertises indépendantes, l'État les refuse ! Vous êtes bien placée pour le savoir, puisque votre association Respire a demandé des expertises indépendantes, qui lui ont été refusées par l'État avant d'être accordées par la justice. Pourquoi est-on obligé à de tels recours ?

Mme Corinne Lepage . - S'agissant de la sous-traitance, il faudra examiner les pièces dans la procédure pénale. Je ne les ai pas encore vues, même si j'ai déposé une plainte au nom de l'association Respire. Toutefois, j'ai pu lire dans la presse les propos du président, largement démentis, selon lesquels Lubrizol a fait un effort particulier en matière de formation de ses sous-traitants. Il faudra le démontrer ! Et il s'agirait d'un cas particulier, car le cas général ne paraît pas être celui-là. En tout cas, dans son arrêté du 8 novembre, le préfet met en demeure Lubrizol sur toute une série de règles qui ont été manifestement violées : plan d'opération interne (POI), sprinklers , règlement général de sécurité...

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Et quid de l'interdiction de la sous-traitance ?

Mme Corinne Lepage . - Les interdictions générales et absolues... Je serais plutôt favorable à une limitation très étroite des tâches qui peuvent être confiées à la sous-traitance. La maintenance classique ou les interventions dans les locaux administratifs peuvent évidemment être sous-traitées. Mais tout ce qui touche à l'entretien du site lui-même, non !

M. Hervé Maurey , président . - Sauf à avoir recours à des sous-traitants dont le niveau de qualification serait connu avec certitude.

Mme Corinne Lepage . - Certes, mais qui vérifie ?

J'aurais beaucoup de critiques à faire sur la manière dont l'État a géré cette affaire. Mais, pour sa défense, les moyens dont disposent les services de l'État en matière de contrôle sont en chute libre ! Là aussi, il faut une clarification. Je ne suis pas contre la réduction du train de vie de l'État mais j'observe que la réduction de ses dépenses s'est largement faite sur les organismes de contrôle, dans tous les domaines : vétérinaires, concurrence et répression des fraudes, etc. Or ce sont eux qui tiennent le système. Sinon, vous votez des lois qui ne seront jamais appliquées !

Il existe déjà un pôle « santé-environnement » au parquet de Paris et au parquet de Marseille. Le problème est que leurs moyens sont très insuffisants. Du coup, les dossiers traînent en longueur. Ainsi, l'un de mes dossiers, sur les algues vertes, dort depuis cinq ans. Pour celui de l'incinérateur de Massy, la procédure a mis dix-neuf ans ! Et parfois, on nous refuse une expertise, faute de moyens, tout en reconnaissant qu'elle serait nécessaire.

L'action de classe n'en est pas une. Des associations de victimes sont reconnues comme telles et peuvent agir dans la procédure pénale. Cela évite d'engorger les juridictions d'instruction, certes : on attend l'audience pour que les membres de l'association demandent réparation. Mon association a fait une demande ; nous avons attendu trois semaines un accusé de réception. En tout cas, les actions de classe, en France, n'en sont pas. Pourquoi ? Parce qu'on n'en voulait pas réellement ! Le monde économique était vent debout contre ce système, qui marche très bien aux États-Unis. Le succédané que nous avons fonctionne sans doute pour des notes de téléphone ou des frais bancaires, mais pas dans des dossiers comme Lubrizol.

Nous avons fait immédiatement un référé-constat dans cette procédure, comme je le fais couramment dans beaucoup de procédures. Cela va très vite et permet un débat contradictoire, avec un état des lieux immédiatement après l'événement. Pour la première fois, j'ai eu en face de moi un État qui était violemment opposé. J'ai reçu deux mémoires de l'État, deux de l'ARS et un du SDIS pour dire : « Circulez, il n'y a rien à voir. » La présidente du tribunal administratif de Rouen ne l'a pas entendu de cette oreille et nous avons un expert, avec lequel nous avons déjà tenu deux réunions d'expertise. Cela permet de faire l'état des lieux. Par exemple, sur les prélèvements, il faut préciser où ils ont été faits, et ce que l'on a prélevé. Il faut débattre de manière contradictoire, en présence d'un expert judiciaire, astreint aux règles de déontologie.

M. Hervé Maurey , président . - Comment peut-on être réellement sûr qu'un organisme est indépendant ?

Mme Corinne Lepage . - On ne peut pas en être sûr, monsieur le président.

M. Hervé Maurey , président . - Je craignais cette réponse.

Mme Corinne Lepage . - On me dit souvent, par exemple, que les associations ne sont pas indépendantes. Personne n'est indépendant, nous avons tous notre culture, notre religion, nos manières de voir les choses, des amitiés... Pour moi, être indépendant, c'est le contraire d'être dépendant. En somme, c'est ne pas dépendre financièrement de quelqu'un ou d'un organisme. Un expert judiciaire, lui, est totalement indépendant. Il a dû présenter patte blanche, dire qu'il n'avait aucun intérêt avec aucune des parties en cause et il figure sur une liste établie par les cours d'appel.

Mme Céline Brulin . - Quels sont les protocoles mis en place pour les suivis sanitaires et environnementaux ? Un point zéro était-il défini ?

Mme Corinne Lepage . - Il y a eu un incendie d'une immense ampleur. Les sapeurs-pompiers et les policiers ont été remarquables : grâce à eux, nous avons eu un accident industriel, pas une catastrophe majeure. Tout est imbriqué et le feu pouvait partir n'importe où : l'incinérateur voisin, les silos tous proches, les cuves de Total... Bref, cela aurait pu être la disparition de Rouen.

Le SDIS a immédiatement mesuré un certain nombre de facteurs, pour savoir si les pompiers pouvaient sortir. Il n'était pas chargé de la sécurité sanitaire de la population rouennaise, mais il était chargé de savoir s'il n'exposait pas à la mort ses hommes en les faisant sortir. Des prélèvements ont été faits avec des lingettes et analysés avec les moyens du bord. Ce qui n'était pas habituel - hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), dioxines, métaux lourds - n'avait pas été mesuré quotidiennement. Il existe en France deux ou trois camions « nucléaire, radiologique, chimique, bactériologique » (NRCB), parfaitement équipés. Celui qui était à Rouen, qui venait de Nogent-le-Rotrou, n'avait pas l'équipement nécessaire, semble-t-il, pour des relevés chimiques. Ce qu'on aurait pu mesurer ne l'a donc pas été.

De plus, avec leurs lingettes, les pompiers ont fait des mesures surfaciques, mais toutes les normes sont définies en volumétrie. Ce qui est sorti de ces analyses n'était donc comparable à aucune norme : on ne peut pas passer du surfacique au volumique. Atmo Normandie n'a mis en place des instruments pour mesurer les HAP et les dioxines que quelques heures après la fin de l'incendie, c'est-à-dire dans l'après-midi qui a suivi. Et les premières lingettes utilisées ont été détruites.

La population rouennaise s'interroge aussi sur les suivis mis en place, qui ne rassurent personne. En particulier, il n'y a pas de suivi médical prévu. Résultat : c'est la société civile qui s'organise pour le faire. Ce n'est pas normal. C'est le travail de l'État. Ce constat rejoint celui des difficultés de communication relevées : comment a-t-on pu dire, avec le nuage au-dessus de la ville, que la qualité de l'air était normale ? D'ailleurs, Atmo Normandie a refusé de publier ses résultats, parce que ceux-ci ne concernaient que les éléments habituels, qui n'étaient pas impactés par les fumées.

Les Rouennais expriment une très grande inquiétude, notamment sur la question du lait maternel, dans lequel on a relevé la présence de produits toxiques. Mais y en avait-il avant aussi ? Rouen, ce n'est pas la campagne... En tout cas, ce n'est pas sain de donner à un bébé du lait contenant des HAP.

M. Jean-Pierre Vial . - La quantité des matières détenues par l'entreprise, leur localisation et leur nature étaient-elles bien déclarées et communicables immédiatement aux services de secours ?

Mme Corinne Lepage . - Alors que la loi oblige les installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE), notamment celles classées Seveso seuil haut, à tenir à disposition de l'État à tout moment la liste et la quantité de produits présents sur leur site, ils n'ont pas été capables de le faire. À la première réunion d'expertise, début octobre, l'État n'avait toujours pas la liste de Normandie Logistique et venait seulement de publier celle de Lubrizol. Ce n'est pas normal. Il est tout aussi anormal que Lubrizol ait stocké, sans aucune protection particulière, 2 000 tonnes sur le site de Normandie Logistique. En juillet 2019, un arrêté préfectoral a permis à Lubrizol d'augmenter considérablement les stockages. Pourquoi stocker encore, à côté, 2 000 tonnes ? On est dans le flou artistique. Dans les mises en demeure adressées le 8 novembre dernier, le préfet demande la liste exacte des produits, ce qui veut dire qu'il ne l'a toujours pas !

M. Hervé Maurey , président . - Vous avez parlé de critiques à émettre sur le fonctionnement des services de l'État au moment de la catastrophe et après. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Mme Corinne Lepage . - Même avant ! Mais je rappelle que les moyens ont baissé. Il y eu dix-neuf visites sur le site de Lubrizol. Comment est-il possible que, le 8 novembre, le préfet soit encore obligé de mettre en demeure Lubrizol de lui fournir un POI et un règlement de sécurité corrects ? L'arrêté indique ainsi que « le plan de défense incendie n'est pas complet », que « le POI du site ne contient pas les éléments liés avec l'instruction gouvernementale », que « l'exploitant n'a pas étudié, dans son étude de danger relatif aux unités de stockage, les stockages extérieurs », c'est-à-dire Normandie Logistique. L'arrêté indique aussi que « les stockages extérieurs susceptibles d'avoir des effets externes du site ne disposent pas de système de détection incendie », et que  « les dispositifs de confinement des eaux d'extinction du site n'ont pas permis de recueillir les eaux polluées lors de l'incendie ». Après dix-neuf visites !

M. Hervé Maurey , président . - C'est donc après l'incendie que l'État demande à l'entreprise communication de documents ?

Mme Corinne Lepage . - Il les avait déjà demandés le 19 juillet, en donnant un délai d'un ou deux mois, selon les documents. À la date de l'incendie, Lubrizol n'était pas en règle avec l'arrêté de juillet 2019. Or, avant juillet 2019, Lubrizol aurait déjà dû avoir un POI et un règlement de sécurité corrects, et n'aurait pas dû stocker dans de telles conditions des produits chez Normandie Logistique.

Deuxième problème : la communication de crise. Nous comprenons tous la difficulté de l'exercice. Et le préfet avait des mesures urgentes à prendre pour savoir s'il fallait évacuer Rouen ou non. Cela a été bien géré. Mais pourquoi n'a-t-il pas pris des instructions strictes de confinement ? C'est le patron du SDIS qui a dit : « Je rappelle que toute fumée de ce genre est une fumée toxique. » Les gens ont eu le sentiment d'être totalement abandonnés, de ne pas savoir quoi faire : certains sont partis, d'autres sont restés ; certains services publics ont fonctionné - les conducteurs d'autobus ont été obligés d'aller prendre leur service à six heures du matin -, mais des fonctionnaires ont été dispensés de service. Et le suivi n'est pas assuré, notamment pour les questions alimentaires. Je comprends très bien que les agriculteurs aient eu envie de revendre leurs produits, mais ils se sont tirés une balle dans le pied. On les a autorisés à revendre le lait le 14 octobre, et leurs autres productions, le 16 octobre. Personne n'a acheté et ils ne vont pas être indemnisés pour cette partie du préjudice.

Puis, certains producteurs, dont personne n'a ramassé le lait pendant quinze jours, alors qu'ils n'ont qu'une capacité de stockage correspondant à deux jours de production, l'ont répandu sur les champs. Et que se passera-t-il après ? Si les champs ont été pollués, qui va les indemniser ? Le rapport de l'Anses commence par préciser qu'il n'y a pas d'évaluation du risque sanitaire, et indique que si le Gouvernement autorise les produits, il faut mettre en place un suivi. Résultat : personne n'achète les produits ! C'est dommage pour les agriculteurs.

M. Daniel Gremillet . - On sait que du lait provenant de cette zone a été mélangé à du lait provenant de toutes les régions de France, et incorporé dans des produits transformés. Faut-il vendre ces produits ?

Mme Corinne Lepage . - Je ne suis pas qualifiée pour vous répondre. En principe, oui - j'en achète comme vous. Mais je ne suis pas capable de vous répondre.

M. Daniel Gremillet . - Dommage, car c'est un sujet complexe, et le problème n'est pris en compte par personne. Or, il suffit que du lait de trois ou quatre producteurs soit mélangé avec celui d'une centaine de producteurs...

Mme Corinne Lepage . - Si vous parlez des dioxines, il y a des seuils. Mais il faut du temps pour que les dioxines descendent dans le lait. Du coup, le lait des premiers jours posait peut-être moins de problèmes que celui des jours suivants. Certains, pourtant, préconisent de ne pas acheter les produits de telle ou telle marque, parce que ces marques achètent le lait de cette région.

Au début des années 1990, je défendais une société qui vendait du jambon, au moment de l'affaire des poulets à la dioxine en Belgique. Cette société a retiré de la vente tous les produits provenant de la Belgique et a demandé à son assurance de l'indemniser. L'assurance a refusé, en arguant du fait que nul ne l'avait obligée à faire cela. J'ai gagné, et l'assurance a payé, car la cour d'appel de Versailles a considéré que, en application du principe de précaution, cette société devait retirer les produits, même si, ultérieurement, les analyses ont montré qu'ils n'étaient pas toxiques.

M. Hervé Maurey , président . - Selon vous, que faudrait-il faire pour que nous soyons correctement informés ? Je dis bien « informés », et non « rassurés », car vous avez bien fait la distinction entre informer et rassurer, en soulignant, à juste titre, que les pouvoirs publics voulaient trop souvent rassurer. De quoi a-t-on besoin pour avoir vraiment une information fiable sur la réalité de la situation du point de vue sanitaire ?

Mme Corinne Lepage . - En amont, nous disposons d'un outil qui fait un très bon travail : l'Autorité environnementale. Ses résultats doivent être partagés. Les enquêtes publiques sont très importantes. Et il faut développer la culture du risque pour que les gens n'aient pas le sentiment qu'on leur cache la réalité. On a besoin de savoir, en s'appuyant sur des études fiables, vérifiées par des tiers et soumises à un débat public. Les dispenses d'études et d'enquêtes ne sont jamais bienvenues.

M. Hervé Maurey , président . - Et sur cette catastrophe ?

Mme Corinne Lepage . - Il faudra du temps pour avoir le recul nécessaire. Nous avons des prélèvements très hétérogènes : parfois de l'eau, parfois de l'air, parfois des sols... Et beaucoup d'évaluations sont surfaciques, ce qui ne sert strictement à rien, puisqu'on ne peut les comparer aux normes. De plus, quand on trouve des anomalies, on ne cherche pas pourquoi. Ainsi, on a trouvé un taux de dioxine anormal sur une table de ping-pong, et on nous dit que c'est normal !

Pour conclure, j'ai le sentiment, dans cette affaire, qu'on est toujours en train de rattraper la guerre d'avant. Des autorisations ont été données de manière laxiste. Quand l'accident se produit, on essaye de ne pas trop en parler. Vient ensuite la communication dont j'ai parlé tout à l'heure : « Il ne s'est rien passé. » Cela entraîne une communication de réassurance, pour la conforter.

Pour que les choses soient sues, il faut beaucoup plus de participation. Le comité de transparence et de suivi va dans la bonne direction, incontestablement. Mais il faut beaucoup plus d'éléments d'information. Surtout, on a besoin d'un vrai suivi médical. Ce qu'a proposé l'ARS n'est pas accepté.

M. Hervé Maurey , président . - Merci beaucoup. Je vous invite à nous adresser tout complément d'information qui pourrait nous être utile, notamment sur le dernier point : que faut-il pour disposer d'une information incontestable et incontestée ?

Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé
(Mardi 12 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président. - Madame la Ministre, notre commission d'enquête a souhaité entendre les différents ministres concernés par la catastrophe de l'usine Lubrizol de Rouen au début de ses travaux, car leurs déclarations, ainsi que celle du Premier ministre, qui n'ont pas toujours paru très cohérentes les unes par rapport aux autres, ont quelque peu semé le trouble dans les esprits.

Le Premier ministre a estimé, je le cite, que « les odeurs étaient gênantes, mais pas nocives ». Vous-même, quelques jours plus tard, avez déclaré que vous ne saviez pas ce que donnent ces produits mélangés quand ils brûlent. Vous avez également dit que la ville était polluée, alors que la ministre de la transition écologique et solidaire expliquait qu'il n'y avait pas de polluants anormaux dans les prélèvements effectués. Bref, tout cela a suscité un certain trouble dans l'esprit de nos concitoyens.

Si nous avons souhaité vous recevoir la première, c'est parce que les inquiétudes concernent principalement l'impact sanitaire de cette catastrophe. On est ici devant un type d'accident que l'on n'avait pas encore connu en France. À la différence de la catastrophe d'AZF, il n'y a pas eu de morts, de blessés ou de destructions, mais tout le monde s'interroge sur le fait de savoir si, à moyen ou à long terme, on sera confronté à des conséquences sanitaires, et sur quelles zones. Nous aimerions donc savoir ce que l'on peut réellement en dire aujourd'hui.

Nous avons auditionné la semaine dernière Mme Thébaud-Mony, spécialiste santé et environnement, qui indiquait que, selon elle, des substances cancérigènes étaient présentes sur le site, et qu'on pouvait par là même s'attendre à un certain nombre de pathologies à terme. Que pensez-vous de ces affirmations, qui ne sont pas anodines ?

Certains articles de presse évoquent la trace de produits toxiques dans le lait maternel. Nous voudrions savoir ce qu'il en est et si des éléments n'ont pas encore été divulgués : à ce stade, il n'est pas normal que l'on ne sache pas tout. Des études de sol sont, je crois, en cours, ainsi que différents examens et analyses. Quand et comment ces questions trouveront-elles des réponses ?

La semaine dernière, nous avons également auditionné les représentants de Santé publique France, qui nous ont annoncé une enquête de santé à compter mars 2020. Pourquoi si tard ? Celle-ci sera-t-elle suffisante pour lever toutes les inquiétudes ?

En corollaire, nous aimerions savoir pourquoi l'État a, jusqu'à présent, refusé de faire appel à des experts indépendants, comme on nous l'a indiqué.

Enfin, nous nous interrogeons sur la stratégie de l'État, qui semble surtout s'efforcer de rassurer et non d'informer. Nous avons entendu ce matin Delphine Batho, qui rappelait qu'à la suite de l'accident de 2013 concernant Lubrizol, un rapport d'Inspection préconisait de cibler la communication sur le factuel et le clinique, d'informer et non de chercher à rassurer à tout prix - ce qui, paradoxalement, semble aujourd'hui augmenter l'anxiété.

Je me dois, conformément à la procédure applicable, de vous rappeler que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Je vous demande de bien vouloir prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Buzyn prête serment.

Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé. - Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, l'incendie de l'usine Lubrizol, survenu dans la nuit du jeudi 26 septembre, a suscité une profonde inquiétude dans l'ensemble de la population rouennaise et, plus largement, chez nos concitoyens concernés par les conséquences du panache de fumée. De nombreuses interrogations légitimes sur les effets sur la santé de cet accident industriel grave ont circulé.

Je souhaite vous expliquer de manière détaillée les actions qui ont été engagées par mon ministère. J'aborderai d'abord les mesures de gestion de crise dès l'origine de l'accident, la surveillance et le bilan de l'impact sanitaire, le contrôle de la qualité des eaux destinées à la consommation humaine et, enfin, l'impact à moyen et long terme pour les populations.

Tout d'abord, concernant les mesures de gestion de crise et la diffusion des premières recommandations sanitaires, je tiens à vous indiquer que l'ensemble de mes services, c'est-à-dire le Centre opérationnel du ministère de la santé, l'Agence régionale de santé (ARS) de Normandie, les agences sanitaires nationales - Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) et Santé publique France - l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) ont été mobilisés dès la nuit de l'incendie pour appuyer les services de la préfecture de région dans la gestion de cette crise.

Les priorités ont porté sur la prise en charge d'éventuelles victimes, ainsi que sur l'évaluation des effets sanitaires immédiats du panache de fumée, compte tenu de la présence de très nombreux produits toxiques stockés en masse sur le site.

Les recherches de toxiques dans l'air, réalisées en urgence par les pompiers du SDIS 76, ont permis de rassurer les services de santé et la population concernant les risques sanitaires immédiats. En effet, la présence de substances toxiques dans le panache à des concentrations qui pourraient induire un risque sanitaire aigu majeur n'a pas été détectée.

Toutefois, pour prévenir l'impact de ces fumées pour des populations sous le panache, notamment les personnes les plus fragiles, et assurer une prise en charge adaptée, mes services ont, dès le matin du 26 septembre, recensé en Normandie et dans les régions limitrophes les capacités d'hospitalisation en réanimation en cas de détresse respiratoire. Les capacités de renforcement du SAMU de Seine-Maritime en équipe médicale et en matériel ont également été identifiées en urgence. Ces dispositions n'ont heureusement pas eu à être mises en oeuvre, car il n'y a pas eu de victimes.

Les indicateurs d'activité remontés par le SAMU et les établissements de santé du secteur, les SAU, ont également été surveillés attentivement. Ces informations ont permis de constater l'absence de cas graves en lien avec l'incendie et un recours modéré auprès des services d'urgence hospitaliers. Cinquante-et-un passages aux urgences sans critère de gravité et en lien avec cet événement ont été enregistrés le 26 septembre.

Mes services se sont, dès les premières heures, attachés à définir les recommandations sanitaires permettant de limiter l'exposition des populations aux particules émises par l'incendie, puis aux retombées. Nous avons immédiatement donné des conseils à la population pour éviter les contacts avec les suies, notamment de nettoyer son environnement à l'humide en se protégeant, éviter toute consommation d'aliments souillés, notamment ceux des potagers.

De nouvelles recommandations plus spécifiques ont été diffusées par la suite par mes services : gestion des déchets verts, conduite à tenir pour les sports en extérieur, etc.

Je suis venue à Rouen, sur le site même de Lubrizol, dès le lendemain de l'incendie, pour soutenir les secours et les professionnels de santé, mieux comprendre la situation sanitaire, dire ce que nous savions à ce moment et ce que nous ne savions pas, et m'assurer en particulier de la mesure en temps réel de l'impact sanitaire immédiat.

Concernant la surveillance et le bilan de l'impact sanitaire immédiat, afin d'assurer une surveillance de la population dans les jours qui ont suivi l'incendie, j'ai saisi Santé publique France pour obtenir en urgence une synthèse concernant l'impact sanitaire observé.

L'analyse des données de surveillance épidémiologique a montré un impact sanitaire réel, mais modéré : 259 passages aux urgences, surtout les premiers jours, deux à cinq passages par jour dans les jours qui ont suivi. Il s'agissait essentiellement de pathologies asthmatiformes, de nausées, de vomissements ou de céphalées. Dix personnes ont été hospitalisées et sont sorties après un court séjour. Comme je l'indiquais, aucun cas grave n'a été rapporté durant la phase aiguë.

Le bilan sanitaire de la phase aiguë a été confirmé depuis par l'Anses. En effet, les cas rapportés par les différents centres antipoison n'ont pas présenté de caractère clinique de gravité qui pourrait constituer la signature d'une substance provoquant des risques sanitaires élevés à court terme.

La cellule d'appui psychologique a été mise en place à Rouen du 2 au 11 octobre pour accompagner la population, et assurer le soutien et l'écoute des habitants. Elle a reçu au total 47 personnes, surtout les premiers jours.

Troisièmement, s'agissant du contrôle de la qualité des eaux destinées à la consommation humaine qui est, rappelons-le, une prérogative de mes services, une surveillance renforcée a été mise en oeuvre par l'ARS de Normandie, avec la réalisation d'analyses immédiatement après l'incendie, en complément des analyses régulières habituelles.

Il convient de rappeler que le risque immédiat de contamination des eaux de consommation en Seine-Maritime était limité, l'alimentation en eau de ce territoire étant assurée par des ressources souterraines ne provenant ni de la Seine ni d'autres rivières.

La surveillance renforcée a également été mise en place par les ARS dans les régions Hauts-de-France et Grand-Est concernées par le panache. Ces analyses, largement poursuivies depuis avec la définition d'un vaste plan de surveillance des captages pour un grand nombre de substances, ont permis de confirmer l'absence de contamination des ressources en eau destinées à la consommation humaine. L'eau du robinet a donc pu continuer à être consommée sans inquiétude et mes services, en lien avec les préfectures concernées, ont communiqué en ce sens auprès des populations.

Mon ministère a suivi avec attention les résultats des analyses réalisées par les différents services de l'État pour caractériser la contamination dans les autres milieux, notamment pour plusieurs substances préoccupantes - je pense à l'amiante, aux dioxines, aux hydrocarbures aromatiques polycycliques, et au plomb - pour adapter, le cas échéant, des recommandations sanitaires diffusées aux populations.

En fait, cela n'a pas été nécessaire car l'ensemble des résultats d'analyses transmis à ce jour n'a pas mis en évidence de résultats non conformes aux valeurs seuils.

J'en viens maintenant à un point crucial d'inquiétude légitime des populations touchées, l'impact à moyen et long terme pour leur santé et celle de leurs enfants. Nous ne pourrons pleinement rassurer les habitants de ces territoires que dans le cadre d'une démarche rigoureuse d'évaluation quantitative des risques sanitaires et de surveillance épidémiologique adaptée des populations.

Le 2 octobre, nous avons ainsi saisi l'Ineris et l'Anses pour procéder à l'évaluation précise des conséquences de l'incendie à moyen et long terme sur l'environnement et sur la santé. Ce travail rigoureux et complexe est fondamental. Il se structure autour de trois étapes principales.

Première étape : identifier les contaminants susceptibles de s'être formés à l'occasion de l'incendie et qui représenteraient un enjeu sanitaire. Les agences ont répondu sur ce point le 9 octobre, ce qui a permis de lever les mesures de gestion mises en place à titre préventif - je pense notamment au séquestre du lait.

Deuxième étape : mener une campagne ciblée de prélèvements, notamment dans les sols et dans les végétaux, pour rechercher des contaminants dans ces milieux. C'est ce qu'on appelle la surveillance de pollution environnementale. Celle-ci est en cours d'élaboration depuis l'arrêté préfectoral du 14 octobre dernier, et les résultats sont attendus pour le 15 janvier.

Troisième étape : réaliser, sur la base de l'ensemble des résultats disponibles, après que tous les prélèvements ont été réalisés, une étude quantitative des risques sanitaires. Il s'agit d'une analyse de l'impact sanitaire potentiel, principalement pour une exposition chronique.

Un projet d'arrêté préfectoral, prochainement soumis à validation du Conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST), prescrit la réalisation de l'évaluation quantitative des risques sanitaires par les deux exploitants, Lubrizol et Normandie logistique. Cette évaluation quantitative des risques sanitaires, dont les résultats sont attendus au premier trimestre 2020, sera expertisée par les agences sanitaires nationales.

En complément, j'ai saisi Santé publique France, le 8 octobre, afin de disposer d'un avis sur les actions de surveillance sanitaire à mettre en oeuvre pour assurer le suivi à long terme des effets de l'incendie sur la santé des populations. La méthodologie qui a été mise en oeuvre par cette agence vous a été expliquée, je pense, la semaine dernière par le professeur Geneviève Chêne, sa nouvelle directrice générale.

Pour conclure mon propos introductif, je souhaiterais vous livrer un premier retour d'expérience, qui répond partiellement à votre question, monsieur le président.

Vous pouvez le constater, je me suis engagée dès le premier jour pour comprendre et expliquer la situation avec rigueur, et en toute transparence. Je reste engagée pour tirer toutes les leçons de cette crise. Je pense qu'il convient de souligner le caractère singulier de cet accident industriel, qui a heureusement engendré peu de blessés, mais qui a impliqué un nombre très important de personnes, à la grande différence de l'accident d'AZF.

La gestion de crise liée à ce type d'événement est de facto intersectorielle. Elle implique plusieurs ministères et plusieurs services de l'État au niveau territorial.

Malgré cette complexité, on peut observer une action coordonnée et cohérente des services de l'État pour protéger les populations. À ce titre, je souligne la qualité et la diligence des expertises mobilisées dès les premières heures, notamment pour lever les incertitudes sur les fumées, puis sur les suies.

De même, l'engagement de tous les professionnels de santé est à chaque fois à la mesure des enjeux. Je voudrais remercier encore une fois tous les professionnels de santé du territoire qui ont répondu à la population.

Je tiens également à souligner le rôle important de mes services dans cette gestion de crise. À la demande du Premier ministre, et en appui à la cellule post-accident activée à la préfecture de Seine-Maritime, la Direction générale de la Santé (DGS) a accueilli et animé dès le 1 er octobre et jusqu'au 18 octobre, une cellule nationale d'appui afin d'assurer un soutien aux autorités locales et à la cellule post-accident, et de coordonner les actions interministérielles, notamment la mobilisation des expertises.

Cependant, malgré toute cette mobilisation et notre volonté de faire toute la transparence, nous n'avons pas su répondre aux inquiétudes légitimes de la population, notamment concernant les risques sanitaires et environnementaux liés à d'éventuelles contaminations. Je pense qu'il conviendra de réfléchir collectivement à de nouveaux modes d'information et à de nouveaux modes de communication auprès de la population.

Plus largement, il nous faudra mener dans les prochains mois, une réflexion sur les modes de réponse au niveau national face à ce type de crise. Je pense que les conclusions de votre commission d'enquête vont largement y contribuer.

Je suis prête à répondre plus précisément à vos questions mais, d'ores et déjà, je tenais à vous faire l'historique des actions du ministère des solidarités et de la santé.

M. Hervé Maurey , président. - Merci madame la ministre. Vous avez effectivement répondu partiellement à mes questions. J'espère que vous aurez l'occasion d'y revenir à travers celles qui seront posées par les rapporteurs et par les membres de la commission d'enquête.

Je pense qu'il serait intéressant, à l'issue de cette audition, que vous puissiez nous nous faire remettre un tableau exhaustif mentionnant toutes les études, prélèvements, analyses réalisées et en cours d'élaboration en précisant leurs auteurs. Cela permettra d'apporter une réponse très précise à la question essentielle que j'ai posée : que sait-on aujourd'hui ? Qu'ignore-t-on ? Quand et comment le saura-t-on ? Un tel document serait très utile.

Vous n'avez pas répondu à l'affirmation très grave de Mme Thébaud-Mony selon laquelle il existait sur le site des produits cancérigènes. Réfutez-vous cette affirmation ? La confirmez-vous ou la considérez-vous comme prématurée ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Le site de Lubrizol lui-même comporte énormément de produits toxiques. Je n'en ai pas la liste exhaustive, mais les hydrocarbures polycycliques sont, par exemple, des produits cancérigènes et leucémogènes connus.

Je parle, là, des produits stockés. Ma préoccupation a été de savoir si, en brûlant, les produits toxiques se trouvant dans le panache, l'air, l'eau, les suies, puis dans les sols et les végétaux, exposaient la population ou si, en brûlant, ils se transformaient en atomes de carbone et de suie standard. C'est ce que mes services se sont attachés à rechercher.

M. Hervé Maurey , président. - Quelle réponse avez-vous à ce stade ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - La réponse est non. C'est pourquoi nous avons petit à petit levé les incertitudes concernant l'air, les suies, le lait. En réalité, en brûlant, tous les produits toxiques retrouvés dans les analyses restaient en dessous du seuil admissible environnemental. Je ne dis pas que cela n'a rien dégagé mais, dans tous les cas, cela n'a pas atteint des seuils nécessitant des mises à l'abri ou des mesures complémentaires de protection des populations.

J'ai levé les incertitudes petit à petit quant à la présence de ces produits toxiques initiaux sur le site. À ce stade, tout reste en deçà des seuils environnementaux admissibles. J'ai été très prudente. J'en viens à la question que vous m'avez posée : pourquoi ai-je cherché à rassurer ? Je n'ai pas cherché à rassurer, j'ai dit que nous recherchions tel ou tel produit dans l'environnement. Tant que je n'avais pas la certitude qu'ils ne s'y trouvaient pas, je ne pouvais pas rassurer qui que ce soit, mais une fois qu'on est sûrs qu'ils n'y sont pas, on peut en informer les populations sur des bases scientifiques. C'est à ce stade que la population n'est pas toujours convaincue. Vous pouvez reprendre tous mes propos : je n'ai jamais été rassurante outre mesure, sauf lorsque j'ai eu un résultat. J'ai été très rigoureuse.

Enfin, le tableau exhaustif est disponible jour par jour. Nous allons vous le transmettre. Il a été établi pour les services du Premier ministre.

M. Hervé Maurey , président. - La parole est aux rapporteurs.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - Madame la ministre, j'ai bien compris que vous aviez cherché avant tout à lever les incertitudes, ainsi que vous venez de le dire mais, il faut selon moi disposer pour ce faire de la liste des produits brûlés et en connaître la composition. Où en est-on de la publication in extenso de la liste des produits brûlés, ce qui passe bien évidemment par la levée du secret de fabrication ? Ce secret a-t-il été levé ? Peut-on avoir cette liste, ainsi que celle des molécules qui composent ces produits - PCB, dioxines, etc. -, qui ont pu potentiellement polluer les sols, ce qui contribuera à lever les incertitudes ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Je laisserai Élisabeth Borne vous répondre à propos des produits présents sur le site. J'ai demandé à mes services de rechercher les produits cancérigènes - hydrocarbures polycycliques, dioxine, amiante. Avant même d'en avoir la liste exhaustive, nous savons ce qui est dangereux pour la population.

Nous avons croisé une méthode de raisonnement générale avec la liste fournie par Lubrizol à Élisabeth Borne et à ses services. L'Anses, Santé publique France et l'Ineris ont estimé ce que pouvait produire leur combustion et ont décidé de compléter ou non les prélèvements initiaux. C'est la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) qui détient cette liste. L'Ineris et l'Anses en ont été destinataires pour évaluer si nous avions bien tout appréhendé ou s'il convenait de rechercher d'autres produits. Cela fera partie de leurs travaux ultérieurs.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - A-t-on la liste des molécules composant ces produits liés à la levée du secret industriel ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Je pense que c'est la Dreal qui la détient. Un produit est composé de molécules. À partir du moment où on a la liste des produits, on a la liste des molécules. Je ne vois pas comment on peut faire la différence entre les deux. La DREAL a communiqué la liste aux agences sanitaires qui, sur la base de l'ensemble des produits stockés sur l'usine, doit nous dire s'il convient de compléter la recherche d'autres toxiques sur les prélèvements initiaux.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - L'inventaire des actions que vous avez menées ressemble à un inventaire à la Prévert. Cependant, des experts - dont je ne fais pas partie - disent qu'ils peinent à identifier le cocktail de substances résultant de cette combustion, et affirment que plus de 3 000 molécules chimiques ont brûlé ensemble.

Ils disent aussi qu'il n'existe aucun modèle, aucune simulation numérique décrivant un tel mélange réactionnel, et qu'on pourrait, in fine , découvrir des composés inattendus. Vous l'avez dit, vous avez recherché les toxiques en priorité, mais le cocktail dégagé reste aujourd'hui encore mystérieux. Vous avez demandé à réaliser des prélèvements d'eau, à rechercher des particules de dioxine, de goudron, d'amiante. Des lingettes provenant de 52 endroits différents ont même été analysées. C'est ce qui a permis aux experts d'écarter a priori des risques aigus pour la santé, mais où en sont les examens médicaux et les bilans de santé des populations exposées aux substances dégagées ?

Vous n'êtes pas sans savoir que de nombreuses personnes se réunissent toutes les semaines devant le palais de justice de Rouen en scandant : « Notre passé sent Lubrizol, notre avenir sent le cancer ». L'État vient d'annoncer une enquête de santé en mars 2020. Est-ce fait pour rassurer ces populations ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Oui, il existe un effet cocktail, et c'est bien la difficulté : personne n'a établi de modélisation à ce sujet. Aujourd'hui, l'Ineris et l'Anses tentent de définir quelles molécules issues de l'effet cocktail rechercher en plus de celles que nous avons recherchées initialement.

En France, il n'existe rien d'équivalent, et je ne sais si cela a été fait ailleurs. Ce travail est en cours. Des chimistes des agences sanitaires étudient la volatilité des composés, la façon dont ils brûlent. C'est sur la base de leur analyse des produits stockés et de l'effet cocktail potentiel qu'on recherchera éventuellement d'autres substances dans les prélèvements initiaux et sur les prélèvements effectués dans le sol et sur les plantes. Aujourd'hui, je l'ai dit, on n'y retrouve pas d'hydrocarbures polycycliques, de dioxine ou d'amiante.

Vous me demandez par ailleurs pour quelles raisons il n'existe pas d'examen de santé biologique. C'est le travail que doit mener Santé publique France qui doit, sur la base de la pollution environnementale, rechercher des atteintes du foie, etc. Cependant, pour savoir ce qu'il faut rechercher sur l'être l'humain, il faut savoir quel type de pollution est présent dans l'environnement. Aujourd'hui, nous n'avons pas retrouvé de polluants au-dessus des seuils de contamination habituelle de l'environnement. Nous ne pouvons donc diligenter une enquête sur l'être humain. Nous ne pouvons faire de prise de sang pour rechercher tel ou tel toxique, puisque nous ne savons pas quel toxique peut être présent dans l'environnement. Nous attendons que nos experts travaillent sur les effets cocktails et déterminent si des prélèvements complémentaires sont nécessaires.

Une fois que l'évaluation environnementale sera achevée, Santé publique France mettra en place, si cela s'avère nécessaire, un suivi épidémiologique de la population pour connaître le nombre de cas d'atteinte hépatique ou d'insuffisances médullaires.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - Cela ne sera-t-il pas trop tard ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Non. On est sur du long terme et sur des substances qui, si elles ont un effet, ont un effet d'accumulation. Il n'existe pas de produit cancérigène qui provoque un cancer en l'espace d'une semaine. C'est l'accumulation d'un produit dans le temps qui, éventuellement, expose, au bout de plusieurs années, à un risque de cancer. Ces enquêtes épidémiologiques vont se faire sur plusieurs mois, sur la base de la pollution environnementale.

À ce jour, nous n'avons que des résultats sous les seuils environnementaux pour tous les toxiques que nous avons recherchés. Nous ne savons donc pas quoi chercher dans la population. Faute de substances précises présentes dans l'environnement, nous n'avons pas de raisons de nous pencher plus particulièrement sur le coeur, le foie ou les reins.

Santé publique France lance en mars une enquête épidémiologique qui va prendre en compte le ressenti des personnes. Nous pensons qu'il existe dans la population rouennaise une forte inquiétude. C'est donc une enquête très générale destinée à savoir comment les personnes ressentent leur vie après l'événement et s'ils ont des symptômes particuliers. Il ne s'agit pas d'une enquête liée à la recherche d'un toxique particulier, puisque nous ne savons pas s'il y en a, au-delà de ceux que nous avons d'ores et déjà recherchés.

M. Hervé Maurey , président. - Vous répondez donc, à la demande d'une étude épidémiologique sur le long terme, comme cela a pu être fait, notamment aux États-Unis après les événements du 11 septembre, que l'on verra en fonction des résultats de l'enquête qui sera réalisée en mars 2020 ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Non, on va croiser une approche populationnelle très générale avec une enquête basée sur des éléments scientifiques de contamination éventuelle de la population.

M. Hervé Maurey , président. - On verra donc en fonction des résultats de ces enquêtes ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Je ne peux pas vous le dire aujourd'hui. Ce sont Santé publique France et l'Anses qui doivent me dire s'il y a lieu ou non de mener une enquête épidémiologique de long terme sur la santé, ce qui ne veut pas dire qu'on ne peut pas en faire une sur le ressenti de la population.

M. Hervé Maurey , président. - Nous sommes donc bien d'accord.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - En d'autres termes, il est urgent d'attendre...

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Ce n'est pas que je souhaite attendre, mais on applique un raisonnement par étapes pour savoir si on retrouvait des toxiques. On n'a pas retrouvé les toxiques les plus cancérigènes ni les plus fréquents qu'on s'attend à découvrir sur un site pollué de type Seveso - hydrocarbures, dioxine, etc. On cherche donc à présent des éléments rares. Je ne sais s'ils existent dans l'environnement. Les analyses des agences sont en cours. Je ne dis pas qu'il est urgent d'attendre : j'attends des analyses concrètes des agences sanitaires pour décider de ce qu'il convient de faire.

M. Hervé Maurey , président. - C'est ce que les Normands traduisent par « P'têt ben qu'oui, p'têt ben qu'non » !

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - J'entends ce que vous dites, mais je ne comprends pas, et cela m'inquiète. Je le répète, il me semble que lorsqu'on dispose de la liste des produits brûlés et de leur composition intégrale, on pourrait rechercher des combinaisons de substances dangereuses.

Vous avez dit par ailleurs que la surveillance de la population est confiée à Santé publique France, que nous avons auditionnée. Nous comprenons bien sa mission mais regrettons la faiblesse de ses moyens. Ses représentants nous l'ont d'ailleurs dit : le suivi et la surveillance de la population sont une priorité après l'incendie de Lubrizol, mais leurs moyens sont extrêmement faibles, ce qui les oblige à négliger leurs autres travaux. Allez-vous leur donner des moyens supplémentaires pour réaliser la surveillance de la population ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Vous avez raison, il y avait un certain nombre de molécules sur le site, mais elles se sont transformées en atomes de carbone lors de l'incendie, ce qui a produit des suies. Ce n'est pas parce que certaines molécules sont stockées qu'on les retrouve à dix kilomètres à partir du moment où elles ont brûlé. La combustion a dégradé les substances. Avec la chaleur, les atomes explosent et se retrouvent isolés. Ce n'est plus une molécule chimique, mais du carbone, avec de l'oxygène, de l'hydrogène, etc. Pour l'instant, nous ne trouvons aucune des molécules initiales dans nos analyses.

Nous avons demandé aux agences de vérifier si d'autres molécules auraient pu résister à la combustion et se retrouver dans l'environnement. En fait, on ne trouve sur le sol que du carbone, comparable à la suie d'une cheminée.

Quant à la surveillance des populations, elle est très étroitement effectuée par Santé publique France. Tous les registres sont en éveil - cancers, maladies rares. Ils couvrent tout le territoire national. La surveillance de la population rouennaise sera renforcée. Les hôpitaux et les professionnels de santé vont nous faire remonter, comme on le leur demande, les maladies particulières qu'ils observeraient dans leur patientèle. La surveillance de la population est également renforcée en termes de morbidité. Il pourrait même y avoir une enquête de biosurveillance, afin de vérifier si, par rapport à un toxique donné, il faut rechercher une maladie particulière mais, pour l'instant, nous n'avons pas de piste. Il faudrait qu'on sache quels produits sont réellement dans l'environnement. Nous ne trouvons rien d'anormal et on ne sait donc quoi rechercher.

Santé publique France est évidemment accompagnée dans sa montée en charge. Les registres existent. On ne va pas en créer de nouveaux.

M. Hervé Maurey , président. - Santé publique France a donc selon vous les moyens de faire son travail ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Si les représentants de Santé publique France me disent qu'ils ont un surcroît de travail et nous font remonter une note de besoin, on l'étudiera. Pour le moment, ils n'ont pas fait mention d'un besoin particulier par rapport aux registres nationaux déjà existants. Il est hors de question qu'un manque de moyens empêche la surveillance du territoire. Je reste évidemment attentive à ce que les moyens attribués à Santé publique France lui permettent de couvrir sa charge.

Mme Pascale Gruny . - Madame la ministre, disposez-vous des mêmes études pour les Hauts-de-France ? Le nuage est également passé au-dessus de ce territoire qui est le mien. Nous avons subi le blocage des cultures, du lait, et cela suscite des inquiétudes. Le lait a souvent été jeté dans les sols. Que va-t-il se passer ensuite ?

La parole du Gouvernement et des experts est aujourd'hui contredite par d'autres, qui se prétendent spécialistes. Il serait bon qu'on réfléchisse à adopter une position claire. Je pense que les chaînes d'information en continu ne contribuent pas à la transparence du débat. On entend des propos contradictoires jusque dans cette enceinte, d'où les questions que vous ont adressées les rapporteurs.

Enfin, vous avez appliqué le principe de précaution, mais si l'on ne découvre rien et que l'usine n'est pas reconnue responsable, est-ce l'État qui prendra en charge les indemnités des agriculteurs - je parle ici pour ma région ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Je ne regrette pas d'avoir appliqué le principe de précaution, même s'il a pu être mal interprété par la population.

Qui va payer pour tout cela s'il n'y a pas eu de polluants - hormis le carbone de la suie - issu de l'incendie ? Je suis ministre de la santé : je ne peux donc répondre à cette interrogation.

Quant à la parole publique, c'est un sujet qui me préoccupe depuis des années, en tant que scientifique et en tant que médecin. J'ai eu à gérer l'accident de Fukushima en tant que présidente de l'Institut de radioprotection et sûreté nucléaire (IRSN). J'ai évoqué le risque de radioactivité sur tous les plateaux de télévision et sur toutes les stations de radio. Je sais donc bien que la parole publique est sans arrêt questionnée.

Pour autant, dire que les agences sanitaires ne sont pas des experts indépendants me trouble. Les agences sanitaires ne sont pas aux ordres. Elles sont composées d'experts, de scientifiques. Rien n'obligera jamais un scientifique à dire quelque chose qu'il ne pense pas. Je ne vois pas qui, dans ces agences, aurait envie de mentir à la population. Faut-il ne plus avoir d'agences de l'État sous prétexte qu'elles ne seraient pas indépendantes ? Faut-il que chaque citoyen effectue ses recherches pour son propre compte ?

On assiste à un glissement du discours concernant la parole politique et la parole institutionnelle. Nos institutions sont de très grande qualité. L'Anses, Santé publique France sont composées d'experts de haute valeur. Cela me choque qu'on mette leur parole en cause au motif que ce sont des agents publics. Ce sont avant tout des scientifiques et les expertises de ces agences font d'ailleurs souvent l'objet de groupes de travail de personnalités scientifiques extérieures, qui viennent apporter leur expertise pour traiter une question.

Je pense que c'est à nous tous de rétablir les choses et de dire que nos agences scientifiques et sanitaires sont indépendantes. On n'est pas dans l'URSS des années 1950. On ne leur donne pas d'ordres. On les saisit - c'est notre travail de politique -, mais la réponse est totalement indépendante.

Pour avoir été moi-même à la tête de trois agences sanitaires, l'IRSN, l'Institut du cancer (INCA) et la Haute Autorité de santé (HAS), je sais qu'aucun politique ne m'aurait fait dire ce que je ne pense pas. Il faut rétablir les institutions dans ce qu'elles ont de protecteur pour la population et ne pas laisser prospérer le doute sur le fait que nos agences, qui ne sont pas composées de politiques, pourraient émettre des avis faussés. On prend là un risque en termes d'image de ce que représente l'État pour la population. L'État, ce n'est pas qu'un Gouvernement et des politiques, l'État c'est aussi des institutions apolitiques.

M. Hervé Maurey , président. - Nous regrettons, tout comme vous, le discrédit qui est jeté sur la parole publique mais force est de constater que toutes ces déclarations contradictoires - je ne parle pas forcément des vôtres - ne concourent pas à la fiabilité de l'information.

Si l'on vous interroge sur le fait de savoir quelle va être la suite des événements en termes d'enquête et de suivi, c'est pour pouvoir indiquer à nos concitoyens ce qui va être fait, ce qu'ils peuvent en attendre - d'où ma demande de tableau, qui permettra de disposer d'un certain nombre d'informations dont on a besoin.

Nous partageons votre constat, mais je ne suis pas convaincu que l'on fait forcément ce qu'il faut pour éviter ce genre de situation.

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Vous avez raison, monsieur le président, mais je veux faire ici l'éloge de la complexité. Cet incendie est très complexe. Dire qu'on n'a pas trouvé d'hydrocarbures à J + 1, et qu'on saura s'il y a de la dioxine à J + 8, parce que les analyses prennent 8 jours, n'est pas simple à admettre pour la population, mais la transparence et la sincérité nuisent à la simplicité. Il serait plus simple de dire que tout va bien. Ce n'est pas ce que nous avons dit. Même si cette complexité peut être anxiogène, on doit expliquer à nos concitoyens que nous ne savons pas ce que nous cherchons. Il faut l'assumer.

J'entends vos questions, mais personne dans le monde n'est capable de dire ce que donne tel ou tel produit qui brûle à telle ou telle température. Il faut établir des modélisations. Des chimistes travaillent sur cette question, et il faut dire à la population que c'est très compliqué, que nous faisons tout notre possible pour lui donner les informations en temps réel, mais qu'elles ne tombent pas toutes au même moment.

Tout ce que je peux affirmer, c'est que nous avons tout de suite évacué les risques les plus importants concernant les toxiques et les cancérogènes standards que l'on doit rechercher après un incendie de ce type.

Pour ce qui est de l'effet cocktail, personne n'est capable de le modéliser. Nos agences y travaillent, mais il n'y a pas plus d'expertise aux États-Unis ou en Allemagne qu'ici pour savoir ce que cela donne. Cela va prendre trois mois de plus, car il faut savoir quelles molécules peuvent être issues de cette combustion et ce qu'il faut rechercher dans les prélèvements. Il faut oser le dire ! Je suis prête à l'assumer devant la population. Il faut parfois disposer de plus de trois minutes chez Jean-Jacques Bourdin. La pédagogie nécessite parfois un peu plus que quelques minutes d'interview. La simplification à outrance nuit à la crédibilité. En simplifiant, on finit par être dans l'erreur. Cela interroge aussi notre capacité à gérer le temps long dans les médias.

M. Hervé Maurey , président. - Je tiens à dire que nous demandons systématiquement aux personnes qui critiquent ces études ce qu'elles souhaiteraient pour être réellement rassurées. En général, nous n'obtenons pas de réponses très claires.

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Quant aux Hauts-de-France, ils font partie de la surveillance et de toutes les réunions. Son ARS s'est mobilisée, tout comme l'ARS de Normandie. On inclut toutes les populations qui étaient sous le panache pour la surveillance, les registres et l'information. Les choses sont traitées en bloc.

M. Hervé Maurey , président. - On a posé la question à Santé publique France, qui parlait essentiellement de la Normandie, mais on a veillé qu'ils n'oublient pas les Hauts-de-France.

M. Jean-François Husson . - J'apprécie le niveau d'échange qui est le nôtre ; je pense néanmoins que la représentation nationale, les ministres, le Gouvernement doivent tenir une ligne de conduite et parler de manière moins intempestive, tout en faisant confiance aux organismes sous leur tutelle.

Il est miraculeux que cet incendie ait eu aussi peu de conséquences en termes sanitaires. J'ai cependant l'impression que peu de sites Seveso ont jusqu'à présent été touchés par un tel sinistre. Même si le Président de la République estime que tout a bien fonctionné dans la chaîne de commandement des services de l'État, je pense qu'on manque de connaissances sur le type de produits qui étaient stockés à cet endroit. J'estime que des interdictions auraient dû être émises.

La chaîne des différents partenaires vous paraît-elle, à ce stade, suffisamment rigoureuse ? Je pense qu'une plus grande connaissance aurait permis une intervention plus efficace et d'avoir au moins les bons éléments en matière de communication de crise. Celle du Gouvernement a été catastrophique durant cinq jours. On met du temps à se relever de ce genre de choses !

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Je ne peux me prononcer sur la nature des produits que stockait l'usine Lubrizol. Cela relève de la DREAL et non de mon champ de responsabilité. Nous avons immédiatement recherché les produits les plus dangereux qu'il faut systématiquement rechercher. Cela a été ma priorité en tant que ministre de la santé.

S'agissant de la communication, les conclusions de la mission d'information de l'Assemblée nationale et de votre commission d'enquête seront intéressantes, même pour le Gouvernement. Le problème est que chaque ministre est amené à s'exprimer sur des sujets qui ne sont pas de sa compétence. Si on amène Mme Borne à parler de la santé et qu'on me demande de me prononcer sur la Dreal, on est beaucoup moins pertinent et on risque de commettre des erreurs. La parole unique nécessite qu'on fasse converger la totalité des informations auprès d'un seul ministre, et nous sommes nombreux à gérer la crise : le ministre de l'intérieur pour l'incendie, la ministre de l'environnement pour la question du site Seveso, la ministre de la santé pour l'impact sanitaire. Très vite, les questions partent dans tous les sens et donnent lieu à une forme de cacophonie.

Là aussi, on apprend en marchant. Les gestions de crise sont souvent pensées en termes d'impact immédiat. On a tous à l'esprit une explosion comme celle d'AZF, avec des morts et des blessés. En général, les centres de gestion de crise sont attentifs à l'impact sanitaire immédiat par rapport au nombre de morts ou de blessés. Or les organisations à mettre en place ne sont pas les mêmes lorsque l'urgence porte sur une gestion de crise de moyen et long terme, comme on le vit aujourd'hui. Le ministère de l'intérieur n'est pas forcément le plus adapté pour gérer une telle situation. Il faut donc réfléchir à des organisations à géométrie variable.

J'ai eu la même expérience en tant que présidente de l'IRSN. Cet institut était très bien organisé pour gérer une fuite sur une centrale nucléaire, mais traiter un impact sanitaire majeur à long terme nécessite d'autres expertises. Il faut déterminer un chef de file en fonction de chaque cas pour gérer la situation. C'est la raison pour laquelle une cellule nationale d'appui a été mise en place au sein du ministère de la santé. On s'est en effet vite rendu compte que les questions de la population ne portaient pas sur les produits toxiques au sein du site, mais bien sur leur impact sanitaire. C'est le ministère de la santé, qui dès J + 2 ou J + 3, s'est retrouvé en première ligne, sans avoir été identifié au départ comme chef de file.

C'est sur ce plan que la mission d'information et votre commission d'enquête vont permettre aux services de l'État de s'enrichir de ce retour d'expérience collectif. J'entends évidemment les remarques qui sont faites.

Mme Céline Brulin . - Je pense avoir compris que ce sont des analyses environnementales qui vont donner lieu ou non à un suivi épidémiologique, mais ce protocole est-il le seul envisageable ? Y a-t-il des débats scientifiques sur le sujet ? On nous a expliqué qu'un suivi des populations avait été organisé après les attentats du World Trade Center . Quels sont les débats sur la manière dont on peut conduire ces protocoles ? Pourquoi la France a-t-elle fait le choix que vous venez de nous exposer ? Ne faudrait-il pas produire un état zéro de la santé de la population ? Certaines personnes peuvent être en droit de demander réparation...

Par ailleurs, vous avez évoqué les capacités des établissements hospitaliers, notamment des services de pneumologie, mais il existe sûrement toute une palette d'accidents plus ou moins graves. Pensez-vous que les services sanitaires soient calibrés pour y faire face - fourniture de masques et de protection le cas échéant, etc. ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - La surveillance épidémiologique de la population est permanente sur l'ensemble du territoire, grâce aux différents registres des maladies. Sur Rouen, l'état zéro est connu.

Mme Céline Brulin . - Des analyses ont prouvé que le lait maternel de certaines femmes contenait des hydrocarbures aromatiques polycycliques, mais on ne peut dire aujourd'hui si c'était le cas avant la catastrophe de Lubrizol ou si c'est lié. De quels outils disposons-nous pour le dire ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Ces analyses de lait maternel ont été prescrites par des médecins traitants pour neuf femmes allaitantes. Les prélèvements ont été réalisés par le CHU de Rouen et traités par le CHU de Limoges. Ce n'était pas lié à l'événement.

Il ne faut pas mélanger une surveillance épidémiologique avec une recherche spécifique sur des toxiques particuliers, qui doit être encadrée. Je ne sais pas quoi répondre à ces femmes. Ce n'est pas ainsi qu'on fait de la recherche.

On a aujourd'hui des éléments qui recensent les toxiques présents dans le corps humain. Les registres des maladies permettent de connaître la fréquence de telle ou telle anomalie - malformations congénitales, cancers, etc. La surveillance de la population rouennaise va être renforcée. On va demander aux professionnels de santé, aux hôpitaux, aux établissements de bien faire remonter toutes les anomalies, mais il n'y aura pas de surveillance spécifique dédiée à un toxique tant que nous ne saurons pas s'il existe des toxiques particuliers dans l'environnement. Cela reprend ma réponse à Mme Bonnefoy.

Pour surveiller quelque chose, il faut savoir à quels risques les personnes sont exposées. Aujourd'hui, nous n'avons pas de risque particulier par rapport aux toxiques les plus fréquents. Tant qu'on ne sait pas s'il existe des toxiques rares, nous ne mettrons pas en place d'autre surveillance que la surveillance épidémiologique habituelle de la population.

La grande différence par rapport au World Trade Center, c'est qu'il n'y a pas eu d'incendie, mais un affaissement des tours, avec un nuage de poussière où les toxiques étaient présents. Il n'y a pas eu de combustion. L'amiante est parti partout dans Manhattan, ainsi que la dioxine, mais ce n'est pas du tout le même phénomène.

Pourquoi ne trouve-t-on rien dans le cas qui nous occupe ? Visiblement, la combustion a fait que les molécules toxiques se sont désagrégées et qu'on ne les retrouve pas, ce qui constitue la grande différence avec le World Trade Center .

Mme Agnès Canayer . - On ressent aujourd'hui, au-delà des 112 communes de Seine-Maritime et des Hauts-de-France, une vraie inquiétude des populations, qui se posent de nombreuses questions. La foison d'analyses ne répond pas forcément à leur inquiétude car, comme vous l'avez dit, beaucoup de discours sont peu accessibles, même si votre parole est très pédagogique. On comprend, derrière vos propos, la portée des enjeux, mais il est clair que, pour nombre de personnes, les explications des différentes agences ou des scientifiques restent absconses. Il manque en outre une coordination entre les diverses analyses, dont on a déjà parlé.

Sur quel réseau les ARS de Normandie et des Hauts-de-France s'appuient-elles pour aller vers les populations et leur expliquer les enjeux et les risques de la question ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Votre question me permet de revenir sur un des retours d'expérience que nous avons eu dès les premiers jours. Nous n'avons pas suffisamment été capables de communiquer des éléments utiles aux professionnels de santé. Pharmaciens, médecins, infirmières à domicile sont les premiers vers lesquels se tourne la population pour avoir des informations. Ce sont de très bons réseaux de terrain pour informer, voire rassurer, s'il y a lieu.

Nous avons immédiatement donné un certain nombre d'informations aux Unions régionales des professionnels de santé (URPS), mais peut-être pas de façon suffisamment pédagogique pour que ce soit diffusé à tous les professionnels du territoire afin qu'ils puissent l'utiliser vis-à-vis de la population.

C'est pour moi un retour d'expérience très utile. On devrait davantage animer ce réseau de soignants, en lui donnant des outils traduits dans le langage du grand public. L'ARS s'en est très rapidement rendue compte. Elle a animé des groupes de travail avec les professionnels de santé pour rédiger des documents grand public afin que l'infirmière, le pharmacien puissent éventuellement communiquer des informations plus concrètes aux soignants. Les informations qui ont été envoyées aux ordres de médecins, de pharmaciens, d'infirmiers, etc., comme aux URPS, n'ont pas été diffusées assez largement, peut-être parce que les documents tels qu'ils étaient rédigés ne leur étaient pas utiles sur le terrain.

M. Jean-Pierre Vial . - Mon département a été concerné il y a quelques années par une affaire de dioxine qui s'est terminée par un non-lieu. Il faut faire preuve de beaucoup de prudence sur ces sujets. Le jour de l'incendie, vous avez immédiatement donné des consignes concernant les produits les plus dangereux. Avez-vous agi ainsi parce que vous ne connaissiez pas les produits ? Si vous en aviez eu connaissance, auriez-vous émis les mêmes recommandations ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - On connaissait au moins une partie des produits, notamment les hydrocarbures polycycliques, dont on était certain de la présence dans l'usine. C'est la première chose qu'on a recherchée, parce que c'est un produit très cancérogène. Je voulais être certaine que ces produits n'allaient pas se retrouver dans la nature.

On avait une idée d'un certain nombre de produits mais, même si je n'en avais eu aucune idée, j'aurais donné les mêmes consignes. On aurait cherché ces produits, qui sont les plus habituels. Les pompiers ont l'habitude : c'est ce qu'ils recherchent systématiquement lors d'un incendie.

M. Jean-Pierre Vial . - Si vous aviez eu une connaissance exacte des matières, auriez-vous donné des instructions plus complètes ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Non, je ne vois pas ce que j'aurais pu faire de plus. L'amiante était dans le toit et on le savait. On en a donc recherché.

Tant que les agences sanitaires n'auront pas rendu leur rapport sur les autres produits à chercher, je vous répondrai négativement, mais peut-être vont-elles me dire dans un mois qu'on aurait dû à l'évidence rechercher tel ou tel produit. On a listé tout ce qui est habituel, classique, toxique, dangereux pour la population. Je pense qu'on va aller après cela vers des produits très rares, si jamais il y a lieu de les rechercher.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - La réglementation et des contrôles réguliers veulent qu'on limite la survenue et les conséquences des risques industriels pour les populations et pour l'environnement. Les entreprises doivent s'en prémunir en amont. Ils doivent donc modéliser tous les facteurs pour qu'on puisse régler l'aléa industriel lorsqu'il survient.

Cela signifie que l'incendie n'a pas été modélisé en amont. Lubrizol savait bien quelles substances se trouvaient stockées ou fabriquées dans l'usine. Il n'avait donc pas envisagé la possibilité de combustion de toutes ces substances entre elles ? Si cela avait été le cas, on n'aurait pas eu besoin d'attendre pour savoir quoi rechercher. C'est étonnant.

Par ailleurs, la santé des salariés de Lubrizol et des entreprises environnantes ayant été mise en danger, compte tenu de la contamination des lieux de travail, avez-vous pris des mesures particulières pour renforcer les dispositifs de suivi médical ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Concernant la modélisation, je laisserai le ministère de la transition écologique et solidaire vous répondre. Quant à la réglementation sur les sites dangereux, je ne sais si elle fait partie de la loi ou non ni même si d'autres pays en ont une.

S'agissant des mesures spécifiques vis-à-vis des populations les plus exposées, comme celles qui ont travaillé à l'extinction de l'incendie - je pense aux pompiers et aux forces de l'ordre -, un suivi sanitaire est organisé par Santé publique France, qui propose quatre approches différentes.

Pour les salariés des entreprises et les travailleurs qui sont intervenus lors de l'incendie, un suivi spécifique sur le long terme permettra d'évaluer les conséquences de l'événement. Il sera coordonné dans le cadre du groupe d'alerte en santé-travail animé par Santé publique France et composé de membres permanents spécialistes des risques pour la santé d'origine professionnelle, de représentants de l'inspection du travail en direct et de centres de consultation locale de pathologie professionnelle.

Pour évaluer un éventuel impact spécifique sur la santé de ces travailleurs, les résultats des visites médicales et des bilans sanguins seront analysés, et le groupe d'alerte en santé-travail sera chargé d'émettre pour la suite des recommandations pour les médecins du travail. Le groupe d'alerte a commencé ses travaux.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - En matière de pollution de l'air, la justice européenne considère que l'État français n'a pas agi suffisamment pour préserver la santé de ses concitoyens. Outre le risque sanitaire important, la Commission peut décider de porter l'affaire devant la Cour de justice de l'Union européenne. Les textes évaluent la sanction financière à 11 millions d'euros, avec des astreintes journalières d'au moins 240 000 euros jusqu'à ce que les normes de la qualité de l'air soit respectées.

N'est-il pas urgent d'agir au moment où nous sommes sur le point de commencer l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), qui comporte des baisses drastiques pour des postes déjà en souffrance ?

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Vous avez raison, il est urgent d'agir et je crois pouvoir dire que mon prédécesseur, Marisol Touraine, était très mobilisée sur la pollution de l'air. Je le suis aussi. Cela relève cependant de la responsabilité du ministère de la transition écologique et solidaire.

Pour autant, le ministère de la santé est évidemment partie prenante dans le plan Priorité prévention, et surtout dans le plan Santé environnement, qui va être lancé en mars 2020. Il devrait être présenté en conseil interministériel devant le Premier ministre en février. C'est un plan très ambitieux. La pollution de l'air y sera traitée, avec des actions conjointes du ministère de la transition écologique et solidaire et du ministère de la santé.

En matière de prévention, il n'y a pas de baisse drastique des budgets, mais une augmentation dans tous ceux que je présente.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - Après cette catastrophe, ne pensez-vous pas qu'il faille renforcer l'articulation des réglementations en termes de prévention des risques chimiques ou nucléaires entre le code de la santé publique, le code de l'environnement et le code du travail ? Chacun est certes dans ses compétences, mais il est nécessaire de mieux faire.

M. Hervé Maurey , président. - Plus de transversalité, moins de silos !

Mme Agnès Buzyn, ministre. - Chacun gère effectivement la crise dans son champ de compétence, ce qui ne veut pas dire qu'il n'existe pas des plans conjoints. Le plan Santé-environnement est un plan coécrit par le ministère de la santé et le ministère de la transition écologique et solidaire, tout comme le plan Santé au travail. Il existe un grand nombre d'instances où les différents ministères doivent se coordonner.

Cependant, en termes de gestion de crise, c'est au ministère de la transition écologique de connaître les contenus des sites Seveso et non au ministère de la santé.

M. Hervé Maurey , président. - Madame la ministre, merci.

Je vous rappelle que nous vous avons adressé un questionnaire et que nous aimerions pouvoir avoir une réponse écrite à celui-ci.

Je formule à nouveau ma demande d'un tableau synthétique. N'hésitez pas à compléter notre information par toute communication écrite que vous jugeriez utile.

MM. Yvon Robert, maire de Rouen et président de la Métropole Rouen Normandie, Cyrille Moreau, vice-président chargé de l'environnement, et Frédéric Althabe, directeur général des services
(Mardi 19 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Mes chers collègues, nous entamons notre semaine de travaux par l'audition de M. Yvon Robert, maire de Rouen, président de la Métropole Rouen Normandie, accompagné de M. Cyril Moreau, vice-président de la métropole, chargé de l'environnement, et de M. Frédéric Althabe, directeur général des services. Comme vous le savez, nous avons souhaité, dès la mise en place de cette commission d'enquête, nous rendre sur le site à Rouen pour rencontrer les dirigeants de l'entreprise, le personnel, les services de l'État, que nous auditionnerons de nouveau jeudi, les chambres consulaires et les élus.

Nous avons voulu vous auditionner de manière officielle pour avoir votre appréciation, avec du recul, sur les événements qui se sont produits le 26 septembre dernier. Mes collègues rapporteurs vous poseront certainement de nombreuses questions à la suite de votre propos liminaire, qui devra être limité à une dizaine de minutes maximum.

Monsieur le maire, selon vous, un tel drame était-il envisageable ? Aviez-vous conscience de ce danger ? La population était-elle suffisamment informée ? Cet accident a-t-il été bien géré en matière opérationnelle et sur le plan de l'information ?

Au-delà, je m'interroge sur un point plus précis. Lorsque nous nous sommes rendus à Rouen, le préfet nous a dit que les services du service départemental d'incendie et de secours (SDIS) avaient manqué d'eau pendant quatre heures. Il semblerait, selon nos interlocuteurs ce jour-là, que cela venait du réseau public de défense incendie. Selon vous, le réseau est-il sous-dimensionné ? Y a-t-il une responsabilité de la métropole ?

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Yvon Robert, Cyrille Moreau et Frédéric Althabe prêtent serment.

M. Yvon Robert, maire de Rouen et président de la Métropole Rouen Normandie. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation devant cette commission d'enquête, qui a pour objet d'éclairer ce qui s'est passé et, surtout, d'essayer d'améliorer les choses pour l'avenir.

Deux mois après, nous ne sommes plus exactement dans le même état d'esprit que le 26 ou le 27 septembre dernier. Ce fut un accident impressionnant - j'essaie d'utiliser les bons mots -, mais sans conséquence immédiate grave, ce qui le distingue de l'accident AZF, dont les conséquences furent sans commune mesure.

Les trois plans de prévention des risques technologiques (PPRT) de l'agglomération rouennaise ont été centrés sur la prévention des risques. Pour l'accident qui nous concerne aujourd'hui, Lubrizol a consacré 9 millions de travaux en moyenne sur les dix dernières années, à la sécurité. Le site a été totalement réorganisé, avec un regroupement des deux sites existant à l'origine, Lubrizol finançant sur ses deniers la construction d'une nouvelle voie publique. En conséquence de ce PPRT, l'incendie ne s'est déroulé que sur moins de 10 % du site ; il faut le noter.

Par ailleurs, les règles d'urbanisme général n'ont pas été d'une importance capitale, les habitants les plus impactés étant assez éloignés. Ces 150 000 à 200 000 personnes n'auraient certainement pas imaginé cela, mais la direction des vents, soit un aléa climatique, en a décidé autrement. Cependant, 1 million de personnes auraient pu être concernées.

Depuis trente ans que je suis élu, je suis impressionné par le nombre d'incendies de par le monde, dans tout type d'environnement. Plus que le risque technologique en tant que tel, c'est à mon sens le risque qui nous menace le plus.

Vous m'interrogez sur l'organisation des secours, et, plus particulièrement, sur l'approvisionnement en eau. Lorsque je me suis rendu sur le site vers 9h30, les inquiétudes portaient plus sur la réserve en mousse, indispensable en cas d'incendie d'hydrocarbures. Or ce produit est difficilement conservable en grande quantité. Le SDIS a dû en faire venir d'autres départements et, une fois qu'il y en a eu assez, l'incendie a été éteint en une vingtaine de minutes. Telles sont les informations que j'ai personnellement recueillies auprès du colonel des sapeurs-pompiers sur place. En outre, j'ai compris que le préfet et les pompiers avaient fait le choix délibéré de maîtriser en priorité l'incendie et de dégager les routes pour permettre l'arrivée des renforts venant de six départements. C'est peut-être discutable, mais je l'ai parfaitement admis.

Ce qui est essentiel dans ce type d'accident, ce sont les quantités de stockage. C'est ce qui fait la durée de l'incendie, avec la nature des produits stockés. Cela doit, à mon sens, faire l'objet d'une réflexion générale. En l'occurrence, la première décision de Lubrizol, qui sera présentée dans le cadre de la commission « Dialogue et transparence », sera de réduire de 80 % le stockage sur le site de Rouen en le dispersant sur plusieurs sites.

Avec les sites Seveso, et quelle que soit la cause de l'incendie, qui n'a toujours pas été déterminée en l'espèce, l'effet domino est toujours à craindre. C'est pourquoi il convient d'espacer davantage ces sites.

Enfin, vous m'avez interrogé sur l'information. Sur ce sujet, il faut rester humble. Il n'y a pas eu de consignes générales du préfet. Il a considéré que déclencher des sirènes à 3 heures du matin, alors qu'il n'y a pas eu d'accident d'ampleur depuis longtemps, aurait pu provoquer un mouvement de panique dans la population. L'absence d'exercices et d'informations régulières pour la population pose problème. Il y a sans doute en France des manques en matière de culture du risque. Mais jusqu'où doit-on aller ? Avec quels exercices et à quelle périodicité ? J'avoue ne pas avoir la réponse.

Pour terminer, je dirai que, devant ce type d'accident, seul l'État a la capacité de gérer la crise. Le préfet, en relation avec les professionnels de la sécurité, doit être le seul à donner les consignes. Néanmoins, il importe que les élus disposent d'informations. Pour ma part, j'ai eu le directeur du cabinet du préfet vers 5 h 30-5 h 45, mais certains de mes collègues se sont plaints de ne pas avoir été informés assez tôt. En la matière, il s'agit de bien délimiter le périmètre des élus à informer. Dans l'affaire qui nous concerne, on peut regretter que Mme la Maire de Petit-Quevilly ait été oubliée. En même temps, l'incendie se propageait dans la direction opposée.

M. Hervé Maurey , président . - Validez-vous la décision du préfet en ce qui concerne l'alerte ? Je n'ai pas très bien compris votre position.

M. Yvon Robert. - Oui, j'ai parfaitement compris ses raisons. Déclencher les sirènes de nuit aurait été extrêmement inquiétant pour la population.

M. Hervé Maurey , président . - Dernière précision : pour vous, personnellement, y a-t-il une responsabilité de la métropole, de la ville de Rouen ou du port dans le sous-dimensionnement du réseau public sécurité incendie ?

M. Yvon Robert. - Je ne me suis pas posé la question.

M. Hervé Maurey , président . - On nous a clairement dit - on interrogera de nouveau, jeudi, le préfet et le directeur du SDIS - que, pendant quatre heures, le niveau d'eau était insuffisant et que cela viendrait du sous-dimensionnement du réseau public de défense incendie.

M. Cyrille Moreau, vice-président de la Métropole Rouen Normandie, en charge de l'environnement. - Monsieur le président, j'entends bien la question, mais la direction régionale environnement aménagement logement (DREAL) a fait une analyse de risques du site. Avec l'entreprise, elle est censée définir les moyens appropriés pour faire face à un sinistre.

M. Hervé Maurey , président . - Je ne vous parle pas du site ; je parle du réseau public.

M. Cyrille Moreau. - Je vais y venir. Normalement, on doit faire face à tout type de situation. En cas de catastrophe, même si l'eau est coupée, il faut suffisamment d'eau et d'émulseur pour pouvoir produire de la mousse. La petite musique qui laisserait entendre que ni Lubrizol ni la DREAL n'auraient été défaillants ne me convient pas. Les pompiers nous ont dit que les réserves d'eau avaient été consommées en deux heures parce que les sprinklers des bâtiments se sont déclenchés sous l'effet de la chaleur.

M. Hervé Maurey , président . - Ce n'est pas le sujet !

M. Cyrille Moreau. - Si !

M. Hervé Maurey , président . - On reposera précisément la question après-demain au préfet et au directeur du SDIS.

M. Ronan Dantec . - La question est précise. Le réseau d'assainissement relève bien de la compétence de la métropole.

M. Hervé Maurey , président . - Éventuellement du port ou de la commune, je ne sais pas.

M. Ronan Dantec . -Est-ce que le réseau d'eau de la métropole était prêt à réagir sur un incendie de ce type ?

M. Cyrille Moreau. - C'est à l'État de nous le dire !

M. Ronan Dantec . - Non, c'est à vous !

M. Hervé Maurey , président . - C'est vous qui en avez la responsabilité, qui l'installez, qui l'entretenez...

La question est très claire, et je remercie Ronan Dantec de clarifier mon propos : oui ou non, ce réseau est-il bien calibré par rapport aux normes applicables en matière de défense incendie ?

M. Frédéric Althabe, directeur général des services - Il aurait fallu que l'on prépare plus précisément la question. Sur ce site, la responsabilité relève de l'exploitant. Effectivement, le réseau d'eau n'est pas dimensionné par rapport à ce type d'incendie, qui n'était pas dans les éléments d'analyse de risques de l'État. Les moyens sur site ont été insuffisants, notamment en mousse.

M. Hervé Maurey , président . - Encore une fois, je vous parle de l'extérieur du site et du réseau public de défense incendie. Est-il conforme aux normes ?

M. Frédéric Althabe. - Oui, d'après les informations que j'ai.

M. Hervé Maurey , président . - Monsieur Robert, vous confirmez ?

M. Yvon Robert. - Je n'en sais rien. Je ne me suis jamais occupé de l'eau en particulier sur l'agglomération. Vous le savez, les élus n'ont pas la possibilité d'être sur tous les sujets. Je ne suis président de la métropole que depuis le 1 er septembre. Je le répète, je ne sais pas, et la question ne m'a jamais été posée en ces termes sur le site. Le colonel des pompiers m'a affirmé que le problème, c'était la mousse.

M. Hervé Maurey , président . - On l'a noté.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - Monsieur le maire, je trouve que vous êtes un excellent avocat de la cause de Lubrizol. Vos propos ont changé de tonalité, ce que vous expliquez par la prise de recul par rapport à l'événement. Lors de la première réunion du conseil municipal après l'incendie, vous aviez parlé de catastrophe nationale. Aujourd'hui, vous ne parlez plus que d'un « accident impressionnant ». Vous annonciez alors que la municipalité allait déposer plainte contre X et que vous souhaitiez créer une plateforme pour regrouper toutes les plaintes. Qu'en est-il aujourd'hui 19 novembre ?

Dans un élan transpartisan, j'en profite pour saluer tous les élus qui ont appelé de leurs voeux une alliance républicaine pour que « les élus soient à la hauteur de cette situation exceptionnelle ». Est-ce à dire que vous n'étiez pas préparés à un tel risque ?

Plus généralement, pensez-vous que nous avons vraiment la culture du risque en France ?

Vous n'êtes pas sans savoir que, dernièrement, le Sénat, dans le cadre du projet de loi Engagement et proximité, a adopté un amendement visant à ce que le préfet transmette sans délai au maire les informations dont il dispose en cas d'activation du système d'alerte aux populations. Est-ce que, d'après vous, cela va dans le bon sens ? Avec le recul, pensez-vous que d'autres réformes sont nécessaires ?

J'avais une question sur les exercices de simulation, mais vous avez abordé le sujet.

M. Yvon Robert. - J'ai effectivement parlé de catastrophe nationale, c'est-à-dire de catastrophe ayant un retentissement national, et je maintiens mes propos.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Vous avez parlé de « catastrophe » : les mots ont un sens !

M. Yvon Robert. - Oui. Je dis aussi : « accident impressionnant ». Le 7 octobre, nous ne disposions pas de tous les éléments d'information et nous ne mesurions pas tout ce qui s'était passé. Parler deux mois après un événement permet d'analyser différemment la situation. Lorsque j'ai utilisé le terme de catastrophe nationale, je ne disposais pas des informations dont je dispose désormais. Aujourd'hui, nous pouvons parler de grave accident, d'accident impressionnant, mais dont les conséquences immédiates ont été essentiellement matérielles.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Vous avez raison de parler de conséquences immédiates : c'est important.

M. Yvon Robert. - La population s'interroge sur les conséquences qu'aura cet accident sur la santé dans quelques années. Je ne suis pas médecin et je n'ai pas de réponse sur le sujet. La crainte de cancers est alimentée par les informations dont les habitants disposent sur l'exposition aux pesticides et à l'amiante. Il faut toutefois préciser qu'il s'agit là d'expositions professionnelles qui se déroulent pendant de longues années. Raisonnablement, je pense que l'exposition à la fumée d'incendie n'est pas comparable à une exposition professionnelle continue de quinze ans à des produits toxiques.

Nous avons déposé plainte contre X huit jours après l'événement, à un moment où nous n'étions pas en mesure d'évaluer ses conséquences. Sur le moment, nous avons proposé à des communes de s'associer à cette plainte, mais seules six ou sept l'ont fait. Mais comme vous le savez, le principal sujet d'intérêt est la cause de cet incendie. Or, personne n'a encore d'information à ce sujet.

La plainte porte sur l'ensemble des risques matériels et l'État nous a demandé d'évaluer et de chiffrer très rapidement tous les dégâts. Le processus d'indemnisation a donc été mis en place. Le plus grand dommage pour notre territoire, c'est la dégradation de l'image de Rouen. Pendant des jours et des semaines, Rouen a été présentée comme une ville où il était devenu quasiment impossible de vivre. Cela constitue incontestablement un préjudice relativement difficile à chiffrer. Il y a un préjudice d'attractivité qui pourrait avoir des conséquences économiques si le tourisme se trouvait durablement affecté par la situation.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Je crois que le Président de la République vous a promis un grand événement au printemps pour réhabiliter votre région.

M. Yvon Robert. - Le Président de la République ne m'a rien promis du tout ! Il a entendu ce problème, mais j'ignore ce qu'il décidera, et je ne pense pas qu'un sommet international sera suffisant pour redorer l'image de la ville.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Après l'accident de 2013, comment étiez-vous préparés à l'éventualité d'un nouvel accident ? Aviez-vous pris des dispositions particulières en termes d'alertes de la population, d'exercices périodiques, de documents d'information ? Aviez-vous des relations différentes avec Lubrizol depuis l'incident de 2013 ?

Sur le secteur de la métropole rouennaise, il y a onze sites classés Seveso, onze en seuil Seveso haut et quatre en seuil Seveso bas. D'autres entreprises sont classées en installation classée pour la protection de l'environnement (ICPE). De nombreuses entreprises sont donc potentiellement dangereuses.

Vous avez dit que trois grands plans de prévention des risques technologiques (PPRT) avaient bénéficié de travaux importants centrés sur la réduction des risques. C'est pour cette raison que seuls 10 % du site de Lubrizol ont été détruits par l'incendie. C'est une bonne chose que les entreprises participent à la réduction du risque, mais la prévention et la gestion des risques sont également importantes.

Considérez-vous que tous les PPRT de la métropole sont à jour en termes de réduction des risques et de prévention ? Ces sites, ces élus de la métropole, ces maires, ces citoyens qui vivent là, échangent-ils entre eux afin d'agir en faveur de la prévention, de la formation et de la gestion des risques éventuels ?

M. Cyrille Moreau. - Nous n'avons pas de culture du risque que ce soit à l'échelle de la population - le président l'a rappelé, la sirène est un outil dépassé quand on n'a pas de culture du risque - ou au niveau des élus. Bien entendu, les maires qui accueillent des sites Seveso ont une sensibilité supérieure. Dans les faits, nous sommes dans une situation d'infantilisation vis-à-vis des services de l'État, qui détiennent le savoir là où nous ne disposons que d'un ou deux collaborateurs qui ont peu de connaissances. Cela rend compliquée la gestion de cette situation.

En matière de prévention, les communes organisent des exercices dans les écoles : tous les deux ou trois ans, un exercice technique est réalisé. En revanche, à l'échelle de la métropole rouennaise, il n'y en a jamais. Pourquoi ? Tout simplement, parce que cela serait très compliqué d'arrêter toute l'activité humaine, une journée entière, une fois par an. J'y serai favorable, mais qui paierait ?

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Y avez-vous déjà réfléchi ?

M. Cyrille Moreau. - Je propose que les entreprises dont l'activité est de nature à entraîner un risque sur le territoire financent les exercices à grande échelle.

En matière de prévention et de risques tectoniques, les Japonais nous ont appris que seul l'entraînement régulier de la population diminuait la peur et permettait à la population d'avoir les bons réflexes. C'est dans ce contexte que l'on peut déployer les bons dispositifs de sécurité.

Concernant la gestion des risques, je ferai trois incises. Une chose m'a étonné : lorsque les pompiers sont arrivés sur le site, ils ignoraient que le toit était en fibrociment. Ils l'ont découvert avec les pictogrammes. Cependant, en comité de suivi, il nous a été précisé que tous les bâtiments industriels d'avant 1997 étaient en fibrociment. Il y a donc un paradoxe et cette gestion du risque amiante m'étonne.

La gestion du risque technologique lié aux drones est-elle prise en compte dans la gestion des PPRT ? Un entrepôt de produits chimiques n'est pas une centrale nucléaire : il est aisé d'y envoyer un drone avec une bombe thermique. Il faut donc éviter les stocks trop importants qui pourraient être très attractifs pour d'éventuels terroristes. La gestion du risque d'inondation doit également être prise en considération.

Il n'est pas certain que les différents risques soient interconnectés. Dans le dernier arrêté préfectoral, on prend en compte le risque d'inondation parce que le site est en risque faible, mais il ne figurait pas dans les arrêtés précédents. Comment faire pour interconnecter les différentes natures de risque ?

Mme Catherine Morin-Desailly . - Monsieur le président Yvon Robert, vous avez évoqué la communication des élus. Pourriez-vous nous repréciser quelles sont, normalement, les modalités d'information des élus via le système de gestion de l'alerte locale automatisée (Gala) ? A-t-il fonctionné ? Comment avez-vous, en tant que président de la métropole, informé l'ensemble de vos collègues et eu des contacts dans la journée avec eux ?

Quelle est votre appréciation de la communication préfectorale ainsi que de la communication médias notamment via le réseau France Bleu ? Comment améliorer cette communication ? Comment s'est passé le système d'alerte dans les écoles et comment s'est organisée leur non-ouverture sur votre commune ce jour-là ?

M. Yvon Robert. - Le préfet m'a informé à 6 heures du matin. La décision de fermer les écoles des communes directement concernées par le panache a été prise. Pour Rouen, il s'agissait de la rive droite. J'ai considéré - et c'est un des problèmes fondamentaux concernant l'information : savoir qui on informe - qu'il était impossible de faire une distinction entre les écoles de la rive droite et celles de la rive gauche. J'ai donc demandé que la totalité des écoles de la ville de Rouen soit fermée.

Les inspecteurs de l'Éducation nationale ont informé les directeurs d'école, mais aucune consigne destinée à empêcher les personnels de rejoindre les établissements n'a été donnée. J'ai demandé à ce que l'on s'assure de l'accueil des enfants. Moins de dix enfants sont venus dans les écoles de Rouen et ils ont tous pu retourner chez eux dans des conditions de sécurité totale.

Dès 6 heures du matin, l'information circulait sur toutes les radios. Il s'agissait d'une information que tout le monde voyait, car le panache noir se dirigeait vers le nord-est et était visible de la totalité de l'agglomération. Mais le reste de la ville pouvait fonctionner. Pour ma part, j'ai demandé aux personnels de rester là où ils étaient. Le pont Flaubert
- élément majeur de la circulation entre les rives nord et sud de Rouen - était fermé et il fallait éviter un encombrement et des complications avec un risque de sur-accident.

Le système Gala fonctionne différemment pour les petites et les grandes villes. Dans les petites villes, c'est un message aux maires. Pour les grandes villes, c'est un message à toute une organisation intérieure. Depuis quatorze ans que je suis maire, c'est le préfet, ou son directeur de cabinet, qui m'appelle personnellement en cas d'accident, Là, le système Gala a envoyé un message à 14 h 50 ; je pense qu'il aurait été utile de l'envoyer avant.

M. Jean-François Husson . - Quels enseignements tirez-vous de ce grave accident industriel ? Avez-vous commencé à travailler avec les collectivités sur la prévention et la sécurité ? Qu'en est-il de l'articulation des compétences dans la chaîne des acteurs entre l'entreprise, l'État, les collectivités et la population ? En outre, quelle est votre appréciation sur l'évaluation des risques ? Quelle appréciation portez-vous sur la chaîne des acteurs, notamment en termes de responsabilité en matière de santé publique et de prévention sanitaire ? Enfin, quelles sont les propositions sur lesquelles vous travaillez ou vos préconisations ?

M. Yvon Robert. - Oui, nous avons commencé à travailler, mais peut-être pas suffisamment. Dans l'immédiat, nous sommes davantage préoccupés par les questions d'indemnisation. Par ailleurs, en matière d'information, il y a des choses à faire. Je suis toutefois extrêmement réservé sur la possibilité de multiplier les exercices, et je rappelle que la question de l'information et de la culture du risque ne concerne pas uniquement la ville de Rouen. Il y a en France, 1 300 Seveso et 2 500 000 personnes qui vivent aux alentours.

Je ne dispose pas d'information particulière sur les autres agglomérations ou communes concernées par le sujet. Il y a vraisemblablement en matière d'information immédiate des choses techniques à envisager. La sirène, lorsqu'elle n'est jamais utilisée, peut être extrêmement inquiétante lors de son déclenchement. Il doit exister des moyens notamment grâce aux smartphones d'informer l'ensemble de la population. Les documents édités par les collectivités pourraient aussi être repensés. Nous vivons une époque où nous sommes surinformés notamment avec les chaînes d'information. Paradoxalement, plus personne ne parvient à distinguer ce qui est important de ce qui ne l'est pas, ni ce qui est vrai de ce qui est probable. Il est donc devenu aujourd'hui difficile d'informer correctement.

M. Jean-Claude Tissot . - J'aborderai trois points. Vous dites ne pas être médecin et ne pas pouvoir porter un jugement sur les risques immédiats et chroniques. Or, dans le même temps, vous dites que l'incendie n'a rien à voir avec un risque de grande ampleur et que nous pourrions ne pas être trop inquiets quant aux risques de cancers. Nous ne portons pas de jugement, mais essayons de comprendre. La défense incendie relève de la compétence pleine et entière des collectivités.

Lors de nos auditions, nous avons appris que l'incendie n'avait pu être maîtrisé que grâce aux bateaux-pompes venus du Havre. J'ai occupé des responsabilités comparables aux vôtres, dans de plus petites communes certes. Aussi, lorsque l'on identifie que le réseau d'eau pour la défense incendie réseau pourrait être insuffisant en cas de crise, comme cela a été le cas pour Lubrizol, ne pourrait-on pas imaginer de conserver à quai un bateau-pompe ?

Comment suivez-vous la gestion du traitement des eaux qui ont servi à éteindre l'incendie ? Ces eaux auraient été récupérées dans une nasse. Il va donc falloir les traiter avant de les rejeter.

D'autres personnes que nous avons auditionnées ont indiqué que les rochers avaient été nettoyés. Les eaux de ruissellement de ces nettoyages ont dû retomber quelque part. Qu'en avez-vous fait ? Comment ont-elles été traitées ou comment imaginez-èvous les traiter ?

M. Yvon Robert. - Concernant les risques sur la santé, je ne suis pas particulièrement inquiet. Certes, avec le passage du nuage de fumée, des gens ont eu des nausées, certains sont allés chez le médecin et 200 ou 300 personnes se sont rendues au Centre hospitalier universitaire. Seules huit personnes ont été hospitalisées et pour une durée inférieure à trois jours.

Il existe toutefois une inquiétude de la population sur le sujet. Personnellement, je pense que cette inquiétude est liée à ce que nous entendons depuis des années, notamment avec la médiatisation des procès, sur les risques de l'amiante et des pesticides. Je le redis : il s'agissait de la découverte tardive de choses qui n'avaient pas été mesurées pendant toute la vie professionnelle. Là, le contexte est différent.

Concernant l'eau, je n'ai jamais entendu parler de réseau public insuffisant dans la métropole - jamais.

M. Jean-Claude Tissot . - C'est pourtant ce qui a été dit par le préfet !

M. Yvon Robert. - Il ne me l'a pas dit. Sur le sujet des PPRT, il appartient aux entreprises d'avoir de l'eau et des réserves suffisantes.

M. Hervé Maurey , président . - Il faut quand même que le réseau public puisse suppléer à la défaillance éventuelle de l'entreprise. Cela ne semble pas avoir été le cas puisque, pendant quatre heures, les pompiers auraient manqué d'eau. Si la Seine n'avait pas été située à proximité, les choses auraient été encore plus dramatiques.

M. Ronan Dantec . - Le décret du 11 octobre 1990 nous oblige à établir un document d'information communal sur les risques majeurs (Dicrim). Le maire établit un document d'information qui recense les mesures de sauvegarde sur le territoire de la commune. Après AZF, la plupart des grandes agglomérations françaises confrontées aux risques ont revu complètement leur procédure Dicrim et ont généralement mis en place des systèmes de permanence beaucoup plus robustes. Je suis donc surpris d'entendre que vous n'avez peut-être qu'un technicien. Dans d'autres agglomérations, il y a une direction des risques, des PC sécurisés et des procédures très précises.

Comme nous avons peu de temps, je vous demanderai, si cela est possible monsieur le président, de nous communiquer par écrit la totalité de votre organisation au niveau communautaire et communal sur la réponse technique des services aux risques. Pouvez-vous aussi nous adresser la liste des évolutions du Dicrim depuis AZF ? Qu'est-ce qui a été fourni à la population ? Quel travail a été fait ? Notre sentiment aujourd'hui, c'est que l'agglomération rouennaise était en retard par rapport aux autres grandes agglomérations françaises sur la question de la gestion du risque.

Plus généralement, une cohabitation entre Lubrizol et l'écoquartier de la ZAC Flaubert vous semble-t-elle encore imaginable ?

M. Hervé Maurey , président . - Je fais évidemment miennes les demandes de transmission par voie écrite des documents formulée par M. Dantec.

M. Yvon Robert. - Je vis depuis des années l'extension urbaine. Elle est la source de nos plus grosses difficultés. Les voitures viennent de loin, 30 ou 40 kilomètres, tous les jours, vers la ville et sont à l'origine de la plus grave pollution. Pour arrêter cette extension qui diminue la surface des terres agricoles et contraint les habitants à des temps de transport invraisemblable, la seule solution serait de réutiliser des lieux qui sont au coeur de la ville. Le quartier Flaubert se trouve à un quart d'heure à pied de la cathédrale de Rouen et au coeur du réseau de transports en commun. L'étendue du projet du quartier Flaubert a été faite en prenant en compte tous les PPRT, dont ceux de Lubrizol.

Dans notre agglomération, le nombre de personnes proches d'usines Seveso est supérieur au nombre d'habitants que pourrait accueillir à terme le quartier Flaubert. Si un incendie aussi important s'y déclarait, au lieu de 200 000 personnes, seules 5 000 seraient concernées.

De deux choses l'une : soit on considère que tous les sites Seveso en France - et les 2 500 000 personnes qui se trouvent à proximité immédiate - doivent être évacués, soit on considère que l'on peut vivre à proximité de sites industriels. Dans la dernière hypothèse, le quartier Flaubert est l'un des quartiers où il est le plus aisé de construire dans la ville. Il se trouve en effet situé en coeur de ville, à la place d'anciennes usines désaffectées. Ce quartier est délimité, d'un côté, par une avenue desservie par les transports en commun et, de l'autre, par une autoroute urbaine. L'accident de Lubrizol ne remet pas en cause l'existence du quartier, sinon cela remettrait en question l'ensemble de la ville elle-même.

Mme Céline Brulin . - Que pensez-vous de l'heure à laquelle l'alerte via les sirènes a été donnée ? Le préfet dit que l'alerte a été donnée à 7 heures et a précisé qu'il souhaitait éviter le risque de panique nocturne. Le retentissement à 7 h 45, lorsque certaines personnes se rendaient sur leur lieu de travail, a toutefois posé quelques problèmes.

Seules douze ou treize communes ont été mises dans la boucle de la gestion de la crise. Or, la métropole en comprend bien davantage et, à la vue de la fumée, un bien plus grand nombre de communes s'est senti impacté.

M. Pascal Martin . - En matière d'établissements recevant du public, les exercices sont prévus par la loi, notamment dans les écoles où un exercice est organisé à l'occasion de chaque rentrée scolaire. Je considère que cette politique, non pas de prévention, mais de prévision, est indispensable. Ces exercices doivent être réalisés à l'initiative des chefs d'établissement ou des chefs d'entreprise. Ce n'est pas à la métropole ou au maire de Petit-Quevilly ou de la ville de Rouen d'organiser ces exercices. C'est essentiel parce que cela permet d'y associer les chefs d'entreprise, qui sont très nombreux sur la métropole rouennaise, le service public d'incendie et de secours et les habitants. C'est l'occasion de protéger, de faire passer quelques messages de réaction immédiate. Je suis favorable à l'organisation d'exercices réguliers par les chefs d'entreprise, en accord avec les maires des communes qui conservent les pouvoirs de police administrative sur leurs territoires.

M. Yvon Robert. - Le système Gala d'information des élus n'a été actionné qu'à 14 h 50. Il aurait été préférable que tous les maires soient prévenus. On voyait ce panache, et toutes les chaînes de télévision et de radio traitaient l'information de manière exhaustive depuis 8 heures du matin. L'action essentielle à ce moment-là est celle des pompiers, qui, sur place, font le nécessaire pour éteindre l'incendie. D'autres informations pertinentes auraient-elles pu être communiquées ? Je n'en suis pas certain. Je n'ai pas entendu beaucoup d'informations utiles hormis que le feu était contenu, que tout était fait pour l'éteindre et que la situation était compliquée vu la grande quantité de matériaux qui brûlait. C'était une journée d'attente.

Dans notre société de surinformation, on explique que l'on ne sait pas, mais qu'il faudrait faire ceci ou cela. Moi, je suis convaincu que c'est l'unité de commandement qui doit dire ce qu'il faut faire. Le préfet aurait dû - il l'a dit et répété - informer plus tôt les maires par le système Gala. Moi, il m'a informé à 6 heures du matin avec un message qui tenait en deux lignes.

Sur les exercices, il existe des choses dans les écoles, dans certaines entreprises, dans des communes situées à proximité de sites de cette nature. À ma connaissance, à l'échelle des grandes agglomérations, il n'y a aucun exercice organisé.

M. Hervé Maurey , président . - Nous allons devoir nous en tenir là. Je vous rappelle que nous vous avons adressé préalablement à cette audition un questionnaire, que vous semblez découvrir. Nous espérons une réponse écrite. Je vous indique également que d'autres demandes de documents complémentaires ont été formulées au cours de l'audition, notamment par M. Dantec. Nous vous invitons à nous adresser tout document qui pourrait nous être utile dans les semaines qui viennent, notamment sur la question importante du réseau public de sécurité d'incendie et de secours sur la métropole que vous présidez ou sur tout autre sujet qui pourrait être utile à nos travaux. Nous attendrons ces documents avec intérêt. Je vous remercie.

MM. Éric Herbet, président de la communauté de communes Inter-Caux-Vexin, Alain Lucas, vice-président de la Communauté Bray-Eawy, et Christian Roussel, président de la communauté de communes interrégionale Aumale-Blangy-sur-Bresle
(Mardi 19 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Nous poursuivons nos auditions en accueillant ce matin trois représentants de communautés de communes du pays de Bray, zone hors métropole de Rouen impactée par le panache à la suite de l'incendie de l'usine Lubrizol. Nous avions aussi invité les représentants de la communauté de communes des Quatre Rivières qui n'ont pas pu être là ce matin, mais que nous entendrons ultérieurement. Nous accueillons M. Herbet, président de la communauté de communes Inter-Caux-Vexin, M. Lucas, vice-président de la communauté de communes Bray-Eawy, et M. Roussel, président de la communauté de communes interrégionale Aumale-Blangy-sur-Bresle, dont le périmètre déborde sur les Hauts-de-France.

Dès que notre commission d'enquête a été constituée, nous nous sommes rendus à Rouen, car il nous paraissait important d'être sur le terrain, de rencontrer les acteurs de cet accident, aussi bien dans l'entreprise qu'en dehors. Nous avons eu l'occasion de vous rencontrer lors d'une table ronde organisée à la préfecture. Elle réunissait les élus de la métropole, vous-mêmes ainsi que des responsables professionnels et associatifs.

Nous avons souhaité vous entendre plus longuement, car vous aviez manifesté votre mécontentement sur des sujets importants : la gestion de la crise, l'information qui ne vous a pas été diffusée, les dangers encourus par vos communes et vos populations et sur lesquels vous n'avez pas été informés comme vous auriez dû l'être et les fermetures « anarchiques » d'établissements scolaires.

Je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire d'une dizaine de minutes et, ensuite, les rapporteurs et les membres de la commission pourront vous interroger.

M. Éric Herbet, président de la communauté de communes Inter-Caux-Vexin. - Ce fut effectivement une catastrophe hors norme qui a nécessité une gestion de crise très particulière pour un territoire périurbain en frange nord de la métropole comme le nôtre, avec 64 communes de 300 à 5 000 habitants.

Notre territoire est très impacté, car il est majoritairement composé d'exploitations agricoles ou de productions maraîchères, et nous avons vécu cet accident comme une véritable tragédie. L'impact est très fort pour notre intercommunalité. Au-delà du préjudice environnemental qui est avéré, nous subissons un préjudice d'image et surtout un préjudice de confiance de la part des consommateurs pour nos productions locales. Il y a encore quelques semaines, les filières courtes et les produits bio représentaient un gage de qualité. Désormais, les producteurs locaux et les petites productions particulières sont confrontés à une forme de rejet, c'est assez compliqué à vivre pour un territoire comme le nôtre.

M. Alain Lucas, vice-président de la communauté de Bray-Eawy. - C'est en effet une catastrophe hors norme et les élus ont été avertis assez tardivement par la préfecture. Je crois que nous avons reçu le message transmis par le système Gala le 26 septembre à 14 h 27, alors que l'incendie avait commencé la nuit précédente. Heureusement France Bleu a pu nous informer. Les sirènes n'ont sonné que vers 8 heures. Les enfants et les parents étaient déjà partis à l'école : à un moment où l'on parle de se confiner, cela pose quelques interrogations. J'ai l'impression que nos administrations ne semblent pas suffisamment préparées et les agents suffisamment formés aux réactions qu'il faut avoir dans ce genre de situation.

Cet accident porte atteinte à l'image de notre région. Au niveau de la communauté de communes, nous travaillons sur le tourisme. Quelle image va avoir, désormais, notre région ? Je crois qu'il faut faire évoluer le dispositif, car nos concitoyens s'interrogent. Nous sommes dans une région où il y a sept sites Seveso, avec deux centrales nucléaires. Quelle aurait été la démarche de l'État si l'une des centrales nucléaires avait posé problème ? Il faut réfléchir en amont avec les élus. Ils sont trop souvent laissés sur le bas-côté de la route.

Les élus et la population sont préoccupés par la santé de chacun. Il ne faut pas croire que le nuage de l'incendie était totalement inoffensif. Quel sera le suivi médical ?

Sur le plan écologique, comment les dépôts de suie vont-ils être éliminés des cultures ?

Sur le plan économique, les produits alimentaires de notre région vont être boudés. Quand les agriculteurs et les maraîchers seront-ils indemnisés ? L'avenir de certains d'entre eux semble bien compromis.

Pour accompagner notre nouveau développement touristique, le pays de Bray travaille à la mise en place d'un parc naturel interrégional (PNR) avec les Hauts-de-France. Quel sera son avenir après cette catastrophe et alors que notre région risque d'être boudée ?

Nous menons actuellement une étude de valorisation de nos produits locaux, qui nous a coûté 50 000 euros. Comment les valoriser après cette catastrophe ?

M. Christian Roussel, président de la communauté de communes interrégionale Aumale-Blangy-sur-Bresle. - La communauté de communes Aumale-Blangy-sur-Bresle comprend des communes des Hauts-de-France : cinq d'entre elles sont concernées par l'incendie de Lubrizol et ont été inscrites sur l'arrêté. J'ai rencontré les élus de ces cinq communes et tous avaient été prévenus à 14 heures. Seule la commune de Critot, située à la limite de l'Oise, avait perçu des suies noires, mais son maire a su prendre ses dispositions. Les élus, malgré leur affolement au départ, ont été disciplinés et nous ont indiqué que l'État les avait bien prévenus.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Je vous remercie pour vos témoignages. Le Gouvernement a annoncé une enquête de santé pour mars 2020. Vous qui avez une proximité avec les populations, pensez-vous que cela correspond à leurs attentes ? L'inquiétude vous semble-t-elle perdurer ? Quel est votre ressenti de terrain sur ce sujet sanitaire ?

M. Éric Herbet. - Nous avons reçu énormément de sollicitations. Durant la situation de crise, nous étions en mairie. À Quincampoix, par exemple, j'ai reçu plus de 38 personnes qui venaient nous interroger sur les impacts et les aspects sanitaires. Les craintes concernaient principalement la qualité de l'eau et celle des produits issus des potagers. Quelques femmes enceintes étaient effrayées et deux d'entre elles ont préféré quitter la région.

J'ai effectivement le sentiment que l'aspect sanitaire a été crucial. Les personnes s'interrogent sur les types de polluants qu'elles ont respirés, sur leurs effets dans la durée et sur l'apparition éventuelle de pathologies. J'ai eu l'occasion de répondre à leurs questions, car je suis directeur de l'eau à la métropole de Rouen.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Les annonces faites par le Gouvernement en matière sanitaire sont-elles de nature à rassurer la population ?

M. Éric Herbet. - Je crains que cela ne suffise pas. Il y a une défiance à l'égard des élus, de la parole publique et politique. Le maire est peut-être moins concerné. Le modeste maire que je suis a pu apaiser certaines situations. Sur le terrain, il me semble qu'il existe un décalage entre ce qui est annoncé par nos dirigeants et ce que vit la population au quotidien.

M. Hervé Maurey , président . - Nous en sommes convaincus. À votre avis, y aurait-il des mesures ou des informations qui permettraient à cette parole publique d'être crue davantage ? Qu'attendent les gens pour ne plus avoir le sentiment qu'on leur raconte des histoires ?

M. Éric Herbet. - Les habitants demandent une information simple, cela ne signifie pas simpliste. Il suffit de leur donner des éléments factuels sur la qualité de l'eau, des sols, des prélèvements. Le 26 septembre au soir, un hélicoptère de la sécurité civile s'est posé sur notre terrain de football pour venir faire des prélèvements. Dès que j'ai eu les résultats des analyses, je les ai communiquées, et cela a calmé le jeu.

Sauf à imaginer la théorie du complot et à remettre en question les analyses produites par l'Agence régionale de santé (ARS) - dans ce cas, il faut vivre sous cloche -, les faits rationnels et les éléments concrets rassurent. La population en a besoin.

M. Hervé Maurey , président . - Lorsque le maire relaie la parole publique, il a alors une crédibilité qu'il n'a pas autrement.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Vous avez parlé d'une « catastrophe hors norme ». Le maire de Rouen, après avoir évoqué, quelques jours après l'incendie, une « catastrophe nationale », parle maintenant d'un « accident impressionnant ». Saviez-vous que le préfet avait autorisé l'augmentation de stockages sans avoir diligenté une enquête environnementale au préalable ? Enfin, ne faut-il pas voir dans l'assouplissement de la réglementation, avec le développement de l'autocontrôle par les industriels et le relèvement des seuils, la marque d'un affaissement de l'État, qui est pourtant responsable de la sécurité, tout comme l'industriel l'est des risques de son usine ?

M. Alain Lucas . - Nous avons appris l'autorisation du préfet bien après, comme beaucoup de personnes. On peut effectivement s'étonner de cette décision. Lorsque j'ai voulu étendre la zone d'activité dans ma commune, on m'a demandé une étude d'impact environnemental, alors que l'extension était inférieure à 10 hectares... J'ai un peu le sentiment qu'il y a deux poids deux mesures. Certaines décisions préfectorales devraient faire l'objet d'une meilleure information. Lorsque quelqu'un fait un feu dans son jardin pour brûler des branches de bois, il arrive que des voisins m'appellent pour s'inquiéter des risques de pollution... Je suis donc surpris que l'on ait délivré cette autorisation sans étude préalable, alors qu'il s'agissait d'un site Seveso, potentiellement à risque, en pleine agglomération...

M. Éric Herbet . - J'ai parlé d'une «  catastrophe hors norme » pour signifier le caractère extraordinaire de l'événement. J'avais été très étonné d'entendre le préfet, le 26 septembre, affirmer qu'il ne s'agissait pas d'une pollution aiguë, même s'il est toujours difficile en période de gestion de crise de trouver les termes justes.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Il a dit, en effet, que l'incendie n'était pas létal.

M. Éric Herbet . - Pourtant, il s'agit bien d'un événement extraordinaire, donc hors norme. Nous n'avions pas été informés de l'autorisation d'augmenter la capacité de stockage. Mais en cas de stockage supplémentaire, il faut accroître les moyens de lutte contre les incendies.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Mais on ne peut stocker les mousses anti-incendie très longtemps, car l'émulseur ne se conserve pas. Êtes-vous inquiets pour l'avenir ?

M. Éric Herbet . - Je fais confiance aux autorités et à la parole publique. Pour l'instant, je reste vigilant, mais serein.

Mme Agnès Canayer . - Vous avez été informés de l'incendie à 14 h 25 par le système Gala. Quels contacts avez-vous eu ensuite avec les services de l'État pour connaître les mesures à prendre dans vos communes et savoir quelles informations donner aux habitants ? Comment vous a-t-on accompagnés ?

M. Alain Lucas . - J'ai reçu par mél une petite circulaire précisant les mesures à prendre. Nous l'avons diffusée via Facebook ou par le biais de messages SMS, car il n'est pas toujours facile de communiquer dans les petites communes.

M. Éric Herbet . - À titre personnel, je n'ai pas reçu l'information du système Gala, car ma commune faisait partie des treize communes directement concernées. J'ai été appelé à 6 h 41 du matin. Ensuite, toutes les heures, nous sommes allés à la pêche aux informations auprès des services préfectoraux pour savoir s'il fallait prendre des mesures de confinement et savoir que faire avec les animaux dans les exploitations : le jour venait de se lever, la traite venait de s'achever. Par prudence, nous avons d'abord préconisé à la population de rester chez elle. Le plus compliqué a été d'obtenir des informations précises sur les modes de nettoyage de nos installations : nous aurions spontanément voulu utiliser de l'eau à haute pression, avec des karchers, mais nous avons reçu des informations contradictoires et nous avons dû nettoyer à grande eau et avec des balais, ce qui n'était pas simple dans une commune avec trois écoles et des espaces publics étendus.

M. Pascal Martin . - Tout d'abord, merci, monsieur le président, d'avoir invité trois présidents d'intercommunalités qui ne sont pas, par nature, concernés au quotidien par la gestion d'établissements Seveso. Il était en effet, a priori , inimaginable que l'intercommunalité de Christian Roussel, située à 80 kilomètres de Rouen, soit affectée un jour par un incendie dans cette ville !

Rétrospectivement, de quels éléments avez-vous manqué de la part de l'État pour répondre aux interrogations légitimes de vos administrés ?

M. Éric Herbet . - Il me semble qu'en tant que maire j'ai eu suffisamment d'informations. Nous avons été tenus informés régulièrement et je pense que je n'ai pas manqué d'éléments ni de réponses aux questions que j'ai posées, du moins compte tenu du contexte de gestion de crise : dans un tel contexte, il n'est pas concevable qu'à 6 ou 7 heures du matin nous puissions avoir déjà des réponses à toutes les questions. Toutefois, il m'a semblé que l'information avait été peut-être mieux diffusée au niveau des communes que de l'intercommunalité. Mais nous sommes tous élus du même territoire, nous sommes solidaires, et un réseau citoyen s'est vite mis en place pour échanger les informations.

M. Christian Roussel . - Les maires de ma communauté de communes estiment qu'ils ont reçu une bonne information de la préfecture et de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal). Ils observent une crainte de la part de la population sur la transparence au niveau des conséquences environnementales et espèrent qu'un suivi de la qualité de l'eau sera réalisé périodiquement. On s'était aussi organisé au niveau de la communauté de communes. Nous avions, par exemple, récupéré les données des syndicats d'eau pour les transmettre aux maires afin qu'ils puissent informer leurs administrés. Mais il est vrai que nous étions dans un territoire moins directement concerné que mes collègues.

M. Jean-Claude Tissot . - Monsieur Herbet, vous êtes directeur du service de l'eau de la métropole de Rouen : estimez-vous que le système de défense anti-incendie était suffisant ? Serait-il utile d'installer à quai un bateau-pompe pour mieux lutter contre les incendies ? Que sont aussi devenues les eaux utilisées pour éteindre l'incendie et les eaux de lavage des rochers et des berges ?

M. Éric Herbet . - La vocation première d'un réseau d'alimentation en eau est de produire de l'eau potable et de la distribuer ; la lutte contre l'incendie est accessoire, on peut le regretter, mais c'est ainsi. Les demandes et les besoins techniques sont d'ailleurs totalement contradictoires : un réseau d'alimentation en eau publique a besoin d'un débit modéré, avec une pression forte ; à l'inverse, les pompiers ont besoin d'un gros débit, avec une pression faible. Il aurait donc fallu un réseau de très gros calibre pour pouvoir lutter contre ce type d'incendie. Or, la réglementation sanitaire exige que l'eau circule. Un bateau-pompe pourrait être utile, car il pomperait l'eau dans le fleuve. Cela semble un dispositif adapté pour éteindre un feu industriel en centre-ville. J'ajoute que, pour éteindre l'incendie, il a fallu consommer 50 000 mètres cubes d'eau du réseau public, soit l'équivalent de dix poteaux incendie fonctionnant en simultané ! Les réseaux d'eau de la métropole sont suivis en permanence, 24 heures sur 24. Les relevés montrent que nous n'avons jamais manqué d'eau lors de la crise.

Mme Céline Brulin . - J'ai bien entendu vos réponses sur les informations que vous avez reçues des autorités pendant la crise. Mais qu'en sera-t-il sur la durée ? Les enquêtes de santé vont être menées sur la base de prélèvements dans les sols. Leurs résultats sont attendus pour le 15 janvier. Des prélèvements ont-ils déjà eu lieu sur vos territoires ? Quelles informations avez-vous de la part de l'État et de Santé publique France ? Que se passera-t-il en cas de pollution ?

M. Alain Lucas . - À ma connaissance, aucun prélèvement n'a été effectué sur le territoire de ma commune. Ma commune n'est normalement pas touchée, mais d'autres de la communauté de communes le sont. En tout cas, pour le moment, nous n'avons eu aucune information à ce sujet.

M. Éric Herbet . - Je suis informé, car j'ai été convié dès le début au comité pour la transparence et le dialogue. Il serait souhaitable que nous puissions obtenir pour les analyses de sol le même suivi sanitaire et les mêmes informations que nous avons pour l'eau potable. J'ai compris que les délais seraient plus longs pour les analyses de sol parce qu'il est plus difficile d'extraire les molécules recherchées du sol que de l'eau. J'espère toutefois qu'un suivi sera organisé pendant plusieurs années, afin d'être sûr qu'il n'y a pas eu de pollution.

M. Ronan Dantec . - Si je vous comprends bien, il y a toujours eu de l'eau dans le réseau, mais celui-ci n'est pas dimensionné pour faire face à un incendie de ce type ?

M. Éric Herbet . - Pour distribuer de l'eau potable, on a besoin d'une pression forte, tandis que, pour éteindre un incendie, il faut un débit fort. Cela signifie que, dans un réseau de distribution, les tuyaux doivent être de diamètre modéré parce que l'eau ne peut pas rester dans le réseau pendant plus de 48 heures, délai au-delà duquel elle perd ses qualités organoleptiques et devient non potable ; le réseau d'eau potable doit donc faire circuler rapidement l'eau produite. À l'inverse, les pompiers ont besoin de grandes quantités d'eau, donc de très gros tuyaux. Mais si l'on employait de tels tuyaux dans le réseau d'eau courante, l'eau stagnerait et deviendrait non potable.

M. Ronan Dantec . - Il faut donc en conclure que l'étude de danger concernant l'usine Lubrizol a bien tenu compte du fait que l'état du réseau et des bornes incendie proches ne permettrait pas de répondre à un incendie majeur ?

M. Hervé Maurey , président . - Nous poserons la question au préfet.

M. Éric Herbet . - Sans doute. Nous donnons les informations techniques sur notre réseau d'eau potable, le débit que l'on peut fournir. Au-delà, il appartient à l'industriel de prévoir les bâches à eau pour constituer des réserves d'eau en cas d'incendie. Pour éteindre le feu, il a fallu entre 1 400 et 1 500 mètres cubes à l'heure, soit l'équivalent de plusieurs piscines olympiques ! Le réseau public n'aurait pas pu fournir un tel débit.

M. Ronan Dantec . - Vous avez dit que l'État vous avait fourni les informations globalement de manière satisfaisante, mais, en même temps, vous avez dit aussi que vous aviez passé la matinée à réfléchir à la nécessité d'un éventuel confinement. Il y a donc une petite contradiction : on a l'impression que vous vous êtes sentis seuls à certains moments... Pourtant, selon vous, le préfet vous a informés de manière satisfaisante. Pourriez-vous nous éclairer ?

Ma seconde question concerne le suivi épidémiologique. Il vous importe de pouvoir rassurer les populations. Vous êtes-vous concertés entre intercommunalités, notamment avec la métropole de Rouen, pour définir vos demandes de suivi épidémiologique ?

M. Hervé Maurey , président . - Nous sommes un peu surpris que vous estimiez avoir été suffisamment informés par la préfecture parce que les retours que nous avions eus jusque-là indiquaient plutôt l'inverse.

M. Alain Lucas . - Je pense qu'il y a eu, au démarrage de l'incendie, jusqu'à ce que les sirènes retentissent, un petit retard pour bien informer les élus, car nous n'avons reçu le message qu'à 14 h 27. Ensuite, la préfecture a diffusé des messages, avec quelques petites contradictions, il est vrai... Il est possible que certaines communes, comme celles de la communauté de communes Inter-Caux-Vexin, aient reçu plus d'informations, parce qu'elles faisaient partie d'un réseau, mais tout n'est pas clair à cet égard.

M. Éric Herbet . - En ce qui concerne le suivi épidémiologique, nous avons eu l'occasion de nous concerter et d'échanger entre intercommunalités situées à la frange de la métropole. Dès que nous possédons une information, nous nous la communiquons. Mais nous n'avons pas encore eu de contacts à ce sujet avec la métropole.

M. Daniel Gremillet . - Vous nous avez bien expliqué pourquoi les bornes incendie ne pouvaient que jouer qu'un rôle accessoire dans la lutte contre l'incendie. C'est un point important. Combien de temps faut-il pour que l'eau du réseau puisse être contaminée par des polluants infiltrés dans le sol ? Enfin, on parle beaucoup des points négatifs, mais pourriez-vous nous dire aussi ce qui a bien fonctionné ? Quels points positifs retenir ?

M. Éric Herbet . - Il s'écoule entre 24 et 72 heures entre le moment où l'eau sort de l'usine de production et arrive dans le robinet. Le 26 septembre, nous consommions l'eau produite le 24 ou le 25 septembre. En Normandie et en Seine-Maritime, les aquifères sont relativement peu profonds, mais protégés par des couches de terre ou de limon. L'inertie du sol, c'est-à-dire le délai pour que la goutte d'eau qui tombe sur le sol parvienne dans la nappe phréatique, est de quelques mois ou plusieurs années. Par sécurité, il conviendrait donc de réaliser un suivi de la qualité de l'eau brute avant traitement pendant plusieurs années.

L'eau potable est le bien de consommation le plus contrôlé en France. Chaque jour l'eau est contrôlée et l'eau est parfaitement potable. Dès 6 heures du matin, j'ai reçu une demande de l'Agence régionale de santé (ARS) de confiner les réservoirs d'eau potable, de les placer sous cloche. Il ne pouvait donc plus y avoir de pénétration de suie ni de fumée dans les réservoirs. Je n'évoque pas non plus les canalisations qui sont situées à 1,50 m sous terre ; elles sont sous pression. Il était donc impossible d'avoir une contamination du réseau.

M. Pascal Martin . - Élus, nous sommes habitués à la réglementation qui nous oblige à prévoir de l'eau suffisante pour éteindre un incendie. Il s'agit seulement d'un débit de 60 mètres cubes par heure... Les poteaux d'incendie ne pouvaient pas suffire. Je suis favorable à la présence d'un bateau-pompe, comme il en existe ailleurs, à condition qu'il soit financé par les industriels. Mais quoi qu'il en soit, pour éteindre les feux d'hydrocarbures, il faut utiliser de la mousse et la question des émulseurs reste entière.

M. Hervé Maurey , président . - Je vous remercie.

MM. Patrice Liogier, secrétaire général, et Julien Jacquet-Francillon, secrétaire général adjoint, syndicat national des ingénieurs inspecteurs des mines, Julien Boeldieu et Mme Valérie Labatut, syndicat national des inspecteurs du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle (SNTEFP-CGT), et M. David Romieux, fédération nationale de l'équipement et de l'environnement, représentant la CGT Dreal Normandie
(Mardi 19 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Comme vous le savez, l'accident qui s'est produit à Rouen, au sein de l'usine Lubrizol et chez Normandie Logistique, interpelle quant aux conditions de travail au sein des entreprises classées Seveso et dans celles situées à proximité, l'entreprise Normandie Logistique n'étant pas classée Seveso.

Nos premières auditions ont très vite montré qu'elles interpellent aussi quant au rôle de la sous-traitance dans ces entreprises et quant aux conséquences qui en résultent pour la sécurité des installations et pour la sécurité des personnels eux-mêmes.

Nous serions heureux d'entendre votre avis sur les évolutions de la réglementation des installations classées, puisque nous avons souvent entendu dire, depuis le début de nos travaux, que cette réglementation avait fait l'objet d'un certain nombre d'aménagements conduisant à un contrôle qui ne serait pas aussi fort qu'il l'a été ou qu'il devrait l'être. Nous aimerions également entendre votre avis sur les évolutions que vous pourriez souhaiter y apporter. Un autre aspect important a trait aux moyens dont vous disposez pour remplir vos missions, en termes d'effectifs et sur le plan technique.

Je vous rappelle que vous êtes devant une commission d'enquête et que tout propos mensonger, devant une commission d'enquête, est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Je vais donc vous demander de prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Patrice Liogier, Julien Jacquet-Francillon, Julien Boeldieu, Mme Valérie Labatut et M. David Romieux prêtent serment.

M. Patrice Liogier, secrétaire général du syndicat national des ingénieurs inspecteurs des mines . - Notre syndicat représente 1 900 ingénieurs placés sous la gestion du ministère de l'économie et des finances. Il couvre des missions régaliennes, au sein de l'Autorité de sûreté nucléaire, au ministère de la transition écologique et solidaire, et des missions d'animation et de régulation économique au ministère de l'économie et parmi ses opérateurs. Le syndicat national des ingénieurs de l'industrie et des mines (Snim) est le principal corps d'inspection. Nous sommes près de 1 000, parmi les 1 500 inspecteurs d'installations classées, et le syndicat que je représente a obtenu 90 % des voix lors des dernières élections.

M. Julien Jacquet-Francillon, secrétaire général adjoint du syndicat national des ingénieurs inspecteurs des mines . - J'évoquerai ici les forces et faiblesses du dispositif actuel et essaierai, à travers ce bref propos, de répondre à vos trois questions.

Trois forces du système actuel de prévention des risques peuvent être relevées. Il s'agit d'abord de la chaîne de l'inspection des installations classées, à trois niveaux, avec un échelon territorial, un échelon régional et un échelon national, qui permettent de faire le lien entre ce qui émane des instances européennes et le terrain, au plus près de l'industrie.

Une deuxième force est la culture de l'inspection des installations classées, articulée autour des risques et de l'industrie. Il faut connaître les entreprises pour pouvoir les réglementer et les contrôler.

La troisième force réside dans le regroupement, au sein des mêmes missions, du contrôle et de la réglementation. Il faut pouvoir rédiger une réglementation qui soit ensuite « contrôlable ».

M. Patrice Liogier . - Le même service réglemente, autorise et inspecte les installations.

M. Julien Jacquet-Francillon . - Il n'y a pas eu de diminution des effectifs, dans cette chaîne de l'inspection, ces dernières années. Les effectifs sont quasiment constants, voire en légère augmentation.

Quant aux faiblesses, cette culture dont dispose l'inspection des installations classées est plus ou moins dissimulée au sein des services déconcentrés de l'État, plus précisément au sein de cette direction régionale assez volumineuse que constituent les Dreal. Du coup, cette culture dont disposent les inspecteurs n'a pas été suffisamment ressentie dans le cas de Lubrizol. Peut-être aurions-nous gagné à ce que le public visualise cette compétence que détiennent les services de l'État en matière de risque industriel.

L'indépendance de la chaîne d'inspection pourrait aussi être plus marquée, afin de redonner confiance aux Français dans la prévention des risques. Il faut, pour cela, que l'inspection des installations classées soit garante d'un contrôle de qualité et d'un contrôle indépendant.

Une autre faiblesse réside dans l'articulation avec l'autorité environnementale. Ce point est apparu il y a un peu moins d'une dizaine d'années du fait de la lourdeur des procédures d'inspection et du métier de l'inspecteur ICPE. De nombreuses relations sont à gérer avec l'autorité environnementale, pour un bénéfice qui n'est peut-être pas si notable en termes d'information du public. Sans doute y a-t-il là une marge de progrès.

Par ailleurs, l'inspection des installations classées intervient sur toutes ces installations, mais ne réserve peut-être pas suffisamment de ressources aux installations qui présentent le plus d'enjeux, c'est-à-dire les installations Seveso et IED.

Enfin, ces dix dernières années, les missions de l'inspection des installations classées ont été lourdement impactées par les réformes successives de l'État, qui la mobilisent énormément et qui l'empêchent d'être autant sur le terrain qu'auparavant.

M. Patrice Liogier . - J'ajouterais que si le nombre d'inspecteurs d'installations classées n'a pas diminué, nous avons réalisé 30 % d'inspections en moins, du fait notamment de la réforme de l'État, depuis dix ans, qui fait évoluer les structures en permanence. La fusion des régions a compliqué les choses en aboutissant à la création de grands services. L'efficacité est moindre du fait de ces réorganisations. La transformation de la fonction publique fait partie de ces évolutions qui rendent les choses compliquées car il y a davantage de tâches administratives, notamment vis-à-vis de l'autorité environnementale. L'éolien, par exemple, représente une catégorie d'installations classées très chronophage en termes de contentieux.

M. Julien Jacquet-Francillon . - Nous voyons que les citoyens sont assez méfiants vis-à-vis de la parole politique. Nous avons besoin de redonner confiance aux Français dans la prévention des risques technologiques. Cela pourrait passer, à nos yeux, par la création d'une structure dédiée à l'inspection ICPE, qui rendrait visible l'expertise détenue par cette inspection. Celle-ci effectuerait sa propre communication sur le risque industriel. Peut-être les citoyens pourraient-ils ainsi y être davantage sensibilisés. Nous voyons là une réponse aux faiblesses du système actuel.

M. Hervé Maurey , président . - Si je comprends bien, vous proposez que les inspections soient sorties des services déconcentrés de l'État pour former un corps ou une administration à part.

M. Julien Jacquet-Francillon . - Ce ne serait pas forcément un corps ou une administration à part, mais elle gagnerait à être dissociée des autres politiques publiques afin de la mettre en valeur.

M. Patrice Liogier . - Nous sommes aussi très présents à l'Autorité de Sûreté Nucléaire. Nous connaissons bien ce modèle, qui assure l'indépendance et la reconnaissance technique de l'Autorité de Sûreté Nucléaire. Ce pourrait être un modèle, sans nécessairement aller aussi loin dans l'organisation.

M. Hervé Maurey , président . - Merci.

M. David Romieux, fédération nationale de l'équipement et de l'environnement, représentant la CGT Dreal Normandie . - Je représente la fédération nationale Equipement et Environnement CGT, qui est le syndicat majoritaire au sein du ministère de la transition écologique et solidaire. Je suis par ailleurs inspecteur à la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) Normandie et membre du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de la Dreal Normandie.

Le nombre d'agents des installations classées est de 1 607, si mes chiffres sont exacts, ce qui inclut 300 agents présents en direction départementale de la protection des populations (DDPP), affectés à la protection et la surveillance de la santé animale. Nous avons ainsi environ 1 300 inspecteurs des installations classées, ce qui inclut les agents de support travaillant au sein des services « Risques ». Cet effectif est à peu près constant depuis quelques années. Il n'a pas diminué. Le programme budgétaire 181 dédié à la prévention des risques a tout de même connu une baisse de 50 équivalents temps plein (ETP), cette diminution ayant touché les entités chargées des risques naturels et non les inspecteurs des installations classées.

L'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) a joué un rôle majeur lors de l'accident, pour la modélisation de celui-ci. Il a perdu 70 ETP sur 500 en treize ans. En outre, on ne peut pas ne pas mentionner les 15 000 ETP supprimés ces dix dernières années au sein du ministère de la transition écologique, sans qu'il n'y ait de transfert d'effectifs vers les agents des unités départementales (UD).

Dans le même temps, le nombre de visites est passé de 30 000 en 2006 à environ 18 000 en 2018, ce qui représente une baisse de près de 40 % des visites des inspecteurs.

La France compte 1 300 établissements Seveso, dont 700 établissements « seuil haut » et 600 établissements Seveso « seuil bas », pour 25 000 établissements autorisés et 17 000 établissements enregistrés. Je n'ai mentionné ici que les ETP et non les postes vacants. Nous aimerions connaître le nombre exact de postes vacants. Il existe en tout cas, au vu de ces chiffres, un manque d'effectifs d'inspecteurs des installations classées. Le directeur général de la prévention des risques (DGPR) reconnaît lui-même, en « off », qu'il faudrait davantage d'effectifs. Nous demandons, à la CGT, un recrutement massif pour atteindre au moins le nombre de 2 000 inspecteurs des installations classées, ce qui impliquerait un recrutement de 190 à 200 agents par an au cours des quatre ans à venir. Il faut rappeler qu'en cas de défaillance, les agents effectuent des mises en demeure et assurent leur suivi, sachant qu'elles donnent rarement lieu à une sanction pénale en raison du manque d'agents. Ils répondent aussi aux nombreuses sollicitations dont peuvent être à l'origine les installations classées (cessations d'activité, notaires, etc.).

Je voudrais évoquer le système de l'enregistrement. Normandie Logistique aurait dû être enregistrée, mais ne l'était pas. C'est une des failles que vous connaissez dans ce dossier. L'enregistrement est né il y a dix ans pour pallier le manque d'inspecteurs au regard du nombre de visites à effectuer. Une entreprise enregistrée n'a pas à réaliser d'études d'impact ni d'études de dangers. Aucune enquête publique préalable à l'autorisation n'est requise. L'avis du conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst) n'est pas non plus requis.

Les seuils du régime d'enregistrement augmentent sans arrêt. Dans le cas de Normandie Logistique, l'entrepôt et le stockage étaient ouverts. Le seuil au-delà duquel le régime d'autorisation s'applique était fixé, en 2010, à 30 000 mètres cubes de stockage. Il a été relevé à 300 000 mètres cubes. Dix jours avant l'accident, le Premier ministre a annoncé le relèvement du seuil à 900 000 mètres cubes. La CGT demande la remise en place du système d'enregistrement et un bilan du système d'autorisation, afin de déterminer s'il était judicieux de faire passer toutes ces entreprises sous le régime d'enregistrement, ce qui signifie également une fréquence plus faible de visites.

Les entreprises qui sont simplement déclarées relèvent d'un régime d'autocontrôle, dont les suites ne sont transmises aux inspecteurs des installations classées qu'en cas de non-conformité grave des installations.

Nous souhaiterions savoir quelles suites sont données en cas de non-conformité grave. Un bilan a-t-il été tiré de ce point de vue en ce qui concerne Normandie Logistique ? Des non-conformités graves avaient-elles été relevées ? Si oui, quelles suites leur ont-elles été données ?

La sous-traitance, que vous avez évoquée, constitue en effet un problème à Normandie Logistique, sans parler des agents, qui sont moins formés et ne savent même pas toujours ce qu'est une fiche de données de sécurité (FDS) en ce qui concerne les produits chimiques. Je suppose que mes collègues y reviendront.

J'irai un peu à l'encontre de ce qu'ont dit mes collègues du Snim. Un processus de préfectoralisation est en cours dans le cadre des réformes « Cap 2022 », donnant davantage de pouvoirs au préfet de département sur les UD, en termes de notation, de nomination et de regroupements en préfecture. La fusion des UD, sous l'égide de la Dreal Normandie, s'effectue à marche forcée. Les agents de la Dreal Normandie ont été fortement touchés par l'accident et se posent tous des questions quant à leur métier et la crédibilité de leur action. Un bureau d'études constitué de psychologues du travail a été mandaté, compte tenu de l'état des agents après l'accident. Les agents ont signé une pétition contre la fusion des UD - synonyme d'une nouvelle réorganisation - qui avance à marche forcée dans la perspective du 1 er janvier.

J'ai sondé les agents inspecteurs, qui plaident pour davantage d'indépendance et d'autonomie. Un procès-verbal a été délivré à Normandie Logistique le 22 octobre. Ce procès-verbal aurait dû arriver directement chez le procureur. Il a été filtré par le préfet de département, ce qui se pratique souvent. Est-il normal que les décisions d'agents assermentés passent par un filtre ? Les inspecteurs des installations classées ont besoin d'une indépendance pour ne pas toujours être soumis au « chantage à l'emploi » et à la mise en balance fréquente qui est faite entre emploi et sécurité. Leur rôle est de détecter les infractions et de les faire connaître au procureur, de façon immédiate, sans filtre.

Cette indépendance doit englober les inspecteurs du travail. Nous estimons qu'il serait très utile qu'il y ait des visites inopinées de binômes comprenant un inspecteur du travail et un inspecteur des installations classées, de manière indépendante et autonome, sans information préalable des préfets.

Je vais évoquer la gestion de crise par la Dreal Normandie, qui a été émaillée de très nombreuses défaillances et par une forte improvisation. Je ne reviendrai pas sur ces improvisations, qui ont touché par exemple les écoles et les facteurs, auxquels on a demandé de rester chez eux le matin. Les bus sont partis et ont été rappelés en milieu de journée, obligeant les salariés à rentrer à pied le soir. Vous connaissez tout cela.

La Dreal a été informée, à huit heures du matin, du fait qu'il n'y avait aucun risque toxique et que tous les salariés pouvaient aller travailler, alors que Lubrizol brûlait encore. La modélisation a pourtant montré qu'il y avait un risque létal à cent mètres de hauteur et qu'il existait un risque de conséquences irréversibles à vingt mètres de hauteur. Il semblerait que les vents aient soufflé dans le bon sens. Le facteur « chance » est entré en ligne de compte.

Dans le travail d'une Dreal, il n'y a pas de protocole. Les inspecteurs soulignent, comme les pompiers, que chaque entreprise et chaque situation d'accident est différente. Cela fait partie de leur culture d'improviser face au risque - ce qui est normal - mais un protocole minimal eut été nécessaire. Des agents sont intervenus sans équipement de protection, ou avec un équipement se limitant à des masques en papier, pour les agents de la Dreal. Ils ont gardé leur masque en papier durant quinze jours, alors qu'il était nécessairement contaminé. Des agents sont venus avec leur véhicule personnel sur site et ces véhicules n'ont jamais été décontaminés, alors que les véhicules de fonction l'ont été. Il n'y a plus de médecin de prévention au sein des Dreal. Les agents n'ont donc pas eu de suivi médical. Vous savez qu'il faut réaliser une prise de sang au bout de 21 jours pour savoir si l'on a été intoxiqué. Un médecin du service départemental d'incendie et de secours (Sdis) a établi une ordonnance au 21 ème jour, ce qui a permis aux agents d'avoir cette prise de sang.

Je termine par des propositions. Il faudrait augmenter l'information du public. La population a été prévenue quelques heures après le début de l'incendie par les sirènes, en application du PPI. Elle n'a pas été informée immédiatement. Les agents demandent davantage d'exercices avec les entreprises adjacentes. Cela aurait pu éviter ce problème avec Normandie Logistique, qui aurait dû être prise en compte dans l'étude de dangers. Ils demandent aussi davantage d'exercices avec la population, laquelle doit être informée en amont. Cela aurait peut-être évité la paranoïa qui s'est manifestée lors de cet accident. Je résumerai mon propos en demandant plus de moyens, plus d'effectifs, plus d'indépendance pour les inspecteurs.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - La confiance se construit bien en amont d'un éventuel accident et j'aimerais savoir si vous ne pensez pas qu'il faille renforcer le nombre d'inspecteurs des installations classées, mais peut-être surtout leur donner des moyens supplémentaires de contrôle, à travers les études de dangers, et en leur donnant un regard sur l'organisation du travail, y compris pour le recours à la sous-traitance.

J'aimerais avoir votre sentiment quant à la recrudescence importante des accidents au sein des sites Seveso, puisque leur nombre a crû de 25 % sur les sites Seveso à « seuil haut » en 2018. Des études de dangers existent et des dispositifs de prévention des risques sont mis en oeuvre. Comment peut s'expliquer, à vos yeux, cette recrudescence d'accidents ? Pensez-vous qu'il y a là une relation de cause à effet entre l'augmentation des tâches administratives que vous évoquiez et cette situation ? Dans le cas d'espèce, le préfet a autorisé une augmentation de stockage sans demander une évaluation environnementale. Ne voyez-vous pas, depuis l'assouplissement de la réglementation, accompagnée de l'autocontrôle par les industriels et le relèvement des seuils, le signe d'un affaiblissement de l'État en matière de prévention des risques ?

M. David Romieux . - 500 autorisations sont délivrées chaque année, ainsi que 600 enregistrements. Ce sont des instructions lourdes pour chaque agent. Il y a effectivement un manque d'effectifs. Il existe des formations spécifiques pour les sites Seveso, mais le turnover est important et certains inspecteurs d'installations classées souhaitent avoir une formation Seveso plus poussée.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - A quoi est lié ce turnover ?

M. David Romieux . - Il est lié notamment aux multiples réorganisations qui ont eu lieu. Les agents essaient de rester dans la ville où ils habitent et certains inspecteurs d'installations classées ne sont pas dans le métier depuis longtemps.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Il existe tout de même des formations.

M. David Romieux . - Oui, mais un agent qui est en poste depuis deux ans n'aura pas le même niveau d'expertise qu'un agent qui fait ce métier depuis dix ans. Les formations Seveso pourraient être plus poussées. Il faudrait aussi que les mises en demeure soient suivies d'effet. Les agents se plaignent de ne même pas savoir si des suites sont données par les procureurs à leurs verbalisations. Il faudrait que les procureurs soient plus sensibles au risque et donnent suite aux mises en demeure. J'ai été inspecteur des installations classées. Il m'est arrivé mille fois de mettre en demeure une entreprise qui avait déjà été mise en demeure trois ou quatre fois.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Ne répondent-elles pas ?

M David Romieux . - Elles répondent, mais les travaux à effectuer pour remédier à la défaillance ne sont pas toujours effectués, et on ne va pas jusqu'à la sanction pénale.

M. Patrice Liogier . - Vous avez sans doute trouvé sur le site du Bureau d'Analyse des Risques et Pollutions Industriels (Barpi) la statistique que vous évoquiez concernant le nombre d'accidents. Il y a 25 % d'accidents supplémentaires. Ce constat peut être lié à différents facteurs, dont le vieillissement des installations. Mesure-t-on davantage les accidents ? Y a-t-il un léger relâchement des industriels ? Je pense qu'il est difficile de répondre à cette question.

Mme Valérie Labatut, syndicat national des inspecteurs du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle (SNTEFP-CGT) . - Je représente le syndicat national CGT SNTEFP, qui syndique les agents des services déconcentrés du ministère du travail, dont les inspecteurs du travail et les contrôleurs du travail, qui ont pour mission de contrôler la réglementation sociale dans toutes les entreprises, notamment les entreprises Seveso et les ICPE.

Il convient de garder à l'esprit que nos missions de contrôle au sein des entreprises Seveso et des ICPE sont les mêmes que dans toutes les autres entreprises. Nous n'avons pas de pouvoirs spécifiques vis-à-vis de ce type d'entreprise. S'applique à elles l'ensemble du code du travail et nous conservons nos compétences généralistes et les principaux pouvoirs qui nous sont dévolus. Nous contrôlons ces entreprises avec la même approche que les entreprises de droit commun.

Les outils dont nous disposons sont plus ou moins coercitifs. Nous pouvons formuler des observations. Nous pouvons dresser un procès-verbal lorsque nous constatons des manquements - étant entendu qu'un procès-verbal ne fait pas disparaître un danger éventuel. Nous disposons d'un pouvoir de mise en demeure pour exiger l'application de certaines règles, par exemple la mise en place de dispositifs de captation ou de ventilation générale des locaux, s'agissant de l'exposition des salariés aux agents chimiques dangereux. Nous avons le pouvoir de saisir le juge des référés lorsque nous constatons un danger grave et imminent en matière de santé et de sécurité, mais cette procédure est très lourde et rarement utilisée. Nous avons également la possibilité d'arrêter certains travaux ou activités, mais là encore, s'agissant du risque chimique, la procédure est extrêmement complexe et difficile à mettre en oeuvre dans les faits.

Une des problématiques saillantes est celle de la sous-traitance. Dans les entreprises Seveso interviennent de nombreuses entreprises sous-traitantes, employant des salariés fragilisés dans l'exercice de leurs droits et particulièrement exposés aux risques professionnels. Souvent, ces salariés ne connaissent pas les sites sur lesquels ils interviennent, ce qui majore le risque d'accident de travail. En filigrane se pose la question des plans de prévention, qui constituent souvent une obligation purement formelle, lorsqu'elle est remplie. Il arrive aussi qu'ils soient inexistants. De nombreux accidents industriels survenus ces dernières années ont révélé des carences en la matière. Se pose aussi la question plus fondamentale visant à savoir s'il faut continuer d'autoriser la sous-traitance, et différents niveaux de sous-traitance, dans les entreprises où les risques sont à ce point majorés.

Je ne reviens pas sur la question de la formation des salariés des entreprises sous-traitantes. Nous savons que la sous-traitance est souvent en cause dans les accidents industriels dont nous avons eu à connaître.

Des tensions peuvent par ailleurs exister, parfois, entre les obligations issues du code de l'environnement et celles contenues dans le code du travail. Nous demandons, en tant qu'inspecteurs du travail, la protection des salariés, ce qui peut nous conduire par exemple à demander la mise en oeuvre d'une extraction d'agents chimiques dangereux, de façon à les rejeter à l'extérieur après filtration, ce qui peut venir en contradiction avec des obligations créées par le code de l'environnement, qui protège davantage les riverains, les sols, les sous-sols, les rivières, etc. Lorsque nous demandons l'application du code du travail, on nous oppose parfois le code de l'environnement.

M. Julien Boeldieu, syndicat national des inspecteurs du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle (SNTEFP-CGT) . - En Seine-Maritime ont eu lieu récemment des accidents de travail graves, par exemple chez Total et Saipol. Chaque fois, les personnes décédées étaient des sous-traitants. Ce sont rarement des salariés de l'entreprise donneuse d'ordres.

Nous relevons à chaque fois des infractions telles qu'un manque de formation, un manque de connaissance des procédures et de sécurité et l'absence de vérification, par le donneur d'ordres, de la maîtrise de ces enjeux par le sous-traitant. Le même scénario s'était produit à AZF. Les arrêts de cour d'appel montrent que ces deux aspects étaient présents : le sous-traitant ne connaissant pas les règles et le donneur d'ordres ne cherchant pas à vérifier cette connaissance des règles par le sous-traitant.

Notre pratique de constats est très liée aux accidents de travail, car c'est pour ce type de situation que nous sommes appelés en priorité, même si nous avons également un rôle en matière de prévention. Contrairement à nos collègues des inspecteurs d'ICPE, la situation de nos effectifs est gravissime au sein du ministère du travail puisque la ministre a fixé à l'horizon 2020 un objectif d'un agent de contrôle - inspecteur du travail ou contrôleur du travail - pour 10 000 salariés. Nous exerçons en sections territoriales et généralistes. Nous avons chacun un secteur de contrôle dans lequel nous contrôlons toutes les entreprises, quelle que soit la branche à laquelle elles appartiennent. C'est une structuration à laquelle nous sommes très attachés car c'est aussi une condition de notre indépendante. Elle est garantie par une convention internationale. Nous ne dépendons pas du préfet. Nous pouvons ainsi établir librement nos procès-verbaux et les adresser directement au procureur de la République.

Il y a dix ans, il était prévu de recruter pour faire en sorte qu'il y ait un agent de contrôle pour 6 000 salariés. L'écart est donc considérable par rapport aux objectifs récemment annoncés. Les chiffres du ministère, l'an dernier, indiquaient qu'il y avait 2 150 agents de contrôle de l'inspection du travail sur le territoire, contre 2 250 il y a deux ans. En rythme annuel, les objectifs de suppressions de postes du ministère du travail réduiraient notre nombre à un peu plus de 2 000 agents en 2020, de façon théorique, si tous les postes sont pourvus. Les recrutements étant rares, il existe un taux de vacance considérable dans certaines régions. En Ile-de-France, où il y a de nombreux sites Seveso, le taux de vacance va de 15 % à Paris à 30 % dans le Val d'Oise. En réalité, il y aurait ainsi, d'après nos calculs - qui nous ont été confirmés par le ministère - 1 800 inspecteurs ou contrôleurs du travail en France. Nous réclamons le doublement de ce nombre, car contrôler 10 000 salariés et 1 000 entreprises, en moyenne, représente une tâche considérable. Lorsqu'on s'attaque à des entreprises de cette taille, on ne peut évidemment pas être présent tous les jours.

Nous avons des propositions à formuler car nous avons le droit d'arrêter des activités. C'est le cas par exemple en matière de prévention des chutes de hauteur ou d'équipements de travail dangereux. Ces dispositifs sont beaucoup plus efficaces que le procès-verbal, qui vient figer la situation d'infraction, sans garantie de la correction de la situation par l'entreprise. En cas de décision d'arrêt d'activité, celle-ci ne peut être remise en marche qu'une fois mise aux normes. Les employeurs agissent rapidement, dans de tels cas, et ne contestent pas la décision. Il n'en va pas de même lorsque la procédure est plutôt de nature juridique. Nous pensons que sur de nombreux points, notamment sur la sous-traitance, il serait possible de développer ces arrêts d'activité.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Le ministère a fixé un objectif d'augmentation de 50 % du nombre de contrôles sur les ICPE d'ici 2022. Comment atteindre cet objectif sans augmenter les effectifs ? Vous avez répondu à cette question. Je crois que ce n'est pas possible.

Définir un objectif en nombre de contrôles ne va-t-il pas dans le sens d'une baisse de leur qualité ? Enfin, avez-vous identifié un nombre idéal d'inspecteurs des ICPE de façon à assurer un bon niveau de contrôle ?

M. David Romieux . - Comme je le disais tout à l'heure, nous demandons le recrutement de 1 000 inspecteurs des installations classées en quatre ans, ce qui voudrait dire en recruter près de 200 chaque année pendant quatre ans.

M. Julien Jacquet-Francillon . - Il est difficile de dire si les effectifs sont suffisants car nous menons des inspections fréquentes, dites périodiques, et des inspections ponctuelles, dites « réactives », en cas de plainte ou d'accident. Avec l'effet Lubrizol, on peut s'attendre à ce qu'il y ait plus de plaintes et à ce que nous soyons davantage présents sur le terrain. Une chose est sûre : atteindre ce taux de 50 % se fera nécessairement au détriment de la qualité.

M. Hervé Maurey , président . - Un syndicat nous dit qu'il y a suffisamment d'effectifs et un autre nous dit qu'ils sont insuffisants.

M. Patrice Liogier . - Nous avons dit que les effectifs n'avaient pas augmenté et que nous avions réalisé 30 % de contrôles en moins, en raison d'un poids plus important des tâches administratives et du poids de l'autorité environnementale, qui complexifie les procédures administratives.

M. Hervé Maurey , président . - Je perçois néanmoins une dissonance quant à l'appréciation du besoin d'augmentation des effectifs.

M. Patrice Liogier . - C'est une question de priorité : contrôle-t-on tout ou seulement certains éléments ? En tout état de cause, nous ne sommes pas suffisamment nombreux pour effectuer le travail que nous devons faire actuellement.

M. David Romieux . - Un nombre plus élevé de visites demanderait davantage d'effectifs. Il est également prévu que l'indicateur de visites approfondies disparaisse l'an prochain. Seul subsisterait l'indicateur des visites. Il me semble important de conserver l'indicateur portant sur les visites approfondies car celles-ci ne peuvent se confondre avec les visites simples.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Lorsque nous avons reçu le président de Lubrizol - Monsieur Schnur - la première question posée portait sur la sous-traitance. Il a répondu que la sous-traitance disposait d'un niveau de formation égal à celle du personnel travaillant en permanence dans les sites Seveso. Vous indiquez que les problèmes sont souvent liés au manque de formation de la sous-traitance, avec des problèmes graves pour les sous-traitants eux-mêmes. Ce sont des propos tout à fait contradictoires, ce qui m'interpelle. Il nous est proposé d'interdire totalement ou partiellement la sous-traitance. Ce sont des propositions qui nous ont été faites et j'aimerais entendre votre analyse à ce propos.

Mme Pascale Gruny . - Je complète cette question par un aspect complémentaire. En régie, les salariés sont présents à l'année et participent - en principe - aux formations. Y a-t-il une différence entre ces deux catégories de personnel du point de vue de la formation ?

M. Julien Boeldieu . - Il existe l'obligation de définition d'un plan de prévention, mais il s'agit souvent d'une coquille vide. Cette obligation est remplie de manière formelle et l'enjeu consiste à déterminer si ce plan est bien appliqué. Il existe aussi le phénomène de sous-traitance en cascade, dans le cadre de laquelle un sous-traitant doit former le sous-traitant auquel il fait appel. Il en résulte une grande déperdition concernant les procédés de fabrication, les mesures de sécurité et la formation du personnel.

Nous nous appuyons sur une enquête réalisée par la chambre de commerce et d'industrie de Seine-Maritime en 2010. Cette enquête a été réalisée auprès de 1 400 salariés sous-traitants et 92 % d'entre eux ne savaient pas ce qu'était un document unique d'évaluation des risques. Ce sont des chiffres impressionnants. Plus de neuf salariés sur dix ne savent pas des choses élémentaires concernant leur propre sécurité.

La revendication que nous portons rejoint la problématique rencontrée sur les chantiers du bâtiment. Nous souhaitons que la sous-traitance ne puisse dépasser un certain niveau. Il peut arriver que des services après-vente de machines aient besoin d'accéder aux machines vendues. Il y a des cas dans lesquels on peut comprendre que l'entreprise donneuse d'ordres ne dispose pas des compétences en interne. Dans d'autres cas, lorsqu'il s'agit d'intervenir sur ses propres procédés de fabrication, cela ne se justifie aucunement. Je fais le parallèle avec la réglementation en matière d'amiante, où la sous-traitance n'est pas interdite, mais où la réglementation exige la stabilité de l'emploi. Le recours aux contrats à durée déterminée est interdit, de ce fait, pour les travaux de retrait d'amiante. Cette interdiction pourrait être étendue à une série d'emplois qui ne sont pas listés par le code du travail, mais qui se rapportent à l'activité de l'entreprise.

Mme Valérie Labatut . - Comme vous le savez, dès qu'une entreprise extérieure intervient dans les locaux de l'entreprise dite « utilisatrice », elle doit établir un plan de prévention écrit. C'est notre clé d'entrée, car nous ne sommes pas toujours là lorsque les sous-traitants interviennent. Vous avez parfois 100 ou 150 plans de prévention et protocoles de chargement et déchargement sur ces sites. Nous ne sommes pas efficaces lorsque nous faisons du contrôle sur pièce. Nous ne sommes pas là pour contrôler des documents, mais des situations de travail. La réglementation actuelle n'est pas satisfaisante en l'espèce.

Mme Céline Brulin . - Vous semble-t-il possible que des défaillances aient eu lieu sur le site de Lubrizol Rouen en matière de protection contre l'incendie ?

Que pensez-vous du principe consistant à disposer d'un établissement public chargé de contrôler les entreprises sous-traitantes, lesquelles seraient soumises à un certain nombre d'exigences, notamment en matière de sécurité ?

M. David Romieux . - Les failles qu'il y a eu chez Lubrizol ont été nombreuses. Elles ne se limitent pas à la détection incendie. Elles ont également concerné les bassins de rétention. Les sprinklers se sont mis en marche trop tôt, en conséquence de quoi il n'y avait plus assez d'eau. Je ne sais pas s'il y a eu des mises en demeure. Ces éléments auraient dû donner lieu à des mises en demeure. Je suis sûr que nos collègues l'ont fait.

J'aimerais tout de même signaler que grâce au plan de prévention des risques technologiques (PPRT), le risque a été réduit à la source en supprimant les stockages de GPL du site. La situation serait bien plus grave si nos inspecteurs effectuaient des contrôles tous les jours.

Nous ne sommes pas favorables à la création d'un établissement public selon les contours que vous évoquez. Il faut davantage d'indépendance et non de préfectoralisation de ces services. Si les restructurations n'y étaient pas constantes, la Dreal serait le bon endroit pour centraliser ces compétences. Il faudrait simplement solidifier l'organisation et non la transformer tous les jours.

M. Patrice Liogier . - Je voudrais souligner l'importance des PPRT et de la réduction des risques à la source. Ils permettent d'utiliser les meilleures technologies disponibles et de réduire les risques. Les mesures d'expropriation et d'évitement s'avèrent plus compliquées à mettre en oeuvre, car on ne trouve pas toujours le financement requis.

M. Julien Jacquet-Francillon . - En ce qui concerne la sous-traitance, le risque de création d'un établissement dédié serait la déresponsabilisation des exploitants Seveso, qui doivent rester maîtres de l'intervention de personnes étrangères à l'installation au sein de celle-ci. Ce ne serait donc pas une bonne solution à nos yeux.

M. Jean-Claude Tissot . - On se rend compte qu'il y a une difficulté d'information ou de formation des personnes intervenant en sous-traitance. Que pensez-vous de l'interdiction éventuelle de la sous-traitance dans les établissements classés Seveso « seuil haut », tout du moins pour les missions pérennes ? Je parle des tâches rendues nécessaires par le métier même de l'entreprise. Pourquoi, dès lors, sous-traiter ces activités plutôt que de les gérer en interne ? Du coup, les agents qui interviendraient dans le cadre de ces missions auraient le même degré d'information.

Mme Valérie Labatut . - La question que vous posez, celle de la réinternalisation, est liée à la tendance générale consistant, depuis un certain temps, à externaliser ce qu'on estime ne pas relever du coeur de métier de l'entreprise. Cela concerne parfois le ménage ou le nettoyage - même si, dans des entreprises Seveso, on peut s'interroger sur ce qu'impliquent précisément le ménage et le nettoyage.

Il y a aussi des activités de maintenance préventive ou de maintenance corrective de premier niveau qui sont internalisées. Souvent, d'autres activités de maintenance sont externalisées. Je pense qu'une des raisons du choix de la sous-traitance est l'externalisation du risque. Quant au coût, je ne suis pas certaine qu'il soit toujours moins élevé. Je ne saurais me prononcer davantage, faute d'éléments clairs à ce sujet. Un des enjeux est en tout cas l'externalisation du risque, notamment le risque d'accident. Nous sommes favorables à l'interdiction de la sous-traitance dans les entreprises Seveso « seuil haut » pour ce que vous appelez les activités pérennes.

M. Julien Jacquet-Francillon . - Nous voyons un intérêt à cette sous-traitance, y compris pour les activités pérennes. Il vaut mieux un sous-traitant très compétent pour réaliser une opération précise...

M. Hervé Maurey , président . - Peut-être faut-il renforcer les contrôles de la compétence des personnes intervenant ?

M. Julien Jacquet-Francillon . - Lorsque nous procédons à une inspection ICPE, nous contrôlons l'intervention des sous-traitants au regard des risques. Peut-être l'intervention des sous-traitants pourrait-elle être davantage réglementée. Cette réglementation est plus forte au sein des installations nucléaires. Nous pourrions nous inspirer de cette réglementation.

M. Jean-Claude Tissot . - Je n'ai pas compris votre réponse concernant l'externalisation du risque.

Mme Valérie Labatut . - La sous-traitance fait naître un risque lié à l'interférence des activités et un risque lié à l'intervention intrinsèque de l'entreprise. Si un salarié de l'entreprise sous-traitante a un accident, soit cet accident résulte d'une interférence entre les activités, c'est-à-dire du fait même de son intervention au sein des locaux de l'entreprise utilisatrice, soit il résulte d'un manquement de son employeur vis-à-vis d'une obligation s'agissant de ses conditions d'intervention stricto sensu . Dans ce second cas, la responsabilité du donneur d'ordres n'est pas engagée.

Mme Pascale Gruny . - Pensez-vous qu'il y a lieu, suite à cet accident, de modifier la réglementation Seveso en matière de prévention des risques ? Faut-il faire varier ces normes ?

Vous avez indiqué que dans les grandes régions nées de la recomposition des frontières administratives des territoires, vous aviez de grands services. Ne vaut-il pas mieux disposer d'inspecteurs locaux qui connaissent le tissu local et savent en quelles entreprises ils peuvent avoir confiance afin de focaliser leurs contrôles sur des entreprises pour lesquelles ils ont davantage de doutes ?

M. Patrice Liogier . - Nous défendons le principe d'une chaîne de l'inspection. Un concours de circonstances s'est produit à Rouen. Il se trouve que tous les inspecteurs étaient là. Le service Risques se trouve à Rouen alors qu'il aurait pu se trouver à Caen. La chaîne de l'inspection a été appuyée par le niveau régional, puis par la DGPR au niveau national. Des collègues d'Ile-de-France sont venus en renfort. La particularité locale doit être prise en compte, mais appuyée par une chaîne de l'inspection qui aurait davantage d'indépendance. Cela nous semble primordial.

La réglementation Seveso est une réglementation européenne. Il existe beaucoup d'outils dans la réglementation. Il faut se poser des questions, en revanche, quant à la communication en temps de crise et à l'information du public notamment. Les sirènes ont sonné longtemps après. C'est un vrai débat.

M. David Romieux . - La proximité est en effet importante. C'est la raison pour laquelle la fusion des UD ne va pas dans le bon sens à nos yeux. La moitié du service Risques se trouve à Caen, l'autre moitié à Rouen. Effectivement, un concours de circonstances s'est produit car une seule personne est d'astreinte pour la grande région Normandie. Elle aurait pu se trouver à Caen. Cette personne a une fonction d'aiguillage. Nous avons eu de la chance que les agents se soient réveillés à 3 heures du matin. Sans doute dorment-ils avec leur téléphone. Rien ne les obligeait à intervenir, car ils n'étaient pas d'astreinte. On peut se demander ce qui se serait produit s'ils ne s'étaient pas réveillés.

Je crois également qu'il y a beaucoup de choses dans la réglementation Seveso. J'ai indiqué ce qui pouvait être amélioré. Il faut notamment qu'il y ait plus d'exercices avec les entreprises et avec les populations. Il serait bien aussi qu'aient lieu des réunions annuelles publiques où serait fait un bilan de toutes les mises en demeure. Cela éviterait de passer outre certaines défaillances graves en matière de sécurité.

M. Hervé Maurey , président . - Madame, messieurs, je vous remercie.

Je vous demande de bien vouloir nous adresser par écrit les réponses au questionnaire que nous vous avons fait parvenir. Ces questions ne sont pas exhaustives et nous vous invitons à nous communiquer toutes informations complémentaires que vous jugeriez utile de porter à notre connaissance, en particulier des propositions éventuelles.

Table ronde des représentants des syndicats des personnels de l'industrie chimique
(Mardi 19 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Mes chers collègues, nous terminons notre programme d'auditions de la journée en accueillant les représentants des syndicats de salariés de l'industrie chimique. Les salariés sont évidemment en toute première ligne quand se produit un accident comme celui de l'usine Lubrizol de Rouen, le 26 septembre dernier, qui a conduit le Sénat à créer notre commission d'enquête. Nous nous sommes rendus à Rouen et nous avons été très marqués par les entretiens que nous avons pu conduire sur place. Je tiens d'ailleurs à saluer le dévouement de ceux d'entre eux qui étaient présents cette nuit-là. Nous savons tous combien ils ont fait preuve de courage pour faire en sorte que l'incendie n'entraîne pas d'effet domino, avec des conséquences plus dramatiques.

Cet accident pose évidemment la question des conditions de travail dans les entreprises telles que Lubrizol. Nos premières auditions ont également mis en lumière le rôle de la sous-traitance et les conséquences qui en résultent pour la sécurité des installations, en raison, souvent semble-t-il, d'un manque de formation.

Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jean-Claude Garret, Gérald Le Corre, Bruno Durand, Pascal Tailleux, Francis Malandain, Emmanuel Fontaine, Mme Corinne Adam, MM. Francis Orosc, Bertrand Brulin et Xavier Boiston prêtent serment.

M. Gérald Le Corre, délégué syndical CGT . - Je rappelle d'abord que nous avons une longue expérience des accidents industriels et surtout qu'on ne peut pas aborder la question du risque industriel sans d'abord évoquer le risque pour la santé des travailleurs de ces établissements.

Nous disposons d'un code du travail extrêmement complet sur ce point qui comporte des principes généraux de prévention visant à supprimer les risques à la source et à les évaluer mais je précise également, et cela est moins connu, que notre législation du travail prévoit toutes les règles nécessaires sur la prévention des incendies, le stockage des produits dangereux, l'organisation des secours, le risque d'explosion, le risque chimique, la solidité des bâtiments, le risque d'explosion, la sous-traitance et la formation. Il y a eu tout un débat sur le fait de savoir si Normandie Logistique aurait dû être classée ou non mais, à la limite, peu importe : à partir du moment où une entreprise a ne serait-ce qu'un seul salarié et un litre de produit chimique toutes les règles sur le stockage et l'incendie auraient dû être appliquées.

Si le code du travail était totalement appliqué, le code de l'environnement, dans ses dispositifs sur les entreprises Seveso ou classées, jouerait un rôle de « deuxième ceinture de sécurité » pour éviter la contagion des risques aux entreprises à proximité et aux riverains.

Cette remarque est importante car on constate, en Seine-Maritime, une extension de la sous-traitance sans que soient organisées des inspections préalables communes, sans disposer d'analyses de risques complètes sur les risques d'explosion. En outre, la formation des travailleurs extérieurs au site Seveso - prévue par la loi dite Bachelot - est remplacée par une simple information et la certification Mase (en référence au manuel d'amélioration sécurité des entreprises), n'est pas respectée. Je précise que tous les sous-traitants sont certifiés Mase, comme l'a indiqué le président de Lubrizol, dans une interview, mais il s'agit là d'une certification qui ne remplace en aucun cas les obligations réglementaires de formation au risque incendie, au risque d'explosion et à la connaissance des plans de prévention. On constate aussi une sous déclaration des accidents et des incidents et le non déclenchement de plans d'opération internes (POI), en particulier dans des entreprises du secteur de la pétrochimie. Surtout, les procédures de sécurité existent mais sont incompatibles avec les normes de productivité. Je confirme donc les propos de Mme Corinne Lepage : les salariés cochent les cases des documents pour attester que des vérifications de sécurités ont été faites alors qu'ils n'ont pas pu les mener à bien faute de temps.

Du côté du patronat, les constats sont édifiants : selon un article de presse, les salariés ne sont pas suffisamment formés et 88 % des donneurs d'ordres constatent que la situation est insatisfaisante.

Nous avons adressé des courriers aux diverses autorités ministérielles et administrative. Seule la Direccte nous a répondu en indiquant que notre constat pouvait être partagé mais que l'administration ne dispose pas de moyens suffisants pour multiplier les contrôles.

On a évité des catastrophes, en 2015 et 2016, et, dans certains cas il y a eu des morts : on peut démontrer qu'ils sont liés à des défauts dans les plans de prévention. Les incidents se multiplient avec deux morts en 2018 et trois en 2019 pour la seule Seine-Maritime. Le rapport de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) confirme l'augmentation de 35 % du nombre d'incidents, avec la répétition d'accidents déjà survenus au sein d'une même entreprise.

En matière de droit pénal, je ne pense pas que la bonne question soit celle de la création d'un parquet spécialisé. La bonne solution est de relever les infractions au code du travail et au code de l'environnement avant l'accident. Les amendes de quelques milliers d'euros infligées à Lubrizol ou pour un accident mortel au Groupe Bolloré ne sont pas assez dissuasives. Il faut une tolérance zéro pour la délinquance patronale, comme cela est mis en place pour les accidents de la route.

M. Bertrand Brulin, délégué fédéral de la CFDT chargé de la branche chimie. - Je précise que les entreprises sous-traitantes ont tout de même intérêt à se former sans quoi la sanction est immédiate : elles ne peuvent pas signer le contrat et perdent le marché. Pour autant, la situation ne peut pas être considérée comme satisfaisante car les enquêtes nous démontrent que les salariés des entreprises sous-traitantes n'ont pas nécessairement les formations adaptées. Cela renvoie à l'application du droit en vigueur. Mon collègue de la CGT a fait référence au code du travail et je citerai pour ma part les dispositions de la loi Bachelot : l'accident d'AZF a débouché sur des prescriptions qui n'ont pas, à ce jour, toutes été respectées, comme celles qui portent sur les PPRT. Les prérogatives de l'ex-CHSCT (comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail) avaient été également renforcées en matière de sécurité industrielle ainsi que les moyens des représentants du personnel. Aujourd'hui le passage aux comités sociaux et économiques (CSE) soulève des interrogations, car les élus ont déjà plusieurs casquettes et vont devoir, au surplus, assumer des responsabilités en matière d'hygiène, de sécurité et de conditions de travail, avec, en parallèle une diminution des moyens des syndicats.

Par ailleurs, effectivement, 39 contrôles en six ans n'ont pas permis d'éviter l'accident. Il faut donc réinterroger la logique des contrôles. Une vraie question à se poser est celle des moyens dont dispose l'État pour effectuer ces contrôles. Les moyens de l'institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) diminuent également. Je crois qu'il faut dépasser le cadre de la réglementation actuelle et de son application : pourquoi ne pas confier un rôle de conseil à ces instances ?

Nous travaillons, à la CFDT, depuis l'accident d'AZF, sur la création d'un bureau d'enquête sur les accidents à l'image des pratiques suivies dans le domaine de l'aviation civile. Il existe, aux États-Unis et en Belgique, un bureau qui se consacre au risque technologique et développe des systèmes d'alerte pour les populations environnantes.

Dix-huit ans après l'accident d'AZF, on attend toujours la fin des procédures judiciaires alors qu'aux États-Unis on dispose des conclusions de l'enquête accident dans un délai de 24 mois. Cela permet de se servir des retours d'expérience et de les partager. On voit bien aujourd'hui, la limite des contrôles qui ne permettent pas un tel partage d'expérience. Nous travaillons également avec l'institut pour une culture du risque industriel (ICSI) et je vous invite à consulter ses travaux sur les enquêtes post-accident et sur la logique de contrôle.

M. Jean-Claude Garret, délégué syndical SUD Chimie solidaires . - Nous travaillons tous sur de sites parfois classés Seveso et l'activité dans le secteur de la chimie est parfois dangereuse. Le risque zéro n'existe pas et il n'est ni réaliste, ni à l'ordre du jour, de supprimer cette activité pour éliminer le risque. Cela dit, il faut prendre plus de précautions, en particulier dans l'organisation du travail.

S'agissant de la formation, il faut distinguer, sur les sites des installations classées, deux sortes de populations de travailleurs. D'une part, les salariés « en propre » de l'entreprise disposent d'un niveau de formation somme toute convenable avec, parmi eux, des sauveteurs secouristes du travail préparés à réagir en cas de sinistre et des sapeurs-pompiers auxiliaires. D'autre part, chaque jour, des salariés relevant de la sous-traitance interviennent sur nos sites à risque, et, ici, le problème est plus complexe : ce sont, bien entendu, des professionnels mais ils ne connaissent pas l'entreprise aussi bien que les salariés qui y travaillent en permanence. Le législateur a pris en compte cette situation, en particulier à travers la certification Mase mais il reste tout de même un certain nombre de « trous dans la raquette ». Je cite, par exemple, l'implication de ces travailleurs dans le plan de prévention des risques, la problématique de la sous-traitance en cascade et surtout la pression que fait subir le donneur d'ordres au sous-traitant et qui se répercute sur ses salariés : ceux-ci auront parfois tendance à négliger les questions de sécurité pour gagner du temps et préserver le marché. La première chose à faire serait donc d'interdire la sous-traitance sur les sites dangereux. Je rappelle qu'il existait autrefois des agents de prévention - comme les élus du CHSCT - présents sur les sites et dotés de beaucoup de prérogatives et donc de multiples tâches. Ils intervenaient régulièrement, et de manière à mon sens indispensable, sur le décalage - ou la dérive - entre les prescriptions et leur mise en oeuvre. Tout cela nécessite de revendiquer des effectifs suffisants dans l'entreprise.

En matière de protection des risques je souligne l'importance capitale de l'étude de danger qu'il convient d'élaborer avec soin ; ces études ne prennent pas toujours en compte les scénarios de manière suffisamment exhaustive, comme le met en lumière l'arrêté du 8 novembre pris à l'égard de Lubrizol, qui porte précisément sur l'insuffisance des scénarios envisagés.

Inévitablement se posera la question du déménagement des industries à la campagne mais nous y sommes opposés car cela ne résoudra rien, comme en témoignent un certain nombre de cas d'accidents.

Mme Corinne Adam, déléguée syndicale CFTC. - Je me limiterai au cas de Lubrizol où nous nous sommes rencontrés et je vous remercie avant tout de votre visite à Rouen qui a été très appréciée par les salariés de Lubrizol. Ceux-ci ont démontré une bonne maitrise du sinistre, ce qui souligne que leur formation a été opérationnelle.

Les sous-traitants suivent également des formations mais n'ont pas la même culture d'un site Seveso que les salariés de l'entreprise. Il vaudrait donc mieux leur inculquer la réalité de ces sites.

Les représentants du personnel sont également formés mais on ne leur explique à aucun moment ce qu'est un site Seveso et quels points de vigilance en découlent. Ces représentants ne sont en outre pas assez intégrés au plan particulier d'intervention (PPI) et à la gestion de crise; nous gérons la situation avec les moyens du bord ; par conséquent, des protocoles et des supports devraient être mis au point.

Les PPRT se limitent trop au périmètre de l'entreprise alors qu'on a bien vu la nécessité de prendre en compte le panache de fumée et l'extension de la portée du sinistre puisque l'incendie du 26 septembre a concerné des milliers de personnes.

On a également constaté des difficultés de communication à l'égard des riverains qui n'ont pas toujours eu les informations utiles en temps et en heure : on ne peut que s'améliorer sur ce plan.

Merci aux pompiers pour leur intervention et je note que la collaboration de ceux-ci avec nos salariés a été excellente : pompiers et salariés avaient l'habitude de travailler et de faire des exercices ensemble. Les uns sans les autres n'auraient pas pu être aussi efficaces et il faut systématiser ces exercices communs. En revanche, je signale que les pompiers ne sont pas nécessairement bien équipés pour intervenir sur nos sites.

M. Emmanuel Fontaine, président du Syndicat CFE-CGC Chimie Nord-Ouest. - Je m'associe aux interventions précédentes, en particulier à propos de la sous-traitance, qui prend énormément d'ampleur dans le secteur de la chimie. Les entreprises sous-traitantes connaissent un roulement important de leurs salariés et donc ceux-ci n'ont pas assez d'expérience du site sur lequel ils opèrent et risquent d'être pris au dépourvu en cas d'incident faute de compréhension de la logique de sécurité mise en place sur un site de l'industrie chimique.

Dans certaines entreprises la sous-traitance représente 20 % des effectifs présents sur le site. Nous avons perdu avec le CHSCT un acteur important qui avait la capacité d'arrêter un chantier. L'État ne dispose pas de moyens suffisants pour réaliser de manière satisfaisante des contrôles. Il faudrait associer les salaries et, en particulier, leurs représentants à ces contrôles administratifs.

M. Francis Malandain, délégué syndical central CFE-CGC de Lubrizol. - Je partage ce qui a été dit et j'insisterai sur la question de la sous-traitance. Il faut bien comprendre que les entreprises ont un coeur de métier et il en va de même pour les sous-traitants : le problème à résoudre est celui de la frontière entre les deux. Faut-il recourir à un spécialiste pour un travail bien spécifique ou faut-il recourir aux seuls salariés de l'industriel si une tâche nécessite un certain nombre de personnes pour la mener à bien ? Je précise que chez Lubrizol les sous-traitants sont obligatoirement accompagnés par un salarié de Lubrizol et les moyens ont, cette année, été augmentés pour cet accompagnement.

S'agissant de l'intervention de l'État, le nombre de contrôles réalisés chez Lubrizol est quasiment un record en France. Je souligne que Lubrizol va au-delà des exigences légales et réglementaires ; je crois à l'amélioration constante dans ce domaine et la volonté de l'entreprise est d'amplifier cette démarche environnementale. J'ajoute que nos assureurs nous demandent de mettre en place des protections incendie supplémentaires et des millions d'euros ont été investis pour satisfaire cette exigence.

S'agissant des scenarios POI, élaborés conjointement avec la DREAL, j'observe que le nôtre était particulièrement centré sur les activités de Lubrizol. On ne comprend pas aujourd'hui pourquoi l'incendie s'est déclaré à cet endroit précis et cela conduit à élargir les scénarios en prenant en compte les activités environnantes.

Il est enfin souhaitable que les élus du personnel soient présents lorsque que la DREAL vient inspecter le site pour s'informer et pouvoir proposer des améliorations qui n'ont pas été envisagées par l'entreprise ou la DREAL ; c'est aujourd'hui le cas lors des visites de l'inspection du travail et il faut s'inspirer de cette pratique.

M. Xavier Boiston, secrétaire général de l'Union Départementale FO de Seine-Maritime. - Nous partageons ce point de vue. Si on prend en compte la suppression des CHSCT, la réduction des moyens dévolus aux services de contrôle de l'État comme l'inspection du travail ou les DREAL et les mesures de fusion des branches qui vont entrainer la disparition de dispositions conventionnelles spécifiques à certains secteurs d'activité, alors on peut craindre une multiplication des incidents.

Le remplacement des CHSCT par les CSE, « c'est du pipeau » car les moyens vont baisser et la mise en place des CSE sera conditionnée à la signature d'un accord d'entreprise. Par conséquent, les moins enclins à respecter la règlementation ne négocieront probablement rien. Compte tenu de la position prise par les organisations d'employeurs dans le secteur de la chimie, les conventions collectives vont rester vides aux trois quarts de leur substance.

Je rappelle qu'à l'époque d'AZF j'avais été auditionné sur la question de la sous-traitance. Si l'entreprise a besoin d'effectuer une soudure par an, il est incongru de lui interdire le recours à la sous-traitance ; en revanche l'externalisation permanente, pour abaisser les coûts et dans des conditions de formation et de protection d'un niveau moindre n'est pas acceptable dans les entreprises qui peuvent générer un risque élevé.

La certification Mase n'est pas nécessairement insuffisante, mais d'une part, elle ne s'impose qu'aux entreprises classées Seveso seuil haut et, d'autre part, le contrôle est quasi inexistant. Si on ajoute à cela le phénomène de sous-traitance en cascade, on ne peut pas s'en sortir sans danger accru.

Je souligne que les entreprises qui font beaucoup de prévention ne suivent comme indicateur que les accidents du travail qui entrainent un arrêt : c'est consternant. Ce suivi s'explique par l'existence de pénalités financières et il faut donc mettre en place des sanctions dissuasives pour faire appliquer les prescriptions de la DREAL.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - En dehors du cas des sous-traitants, l'information des salariés de l'entreprise sur les risques et les comportements appropriés en cas d'accident vous paraît-elle suffisante à l'heure actuelle ?

S'agissant de la sous-traitance, vous nous alertez sur le risque d'un nouveau AZF, en vous basant principalement sur les contrôles réalisés par l'inspection du travail mais les syndicats de l'inspection nous ont indiqué qu'ils n'étaient pas en mesure d'évaluer la formation des sous-traitants : que faut-il faire pour remédier à cette lacune ?

En ce qui concerne le remplacement du CHSCT, pourquoi le nouveau dispositif ne vous convient-il pas : est-ce surtout une question de moyens ?

M. Francis Malandain, délégué syndical central CFE-CGC de Lubrizol. - En matière de POI, les avis ne seront rendus que par les CSE. Ce sont donc maintenant des généralistes qui vont intervenir et non plus des personnes qui avaient la « fibre » santé et sécurité. La dilution des prérogatives de ces représentants va diminuer l'efficacité de leur rôle de prévention.

M. Gérald Le Corre, délégué syndical CGT. - S'agissant de votre question très précise sur la formation, que je distingue bien de la simple information, une seule disposition du code du travail, qui porte sur l'amiante, prévoit une vérification des connaissances. Pour le reste, les textes ne sont pas assez précis et ne définissant pas de référentiel. En cas d'accident, on démontre souvent que le salarié n'a pas suivi de formation. Les propositions du rapport sur AZF, préalable à la loi Bachelot, étaient très complètes mais elles n'ont pas été suivies d'effet.

Nous constatons une extension de la sous-traitance avec des contrats de plus en plus courts. La sous-traitance est problématique car elles risquent de perdre le marché : les salariés craignent donc d'exercer leur droit de retrait.

M. Pascal Tailleux, délégué syndical FNIC-CGT. - Je suis toujours responsable CGT du groupe AZF. L'accident d'AZF a eu lieu dans un secteur sous-traité : les salariés qui sont morts ou ont été blessés avaient été formés pour leur travail mais ils n'étaient pas formés à la chimie : ils traitaient les produits comme s'il s'agissait de gravier or la manipulation des produits chimiques est très différente. À l'époque nous avons dit ce qui n'allait pas aux parlementaires et aux membres du Gouvernement qui sont venus sur le site d'AZF mais, 18 ans plus tard, les 90 propositions de la commission d'enquête AZF n'ont pas été appliquées et on continue d'avoir des morts dans nos usines industrielles et en dehors. Pour garantir la sécurité des populations, le seul moyen est de commencer par garantir la sécurité des salariés dans les usines.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Merci pour vos contributions très complètes et vos nombreuses propositions.

Quelles missions pourraient être spécifiquement interdites à la sous-traitance ou très règlementées ?

Pouvez-vous citer des pays qui mettent en oeuvre de bonnes pratiques dont nous pourrions nous inspirer ?

M. Gérald Le Corre, délégué syndical CGT . - Dans le code du travail un certain nombre de postes à risque sont interdits aux contrats à durée déterminée (CDD) et aux intérimaires du donneur d'ordres mais l'interdiction ne s'applique pas aux salariés d'entreprises extérieures. Je vous invite donc à interroger le ministère du travail sur ce point et à vous rapprocher des instances de contrôle pour qu'ils témoignent de ces pratiques.

Pour des activités de nettoyage de bureau, la sous-traitance peut se justifier mais quand on sous-traite des activités au coeur de l'industrie chimique nettoyage industriel, travaux de maintenance cela entraine une perte de connaissance de l'entreprise. Les raisons du recours à la sous-traitance ne sont pas seulement financières : on externalise surtout les risques et les chiffres de la sinistralité révèlent que les morts concernent surtout les salariés des sous-traitants. Dans un tel cas, le donneur d'ordres n'échappe peut-être pas à sa responsabilité pénale mais ne subit pas de conséquences en termes de cotisations de sécurité sociale. Le pénal intervient non seulement après les accidents mortels mais encore avec un délai de 15 ou 20 ans. Votre commission pourrait interroger la Justice sur sa politique générale : celle-ci consiste à donner pour consigne au parquet de ne pas poursuivre les entreprises dès lors qu'il n'y a pas de victime identifiée. C'est le contraire en matière de délinquance routière ou les comportements fautifs sont sanctionnés même en l'absence de victimes d'accidents. On ne poursuit donc pas la délinquance en col blanc et, pourtant, pour nous, ce sont des délinquants comme les autres.

M. Jean-Claude Garret, délégué syndical SUD Chimie solidaires. - En matière de risque et de sous-traitance, il faut rappeler que tout est imbriqué : l'étude des risques, qui est largement entre les mains de l'industriel, est un préalable fondamental pour définir quelle tâche peut ou ne peut pas être confiée à la sous-traitance. Il faudrait donc mettre en place un organisme, en lien avec les salariés de l'entreprise mais indépendant de l'industriel, car celui-ci a une certaine latitude pour ne pas mettre en place des dispositifs qui coûtent cher mais dont il peut affirmer qu'ils ne protègeront que contre des risques dont la probabilité de survenance est très faible. C'est exactement ce qui s'est passé à AZF en 2001, avec un scénario qui n'avait pas été pris en compte et il se passe peut-être un peu la même chose pour l'accident de Lubrizol. Le zonage du PPRT devrait être la conséquence ultime de cette étude de danger. Ce n'est que sur la base de ces investigations qu'on pourrait distinguer les activités qui peuvent ou ne pas être confiées à la sous-traitance.

M. Gérald Le Corre, délégué syndical CGT . - Parmi les expériences qui fonctionnent bien, je citerai celle qui a été mise en place par la Fédération internationale des dockers : quand un navire est non-conforme, une traçabilité est organisée avec des informations transmises entre les salariés de ports différents. Tout ceci amène à soulever le problème de la transparence : l'administration a aujourd'hui des réticences à transmettre aux représentants des salariés copie des courriers adressés à l'entreprise par l'inspection du travail ou les DREAL. Il faudrait aller plus loin en se demandant s'ils ne devraient pas pouvoir prendre connaissance de ces courriers, qui figureraient, par exemple, sur le site internet de la préfecture.

M. Xavier Boiston, secrétaire général de l'Union Départementale FO de Seine-Maritime. - J'insiste sur le fait que les salariés sous-traitants sont beaucoup plus sous pression que les salariés du donneur d'ordres. Lorsqu'un sous-traitant est présent en permanence, on ne devrait pas recourir à la sous-traitance car c'est forcément pour des raisons économiques.

M. Bertrand Brulin, délégué fédéral de la CFDT chargé de la branche chimie. - L'accident d'AZF comme celui de Lubrizol se sont déroulés sur des espaces de stockage et cela démontre que les contrôles de la DREAL ne doivent pas être autant centrés sur les lieux de production.

La création d'un bureau d'enquête accident permettrait des retours d'expérience rapide ; la justice identifie les coupables et fixe les indemnisations beaucoup plus tard, mais ce sont deux calendriers différents.

En Belgique, je signale que les personnes qui se trouvent à proximité d'une zone où un accident a eu lieu et qui disposent d'un téléphone portable sont averties par message, y compris les touristes ou les personnes de passage.

Cela illustre le fait que nos sirènes, qui datent des années 1930, sont totalement dépassées ; il faut utiliser les moyens technologiques modernes, ce qui amène également à réfléchir au déploiement du numérique dans notre industrie. Nous pensons que les sécurités technologiques sont indispensables mais qu'en dernier ressort, la présence humaine est la meilleure garantie.

Aux États-Unis les conclusions du Chemical Safety Board qui est l'agence fédérale indépendante américaine responsable des investigations des accidents industriels dans le secteur de la chimie, ont été rendues en 24 mois et ses recommandations appellent de façon quasi -automatique des modifications normatives.

Présidence de M. Jean-Claude TISSOT, vice-président

Mme Céline Brulin . - Merci pour vos réponses très riches.

Je voudrais approfondir la question du stockage et revenir sur les propos de Mme Corinne Lepage qui nous a indiqué que le dimensionnement du stockage est prévu dans le PPRT mais que, par la suite, des moyens d'augmenter cette capacité de stockage sont recherchés et mis en oeuvre sur le terrain. Est-ce une tendance générale ?

Nous avons également pointé un certain nombre d'insuffisances du PPRT de Lubrizol : de quels moyens disposent les organisations de salariés pour l'améliorer ?

Je suis frappée par les différences de culture du risque d'un territoire à l'autre : faites-vous le même constat et comment l'expliquer ?

Une question ponctuelle : depuis quand les organisations syndicales sont-elles implantées chez Lubrizol ?

Enfin, Mme Delphine Batho nous a indiqué que des préconisations d'un rapport d'inspection n'avaient pas été prises en compte et il en va de même pour certaines propositions formulées dans nos rapports parlementaires : quel est le poids de la puissance publique face aux grands industriels ?

M. Gérald Le Corre, délégué syndical CGT . - S'agissant du stockage, nous avons constaté, en particulier dans la Seine-Maritime, la montée de l'utilisation du stockage « tampon », par exemple dans des wagons citernes qui restent sur les voies ferroviaires pendant deux ou trois mois. On sous-traite également le stockage à des entreprises voisines qui peuvent difficilement refuser compte tenu de la puissance économique du donneur d'ordres.

En ce qui concerne les PPRT il est inconcevable que coexistent trois PPRT à Rouen. Les cercles de danger ont été artificiellement réduits sans quoi il aurait fallu consentir d'importants travaux de confinement. Il en faudrait un seul sur l'ensemble de la zone de Rouen.

S'agissant de l'accident de Lubrizol intervenu en 2013, je note que Mme Dephine Batho en tant que ministre avait tenu un peu le même discours que le Gouvernement aujourd'hui. Ce qui était en cause en 2013, c'était une règle de base du code du travail sur la consignation électrique. On a voulu faire porter le chapeau à un salarié de Lubrizol mais c'était faux : des règles de base sont négligées dans l'industrie et on en revient donc à la question centrale qui est celle du respect du code du travail.

Je signale que des rapports d'expertise portant sur plusieurs entreprises vont être publiés et pourront contribuer au besoin d'expertise indépendante. Nous avons envoyé, le 4 octobre dernier, des courriers à six ministres et au préfet, en proposant un grand débat à Rouen avec tous les experts du Gouvernement et, face à eux, les experts de la société civile ou des syndicats pour pouvoir discuter pendant plusieurs heures des risques ainsi que des mesures à prendre pour les réduire.

Je termine sur les « effets cocktail » : on nous dit qu'il n'y en a pas mais pourtant  - je résume - chacun sait que si une personne, à la fois boit de l'alcool, mange trop gras et fume, l'effet combiné de ces substances est catastrophique.

M. Pascal Tailleux, délégué syndical FNIC-CGT. - Nous remercions bien entendu les pompiers qui sont venus de toutes parts. Ce qui me parait incroyable, c'est que, dans d'autres régions de France des salariés sont obligés de se mettre en grève car on veut supprimer des pompiers dans leurs entreprises : on marche sur la tête.

M. Jean-Claude Garret, délégué syndical SUD Chimie solidaires . - Je reviens sur la question du PPRT qui est un document extrêmement technique ; les organisations syndicales y sont associées ainsi que la population environnante, c'est-à-dire les premiers concernés. Je trouve intéressant de bien examiner l'arrêté, pris par la précédente préfète, qui avait autorisé un doublement des capacités de stockage : ce texte comporte dans ses considérants l'indication que cela ne modifie en rien le PPRT. Cela me parait assez incroyable.

Les sirènes sont un peu vieillottes mais à mon sens, elles peuvent encore être utiles à condition non seulement d'informer les populations environnantes mais aussi de les former, comme par exemple au Japon où des exercices sont organisés pour faire face à un tremblement de terre. Il faut expliquer concrètement à la population ce qu'est une évacuation ou un confinement - mettre du scotch aux fenêtres, avoir un téléphone et se brancher sur la station locale de France Bleu.

M. Emmanuel Fontaine , président du Syndicat CFE-CGC Chimie Nord-Ouest. - En matière de stockage des produits, les industries chimiques recourent de plus en plus aux solutions extérieures qui ont été mentionnées : c'est tout simplement une logique de sous-traitance, avec des entreprises du secteur de la chimie qui n'ont plus de services logistiques internes pour assurer l'expédition des matières premières.

Dans l'industrie chimique, 4 à 6 % de la masse salariale sont consacrés à la formation et la moitié de cette somme est allouée à des stages portant sur la sécurité organique. Les sous-traitants, qui sont en concurrence pour obtenir des contrats avec le donneur d'ordres ne consacrent évidemment pas les mêmes pourcentages de masse salariale à pour apprendre aux salariés à manipuler des produits chimiques : pour un opérateur quelconque, il n'y a pas de grande différence entre un bidon d'acide et un bidon de farine, et pourtant le risque est très différent.

M. Francis Malandain, délégué syndical central CFE-CGC de Lubrizol. - La problématique du stockage n'est pas suffisamment prise en compte dans les PPRT, car les zones de stockage, dans l'inconscient collectif, sont considérées comme des zones inertes.

Les salariés ont, en réalité, très peu de moyens de participer au PPRT. Or c'est au moment où ce plan fait l'objet d'une négociation entre l'État et l'industriel que les salariés peuvent apporter une véritable plus-value car ils ont une bonne connaissance du site tout en faisant partie de la communauté à protéger.

S'agissant de la disparité entre les territoires en matière de culture de risque, je me suis aperçu, en tant qu'adjoint au maire dans une commune qui se situe tout au bout du périmètre d'un PPRT, que le document d'information communal sur les risques majeurs (DICRIM), n'était pas connu par mes concitoyens et que nous ne disposions pas de plan communal de sauvegarde. J'ai donc distribué les documents utiles en les joignant au livret d'accueil offert à chaque nouvel habitant mais je doute qu'ils s'en souviennent au bout de plusieurs années si ce n'est un « post it » sur le réfrigérateur.

Les organisations syndicales sont présentes chez Lubrizol depuis décembre 2018, avec la mise en place d'un CSE.

En ce qui concerne les préconisations, j'ai observé que les pompiers en intervention disposaient d'instruments de mesure de toxicité de l'air et qu'un protocole de suivi sanitaire - avec prises de sang - avait été immédiatement mis en place. Pour la santé des salariés, dont nous avons trop peu parlé, il faudrait mettre en place des dispositifs de suivi avec la même rapidité, dès la journée de l'accident, alors que nous n'en avons bénéficié qu'avec un délai d'une semaine.

M. Bruno Durand , délégué syndical CGT. - Je travaille sur le site de Lubrizol à proximité du Havre et je signale qu'à proximité, dans la commune de Gonfreville-l'Orcher les habitants ont été équipés, de manière transparente et sans frais, de boîtiers - associés à un guide de survie - qui signalent les incidents. Cela mériterait d'être généralisé.

M. Xavier Boiston, secrétaire général de l'Union Départementale FO de Seine-Maritime. - Les stockages de déchets cachés soulèvent des difficultés mais quand on les signale, on a du mal à se faire entendre par la DREAL ou alors les mises en demeure sont insuffisamment suivies d'effet.

Les représentants des personnels ne sont pas assez entendus dans l'élaboration des PPRT ; ils ont pourtant bien des choses à dire car ce sont les premiers à souhaiter protéger leur santé et leurs remarques peuvent bien évidemment augmenter la sécurité des populations environnantes.

M. Bertrand Brulin, délégué fédéral de la CFDT chargé de la branche chimie. - Je rebondis sur l'accident de Lubrizol en 2013 imputable à la consignation électrique : on a mis en cause un salarié sans remonter aux causes profondes de l'organisation du travail.

Nous préférons parler de « culture de la sécurité » plutôt que de culture du risque car le premier terme est plus parlant pour la population. Les salariés des entreprises sont les premiers exposés aux accidents et sont les premières sentinelles de l'accident.

En ce qui concerne les consignes à tenir en cas d'accident : ma fille qui poursuit ses études en internat m'a indiqué que, faute de scotch à appliquer aux fenêtres, elle n'était pas en mesure d'appliquer la prescription de confinement.

Pour avoir autrefois manipulé des appareils radio dans l'industrie aéronautique, qui créent des émissions radioactives, j'avais à ma disposition un dosimètre et on mesurait les doses auxquelles j'avais été exposé : de tels dispositif sont trop rarement mis en place et pourtant des moyens existent pour améliorer la « culture sécurité ».

M. Gérald Le Corre, délégué syndical CGT . - J'attire votre attention sur une réforme en préparation : les dispositions du code du travail sont aujourd'hui d'ordre public mais nous sommes inquiets de réflexions tendant à inverser cette logique.

M. Jean-Claude Tissot , président . - Merci à vous pour ces réponses et pour votre présence aujourd'hui. N'hésitez pas à nous communiquer tout document que vous estimeriez de nature à éclairer nos travaux.

M. Christophe Castaner, ministre de l'intérieur
(Mercredi 20 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président. - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Christophe Castaner, ministre de l'intérieur.

Monsieur le ministre, notre commission d'enquête, qui a été créée à l'unanimité des présidents des groupes politiques et des commissions, a un double objectif, à la fois évaluer la gestion de la catastrophe et ses conséquences mais aussi proposer, si nécessaire, des modifications de la réglementation et de la législation applicable aux installations classées. C'est donc à l'aune de ce double objectif que nous vous recevons aujourd'hui.

Monsieur le ministre, vous vous êtes rendu à Rouen le lendemain de la catastrophe. D'autres ministres l'ont fait également. La multiplication de paroles ministérielles qui n'allaient pas toutes dans le même sens a contribué à donner un sentiment de cacophonie et a posé la question de la réalité des affirmations qui étaient avancées. Cela soulève aussi celle de la communication lors d'événements de ce type et, sans doute, de la nécessité de faire en sorte qu'elle soit mieux coordonnée.

Nous aimerions vous entendre sur la gestion des événements dans le cadre de vos compétences ministérielles. Nous nous sommes rendus à Rouen dès la constitution de la commission d'enquête. Nous avons rencontré le préfet, les services de l'État. Nous auditionnerons demain le préfet de région mais, lors de nos entretiens, il nous a semblé que ce dernier avait été bien seul - c'est sans doute lié à la nature de ses fonctions - au moment de prendre les décisions les meilleures possible. L'organisation des centres décisionnels en cas de crise industrielle de ce type ne devrait-elle pas être revue sur ce point afin que le préfet, en pareille situation, puisse s'appuyer sur une structure de conseils dédiée ?

Nous avons également été surpris, lors d'auditions précédentes, de constater que l'instruction gouvernementale du 12 août 2014, relative aux accidents impliquant des installations classées, qui avait été mise en oeuvre à la suite d'un précédent incident chez Lubrizol en 2013, est assez méconnue des préfets et demeure en quelque sorte lettre morte. Nous aimerions connaître votre appréciation sur l'application de cette instruction et sur la nécessité éventuelle de la faire évoluer.

Quel est par ailleurs votre sentiment sur les dispositifs d'alerte ? On a du mal à comprendre qu'ils soient si peu adaptés aux nouvelles technologies. La proposition de notre collègue Vogel, qui a suggéré à plusieurs reprises la mise en place d'une diffusion cellulaire ( cell broadcast) , a reçu un accueil mitigé de la part des responsables publics. On en est toujours au système des sirènes.

Enfin, selon un article du journal Le Parisien du 9 octobre, Laurent Nunez, secrétaire d'État, a déclaré - je le cite - que « deux ou trois équipages [...] n'étaient pas forcément équipés » au moment de l'intervention. Les forces d'intervention (pompiers, policiers) n'auraient-elles pas dû intervenir ? N'étaient-elles pas bien équipées ?

Certains policiers auraient par ailleurs souffert de problèmes de santé à la suite de leur intervention. Pouvez-vous nous dire ce qu'il en est ?

Je me dois de vous rappeler que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Je vous demande de prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christophe Castaner prête serment.

M. Hervé Maurey , président. - Je vous remercie.

Vous avez la parole.

M. Christophe Castaner, ministre de l'intérieur . - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je voudrais revenir en quelques minutes sur les faits tels que nous les avons vécus et perçus, en disant bien évidemment toute la vérité, mais aussi avec la subjectivité de celui qui n'était pas sur le terrain à ce moment-là, même si je me suis rendu sur place.

Chacun l'a en tête, dans la nuit du 25 au 26 septembre, à Rouen, un incendie important est survenu dans une usine sensible, Lubrizol, qui disposait en son sein de produits chimiques spécialisés liés à son activité, qui est de produire des additifs pour lubrifiants.

C'est un incident grave, un incendie de grande ampleur, qui a mobilisé pendant près de douze heures près de 300 sapeurs-pompiers de Seine-Maritime et des départements voisins. Grâce à l'intervention rapide et efficace du préfet et des sapeurs-pompiers, accompagnés par nos forces de sécurité intérieure en tant que de besoin, le feu a pu être circonscrit le plus rapidement possible. On n'a déploré aucun mort, aucun blessé. C'est une prouesse et un soulagement. Il est important de le rappeler, car c'est aussi la preuve de l'efficacité de notre modèle français d'intervention, d'anticipation et de gestion.

En commençant mon intervention, je pense évidemment aux sapeurs-pompiers qui ont combattu cet incendie. Je veux les saluer, comme l'a fait d'ailleurs le Président de la République lorsqu'il s'est rendu à Rouen, le 30 octobre.

Je pense aussi aux réactions rapides et avisées du préfet et de ses services, même si je ne prétends pas que tout a été parfait. C'est d'ailleurs tout l'intérêt du regard que vous portez sur ce qui s'est passé. Il nous permettra d'être éclairés, de constater des dysfonctionnements s'il y en a eu, et de les corriger. J'ai bien compris que c'est la philosophie qui est la vôtre.

J'insiste sur la mobilisation et les choix qui ont été faits par le préfet, ses services et ses équipes. Je crois que c'est grâce à ces choix et à cette mobilisation qu'un incident qui aurait pu être infiniment plus grave a été évité.

Il n'empêche que je ne veux pas évacuer les questions que vous posez, qui sont parfaitement légitimes. Cela nous a conduits aussi à nous interroger - et nous nous interrogeons encore - sur la gestion de crise, son anticipation, et les suites qui y ont été données. Nous nous posons également des questions sur les responsabilités de l'entreprise, qu'il ne faut pas négliger, et les conséquences que cet incendie a sur la population.

Notre but collectif doit être de comprendre, non de minimiser les choses ou d'effrayer la population. C'est ce à quoi je vais m'employer, en vous livrant le récit précis, tel que j'ai pu le vivre ou tel qu'il m'est remonté.

À 2 heures 42 du matin, le jeudi 26 septembre, un incendie s'est donc déclenché. Étant donné la nature de la crise, et comme c'est habituellement le cas dans ce genre de circonstances, un centre opérationnel départemental a été ouvert à 3 heures 45 du matin. Il s'agit d'un outil de gestion à disposition du préfet en cas d'événement majeur. Celui-ci a permis aussi que le préfet décide, à 5 heures 25, d'activer le plan particulier d'intervention (PPI). Ce dispositif adapté a permis de définir l'organisation des secours face à un incident sur un site représentant une densité particulière pour l'environnement et les populations.

Non, le préfet n'a pas été seul. Il a été accompagné par le Centre opérationnel départemental (COD), par tous les acteurs et tous les services mobilisables dans ces cas-là, mais aussi par la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC) et, bien évidemment, par le ministre et son cabinet.

Certains outils d'anticipation et de gestion de crise, comme les PPI, ont également été utilisés. Ils offrent la possibilité de connaître les risques ainsi que la nature des produits susceptibles d'être présents sur le site. Ce sont des informations précieuses, qui ont d'ailleurs permis l'organisation de l'intervention des pompiers, placée sous l'autorité de leur colonel.

Leur intervention s'est déroulée pendant environ douze heures sans discontinuer. À 10 heures 55, le feu était circonscrit. À 13 heures, il était maîtrisé et, à 15 heures, il était éteint.

Par ailleurs, au-delà des SDIS de la zone, la réaction de l'ensemble du ministère a été immédiate. Sous la responsable du directeur général de la DGSCGC, nous avons mis en place le Centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (COGIC), qui a permis de coordonner l'envoi de renforts nationaux, notamment de deux hélicoptères de la sécurité civile, et de moyens en émulseurs issus de cinq départements, que nous avons pu mobiliser très vite.

Un certain nombre d'informations ont circulé concernant des ruptures d'eau dont auraient été victimes les sapeurs-pompiers pendant leur intervention. Il faut préciser que, selon les éléments qui me sont rapportés, une rupture d'eau a effectivement eu lieu chez l'exploitant. Une enquête administrative est en cours pour en comprendre les raisons. Cependant, je dois préciser que, grâce au pompage dans la Seine, il n'y a pas eu de rupture d'eau dans le traitement de l'incendie. Je sais que cette question a été abordée lors de vos auditions, ainsi que la question de la taille des dispositifs de sécurité. C'est un vrai sujet, mais je voudrais tordre le cou à cette rumeur, portée à ma connaissance lorsque j'étais sur place. Dans un premier temps, nous ne disposions que d'un bateau pour réaliser le pompage. Très vite, nous en avons fait venir un deuxième pour disposer d'une solution en cas d'incident.

J'ajoute que nous n'avons manqué à aucun moment de solution moussante et que, très vite, les barrages flottants installés dans le cadre du plan pollution maritime (Polmar), ainsi que j'ai pu le vérifier sur place, ont permis d'empêcher une pollution importante de la Seine, que chacun pouvait craindre et dont les effets auraient été redoutables.

Au total, 11 000 mètres carrés ont été détruits sur 140 000 mètres carrés. Les bâtiments administratifs et les outils de production ont également été préservés. C'est un lourd bilan, certes, mais je veux saluer ici l'efficacité de ceux qui sont intervenus. La totalité du site pouvait s'embraser. Un suraccident par effet domino, du fait de la proximité d'autres sites industriels, a été évité.

Tout au long de l'incendie, un épais nuage de fumée noire s'est formé et s'est propagé. Il nous est apparu immédiatement que nous devions connaître la nature des particules contenues dans ce nuage et leur éventuelle dangerosité pour les populations. Un réseau de mesures a donc été immédiatement mis en place par les sapeurs-pompiers sur 26 points, dans l'axe de propagation du panache de fumée.

Dès 4 heures 02 du matin, le SDIS a indiqué qu'il était nécessaire de veiller au confinement des personnes fragiles, et notamment de fermer certains établissements scolaires. Les directeurs d'établissements ont été contactés. Dès 5 heures 55 du matin, l'envoi du laboratoire mobile de la sécurité civile a été décidé par la centrale. Celui-ci est situé à Nogent-le-Rotrou. Preuve de l'engagement et de la mobilisation complète du ministère, un autre appareil, détenu par le laboratoire central de la préfecture de police, a été envoyé sur place. Ils sont arrivés dans la matinée, un peu après ma propre venue.

Ces laboratoires mobiles ont procédé à l'analyse des prélèvements réalisés par les sapeurs-pompiers pendant les opérations et ce jusqu'au vendredi. D'autres analyses, que vous avez en tête, se sont poursuivies, mais ne relèvent pas du ministère de l'intérieur. Les résultats ont mis en évidence la présence, dans les fumées de l'incendie, d'hydrocarbures aromatiques polycycliques et de composés organiques volatils et soufrés. Les concentrations de ces composés, présents généralement dans les émissions de gaz d'échappement automobiles, ne dépassaient pas les seuils d'un pic de pollution urbain.

Notre vigilance s'est maintenue, et le préfet a pu compter sur le soutien permanent de tout le ministère. Le COGIC a en particulier renforcé son organisation dans la nuit et l'a maintenu tout au long de la journée, en tant que de besoin, pour accompagner le préfet.

Les zones de défense et de sécurité nord et ouest ont également été sollicitées afin d'évaluer les impacts possibles de l'incendie sur leurs territoires respectifs, dans le souci commun de protection des populations.

Enfin, le COGIC a permis d'assurer la bonne circulation de l'information en interministériel. Je veux également signaler que les sapeurs-pompiers disposaient de moyens de protection adaptés lors de leur intervention et qu'ils bénéficient aujourd'hui d'un suivi sanitaire très rigoureux. C'est également le cas des fonctionnaires de police intervenus dans un rayon de 500 mètres autour du sinistre. Quelques équipages, qui n'étaient pas équipés pour intervenir sur le site, l'ont très vite été grâce à des masques de protection.

J'en viens à la question de l'information des habitants et des élus. Le code de la sécurité intérieure n'impose pas de médias précis pour ces informations. L'idée est simple : il s'agit de laisser au préfet le choix de l'information la plus adaptée et du média le plus adapté. Le préfet a fait le choix d'une information par la radio dès 5 heures 45 du matin, et de ne pas actionner immédiatement les 31 sirènes rouennaises. Je crois que vous lui avez posé la question : j'y reviendrai au besoin pour vous dire ce qui a conduit à ce choix.

Cette décision, je le sais, a pu prêter à débat, mais elle se fonde sur un diagnostic pragmatique de la situation. Pendant les heures qui ont suivi le début de l'incendie, l'important était que les populations restent confinées au maximum. Étant donné l'heure nocturne, le plus simple était de garder les populations à l'abri chez elles, plutôt que de risquer de créer des mouvements de panique dans toute la ville.

C'est donc un peu avant 8 heures que les deux sirènes les plus proches du site ont été actionnées, permettant de mettre en garde les populations et de confirmer les messages radio déjà transmis au sujet du confinement, qui n'était pas obligatoire, messages plus faciles à interpréter que des sirènes.

Les maires des douze communes concernées par le panache de fumée de 22 kilomètres de long sur 6 à 7 kilomètres de large ont été prévenus dès 7 heures 30 du matin. Plus tard dans la matinée, le préfet a fait le choix d'informer tous les maires du département, d'où ce sentiment pour certains, qui n'étaient pas concernés par le panache de fumée, qu'ils n'avaient pas été tenus au courant en même temps que les autres. Il s'agissait, compte tenu de la direction du nuage, d'un choix assumé par le préfet.

Les maires des communes concernées ont été directement informés dès 3 heures 30 par téléphone. Ceux de la cuvette rouennaise l'ont été ensuite, en fonction de l'orientation du vent, Nord-Est à ce moment.

Un plus tard, à 14 heures 22, Météo France n'étant toujours pas en mesure d'assurer avec certitude la trajectoire du panache de fumée, le préfet a choisi d'informer l'intégralité des maires du département, dans une seconde alerte, plus large, via le dispositif de gestion d'alerte locale automatisée (GALA).

En outre, dès la première journée, le préfet a réalisé cinq conférences de presse afin de viser une information complète et continue de la population.

De mon côté, je me suis rendu sur place le jour même, au moment où le feu n'était pas encore totalement maîtrisé, entre 11 heures 15 et 14 heures 30. J'ai souhaité apporter mon soutien aux forces de sécurité civile et aux populations, mais aussi à l'ensemble des services de l'État, qui étaient mobilisés à la préfecture, notamment pour répondre aux appels téléphoniques et aux demandes face aux légitimes inquiétudes des habitants.

J'ai fait part des premiers résultats d'analyse dont nous disposions, qui étaient rassurants, avant même de me rendre sur place. J'ai néanmoins appelé à la prudence et répété que l'inhalation de fumée présentait par principe des dangers.

Je souhaite également souligner combien cet événement a fait apparaître l'importance prise par les rumeurs et les fausses informations, qui se répandent sur les réseaux sociaux avec beaucoup plus d'efficacité que la parole publique. Je ne parle pas ici de celle des politiques, mais de nos institutions.

Une partie conséquente des informations relayées était erronée, voire inventée, et propice à effrayer les populations.

Toutes ces fantasmagories montrent bien toute la difficulté que nous avons aujourd'hui à communiquer face aux réseaux sociaux. Il est essentiel de rassurer. L'intérêt de votre commission d'enquête est aussi d'établir des préconisations à ce sujet. Je ne veux pas vous dicter vos orientations, mais c'est un sujet particulièrement important.

Je pense à une vidéo où l'on voyait de l'eau noire sortir d'un robinet. Elle a été visionnée plus de 1,5 million de fois. Ce qui est formidable, c'est que cette vidéo n'a strictement aucun lien avec l'incendie de l'usine Lubrizol. C'est extrêmement instructif pour la façon dont il conviendra, à l'avenir, de gérer la communication de crise.

Cette crise a été gérée en tenant compte des enseignements des accidents passés. Je pense à Sandoz-Bâle en 1987, à Rhône-Poulenc-Roussillon en 1985, à Protex en 1986 et, bien sûr, à AZF en 2001. Ces leçons du passé nous ont permis d'éviter des victimes ou un suraccident.

Néanmoins, le fait que la gestion de crise s'est déroulée dans les règles et que le préfet a pu bénéficier immédiatement de l'appui de tous les services de l'État ne doivent pas nous empêcher de nous appuyer sur notre retour d'expérience. Une mission interinspections va être lancée en ce sens. Elle nous permettra d'examiner ce qui a été fait et ce qui pourrait être amélioré.

La mission interinspections regroupe l'inspection du ministère de l'intérieur et le Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) du ministère de la transition écologique et solidaire. Comme toujours en pareil cas, nous ne la mobilisons pas à chaud. Elle sera désignée dans deux à trois mois.

Sans préjuger toutefois de ce qui sera dit et de ce que vous proposerez, il est important d'avoir en tête que certaines pistes pourraient être explorées. L'usage de GALA, qui permet d'informer les maires, pourrait être mieux encadré. Les protocoles pourraient être plus précis et fixés aux préfets.

Nous devons aussi envisager des alternatives aux sirènes et des solutions plus adaptées à la société actuelle. Vous avez évoqué, monsieur le président, la réflexion qui est d'ores et déjà engagée au sein du ministère de l'intérieur sur l'utilisation de cell broadcast , qui participe de ces solutions.

Mesdames et messieurs les sénateurs, voici en quelques mots une description précise des événements de la nuit du 26 septembre et de la journée qui a suivi.

Je voudrais apporter deux ou trois éléments de réponse à vos questions. La première concerne la circulaire du 12 août 2014. Elle porte sur la gestion post-crise et notamment sur le suivi par les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL). Il revient au ministère de la transition écologique et solidaire de se prononcer sur ce sujet. Son objectif vise à faciliter le recours rapide au réseau d'expertise des DREAL. Les exploitants doivent aussi se doter d'une capacité indépendante pour effectuer les mesures dans l'air en cas d'émission exceptionnelle.

Je voudrais également vous apporter quelques précisions concernant la santé des policiers. Les trois premiers équipages qui sont intervenus ont été déployés très rapidement sur le site, après un appel au 17 reçu à 2 heures 40. Ils étaient présents à 2 heures 43, je crois, et ne portaient pas de masque à ce moment-là, d'où la remarque de Laurent Nunez. Toutefois, ils ne se situaient pas dans le périmètre des fumées et n'y ont donc pas été exposés directement, contrairement aux sapeurs-pompiers, qui étaient eux totalement équipés pour gérer ce type d'incendie.

La police s'est déployée sur dix-sept points, dont trois sur la rive droite de la Seine, à proximité de l'incendie. Les policiers ont été très vite équipés par les pompiers de masques de type FFP2. Comme les pompiers, tous ceux qui ont été mobilisés ont fait l'objet d'un accompagnement médical : 303 fonctionnaires de police concernés ont consulté le médecin de prévention, 228 bilans biologiques ont été prescrits, 150 résultats sont revenus. Seuls trois comportent des éléments non conformes aux moyennes, mais cela n'implique pas qu'ils soient liés à l'incendie de Lubrizol.

À ma connaissance, et dans le respect du secret médical, aucun fonctionnaire n'a eu un arrêt de travail en lien direct avec cet événement. Il s'est dit d'autres choses, mais je répète qu'aucun fonctionnaire n'a eu besoin d'un arrêt de travail. À ce jour, aucune déclaration de maladie professionnelle en lien avec Lubrizol n'a été enregistrée. Il est bien évidemment important que nous puissions accompagner chacun dans ces démarches.

Tous les sapeurs-pompiers qui ont participé aux opérations ont été dotés, dès le début de l'incendie, des équipements réglementaires de protection. L'ensemble des personnels a fait l'objet d'un suivi médical individualisé, avec un protocole spécifique. Près de 800 ordonnances de soins ont ainsi été délivrées sur place. Un suivi précis des comptes rendus d'examen a été réalisé. Quelques cas, de l'ordre de six, comportent des variations importantes par rapport aux normes. Nous ne savons pas si c'est lié à leur intervention sur le site de Lubrizol. Rien ne permet de l'écarter. Ils seront suivis mensuellement, car il est important que nous puissions répondre à cette dimension.

M. Hervé Maurey , président. - Merci, monsieur le ministre, vous nous avez dit que tout n'était pas parfait, mais votre propos laisse entendre que tout l'était néanmoins ! Nous aurons l'occasion de vous demander des précisions.

Par ailleurs, nous n'avons jamais dit qu'il y avait eu rupture d'eau. Toutefois, le préfet lui-même nous a indiqué que, pendant quatre heures, le débit d'eau avait été relativement faible, ce qui aurait retardé l'extinction de l'incendie. On nous a en revanche parlé d'un manque de mousse...

M. Christophe Castaner, ministre. - Je vous confirme la variation du débit d'eau, mais non la rupture de l'alimentation, que je n'ai d'ailleurs pas entendu évoquer ici.

M. Hervé Maurey , président. - Je préférerais clarifier ce point.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - Monsieur le ministre, vous avez pratiquement répondu à toutes nos questions par anticipation. Il en reste cependant, soyez rassuré !

Vous avez parlé d'une intervention rapide et efficace du préfet et employé les mots de « prouesse » et de « satisfaction ». Toutefois, le Livre blanc, en date du 5 novembre, de l'Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amaris) fait état d'une « communication de crise dépassée, avec des messages contradictoires et flous qui auraient généré la défiance de la population ». Qu'en pensez-vous ?

Vous avez parlé d'outils d'anticipation. La réglementation a été assouplie depuis quelques années. Ne pensez-vous pas que cet assouplissement, accompagné de l'autocontrôle exercé par les industriels et le relèvement des seuils, constitue une expression élégante pour parler de l'affaissement de l'État ?

Enfin, le risque zéro n'existe pas, chacun le sait. Pensez-vous que la France fasse cependant tout ce qu'il faut pour s'en rapprocher ?

M. Christophe Castaner, ministre. - J'ai bien relevé que les représentants d'Amaris ont regretté le manque d'articulation et de cohérence entre les PPI et les plans communaux de sauvegarde (PCS), ainsi qu'une faible association des collectivités aux exercices de crise organisés pour les établissements Seveso, considérant les messages comme contradictoires et flous. Ceci leur appartient. Ils peuvent estimer que leur expertise est supérieure à celles des personnes qui étaient sur le terrain, mais il est toujours beaucoup plus facile de commenter que de faire. Le préfet, à qui j'apporte tout mon soutien, était sur place dès le début du sinistre et dans les heures et les jours qui ont suivi pour porter un message. Il est intervenu à cinq reprises dès le premier jour. L'exercice de la communication est toujours difficile. J'étais sur RTL ce jour-là, et j'ai dit la chose suivante : « Au moment où je vous parle, la situation est maîtrisée » - je parlais de l'incendie. « Le panache de fumée fait 22 kilomètres de long sur six kilomètres de large. Comme tout panache de fumée, il porte en soi un certain nombre de particules, un certain nombre de produits qui peuvent être dangereux pour la santé mais, selon les premières analyses qui ont été réalisées dès cette nuit, et qui se sont poursuivies ce matin, il n'y a pas de dangerosité particulière même si, nous le savons, l'inhalation des fumées présentes a sa part de dangerosité. Un véhicule spécial a été déplacé depuis la place parisienne et des études complémentaires sur les particules sont en cours d'examen. Nous aurons des résultats dans les heures qui viennent ». Je pensais avoir été suffisamment prudent. Une heure et demie après, un débat s'engageait sur LCI sur le thème : « Peut-on, comme le déclare Christophe Castaner, dire qu'il n'y a aucun danger ? ». Chacun peut avoir un regard subjectif, mais je ne regrette aucun des mots que j'ai utilisés sur RTL. Je souhaitais éviter de paniquer les gens. On était sur un niveau de pollution équivalent à celui que l'on connaît avec les particules fines, qu'il n'est jamais bon d'inhaler. Je l'ai dit. Cela n'a pas empêché certains de dire que j'avais parlé de ces sujets avec légèreté.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - À l'heure actuelle, on ne connaît cependant pas tous les effets de la combustion de ces 3 000 molécules.

M. Christophe Castaner, ministre. - C'est pourquoi, comme je l'ai dit, comme tout panache de fumée, celui-ci contient un certain nombre de particules et de produits qui peuvent être dangereux pour la santé.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - Diriez-vous la même chose aujourd'hui ?

M. Christophe Castaner, ministre. - Un certain nombre d'analyses complémentaires ont été réalisées. Je dirais donc la même chose. Il est important de s'exprimer en fonction des informations que l'on a.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - Le danger est-il selon vous écarté ?

M. Christophe Castaner, ministre. - Le danger lié aux fumées est écarté, puisqu'il n'y en a plus, mais les particules demeurent nocives pour la santé. Voilà la réalité. Un incendie n'est jamais bon, surtout de cette ampleur. Toutefois, grâce, aux pompiers et à la gestion des opérations, nous avons évité un risque bien plus grave.

Lorsqu'il s'exprime, le préfet doit, en fonction de l'analyse de risques, dire tout ce qu'il sait et jouer la transparence, ce qu'il a fait. On doit éviter d'alarmer la population et qu'elle ne quitte la ville, avec toutes les difficultés que cela peut induire. Il y a eu plusieurs périmètres, plusieurs niveaux d'information. Tout n'est pas parfait, je l'ai dit dans mon propos liminaire, mais je tenais à saluer la qualité de l'engagement de celles et ceux qui se sont impliqués.

La question de la simplification est une question qui ne relève pas du ministère de l'intérieur. Je ne me prononcerai donc pas sur ce sujet. Toutefois, les règles d'assouplissement ne se feront pas au détriment de la sécurité. Les DREAL poursuivent leur mission, définissent les modalités de contrôle, leur régularité, mais cela ne relève pas de mon ministère.

Enfin, peut-on considérer que la France fait au mieux ? Nous avons un très haut niveau en matière de sécurité civile. Ce n'est pas le ministre de l'intérieur qui le dit : je n'y suis absolument pour rien. Cela vient de l'ensemble de notre dispositif de sécurité civile et des retours d'expérience (RETEX), parfois dramatiques, qui éclairent le législateur et les différents opérateurs. La preuve a été faite que les expériences passées ont servi. J'en ai donné quelques exemples - la première catastrophe de Lubrizol, AZF, où l'on a déploré un nombre de morts bien trop élevé et des milliers de blessés. Nous devons être aujourd'hui dans une logique de RETEX permanente et améliorer systématiquement ce que nous pouvons.

Le risque zéro est théoriquement atteignable en mettant des niveaux de sécurité de plus en plus élevés. La question se posera un jour de savoir s'il faut garder des sites industriels à proximité des villes françaises. J'ai, comme vous, le souvenir de Bhopal. C'était alors le choix des pays industrialisés de faire produire tout ce qui était dangereux dans des pays en voie de développement. Nous devons assumer nos responsabilités dans leur globalité, protéger les populations et assurer également nos propres usages.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - Monsieur le ministre, vous avez dit que l'incendie était de grande ampleur et qu'on pouvait se féliciter de l'intervention des pompiers, qui ont accompli un travail remarquable. Je partage votre avis. Les choses auraient pu être pires, mais je voudrais également rappeler l'action des salariés de Lubrizol, dont certains, qui se trouvaient à l'intérieur de l'usine ont, au péril de leur vie, mis à l'abri des fûts qui, s'ils avaient brûlé, auraient entraîné des conséquences bien plus importantes.

Je désire vous interroger sur le bilan que vous tirez des différents documents de planification conçus pour organiser la gestion des accidents - plan d'opération interne (POI), PPI, plan communal de sauvegarde (PCS). Selon vous, ces outils permettent-ils de réduire efficacement l'exposition aux risques technologiques et leur impact en cas d'accident ? Sont-ils actualisés et opérationnels dans tous les territoires exposés ? Lesquels pourraient être améliorés et comment ?

Par ailleurs, l'information du public sur les risques et les comportements en cas d'accident vous semble-t-elle suffisante ? Quel bilan dressez-vous des différents dispositifs existant en la matière - documents d'information communaux sur les risques majeurs (DICRIM), PCS, etc.

Enfin, même si les sapeurs-pompiers sont depuis quelques années bien mieux équipés, ils sont cependant confrontés à des incendies extrêmement violents qui dégagent des fumées très toxiques. Leur exposition à des maladies professionnelles est-elle reconnue ?

M. Christophe Castaner, ministre. - Cette dernière question doit être posée à chaque fois que nous demandons à des agents publics d'agir, quel que soit leur statut, leur employeur, etc. De la même façon, nous devons veiller à ce que les salariés à qui l'on demande de s'exposer à des risques soient protégés au mieux. C'est une question de matériel, mais aussi d'examen à long terme.

Une de vos questions porte sur le lien entre les fumées et les maladies chroniques que l'on peut rencontrer chez certains pompiers en fin de carrière. Avec les partenaires sociaux et un certain nombre d'experts scientifiques, nous avons mis en place un groupe de travail pour déterminer les conséquences que peut avoir une insuffisance de protection, que celle-ci remonte à dix ans, à cinq ans, à six mois. Il est nécessaire que nous reconnaissions cette réalité et qu'elle soit prise en compte par les employeurs, quels qu'ils soient. Nous travaillons actuellement ces questions sous l'autorité du directeur général de la sécurité civile et de la gestion de crise.

S'agissant de votre premier point, je m'en veux de ne pas avoir cité les salariés de Lubrizol qui, avec beaucoup de courage, ont pris des risques élevés et ont eu des comportements que l'on peut qualifier d'héroïques. Les sapeurs-pompiers m'ont affirmé, au moment où j'étais sur place, qu'il avait été possible de maîtriser la situation grâce à l'engagement de ces salariés. Les personnels de permanence de l'entreprise ont eux-mêmes évacué l'ensemble des conteneurs sensibles identifiés, alors que l'incendie montait fortement en puissance. Ils ont ainsi évité une catastrophe d'une tout autre ampleur.

C'est aussi le résultat d'un travail d'anticipation. Les documents qui nous permettent de préparer ces interventions sont très larges et très spécifiques lorsqu'il s'agit d'un site Seveso. C'est la connaissance du site et la localisation des produits qui a permis d'organiser l'attaque du feu pour laisser une partie du site brûler et faire en sorte de protéger celle qui présentait un risque supplémentaire. Je ne suis pas convaincu que nous aurions été capables de le faire il y a dix, quinze ou vingt ans.

Notre système progresse fortement. Est-il parfait ? Je suis bien incapable de l'affirmer, et ce serait présomptueux de ma part. Je ne pense pas que ce soit le cas, parce que la perfection n'existe pas face à un incendie ou un risque naturel. Nous devons tous faire au mieux compte tenu des probabilités. Nous construisons aujourd'hui des bâtiments en tenant compte du risque sismique, mais nous savons que nous ne sommes pas forcément armés face à un aléa exceptionnel.

À l'inverse, si nous devions construire en faisant référence à un aléa exceptionnel, nous ne construirions plus dans une grande partie du territoire. Les événements sismiques récents le démontrent, la gestion des crues aussi.

La planification de la gestion de crise d'événements industriels repose sur une triple dimension.

Tout d'abord, les POI sont à la charge de l'exploitant. C'est lui qui doit organiser la réponse interne en cas d'accident. Il existe des discussions sur le fait de savoir si l'incendie a trouvé sa source au sein même du site - ce n'est pas établi au moment où je vous parle. On est là sur une gestion interne du risque.

En second lieu, les PPI organisent quant à eux, sous l'autorité du préfet, la mobilisation et la coordination de tous les acteurs nécessaires à la gestion de crise lorsque celle-ci est susceptible d'avoir un impact sur les populations environnantes. On voit comment nous avons immédiatement mobilisé six SDIS et apporté sur site du matériel qui n'était pas présent.

Enfin, je ne suis pas convaincu que les PCS, qui organisent la réponse de proximité des communes en cas de crise, soient tous parfaits. J'ai été maire pendant seize ans et j'ai porté, en tant que président d'une communauté de communes, les DICRIM et les PCS pour l'ensemble de ces communes. J'ai le souvenir que cela suscitait un désintérêt total des maires, car c'est la communauté de communes qui s'en chargeait.

Ce dispositif à trois niveaux permet cependant la gestion opérationnelle, mais ne constitue pas des plans de prévention des risques. Il faut l'avoir en tête. On est en bout de chaîne.

Les POI sont obligatoires dans tous les sites Seveso seuil haut, comme ici, et leur existence est une condition sine qua non de l'autorisation administrative d'exploitation du site industriel.

Les PPI ont pour vocation de préparer les directeurs d'opération à répondre à toutes les situations de crise le mieux possible. On compte 678 établissements Seveso seuil haut. 92 % des PPI sont élaborés à ce jour, 59 plans sont en cours de rédaction, 37 établissements font l'objet de dispenses d'élaboration, comme le prévoit notre réglementation, en application de la directive européenne Seveso III lorsque le danger présenté par l'établissement ne présente aucun enjeu extérieur. Ils font l'objet d'une mise à jour régulière tous les trois ans, et doivent être suivis.

Les PCS constituent une création de la loi de modernisation de la sécurité civile de 2004. Ils sont portés territorialement et gèrent l'alerte, l'évacuation préventive des personnes et leur mise à l'abri dans les gymnases. Il s'agit d'identifier les endroits où l'on va pouvoir trouver une protection, une douche, de l'eau.

Le rôle de l'État, des préfets et sous-préfets d'arrondissement est d'inciter les maires à mettre les PCS en place et à les tenir à jour. Ayant été maire, je connais la limite du système : nous savons tous que nous n'y portons pas une attention suffisante. J'ai demandé aux préfets ou aux sous-préfets de sensibiliser les maires à ce sujet.

Selon mes informations, 23 % des mairies concernées ne l'ont toujours pas fait. Cela touche parfois des communes qui présentent des risques technologiques. J'aurai l'occasion de demander aux préfets de mettre l'accent sur cette question. J'ai demandé à cette fin qu'une mission de l'Inspection générale de l'administration (IGA) porte sur les PCS.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - Il existe peu de culture du risque en France. Il est donc nécessaire de la mettre en oeuvre, tant s'agissant des risques naturels que des risques technologiques ou industriels.

M. Hervé Maurey , présent. - Nous sommes tous d'accord sur ce point.

M. Christophe Castaner, ministre. - ... Notamment en matière de gestion des fleuves.

Mme Brigitte Lherbier . - Monsieur le ministre, ma première concerne les produits dangereux que l'on trouve sur les sites classés Seveso. On a parlé des produits stockés, mais ils peuvent aussi faire l'objet d'un transport routier. L'entreprise a-t-elle des éléments spécifiques à signaler au préfet ou au maire concernant ces flux ? Le ministre, par l'intermédiaire du préfet, pourrait-il exiger des précisions concernant les prévisions en matière de transport ? Le préfet et le maire ont-ils connaissance de la fréquence de ces déplacements et de la dangerosité des produits transportés ?

Ma deuxième question concerne les PCS. J'ai longtemps été adjointe à la sécurité d'une grande ville frontalière du Nord. Il était alors difficile d'exiger que ce PCS, devenu aujourd'hui obligatoire, soit rigoureux. Les PCS sont-ils contrôlés et recensés ? Il n'est pas toujours évident d'obtenir des données précises et fiables. Le ministre pourrait-il donner des consignes quant au contenu des PCS, qui peuvent constituer un élément de prévention, a fortiori lorsqu'il s'agit de sites Seveso ?

M. Christophe Castaner, ministre. - Les questions relatives au transport ne relèvent pas du ministère de l'intérieur, mais de celui de la transition écologique et solidaire. Les maires sont informés d'un certain type de transport. Les seuls transports dans lesquels le ministère de l'intérieur est engagé, ce sont ceux dont nous assurons la sécurité, comme les déchets nucléaires, par exemple. Je n'ai pas d'élément de réponse sur ce point.

Concernant le PCS, j'ai partiellement répondu. Une évaluation de leur qualité est réalisée par les services de l'État : 23 % de communes n'en ont pas rédigé. Un guide méthodologique existe également. Chacun sait qu'on les sous-traite généralement à des prestataires privés, qui disposent des outils nécessaires. Sont-ils tous de bonne qualité ? Je n'en sais rien, mais les choses sont nettement mieux gérées en cas de sinistre.

Mme Brigitte Lherbier . - Les produits issus des sites Seveso sont cependant extrêmement dangereux en termes de sécurité publique.

M. Christophe Castaner, ministre. - Je ne dis pas le contraire, mais cette réglementation relève du ministère de la transition écologique et solidaire. Je ne peux donc répondre dans le cadre d'une commission d'enquête. En outre, je ne dispose pas d'élément de réponse à vous fournir. On prétend que le ministre de l'intérieur sait tout, mais on n'est plus à l'époque des « notes blanches ». On est ici en dehors du champ ministériel qui est le mien.

Mme Céline Brulin . - Monsieur le ministre, il me semble que vous faites une confusion entre confinement et mise à l'abri. Il ne s'agit pas de se lancer dans un débat sémantique sans intérêt, mais chacun de ces termes correspond à des règles de sécurité strictes. Il convient d'avoir un retour d'expériences à ce sujet. Le préfet a commis la même erreur.

Vous avez également indiqué qu'un équipage, qui est intervenu à 2 heures 43, n'était pas dans le périmètre des fumées. Or compte tenu de l'heure de déclenchement de l'incendie, il me semble qu'on en savait assez peu sur les conséquences à ce moment-là. Comment devraient donc être équipées les forces de l'ordre qui peuvent être amenées à intervenir sur ce type d'accident et sur d'autres ?

Par ailleurs, beaucoup de maires estiment que l'information circule mieux et de manière plus large pour des alertes météo bien moins graves que cet accident...

Enfin, il me semble que l'État doit jouer un rôle pour impulser une culture du risque ou de la sécurité. Cela ne peut pas être du seul ressort des collectivités, même si elles ont un rôle à jouer. Quelles pourraient être les mesures prises par votre ministère dans ce domaine ?

M. Christophe Castaner, ministre. - Je crois qu'il aurait mieux valu parler de mise à l'abri que de confinement dans le cas d'espèce. Il peut donc être utile de préciser cette définition, parce qu'on peut utiliser le mauvais mot au mauvais moment. Je retiens votre remarque.

Quant aux policiers, j'ai précisé qu'ils n'étaient pas intervenus dans le périmètre du panache de fumée. Qui plus est, les conditions météo ont permis au panache de s'élever assez vite. C'est moi-même qui, dès le matin, ai donné ces indications.

Par ailleurs, le choix du préfet, dans un premier temps, a été d'informer les maires concernés par le panache de fumée. Pour l'avoir survolé, je puis vous dire qu'il était très caractérisé, très contenu. Cela ne veut pas dire que la pollution ne peut pas s'étendre au-delà. Le préfet a ensuite souhaité élargir l'information aux autres maires, d'où le débat.

Assez peu de maires qui ont participé aux réunions et qui se sont exprimés sur ce sujet ont mis en avant le défaut d'information - même si on en parle beaucoup. Cela n'empêche pas qu'il faut améliorer le système. Nous devons agir sur ce point.

Il existe une alerte par automate d'appel. Beaucoup d'élus savent ce dont il s'agit. On reçoit parfois trop de ces alertes et on finit par s'en désintéresser. Ceci a pour effet de déresponsabiliser les auteurs du message. On a tous vécu cette situation.

Il nous faut cependant travailler sur de nouveaux outils afin d'aller plus loin et d'informer toute la population. Vous savez, comme moi, qu'il s'agit toujours d'un exercice extrêmement délicat. Informer la population, c'est aussi accepter de prendre le risque de faire paniquer les gens, d'aggraver les choses. Une appréciation humaine doit être forcément portée à un moment donné. Il est beaucoup plus facile pour un ministre de commenter une situation que pour le préfet ou l'élu de décider.

Quant à la question du rôle de l'État dans la culture du risque, je partage totalement votre vision. Je ne crois pas que l'État se désintéresse de ce sujet. Toutefois, lorsque l'État insiste pour élaborer les DICRIM ou les PCS, on le trouve trop intrusif. Il nous faut cependant porter ce discours et appréhender au mieux la gestion du risque grâce à la prévention. On me demande parfois d'accepter la modification de tel ou tel plan local d'urbanisme intercommunal (PLUI). Il nous faut réapprendre à vivre avec le risque. L'inquiétude de nos concitoyens s'accentue. Il faut l'avoir en tête. Il en va de même en matière d'insécurité : quand on a un sentiment d'insécurité, on vit dans l'insécurité. Il faut arrêter de chercher à biaiser les chiffres sur ces questions. L'État a un vrai rôle à jouer, avec le maire, dont la parole est généralement plus écoutée que celle de l'État.

Mme Catherine Morin-Desailly . - Je suis conduite à vous contredire, monsieur le ministre, puisque je suis rouennaise et que j'ai vécu ces quatre jours pratiquement non- stop, comme d'autres collègues ici, au contact des maires. Certains ont exprimé un déficit d'information et de communication. La maire de Petit-Quevilly n'a pas été informée, alors que la population entendait des explosions et entassait les enfants dans une voiture pour quitter précipitamment la ville. Le système GALA n'a fonctionné qu'à partir de 14 heures 30, même dans des communes qui se trouvaient sous le panache de fumée.

Notre préfet, qui n'a d'ailleurs pas démérité, a admis que, de ce point de vue, le système d'information pouvait être largement affiné. Ne croyez-vous pas que nous pourrions également améliorer la législation ? C'est en tout cas le sens d'un amendement que j'ai déposé, voté à l'unanimité au Sénat dans la loi Engagement et proximité, destiné à garantir que les maires soient bien informés. Soutenez-vous, comme le ministre chargé des collectivités territoriales, Sébastien Lecornu, l'idée que l'on peut largement améliorer la législation sur ce point ?

On a accusé les services préfectoraux de ne pas avoir été très performants dans l'information et la communication. Sans porter de jugement, pensez-vous qu'aujourd'hui, révision générale des politiques publiques (RGPP) après révision générale des politiques publiques, nous ayons encore suffisamment de personnels dédiés et suffisamment formés dans nos préfectures ? Pouvez-vous nous dire comment le personnel préfectoral est formé à la gestion de la communication de crise, qui est très spécifique ? Quelles sont les procédures ? Comme travaille-t-on ces questions un peu fines ?

Enfin, quelle est votre appréciation de la gestion des médias ? Vous avez beaucoup évoqué les fausses nouvelles. Les habitants s'en remettent aux réseaux sociaux lorsqu'il n'y a pas d'information professionnelle et reconnue. À partir de midi, l'annonce du décès de l'ancien président de la République Jacques Chirac, qui justifiait une communication à la mesure de l'événement, a fait que l'ensemble des chaînes d'information nationale, privées comme publiques, n'ont plus parlé de l'événement. Quelle appréciation portez-vous sur ce point ? Personnellement, je m'en suis ouverte au président du conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA).

M. Christophe Castaner, ministre. - J'ai expliqué que l'information apportée aux maires dépendait de la situation des communes par rapport au panache de fumée. Cela ne veut pas dire que je le justifie ni que j'estime qu'il n'était pas opportun d'informer les autres maires. Votre question me semble frappée au coin du bon sens. Le préfet a souhaité le faire en deux temps. Il a dû gérer d'autres crises. Peut-être que s'il n'avait eu qu'à gérer la communication, il aurait été plus performant et aurait pu passer les appels lui-même. C'est là toute la difficulté de gérer l'ensemble. Cela signifie qu'il nous faut tirer un enseignement de ce qui s'est passé. Votre question est en soi un appel en ce sens. Déterminer le niveau de l'information est toujours compliqué : on vous fera en effet toujours reproche d'avoir caché quelque chose. L'exercice est très compliqué.

S'agissant de l'appréciation sur la gestion de l'événement par les médias, il est toujours compliqué de maîtriser les médias, dans lesquels j'inclus les réseaux sociaux, qui constituent aujourd'hui une forme de médias et, pour certains, la seule source de communication.

Le préfet, dans ce cas, apprécie quel est le bon média. Il a fait le choix des radios locales, qui sont celles qu'on écoute peut-être le plus le matin. Très vite, les médias nationaux ont relayé l'information.

Un service spécifique de dix-huit personnes est dédié à ces sujets. Les préfets sont également formés à la gestion de crise. Ils sont plus ou moins bons, comme chacune et chacun d'entre nous. L'exercice est difficile, mais vous avez raison : l'information et la communication peuvent être totalement balayées par les réseaux sociaux. C'est un gros problème, parce que certains leur accordent plus de crédit qu'à la parole publique, quelle qu'elle soit.

Le décès du président Jacques Chirac, dont j'ai eu confirmation lorsque j'étais sur place, a tout emporté. Je pense même que cela a joué sur le sentiment d'abandon des habitants et des élus, qui vivaient un événement dramatique exceptionnel, même s'il n'y a pas eu de mort.

L'amendement dont vous parlez a été voté et a reçu le soutien du Gouvernement. Il a donc le mien. Il ne faut cependant pas penser que la loi puisse tout régler. La loi doit poser le principe de l'information, mais il faut laisser à la personne sur le terrain la responsabilité de sa gestion. Je demande aux préfets d'informer la population et d'expliquer les choses tout au long de l'événement, qu'il s'agisse d'un incendie ou de la gestion de l'ordre public. On a aujourd'hui un système d'information qui a besoin d'être alimenté. S'il n'est pas alimenté par une parole officielle, il s'autoalimente. On peut aujourd'hui dire absolument tout et n'importe quoi sur de grands médias. Il est donc essentiel d'avoir une communication en flux constant sur des éléments factuels. C'est la meilleure façon de contrecarrer les fausses nouvelles.

J'ai suivi les discussions qui avaient lieu sur le groupe Facebook qui s'est constitué à propos de cet événement, et qui a donné lieu à des discussions sur des sujets totalement fantasmés, ne correspondant en rien à la réalité. Lorsque le Premier ministre s'est exprimé sur des sujets factuels, cela n'a quasiment pas alimenté la discussion de ce réseau. Certaines personnes n'ont qu'une source d'information : il s'agit de leurs propres médias sociaux. C'est toute la difficulté qu'on a face à des gens qui n'écoutent pas la radio - d'où les dispositifs qui permettent d'envoyer des textos de façon automatique, voire des appels automatiques.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Il ne faut surtout pas oublier que, dans ce genre d'accident, l'obligation de subir nous donne le droit de savoir.

M. Jean-François Husson . - J'ai eu l'occasion de le dire lors des questions au Gouvernement, la parole des cinq membres du Gouvernement qui se sont déplacés les premiers jours a été selon moi - je ne suis pas le seul à le dire - à la fois contradictoire et intempestive.

Je pense donc qu'il faut une chaîne de commandement et d'exécution à l'image de ce qui se fait dans le domaine de la défense nationale où, un officier s'exprime avec des mots justes, clairs, posés, ce qui n'empêche pas la visite des ministres, qui ne s'expriment d'ailleurs pas toujours. C'est la meilleure manière de considérer que l'information officielle est objective.

Par ailleurs, en termes de prévention et de protection, ne pensez-vous pas qu'il serait utile que les pouvoirs publics se rapprochent des sociétés d'assurance et des mutuelles ? Il n'est en effet pas rare que les dispositifs qu'elles préconisent soient plus draconiens que les normes retenues. De toute évidence, les salariés de Lubrizol ont bénéficié d'un bon plan de formation. On peut penser que leur compagnie d'assurance leur avait fixé des préconisations précises. Je ne veux pas dire qu'il faut légiférer davantage, mais il convient de tirer tous les enseignements de cet événement. La culture du risque s'acquiert par la pratique au sein même des entreprises. Il s'agit de rechercher un équilibre entre la loi et ce qu'on doit laisser à la main des acteurs.

M. Christophe Castaner, ministre. - Le dernier volet ne relève pas du ministère, de l'intérieur, mais je suis d'accord avec vous sur le fait qu'il convient de l'étudier. Je partage votre approche philosophique : il faut que la loi fixe un cadre mais pas forcément des prescriptions à l'ensemble des sites concernés.

Il ne serait pas logique de découvrir qu'une assurance exige plus que l'État pour assurer la sécurité des personnes.

M. Jean-François Husson . - Qu'on le veuille ou non, c'est la prime d'assurance qui régulera les choses.

M. Christophe Castaner, ministre. - C'est pourquoi je pense que nous pourrions garantir ainsi une plus grande protection de nos concitoyens. Le directeur général de la sécurité civile a des contacts réguliers avec les compagnies d'assurance, en particulier la Fédération française de l'assurance, afin d'avoir des approches convergentes en matière de sécurité. Les assurances réfléchissent en termes de préjudice, alors que nous devons quant à nous réfléchir en matière de risques humains, environnementaux, etc.

La question de la communication est quelque peu subjective. Vous avez raison, les ministres s'expriment. Pour ce qui me concerne, beaucoup de gens parlent plus de ce dont je parle que de ma parole elle-même - bien que beaucoup l'interprètent quelque peu. C'est toujours un exercice compliqué. J'ai rappelé précisément les mots que j'avais employés. Si, au moment où la journaliste de RTL m'interroge sur l'incendie, alors qu'il a lieu en direct, je ne réponds pas, on me reprochera de n'avoir pas voulu parler.

Je considère que l'officier du ministère de l'intérieur qui doit parler dans ce cas, c'est le préfet, appuyé par le directeur de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), le directeur du CHU, le colonel des sapeurs-pompiers. C'est la stratégie qui a été la nôtre. Le préfet s'est exprimé cinq fois le premier jour, puis de façon régulière. L'exercice de la parole politique est très difficile, chacun ici le sait, mais le préfet ou l'officier est moins poussé à la faute par les journalistes que le politique. Il est aussi plus dans une approche factuelle. Nous devrions effectivement adopter des temps de réaction plus longs, face à des médias qui, de toute façon, vont hyper-réagir.

Ainsi que je le disais, si vous ne vous exprimez pas, on alimente une machine qui invente une histoire. L'exercice est très compliqué, au-delà du jugement subjectif que vous avez porté sur la qualité des expressions gouvernementale, monsieur le sénateur.

M. Jean-François Husson . - C'est pourtant vérifié !

M. Christophe Castaner, ministre. - Ce n'est en rien vérifié ! C'est votre opinion, qui est totalement subjective - et il est parfaitement légitime qu'elle le soit.

J'ai rappelé les mots que j'avais prononcés. Je sais qu'ils ont été beaucoup commentés, même dans une question d'actualité au Gouvernement, où on a mis en cause mes propos, qui étaient fort éloignés de ce que j'avais pu dire.

M. Pascal Martin . - Monsieur le ministre, j'étais présent pour vous accueillir le jeudi matin, à 11 heures. À cette date, j'exerçais encore les fonctions de président du conseil départemental de la Seine-Maritime. Ce que vous avez dit est exact : il y avait beaucoup de médias. Le décès du président Chirac est venu s'ajouter à l'événement.

Je voudrais insister sur le travail assez exceptionnel accompli par les salariés de Lubrizol et les sapeurs-pompiers. Sans faillir à la doctrine qui leur est enseignée à l'École nationale des officiers de sapeurs-pompiers d'Aix-en-Provence, ces derniers, en moins de 12 heures, ont réussi à éteindre un incendie hors norme.

Vous avez aussi rappelé le rôle du préfet qui, en l'espèce, joue celui de directeur des opérations de secours, accompagné d'un commandant des opérations de secours - le directeur départemental -, qui est là pour le conseiller. Les premières mesures ont été des mesures de bon sens et ont permis d'éviter des blessés et des victimes.

On a tous parlé de l'absence de culture du risque dans un département qui concentre 60 établissements Seveso et dont les deux tiers de la population vit à côté d'entreprises qui, pour la plupart, étaient présentes avant l'agrandissement des villes, en bord de Seine.

En matière d'établissements recevant du public, la législation a prévu l'organisation d'exercices réguliers. Aujourd'hui, il n'existe pas d'exercice obligatoire organisé soit par la puissance publique, soit par les entreprises, associant les maires des communes et la population. Je pense qu'il est urgent de réfléchir à leur création, qui permettrait à la population d'acquérir les bons réflexes. Ces populations ne connaissent pas la subtilité qui existe entre une mise à l'abri, un confinement et les codes des sirènes. J'en appelle donc à des exercices réguliers obligatoires.

M. Hervé Maurey , président. - J'avoue en toute humilité que je ne sais pourquoi une sirène retentit en pleine nuit ni ce que je dois faire quand cela arrive.

M. Christophe Castaner, ministre. - Le constat qui vient d'être fait est partagé par tous, y compris en matière de qualité de l'engagement. L'incendie a été éteint à 15 heures, à peine 12 heures après le début du sinistre. Compte tenu de sa spécificité, cela relève d'un très haut niveau d'intervention et de coordination. Sur les 276 sapeurs-pompiers, on en comptait 188 du SDIS 76 et une centaine en provenance d'autres départements. Il en va de même des moyens zonaux : ce sont 26 kilomètres de tuyaux qui ont permis de sécuriser l'alimentation en eau depuis la Seine. Par ailleurs, 50 engins lourds ont été mobilisés. Il est toujours plus difficile de coordonner des SDIS et des matériaux différents, et cela a été fait de façon remarquable.

S'agissant plus globalement de la question de la prévention et de la gestion du risque, notre culture est insuffisante. La remarque du président Maurey confirme ce que nous pensons tous. Il existe des journées dites « à la japonaise » en matière de préparation de gestion de sinistres. C'est un pays qui a une culture du risque nettement plus développée que la nôtre. On prépare les élèves, les adultes, etc.

Les sites industriels à risque situés en milieu urbain étaient généralement là auparavant. L'acceptabilité est une question politique que l'on peut se poser. Je pense qu'il faut adapter les différentes modalités de gestion de l'alerte, de communication et de préparation, ce que nous ne faisons pas assez. Cela fait partie des enseignements que nous devons tirer de l'événement. Peut-être ceci figurera-t-il dans vos préconisations.

Des exercices réguliers sont réalisés. Le sont-ils à un assez bon niveau ou avec une fréquence suffisante ? Je ne veux pas me prononcer. Je n'en suis pas sûr. Ils sont entrepris par l'entreprise, généralement sur le site Seveso, en lien avec les sapeurs-pompiers. Ces exercices ont lieu régulièrement, a minima une fois par an. Peut-être faut-il les renforcer.

Il faut trouver ce point d'équilibre sans vitrifier les territoires ni obliger les populations à aller travailler ailleurs, surtout dans un département industriel comme le vôtre. Cela peut et doit s'améliorer avec des dispositions plus adaptées prenant en compte les spécificités du territoire. Un département comme le vôtre possède la culture du risque industriel. Dans les Alpes, on recense deux sites classés Seveso, dont un à Sisteron, mais on n'a pas cette culture. On est davantage habitué à entendre parler des attaques de loups sur les ovins. C'est un travail que l'on doit conforter.

M. Gilbert-Luc Devinaz . - Vous avez raison de rappeler que, dans ce domaine, on manque de mémoire. Celle-ci remonte à moins de vingt ans, à condition qu'il y ait eu des morts !

Cela dit, on a tous oublié les propos d'Haroun Tazieff, qui signalait des risques du côté de Nice et dans la vallée du Rhône, ce qui ne nous a pas empêchés d'y construire un certain nombre d'industries, voire de centrales nucléaires, en oubliant ces analyses scientifiques.

La communication a certes été sur la sellette. Si j'avais entendu vos propos à ce moment, j'aurais pu les interpréter de deux façons. Tout compte fait, cet accident industriel a constitué un exercice en vraie grandeur. Pour vous, qu'est-ce qui a bien fonctionné sur la forme et sur le fond dans cette communication de crise et qu'est ce qui a péché ?

Quand on établit un plan de prévention industriel, même si l'exercice n'est pas facile, ne faut-il pas prévoir en même temps le plan de communication, tant sur la forme que sur le fond ? Vous avez insisté sur l'importance des mots. Je ne suis pas persuadé que c'est lorsqu'on est au feu qu'on a le temps d'y réfléchir.

Qui doit porter cette communication ? Doit-elle toujours être dispensée par un ministre, un préfet ou quelqu'un d'autre, suivant la situation à laquelle on est confronté ?

Ne faut-il pas rendre obligatoire un exercice associant l'ensemble de la population qui peut être confrontée au problème ? Je mesure toutefois la difficulté que cela peut représenter pour un département comme le Rhône, dont je suis élu, qui compte 31 sites Seveso, mais ces exercices ne constituent-ils pas le meilleur moyen de développer l'esprit de résilience chez nos concitoyens ?

M. Christophe Castaner, ministre. - Je crois en effet qu'il faut associer l'ensemble de la population à ces exercices et ne pas négliger l'alerte. On a tous entendu la sirène dans un bâtiment public et attendu que cela passe. Cela fait donc partie de nos apprentissages. Associer l'ensemble de la population à l'exercice est une façon de prendre conscience du risque. Si on le fait dans le Rhône à propos du risque nucléaire, ou en Seine-Maritime à propos du risque industriel, c'est bien parce que le risque existe. Je pense que cela contribue à la culture du risque.

Qu'est-ce qui a fonctionné et qu'est-ce qui n'a pas fonctionné ? Sans affirmer que tout était parfait, la gestion de l'incendie à tous les niveaux a été de très bonne qualité. Le RETEX pourra recenser les fragilités.

J'insiste sur le fait que le commentaire est toujours plus facile que l'action, mais la décision que l'on prend sur l'instant est certainement la bonne.

En matière de gestion de l'incendie, le ministère de l'intérieur et les SDIS ont été plutôt bons. Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné ? A posteriori , on se rend compte que la communication n'a pas permis de rassurer la population. Bien malin celui qui pourrait dire ce qu'il aurait fallu faire. Je l'ai dit, le décès du président Jacques Chirac est un élément déterminant.

Je crois quand même que le préfet a agi au meilleur niveau. Si tout n'a pas été parfait dans sa communication, dans la mienne ou dans celle des ministres, chacun s'est engagé. Le préfet a fait un travail remarquable sur ce sujet, je l'ai déjà dit et je le répète devant vous.

En matière de communication, l'exercice est toujours difficile, mais il faut dire ce que l'on sait et l'assumer, en ayant en tête que cela peut être interprété. Il faut également oser dire ce que l'on ne sait pas. Si un préfet dit qu'il ignore quelque chose, on lui reprochera de vouloir cacher des éléments. Ce n'est donc pas simple. Dans la gestion des crises importantes, c'est l'administration centrale qui met son soutien technique à la disposition des préfets. Le Premier ministre et moi-même avons demandé au préfet de parler et de jouer la transparence la plus totale, ce qu'il a fait, comme tous les autres opérateurs, mais certains pensent encore que l'on a caché certaines choses.

Enfin, aujourd'hui, dans la hiérarchisation des risques, c'est le risque terroriste qui est le plus appréhendé par nos services. Le risque d'incendie, d'explosion, le risque naturel le sont beaucoup moins. Or il nous faut vivre avec la conscience de risques multiples. C'est lourd, mais nécessaire.

M. Jean-Claude Tissot . - Monsieur le ministre, vous nous avez dit qu'il n'y avait pas eu de rupture dans l'approvisionnement en eau destiné à éteindre l'incendie. Il faudra qu'on se penche sur les auditions précédentes, car il me semble qu'on nous a dit le contraire...

Par ailleurs, le bateau-pompe dont vous avez parlé était-il à quai ? Les éléments destinés au mini-plan Polmar étaient-ils à la disposition des services ou ont-ils été mis en place après coup ? Cela signifie que des eaux polluées ont pu se déverser dans la Seine. À partir de quel moment l'eau, dont celle qui a servi à nettoyer les rochers, a-t-elle été stockée dans une darse ?

M. Christophe Castaner, ministre. - D'après mes souvenirs, les deux bateaux ont été acheminés depuis Le Havre. On va le vérifier et on vous fournira la précision. Il n'y en avait qu'un au moment où je suis arrivé. Le second est venu du Havre, pour pallier une éventuelle défaillance du premier. Je pense que les deux ont été acheminés depuis le même endroit. On vous le précisera dès demain.

Concernant la darse, l'eau n'y était pas encore arrivée lorsque j'étais présent sur place. Je ne dis pas qu'il n'y a pas eu ensuite d'écoulements. De toute façon, la pollution a atteint le sol et la Seine. C'est assez logique, hélas. Quand je suis arrivé sur place, la darse n'était pas polluée, mais le matériel du plan Polmar n'était pas encore en place. J'ai vérifié que le plan Polmar avait bien été actionné. C'était le cas. Le matériel est arrivé assez peu de temps après et a été installé, de sorte que si la darse avait été polluée, nous protégions le lien entre la darse et la Seine. Aurait-elle été protégée à 100 %, je n'en suis pas sûr, je préfère être honnête. Le plan Polmar est assez efficace. Il a été déployé avant qu'apparaissent des pollutions manifestes sur la Seine. Elles n'ont pas été relevées selon les informations qui sont en ma possession.

Un affaiblissement du débit a eu lieu entre 4 heures 15 et 5 heures du matin. Certains médias avaient évoqué « une rupture d'alimentation en eau et en mousse lors de l'intervention des pompiers ». J'ai précisé que ce n'était pas le cas.

Les informations en ma possession sont plutôt rassurantes s'agissant de la pollution de la darse. À 11 heures 30, le plan Polmar n'était pas encore déployé. Il l'a été dans la foulée.

Mme Pascale Gruny . - Monsieur le ministre, je suis élue de l'Aisne. À dire vrai, les informations ont manqué dans les Hauts-de-France. La population, aujourd'hui encore, considère le nuage comme celui de Tchernobyl. C'est la pluie qui a apporté certaines substances à certains endroits. Dans les communes où il n'a pas plu, le nuage est passé. Une commune est touchée, entre deux autres qui ne le sont pas. Ma propre maison n'a rien eu, contrairement à celles situées à 600 mètres.

Les maires n'ont pas été informés. Quelques-uns m'ont envoyé des messages en me demandant si leur commune était concernée ou non. Ils n'ont donc pas eu d'information et n'ont pu tenir la population au courant. On m'a même posé la question de savoir si l'on pouvait continuer à consommer les légumes du jardin.

On a demandé aux agriculteurs de ne pas arracher les betteraves ni les pommes de terre, puis on leur a ensuite donné l'autorisation, à condition de les laisser en silos. Tout le monde n'en a pas été informé. Je ne pense pas que cela ait d'incidence sur la santé, mais on doit aujourd'hui tirer toutes les conséquences de l'événement.

Est-il possible d'avoir régulièrement communication de la liste des agences et des scientifiques qui peuvent fournir une information fiable ? Chacun sort en effet un expert ou un scientifique de son chapeau. Nous sommes un peu perdus.

M. Christophe Castaner, ministre. - Il est très difficile de déterminer les agences scientifiques compétentes et reconnues. Quand le préfet ou un représentant de l'État se prononce, il faut que ce soit sur des certitudes scientifiques. Je n'évoquerai pas les différentes agences, d'autant que le spectre est assez large. Vous citiez tout à l'heure, monsieur le président, des personnes parfaitement compétentes qui ne portent pas forcément sur le sujet le même regard que nous.

S'agissant de l'information, Tchernobyl a représenté 200 000 personnes immédiatement évacuées, 35 000 décès reconnus par les autorités et, selon ce que l'on peut lire, 150 000 morts parmi les liquidateurs intervenus sur le site. On n'est pas dans les mêmes proportions. À l'époque, on nous avait dit que le nuage s'était arrêté à la frontière française - on s'en souvient à peu près tous - et on l'a cru parce que c'était une information officielle. Le rapport à l'information est aujourd'hui différent. Cette information ne tiendrait à présent pas trois secondes. C'est une bonne chose, mais elle est remplacée par les formes dont on a parlé tout à l'heure.

Concernant l'effet frontière, des communes qui n'étaient pas dans le département, mais sur le chemin du panache, ont été informées. D'autres, dans le département, n'ont pas été informées parce qu'elles n'étaient pas sur le passage du nuage. Ainsi qu'on le disait, il faut élargir l'information et aller bien au-delà. C'est pourquoi les préfets de zone ont été informés.

La météorologie nationale ne nous avait pas donné tous les éléments de lecture permettant de déclencher les bonnes alertes au bon endroit. Nous y travaillons.

Il ne m'appartient pas de répondre aux questions agricoles. Le préfet a levé les interdictions, après les avoir posées au nom du principe de précaution. Je pense qu'il était nécessaire de le faire, malgré le coût que cela a représenté pour les producteurs. L'ANSES a levé tous les doutes le 14 octobre pour les produits laitiers et le 18 octobre pour les autres.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Monsieur le ministre, les coûts de fonctionnement et d'équipement des SDIS sont uniquement supportés par les collectivités territoriales. Ces coûts explosent avec le temps. J'imagine que l'on doit mener une réflexion sur les besoins des SDIS dans les départements où les sites Seveso sont nombreux.

Nombre de communautés de communes se demandent si elles ne vont pas rendre cette compétence aux communes, ne pouvant presque plus l'exercer, eu égard aux contraintes budgétaires qu'elles ont par ailleurs.

Il serait logique que les entreprises qui génèrent des risques participent au financement des SDIS.

M. Christophe Castaner, ministre. - L'État reverse aux SDIS plus d'un milliard d'euros de taxes chaque année. Cette compétence, décentralisée il y a plusieurs années, connaît des tensions financières. Pour autant, personne ne demande à ma connaissance qu'on la nationalise à nouveau. Je ne suis pas sûr que ce soit la bonne réponse.

Au fil des années, l'État se concentre sur les moyens complémentaires, entre autres dans le secteur aérien. Nous avons accueilli cette année le premier Dash d'intervention sur un total de six. Il s'agit d'un investissement de 380 millions d'euros, directement porté par le ministère de l'intérieur. Les moyens de la sécurité civile peuvent également être confortés grâce à nos militaires, qui interviennent dans ces dispositifs.

Des moyens nationaux spécifiques sont par ailleurs déployés en vue de la gestion des crises rares, avec un portefeuille de moyens projetés. De véritables inégalités territoriales subsistent toutefois. Vous le vivez sur vos territoires : telle commune, plus riche que sa voisine, n'accorde pas les mêmes moyens aux enfants des maternelles et des écoles primaires. Il en va de même pour les départements et les régions. Il existe de vraies différences entre les territoires, conséquence de la décentralisation.

S'agissant des pompiers, la décentralisation a cependant permis une amélioration du niveau d'équipement et d'intervention des sapeurs-pompiers, tant professionnels que volontaires. Ceci représente environ 5 % des départements, ce qui est significatif. Compte tenu des augmentations et des sollicitations, il nous faut agir sur ces questions. Nous le faisons notamment à travers les services d'urgence aux personnes, afin d'essayer de faire baisser la pression, ce qui représente un coût supplémentaire. Le vieillissement de la population y contribue - mais nous sortons là du sujet.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - Que pensez-vous de l'idée de faire participer les entreprises ?

M. Christophe Castaner, ministre. - Elles participent à hauteur d'un milliard d'euros, à travers les taxes sur les assurances, qui viennent financer les SDIS. Les entreprises sont fortement contributives. Dans le cas de Lubrizol, les moyens privés des entreprises sur place ont également contribué à l'efficacité de l'intervention.

La question de la contribution financière des entreprises relève de discussions fiscales. Il s'agit toutefois d'une taxe supplémentaire. Or le Gouvernement ne souhaite pas créer de taxes supplémentaires sur les entreprises ni sur les particuliers préférant plutôt baisser la charge fiscale destinée à la dépense publique.

La prise en charge de coûts induits par l'activité d'une entreprise ne me choque pas, mais la stratégie actuelle est plutôt de les obliger à s'équiper suffisamment. Dans le cas de Lubrizol, c'est ce qui a contribué à maîtriser l'incendie. Les moyens privés ont également permis d'être plus efficace. Ils provenaient de Total, Borealis, ExxonMobil, Rubis Terminal, Sim Le Havre, Carré et de DRPC.

M. Pascal Martin . - Obliger les entreprises classées Seveso à renforcer leurs moyens internes est une très bonne initiative. Plus un incendie est traité rapidement, moins les conséquences sont importantes.

Un SDIS d'Île-de-France a passé une convention avec une société d'autoroute pour qu'elle prenne en charge du matériel destiné à intervenir sous un tunnel. On ne peut totalement écarter ces solutions.

M. Christophe Castaner, ministre. - Je ne puis qu'acquiescer à l'idée d'intégrer les moyens privés dans les moyens de lutte contre les sinistres. Je l'ai d'ailleurs dit dans mon propos liminaire.

Mon sentiment est que la société Lubrizol s'est montrée responsable tout au long de l'intervention comme dans l'accompagnement. Même si personne ne l'a fait ici, il est trop facile de faire un procès à l'entreprise. Elle doit maintenant assumer sa responsabilité financière par rapport à ce qui s'est passé.

Plus globalement, dès lors que les activités du privé font courir un risque public, il est normal que les entreprises contribuent au financement des moyens de lutte contre ce risque.

M. Hervé Maurey , président. - J'ai dit que le préfet s'était senti un peu seul. Vous m'avez repris en disant qu'il avait bénéficié de l'accompagnement de la Direction générale de la sécurité civile. Existe-t-il une cellule qui permette à un préfet d'obtenir une assistance 24 heures sur 24 ?

M. Christophe Castaner, ministre. - Un suivi interministériel avec réunions quotidiennes a été mis en place dans les heures qui ont suivi afin d'alimenter la coordination. Le directeur général ici présent peut, si vous l'y autorisez, vous dire précisément comment les moyens de la DGSCGC ont été mobilisés.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain Thirion prête serment.

M. Alain Thirion, directeur général de la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises. - Lorsqu'une crise de ce type éclate, l'information est relayée extrêmement rapidement au niveau national par l'intermédiaire du COGIC. Le directeur du SDIS délivre également au préfet une information étroite. Lorsque que les moyens locaux mobilisés ne suffisent plus, il faut faire appel aux autres SDIS - on en a mobilisé jusqu'à cinq -, ou à des moyens en dehors de la zone, voire nationaux.

Le ministre a rappelé que ceux qui ont été sollicités ont permis d'éviter les ruptures capacitaires de mousse et d'un certain nombre d'équipements, notamment le véhicule de détection, d'identification et de prélèvement (VDIP), venu de Nogent-le-Rotrou, qui a très rapidement permis de fournir une analyse de l'air.

M. Hervé Maurey , président. - En pareilles circonstances, le préfet doit prendre des décisions très rapides : est-il vraiment seul ou peut-il consulter quelqu'un pour l'aider dans sa prise de décision ?

M. Alain Thirion. - Vous aurez l'occasion d'en parler demain avec lui. Il consulte d'abord ses services locaux, et détermine une stratégie d'intervention en fonction du PPI et des documents dont il dispose, principalement avec le directeur du SDIS, mais pas uniquement. Il peut y avoir des mesures à prendre au regard de l'impact que cela peut avoir en matière de circulation ou de sécurité.

Un relais peut exister dans un deuxième temps, puisque le dispositif qui permet de mobiliser la zone et les moyens nationaux se fait en soutien de ce qui est fait localement.

C'est bien entendu le préfet qui décide seul des opérations et détermine la stratégie, sur la base des documents qui ont été préparés. Ce dispositif d'appui et la montée en puissance des moyens permettent d'éviter les ruptures capacitaires.

M. Christophe Castaner, ministre. - Cette maison a une capacité de gestion des crises assez remarquable et apporte son appui à celui qui décide. Le préfet a le numéro de portable du ministre, du directeur de cabinet, du directeur général, et n'hésite pas à multiplier les appels. Dans un tel cas, tout le monde se met à sa disposition.

La difficulté vient du fait que beaucoup de choses reposent sur un seul homme, qui doit coordonner l'ensemble. Dans le cas d'espèce, le préfet avait toutes les qualités pour ce faire, et je crois qu'il en a fait la démonstration.

Si je considère que la gestion de la crise a été un succès opérationnel, Les choses sont perfectibles, et il nous faut nous poser un certain nombre de questions.

Mon sentiment est que la gestion de ces sinistres dans les grands pôles urbains nécessite un changement d'époque, notamment en matière de communication et d'information. Vous avez évoqué l'utilisation de cell broadcast ou d'autres supports de ce type : je pense que c'est indispensable.

Il nous faut aussi changer de manière de communiquer. On voit bien qu'un système peut s'emballer. Certaines informations qui ont circulé sont complètement folles.

Je pense aussi qu'il nous appartient d'augmenter le niveau d'exigence vis-à-vis des exploitants, notamment quant à leur capacité interne à gérer les incendies.

Vos travaux pourront peut-être nous éclairer sur ces points.

M. Hervé Maurey , président . - Merci beaucoup, monsieur le ministre.

Nous vous avons adressé un questionnaire. Nous souhaiterions recevoir des réponses écrites et toute autre information que vous jugeriez utile, voire des propositions d'amélioration.

M. Pierre-André Durand, Préfet de la région Normandie,
Préfet de la Seine-Maritime
(Jeudi 21 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Nous accueillons aujourd'hui M. Pierre-André Durand, préfet de la région Normandie et préfet de la Seine-Maritime. Il y a deux mois presque jour pour jour, vous avez eu à gérer un accident industriel majeur, celui de l'incendie de l'usine Lubrizol. L'incendie a été rapidement maîtrisé et nous tenons à vous en féliciter. Lorsque notre commission d'enquête s'est rendue à Rouen, nous avons pu apprécier à quel point vous avez eu à prendre des mesures difficiles, rapides et efficaces. Le feu a été rapidement maîtrisé ; en revanche, la taille du panache de fumée, sa dispersion jusque dans les Hauts-de-France et la persistance d'une odeur d'hydrocarbures dans l'agglomération rouennaise pendant plusieurs semaines ont engendré un sentiment d'inquiétude dans la population quant aux conséquences sanitaires, notamment à long terme, de cette catastrophe. Vous avez eu l'occasion, lorsque vous nous avez accueillis à Rouen le 24 octobre dernier, de nous présenter de manière détaillée le déroulement de la gestion de crise, il ne sera pas nécessairement utile d'y revenir, sauf peut-être pour répondre aux quelques collègues qui n'auraient pas été présents à Rouen.

Chacun reconnaît le bon déroulement des opérations, mais plusieurs questions se posent, notamment sur la question de l'information des élus, sur les conditions dans lesquelles l'alerte a été donnée, sur les conditions dans lesquelles les transports publics ont pu circuler le matin, mais pas l'après-midi ou sur les conditions d'ouverture des établissements scolaires.

Nous nous interrogeons également sur l'application de l'instruction ministérielle du 12 août 2014 relative à la gestion des situations incidentelles ou accidentelles impliquant des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE). Nous en avons parlé avec Mme Delphine Batho, ancienne ministre de l'environnement, qui avait souhaité être auditionnée par notre commission d'enquête. Vous avez déclaré devant la mission d'information de l'Assemblée nationale que vous n'aviez pas eu le temps de prendre connaissance de cette instruction.

M. Pierre-André Durand, préfet de la région Normandie, préfet de la Seine-Maritime . - Seulement du rapport d'inspection de 2013.

M. Hervé Maurey , président . - Vous allez pouvoir nous préciser les choses, car nous étions quelque peu étonnés qu'un préfet chevronné tel que vous l'êtes, ayant de surcroît été en poste dans des départements comportant des sites Seveso, n'ait pas eu connaissance de cette instruction ministérielle de 2014.

Vous évoquerez sans doute la question de l'information ; les dispositifs utilisés sont sans doute d'un autre temps, et il est regrettable que le système de cell broadcast n'ait pas été mis en oeuvre jusqu'à présent, alors qu'il s'agit d'une proposition évoquée depuis plusieurs années, notamment ici au Sénat, par notre collègue Jean-Pierre Vogel, dans un rapport de 2017.

Le dernier point sur lequel je vous demanderai de revenir, c'est la question du manque d'eau. Vous avez attiré notre attention, lorsque nous sommes venus à Rouen, sur le fait que, pendant quatre heures, le débit d'eau a été insuffisant. L'incendie aurait pu être maîtrisé dans des délais encore plus brefs. Les responsables de la métropole que nous avons interrogés il y a quelques jours semblaient le découvrir et ont considéré qu'il n'y avait pas eu de problème.

Je vous rappelle que vous êtes devant une commission d'enquête, que tout témoignage mensonger est passible de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pierre-André Durand prête serment.

M. Pierre-André Durand . - L'événement que nous avons vécu la nuit du 25 au 26 septembre 2019 est un événement évidemment extrêmement difficile et exigeant pour les services. Il s'est agi d'un incendie industriel de grande ampleur concernant un site industriel Seveso « seuil haut » qui contenait principalement des additifs chimiques d'huiles de lubrifiant, relevant essentiellement de la famille des hydrocarbures. Cet incendie s'est déclaré un peu avant 3 heures du matin et a été totalement éteint en douze heures : il a été circonscrit à 10 h 30, maîtrisé à 13 heures et éteint à 15 heures. Cet incendie extrêmement spectaculaire nous a, bien évidemment, très vite mobilisés. Très rapidement après la première intervention des sapeurs-pompiers, il est apparu que l'article L.742-2 du code de la sécurité intérieure devait s'appliquer : lorsqu'un sinistre concerne plusieurs communes ou est d'une importance telle qu'il dépasse les moyens de la commune, le préfet doit prendre la main et c'est ce que j'ai fait. Avec l'éclairage des sapeurs-pompiers, il m'a fallu ensuite caractériser le risque. Le plan particulier d'intervention (PPI) de la zone de Rouen regroupe plusieurs sites Seveso et ICPE. Il prévoit différents types de risques : le risque explosif, le risque toxique et le risque thermique. Nous n'étions ni dans un cas de risque explosif - même s'il y a eu des explosions de bouteilles de gaz ou de fûts -, ni dans un cas de risque toxique - pas de chlore ou autre, entraînant des décès immédiats ou rapides -, mais dans un cas de risque incendie avec cet important panache de fumée. Cette caractérisation du risque nous a ensuite permis de définir la manière d'agir pour traiter le sinistre et calibrer les moyens.

J'ai tout d'abord pris en compte le plan de prévention des risques technologiques (PPRT) de ce site qui avait déjà réduit les risques à la source, notamment par le retrait de deux cuves de gaz et d'un stockage d'acide chlorhydrique. Je me suis également appuyé sur l'étude de dangers établie par la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) dès 4 heures du matin, qui m'a permis d'avoir une indication précise sur le site et le type de produits présents. J'ai donc pu, sur cette base, fixer une ligne stratégique claire au colonel des sapeurs-pompiers. Je souhaitais en premier lieu éviter tout risque de suraccident : on trouve en effet, dans un rayon de 500 mètres, deux sites Seveso « seuil bas » et trois ICPE. Ma seconde préoccupation était d'avoir très vite les éléments de mesure des sapeurs-pompiers, pour prendre les décisions adaptées vis-à-vis de la population rouennaise : fallait-il évacuer ? Fallait-il confiner ? Ou fallait-il simplement éviter les déplacements inutiles et mettre à l'abri les personnes les plus fragiles ? C'est sur ces bases-là que le sinistre a été traité.

Le bilan a été satisfaisant, au regard des craintes que nous avions : pas de suraccident, pas de morts, pas de blessés, pas d'immeubles détruits et pas de pollution de la Seine. Nous avons cependant rencontré deux obstacles de taille au cours de ces douze heures : la rupture d'une source importante d'eau pendant la phase d'extinction, à laquelle vous avez déjà fait allusion, et un risque de pollution majeure de la Seine. En effet, les eaux d'extinction et les émulseurs, mais aussi les hydrocarbures échappés des fûts éventrés, ont commencé à se déverser dans une darse ; j'ai donc pris la décision de mobiliser des moyens du plan Pollution maritime (Polmar) que j'ai fait rapatrier du Havre pour bloquer dans la darse l'ensemble de ces pollutions. Pour remédier à la rupture d'alimentation en eau, nous avons mobilisé des bateaux-pompes qui ont apporté leur concours dès 8 heures du matin.

Voilà donc, à très grands traits, ce à quoi nous avons été confrontés pendant cette nuit. Inutile de vous dire que quand, dans l'après-midi, nous avons pu stabiliser le bilan, avec la hantise de compter des tués, des blessés ou des destructions, nous avons été bien évidemment soulagés. Il y a eu par ailleurs cette pollution liée au nuage qui s'est déployé puis s'est étiré et dilué jusque dans les Hauts-de-France et qui a donné lieu ensuite à des chutes de suie. Nous avons alors alerté les maires.

M. Hervé Maurey , président . - Je souhaiterais que vous nous répondiez sur la question de l'instruction ministérielle. Mme Delphine Batho nous a indiqué que, d'une manière générale, les préfets avaient fait peu de cas de cette circulaire, alors qu'elle avait eu l'occasion de la présenter, en tant que ministre, pendant une demi-journée, à l'occasion d'une réunion des préfets, afin de les sensibiliser sur l'importance de ce sujet.

M. Pierre-André Durand . - Je vous remercie de me donner l'occasion de préciser quelque peu les choses. Lorsque j'ai été entendu par la mission d'information de l'Assemblée nationale, son président Christophe Bouillon m'a demandé si, lors de ma prise de fonctions, j'avais lu le rapport d'inspection sur l'incident Lubrizol de 2013. J'ai répondu très franchement, et je le répète sous serment devant vous aujourd'hui, que je ne l'avais pas lu, car, à ce moment-là, je ne l'avais pas à l'esprit. J'avais pris mes fonctions en Seine-Maritime quelques mois auparavant. Lorsqu'un préfet prend ses fonctions, il accomplit un certain nombre d'actes essentiels : il se fait présenter l'ensemble des sites sensibles du département
- centrales nucléaires, sites Seveso, etc. - puis l'état des plans - plan Orsec, PPI, et autres - et enfin, l'état du Service interministériel régional des affaires civiles et économiques de défense et de la protection civile (SIRACEDPC) et du centre opérationnel départemental (COD). C'est ce que j'ai fait. Quant au rapport d'inspection de 2013, je ne l'avais pas à l'esprit, et on ne me l'a pas signalé.

J'ai donc été assez surpris quand Mme Batho a déclaré qu'en 2013, il y a six ans, en réunion de préfets, elle avait présenté ce rapport. Je rappelle que nous avons, chaque année, six à huit réunions de préfets qui font intervenir quatre à six ministres par journée, sur des temps de parole de 30 à 60 minutes, ce qui correspond à une cinquantaine d'interventions par an. Très honnêtement, je n'ai pas le souvenir de son intervention, ni même du rapport, que j'avais peut-être lu à l'époque.

Ce qui est important, c'est de savoir si ce rapport avait donné lieu à du droit positif. J'ai cru comprendre que Mme Batho avait également affirmé que le Gouvernement n'en avait tiré aucune conséquence. Cela n'est pas exact, puisqu'il y a justement eu cette instruction du 12 août 2014 signée par Mme Ségolène Royal et par M. Bernard Cazeneuve. Il y a donc bien eu une traduction de ce rapport par le Gouvernement de l'époque.

De quels outils ai-je disposé le soir de la crise ? Essentiellement des dispositions législatives et réglementaires du livre VII du code de la sécurité intérieure, qui constitue en quelque sorte le socle des outils de gestion de crise, ainsi que des diverses circulaires, dont celle du 12 août 2014.

Comment cette circulaire a-t-elle trouvé à s'appliquer ? Premièrement, sur la question du réseau d'expertise, grâce à un partenariat et un appui apportés par la Dreal d'Île-de-France. Deuxièmement, sur la mobilisation de la cellule d'appui aux situations d'urgence (CASU), avec l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) : c'est alors que j'ai eu connaissance du rapport, à 19 h 40. Troisièmement, sur la prise en compte des événements industriels dans les plans d'opérations internes (POI) et les PPI : ces éléments sont partiellement intégrés dans les POI des industriels et la Dreal en a le contrôle au titre des inspections qu'elle diligente ; dans les PPI des fiches spécifiques ont été rédigées pour que les industriels informent les riverains, les collectivités de tout événement perceptible. Dernièrement, sur le rôle renforcé des associations agréées de surveillance de la qualité de l'air (AASQA) : on applique de façon presque littérale la circulaire avec la mutualisation et la mise à disposition par Atmo Normandie de canisters auprès du service départemental d'incendie et de secours (Sdis) pour permettre des mesures rapides de la qualité de l'air ; la circulaire permet également de suspendre momentanément ou d'adapter la diffusion des indices de qualité de l'air, c'est ce qu'a fait Atmo l'après-midi même. Je considère que cette circulaire, qui constitue une boîte à outils, a été bien utilisée.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Je vous remercie de toutes les précisions que vous venez de nous apporter sur un événement « difficile » et « exigeant » selon vos mots, que nous pouvons considérer comme un accident majeur. Nous avons entendu hier M. Christophe Castaner, ministre de l'intérieur, qui nous a fait part de sa satisfaction quant à votre intervention rapide et efficace. Il a même l'employé le terme de « prouesse ».

Le 5 novembre dernier, l'Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amaris) a publié un livre blanc qui met l'accent sur une communication de crise dépassée avec des messages contradictoires et flous, qui aurait généré de la défiance au sein de la population. Vous avez vous-même déclaré : « Nous ne pouvons pas gérer les crises du XXI e siècle avec des outils du XX e » Vous avez également déclaré avoir identifié des marges de progrès : quelles sont-elles ? Nous avons l'impression que l'État, obsédé par la défense des secrets de fabrication industrielle, a fait de la rétention d'information qui donne un sentiment d'opacité. J'en veux pour preuve la liste des produits brûlés qui a été dévoilée petit à petit et qui était largement illisible. Dans ces conditions, comment s'étonner que la confiance dans la parole de l'État s'érode ? Cette situation n'a-t-elle pas alimenté les peurs ?

M. Pierre-André Durand . - J'ai toujours très clairement indiqué, sans aucune réticence ni aucun déni, que nous sommes évidemment perfectibles sur le terrain de l'information. S'agissant de la liste des produits, nous étions, souvenez-vous, dans une situation où, normalement, la liste des produits n'était pas communicable, conformément à une instruction de 2017 diffusée à la suite de l'attentat de Saint-Quentin-Fallavier. Toutefois, dans le cas d'espèce, compte tenu de l'émotion, le Premier ministre a décidé de rendre publique la liste des produits. Ces listes sont conservées et gérées par la Dreal, mais elles ne prennent pas en compte l'évolution des stocks au jour le jour. En revanche, à chaque inspection, l'exploitant doit être en mesure de produire l'état de ses stocks. C'est ce que nous avons demandé à Lubrizol à la suite de l'incendie, mais l'exploitant nous a adressé une liste illisible de formulations industrielles et commerciales. Nous avons dû nous y prendre à trois fois avant de pouvoir disposer d'une liste précise. Quant à l'entreprise Normandie Logistique, elle n'a pas diffusé sa liste au même moment. La totalité des produits brûlés a donc été rendue publique en deux temps. La Dreal a été confrontée à une situation qui, en termes d'annonces et de communication, n'était pas des plus confortables.

Sur les marges de progrès concernant l'information, ma conviction très forte est que le sujet du cell broadcast est, d'un point de vue professionnel, tout à fait central. Quand nous avons dû informer et alerter les populations, nous avons publié un tweet à 4 h 50, puis un communiqué de presse à 5 h 15 ; j'ai ensuite très vite pris la parole sur les ondes et, au cours de la journée, j'ai tenu quatre conférences de presse, publié quatre communiqués de presse et accordé plusieurs dizaines d'interviews. Nous avons donc déployé un plan de communication massive, mais, dans le même temps, nous avons assisté à la montée en puissance très rapide des réseaux sociaux, avec des discours très divers, des bruits les plus singuliers et qui ont fait dévier, presque d'emblée, l'information.

J'évoque à présent l'alerte et l'information des populations, car tout se tient. Dans la partie réglementaire du code de la sécurité intérieure, les articles R.732-19 et suivants décrivent les outils à disposition du préfet et lui laissent le choix parmi ces derniers. L'article R.732-20 mentionne ainsi à la fois la possibilité d'émettre un message d'alerte, au moyen d'une sirène, et celle d'une diffusion par la radio. Nous avons donc une liberté de choix.

S'est posée très rapidement à moi la question des sirènes, la sirène étant l'un des éléments de l'alerte. Il est entre quatre et cinq heures du matin, je dispose d'un PPI de zone qui comporte 31 sirènes couvrant 32 communes. Raisonnablement, à quatre heures du matin, devais-je déclencher ces 31 sirènes ? Évidemment, non. Et j'assume totalement ce choix, le code de la sécurité intérieure me laissant d'ailleurs cette liberté. C'est le premier point. Sachant que l'utilisation des sirènes, même en mode dégradé, peut aller jusqu'à ne pas les actionner.

Fallait-il n'en actionner aucune ? Face à un tel événement, imaginez que je n'aie actionné aucune sirène, que n'aurait-on dit ? Je décide donc d'actionner les deux sirènes à proximité.

Se pose ensuite la question du moment. Fallait-il actionner ces deux sirènes, que l'on entend de loin y compris du centre de Rouen, à quatre heures du matin ou faire un autre choix ? J'ai fait un choix autre. Je les ai actionnées à huit heures moins le quart, avant que les gens aillent à leur travail - étant précisé que, près d'une heure et demie avant, sur les ondes, j'évoquais l'événement et j'annonçais que nous allions actionner ces deux sirènes au moment choisi. Le processus avait donc été annoncé et expliqué, et il a été souligné que cette activation des sirènes avait pour objet d'inviter les gens à écouter la radio et à suivre un peu les choses.

D'un point de vue macro, cela a été compris. Cela a été une bonne décision pour la ville de Rouen et l'ensemble des communes. En revanche, cela a pu causer des quiproquos pour les communes très proches du site, notamment à Petit-Quevilly, qui voyait l'incendie, en quelque sorte, et n'a entendu les sirènes que plus tard. J'admets tout à fait qu'il ait pu y avoir un quiproquo.

Sans vouloir être trop long sur nos histoires de sirènes, je rappelle ce qu'il faut faire lorsqu'une sirène sonne. Il faut rester chez soi, ne pas téléphoner, écouter la radio et ne pas aller chercher ses enfants à l'école.

M. Hervé Maurey , président . - Mais qui sait cela, monsieur le préfet ?

M. Pierre-André Durand. - Je pose la question : qui sait cela ?

J'ajoute que, si les sirènes de Seveso seuil haut et les sirènes de centrales nucléaires ont à peu près la même signification, en revanche la signification d'une sirène de barrage est inverse. Quand la sirène sonne, il faut évacuer les lieux. Imaginez que quelqu'un se retrouve à la campagne sous un barrage au moment où une sirène se déclenche et n'ait qu'une connaissance partielle de sa signification, vous voyez un peu le problème.

Nous avons su passer du tocsin à la sirène au début du XIX e siècle. Je pense que, au XXI e siècle, il faudrait, au moins sur les sites très industriels - je pense à Rouen et au Havre, mais il existe d'autres lieux, comme la vallée de la chimie dans le département du Rhône - passer au cell broadcast .

Cela fait partie des petits points de friction que j'ai eus. Je vois bien l'avantage de ce système. Au lieu d'avoir un écran avec des sirènes à activer, vous avez un écran comportant des pylônes. Il faut alors sélectionner les pylônes, ce qui garantit une zone de diffusion plus large que la zone opérationnelle composée des fameuses douze communes que vous connaissez. Le problème de l'effet frontière ne se pose donc pas, la diffusion étant forcément plus large et les gens recevant, ou non, le message.

De plus, cela peut être fait à n'importe quel moment. Et le message arrive sur les téléphones portables. Tout le monde, même dans les classes modestes, dispose aujourd'hui d'un téléphone portable. Nous sommes dans une société plutôt individualiste. C'est ainsi. Vous devez le vivre en tant qu'élus. Cette société est aussi très mobile. Il faut donc livrer l'information directement au citoyen.

Le cell broadcast permet également d'écrire des messages un peu plus longs que des SMS, comportant sauf erreur de ma part plus de 1 300 signes. Ces messages peuvent indiquer la nature de l'événement concerné ainsi que la conduite à tenir. Le citoyen recevrait ainsi ces informations à domicile. Un tel système règle la question du moment de diffusion de l'information et limite les risques de malentendus et d'effet frontière. Je ne jette pas les sirènes, si je puis dire. Mais elles ne pourraient être, à mon sens, qu'un moyen redondant. Il faut que l'outil de droit commun de l'information pour les risques technologiques, et peut-être aussi pour les risques nucléaires, puisse passer par le cell broadcast.

M. Hervé Maurey , président . - Encore faut-il une couverture en téléphone mobile.

M. Pierre-André Durand. - Oui, c'est pourquoi je proposais que l'on s'intéresse en premier lieu aux très grandes concentrations urbaines. Toutes les zones, peuplées ou non, méritent évidemment d'être traitées. Mais, comme dans tout dispositif, nous pourrions peut-être commencer par les très grands pôles industrialo-urbains que nous avons sur notre sol.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - Monsieur le préfet, vous avez souligné que le PPI comme le PPRT et l'étude de dangers étaient centrés sur des risques létaux à court terme - toxicité aiguë, surpression, effet thermique. L'accident de l'usine Lubrizol soulève, pour sa part, des questions de toxicité chronique. Faut-il renforcer la prise en compte de ces risques dans les documents existants ?

Par ailleurs, quelle est la composition exacte des 160 fûts endommagés qui se trouvent actuellement sur le site de l'usine Lubrizol ? Vous avez dit vous-même, le 1 er octobre dernier, que ces fûts contribuaient aux émanations malodorantes. Cela signifie donc qu'ils fuient.

M. Berg a laissé entendre qu'il s'agissait du même produit qu'en 2013 pouvant dégager du mercaptan et de l'hydrogène sulfuré (H 2 S) lorsqu'il est chauffé. Cela laisse à penser qu'il s'agit de dialkyldithiophosphate de zinc (DATP). Pourquoi cela n'a-t-il pas été dit, écrit, précisé ? La transparence souhaitée sur ce point par les populations n'a pas été totale jusqu'à présent.

Par ailleurs, un dispositif impressionnant a été mis en place autour de ces fûts, comportant une tente dépressurisée, des robots manipulateurs, etc. Cela montre que ces produits sont dangereux. Curieusement, il semblerait que le protocole d'engagement des opérations que vous avez signé le 1 er octobre n'ait pas été publié au même titre que les autres documents sur le site de la préfecture, ce qui interroge sur le niveau de transparence à l'oeuvre sur cette question.

Enfin, quelles sont la composition exacte et la toxicité des gaz qui s'échappent de ces fûts ? Des analyses ont-elles été réalisées ou seront-elles conduites prochainement ? Le bon sens voudrait en effet que ces gaz soient analysés, afin d'avoir une idée de la nature des gaz qui se sont échappés pendant l'incendie et dans les jours suivants.

Il s'agit là de questions importantes que les populations se posent et sur lesquelles la transparence ne semble pas totale. J'aimerais donc avoir votre éclairage à leur sujet.

M. Pierre-André Durand. - Sur la question des risques chroniques que vous évoquez, le PPI prévoit des scénarios très clairs adossés à des études de dangers. Nous étions en l'occurrence dans le cas d'un risque à effet thermique qui comportait également une toxicité par le nuage. Si l'on était dans le nuage, une difficulté se présentait, bien entendu.

L'étude de dangers expliquait qu'avec 100 mètres de plafond et 1 340 mètres de distance nous n'étions plus dans les zones d'effets irréversibles, même à mesure des zones de dilution. C'est ce qui m'avait conduit d'ailleurs, compte tenu du caractère très exceptionnel de ce feu - je rappelle que le plafond a démarré à 400 mètres, puis est redescendu à 200 mètres - à ne pas me poser de question et à considérer d'emblée qu'il fallait appliquer les mêmes mesures sur 22 kilomètres, soit la longueur des douze communes concernées.

Sur la question des risques chroniques, je n'ai pas d'élément particulier à vous donner. Il s'agit d'un sujet assez technique que le Dreal ou l'Agence régionale de santé (ARS) vous expliqueraient mieux que moi.

Pour vous répondre, j'utilise, pour ma part, l'étude de dangers telle qu'elle existe, qui a d'ailleurs été mise à jour récemment ; c'est pourquoi je préférerais que vous puissiez évoquer ce point avec la Dréal. Je pense que la totalité des risques a bien été prise en compte.

S'agissant des odeurs, des odeurs extrêmement désagréables ont effectivement perduré à Rouen pendant près de quatre semaines. Il s'agissait essentiellement d'odeurs d'hydrocarbures. Ces odeurs avaient plusieurs sources. Elles venaient à la fois du site de Lubrizol, du site de Normandie Logistique et de la darse dans laquelle s'étaient déversés en grande quantité de l'huile, du lubrifiant et de l'émulseur utilisé par les sapeurs-pompiers
- le tout provoquant une odeur très forte que je qualifierais d'odeur de station-service. C'est donc cette odeur très déplaisante que nous avions dans la ville de Rouen, dans les appartements comme dans les bureaux. Je peux en témoigner, subissant évidemment cette odeur comme tout le monde.

Les travaux de dépollution et de nettoyage ont été engagés, ce qui a permis de supprimer presque totalement cette odeur. Elle reste encore présente à proximité du site. Pour vous dire jusqu'où cela est allé, près de trente mètres cubes d'hydrocarbures sont allés se loger sous les quais, qui sont bâtis sur pilotis. Il a fallu faire intervenir des plongeurs et installer des pompes pour retirer ces substances.

Toutes les nappes et autres flaques d'hydrocarbures ont été retirées à l'heure où je vous parle. Il reste encore des matières plus ou moins solides à enlever. Le travail se poursuit. Il s'effectue en deux étapes, conformément aux prescriptions : l'une fin novembre, l'autre fin décembre. Les choses devraient être rétablies d'ici la fin de l'année.

Concernant les fûts, il faut en retirer 1 300. Une partie de ces fûts - entre 250 et 300 - a déjà été retirée. Sur ces 1 300 fûts, 160 sont altérés et font l'objet d'un traitement particulier justement pour éviter les odeurs.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Pourriez-vous nous en donner la composition exacte ?

M. Pierre-André Durand. - Je ne la connais pas, mais la Dreal pourra vous la donner.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Les émanations de gaz de ces fûts ont-elles fait l'objet d'une analyse ?

M. Pierre-André Durand. - Je n'ai pas connaissance de telles analyses. Les mesures prises visent précisément à éviter toute émanation.

Ces fûts sont traités en tente dépressurisée pour éviter les odeurs. Si j'ai bien compris - ce sujet est très technique -, celles-ci sont liées à la décomposition des produits qui, chauffés, peuvent dégager du mercaptan provoquant une odeur désagréable, à distinguer toutefois de la toxicité.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - Nous interrogerons donc la Dreal sur la composition des produits contenus dans ces fûts et sur la nature des gaz qui s'en dégagent.

M. Gilbert-Luc Devinaz . - Monsieur le préfet, j'ai plusieurs questions à vous poser.

De qui les bateaux-pompes dépendent-ils ? Sont-ils à votre disposition à votre demande ?

À quel moment le Centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (Cogic) est-il intervenu en soutien ? Comment le rapport s'est-il formalisé avec lui ? Quelle a été la nature de ce soutien ? Je présume que des débriefings ont été réalisés. En envisagez-vous dans le temps ?

Vous avez parlé d'un risque thermique, mais des fumées potentiellement toxiques se sont dégagées, que des personnes ont pu inhaler. Un suivi est-il prévu par rapport à cette situation ?

Par ailleurs, la communication est « sur la sellette », ce qui est normal dans ce genre de situation. Il est en effet beaucoup plus facile de dire ce qu'il faut faire lorsque l'on n'a pas à le faire. Cela dit, de votre point de vue, quelles démarches de communication ont bien fonctionné et quelles autres n'ont pas donné satisfaction ? Ne serait-il pas nécessaire d'intégrer un plan de communication dans les PPI, si ce n'est pas déjà prévu ?

Enfin, ne faudrait-il pas rendre obligatoires des exercices associant la population ? Quelle en serait la difficulté ? Je vous pose cette question, car le département dont je suis l'élu, le Rhône, comporte 32 sites Seveso.

M. Pierre-André Durand. - Un bateau est arrivé du grand port maritime de Rouen à 5 h 48 pour pallier l'affaissement de la ressource en eau.

M. Gilbert-Luc Devinaz . - Étiez-vous prioritaire ?

M. Pierre-André Durand. - Oui. Aucun débat n'a eu lieu sur ce point. Ensuite, deux autres bateaux venus du Havre sont arrivés en renfort à 12 h 30 et à 15 heures. Mais l'essentiel du travail s'est fait à partir de 5 h 48. Nous avons eu plusieurs échanges téléphoniques et en visioconférence assez fluides avec le Cogic. Je vous retrouverai les heures exactes auxquelles ces communications ont eu lieu.

Ces échanges ont été utiles, car ils ont permis notamment le renfort de SDIS voisins. Un hélicoptère a également été mobilisé. Je considère, très honnêtement, avoir eu un bon appui opérationnel.

Par ailleurs, la communication n'étant pas optimale, j'ai pris l'initiative d'avoir des échanges avec des maires, en tête-à-tête ou avec les services, afin d'obtenir de leur part de petits retours d'expérience et de leur demander ce qui, selon eux, pouvait être amélioré.

Parmi les éléments perfectibles, nous pouvons citer l'usage de la gestion de l'alerte locale automatisée (Gala). Compte tenu de la taille de l'incendie et de la vitesse de sa propagation, un périmètre opérationnel a été défini et nous avons prévenu tout de suite les services de permanence des mairies. Mais cette information n'a pas été doublée d'un message envoyé aux maires par Gala. Or cette démarche aurait été bienvenue. Les maires ont été avisés par leurs services, mais certains auraient préféré recevoir une information directe, ce que je comprends.

En milieu de journée, vers 14 heures, je n'avais pas encore les retours de Météo-France et de l'Ineris. J'avais pris la peine en début de matinée d'essayer de visualiser le nuage par un envoi d'hélicoptère. C'est ainsi que nous avons su qu'il faisait 22 kilomètres.

À ce moment-là, le feu et les fumées diminuaient à Rouen, d'une part, mais d'autre part, commençaient à se diluer et à s'étirer, et nous ne savions pas où. J'ai donc diffusé un message Gala, qui a été reçu par tous les maires, expliquant ce qu'il se passait. À cette distance, il n'y avait pas d'autre préconisation. Nous étions en dessous du panache, donc en situation d'air habituelle - même si ce terme a pu parfois faire débat. Comme je n'avais pas de visibilité, je n'ai plus voulu attendre. J'ai donc diffusé ce message.

Il a été assez bien compris des maires de l'intérieur. Je crois que vous les avez auditionnés récemment. C'était mon objectif. Mais je manquais de visibilité sur le nuage. En effet, la carte dont nous disposons ayant été établie a posteriori , je ne l'avais pas lors de l'événement.

Or les maires des communes proches de Rouen, qui voyaient le panache de fumée depuis le matin, n'avaient pas eu d'informations de la part de la préfecture, car leurs communes ne figuraient pas dans le périmètre opérationnel. Ils ont donc reçu, en début d'après-midi, un message les informant de l'événement et les incitant à la prudence et à la vigilance, notamment à l'égard des personnes fragiles - enfants, personnes âgées, etc. Cela a suscité un peu d'incompréhension.

Sans vouloir paraître obsessionnel, si j'avais eu un outil de type cell broadcast , non seulement j'aurais pu agir la nuit et envoyer des messages personnalisés à domicile, mais je n'aurais pas été confronté au problème de l'effet frontière. Car j'aurais pu mobiliser un réseau de pylônes qui aurait été nécessairement plus large que le périmètre opérationnel.

S'agissant des exercices, en 2018 et 2019 la préfecture a réalisé des exercices sur tout type de risque. Depuis début 2019, 81 exercices POI ont été effectués par les industriels
- environ huit, pas moins. Le 1 er mars 2019, un important exercice PPI a été réalisé sur le site de Borealis.

Pour ce qui est des plans communaux de sauvegarde (PCS), un problème s'est posé sur lequel je me permets d'attirer votre attention. J'ai lancé récemment un exercice PCS adressé aux 708 communes du département. Sur les 708 communes, toutes ne sont pas soumises à un PCS obligatoire. C'est un exercice annuel, donc connu, qui n'intervient pas par surprise. Il se fait sur la base du volontariat, ce que j'ai bien indiqué aux communes.

Au 19 novembre, 85 communes ont répondu ; 53 d'entre elles ont indiqué qu'elles ne participeraient pas. Sur ces 53 communes, 19 d'entre elles sont dotées d'un PCS. Les 32 communes restantes ont dit qu'elles participeraient. Sur ces 32 communes, 12 n'ont pas de PCS. Soit un taux de participation de moins de 5 % à ce jour.

Mon propos n'est pas critique. Je ne voudrais pas qu'il soit mal perçu. Je constate en revanche que cela renvoie à la question de la culture du risque qui se pose dans notre société.

Mme Céline Brulin . - Monsieur le préfet, l'État ne devrait-il pas précisément impulser une dynamique sur ce point ? Nous constatons en effet qu'il existe des marges de progrès, notamment sur les PCS. Il reste une culture à développer en matière de risque.

Je reste interrogative par ailleurs sur la question du contenu des fûts. Dans les premiers jours ayant suivi l'incendie, l'un des dirigeants de Lubrizol m'a indiqué qu'il était extrêmement touché par ce qu'il s'était produit, notamment parce que le stockage en question était, d'après lui, un outil très performant permettant de savoir au fût près quels produits étaient présents sur les lieux.

Notre attention a été également appelée sur le fait que la circulaire Hulot-Collomb du 6 novembre 2017 limitait la connaissance des produits présents sur les sites sensibles en raison du risque d'attentat, mais n'interdisait pas de communiquer ces informations aux sapeurs-pompiers, aux maires voire même à certaines associations concourant à la sécurité civile. Le temps nécessaire pour dévoiler la liste des produits présents sur le site de Lubrizol me laisse donc perplexe.

Enfin, je distingue, pour ma part, l'alerte de l'information. S'agissant de l'alerte, j'ai entendu vos arguments relatifs au choix de l'heure de déclenchement des sirènes. Il n'empêche que cette heure était très tardive pour de nombreuses professions - transports en commun, facteurs, etc. Quel est votre point de vue sur ce sujet ?

Enfin, les services de la préfecture ne devraient-ils pas, selon vous, être entourés d'une cellule d'information ayant pour mission d'informer les populations et les élus locaux ?

Mme Françoise Cartron . - J'aimerais me projeter dans l'avenir, car tel est aussi le but de cette commission.

Monsieur le préfet, comment envisagez-vous et à quelle échéance l'éventuelle réouverture de l'usine ? Avec quels protocoles ? Quelles préconisations ? Et quel accompagnement pourrait-il être prévu sur le plan de l'information pour que la population perçoive bien les conditions dans lesquelles cette usine pourrait reprendre son activité ?

Mme Catherine Morin-Desailly . - Monsieur le préfet, j'ai interrogé M. le ministre de l'intérieur le 20 novembre dernier sur la capacité que pouvait avoir à répondre à ce genre de crise une équipe préfectorale, sachant la diminution des effectifs qui s'opère depuis plusieurs années dans les préfectures, en application de la révision générale des politiques publiques (RGPP).

Il vous est peut-être délicat de répondre à cela compte tenu du devoir de réserve qui s'impose à vous en tant que fonctionnaire de l'État. Mais j'aimerais savoir si la difficulté à communiquer dont vous avez vous-même fait état peut être attribuée à un manque d'effectifs au sein de la préfecture.

M. Pierre-André Durand. - Concernant la culture du risque, nous avons dans les effectifs du SIRACEDPC un agent qui suit tous les programmes d'exercice de l'État et des industriels ainsi que les incitations faites auprès des élus pour participer à ces exercices. Nous nous efforçons déjà d'améliorer la planification de ces programmes.

Parmi les pistes de progrès à envisager, ne pourrions-nous pas rendre obligatoires les PCS ? Je me permets de réfléchir à haute voix devant vous. Je rappelle que les PCS ne concernent que des mairies soumises à des risques particuliers. Ne faudrait-il pas rendre l'outil PCS obligatoire dans toutes les communes, afin de généraliser la culture de la planification ?

Des travaux de sensibilisation se font déjà. Je pense notamment aux exercices menés régulièrement par l'Éducation nationale. Mais je crois que nous avons un problème très français, celui d'une culture du risque assez distanciée. Et nous voyons bien lorsque survient l'événement l'émotion que cela crée, les questions et les analyses que cela suscite, etc.

L'État peut effectivement impulser une dynamique. Nous le faisons. Mais je pense que cela doit concerner la société tout entière. L'État ne peut pas tout en la matière.

Le contenu des fûts n'est quant à lui pas soumis au secret. M. Berg vous en parlera sans doute de façon plus savante que je ne pourrais le faire. Il n'y a aucune volonté de ne pas communiquer les informations.

Nous avons été très desservis opérationnellement et sur le plan de la communication puisqu'il nous a fallu nous y reprendre à trois reprises pour obtenir la bonne liste de produits de la part de l'exploitant et puisque les listes des produits nous sont parvenues en deux temps - d'abord ceux de Lubrizol, puis ceux de Normandie Logistique. Ce n'était pas optimal sur le plan de la communication.

Dans un monde où le complotisme est assez présent - je fais allusion au monde des réseaux sociaux -, l'on y voit forcément je ne sais quelle mauvaise manière.

C'est factuel, les choses se sont présentées ainsi. Mais, je le dis devant vous et sous serment : sachez qu'il n'y a eu aucune volonté de masquer la liste ou la composition de l'ensemble de ces produits.

Nous avons d'ailleurs, depuis, abondamment nourri le site de la préfecture, où sont publiés les résultats des analyses dès qu'ils nous parviennent - quelles que soient ces analyses (eau, produits agricoles, etc.). Il existe donc à présent une banque de données de résultats extrêmement fournie, l'événement remontant à près de deux mois. Et ces résultats sont encourageants.

Sur le fait que tout cela ait tardé, c'est le problème de l'exploitant. C'est l'exploitant qui a failli. Je suis assez clair là-dessus.

Sur l'information des élus locaux, nous pourrions avoir deux idées. Nous pourrions imaginer, d'une part, de protocoliser Gala. Ce dispositif relève plutôt du domaine réglementaire, voire de la circulaire. Peut-être serait-il possible de prescrire au préfet, lorsqu'un événement survient, d'informer tous les maires pour qu'ils sachent qu'il se passe quelque chose, en précisant par exemple : « consignes suivront si concernés ». Puis, d'autre part, une fois les communes concernées définies, nous pourrions envoyer un second message Gala expliquant la conduite à tenir, voire un troisième message signalant la fin de l'événement.

Mais il ne faut pas non plus surdimensionner ou survaloriser Gala pour deux raisons. D'une part, il existe aussi des carences municipales. Nous avons parfois 10 % à 15 % d'absence de réponse des intéressés par vague Gala. D'autre part, il ne faut pas non plus que l'État demande aux maires des choses impossibles. Par exemple, s'il s'agit de dire par message Gala : « Prévenez vite votre population ». C'est bien gentil, mais cela est possible pour un maire d'une commune de 200 habitants, qui peut circuler en voiture dans son village avec un mégaphone, par exemple. Mais si la commune compte 3 000 ou 4 000 habitants, comment faites-vous pour prévenir le moindre pavillon, la moindre cage d'escalier ? On retombe sur le cell broadcast. Ce système serait triplement gagnant en cas d'information très générale. Il serait gagnant pour l'État, pour les maires, comme pour les populations touchées.

Sur la réouverture de l'usine, les choses sont très simples. La réouverture complète de l'usine me paraît inenvisageable avant plusieurs mois.

Ce qui me paraît positif, c'est que Lubrizol a eu une attitude plutôt responsable pour l'heure. Cette société a mis en place des systèmes d'indemnisation des entreprises, des collectivités locales et des agriculteurs. De plus, elle a fait un choix stratégique lourd : celui de renoncer à l'implantation de stocks sur place. Ce point est très important. Il n'y aura donc plus de stocks sur le site, à part un petit stock « tampon » nécessaire au fonctionnement. La société a complètement repensé son système pour délocaliser ses stocks ailleurs.

De plus, elle a indiqué qu'à court terme elle souhaiterait rouvrir non pas le site de Lubrizol, mais son siège administratif, situé à Rouen, ainsi que deux petites unités de mélange qui ne présenteraient pas de risque particulier.

Sur ce point, la position de l'État est simple et claire. La balle est dans le camp de Lubrizol. C'est à Lubrizol de constituer un dossier comportant toutes les garanties réglementaires nécessaires, y compris en matière d'incendie et y compris s'il ne s'agit que de petits produits.

Il lui faudra également suivre toute la procédure : instruction et avis de l'inspection des installations classées et débat en Conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst) avec les élus, les associations, etc. Enfin, le préfet pourrait alors prendre un arrêté de réouverture pour les deux petites unités susmentionnées.

Je comprends la volonté de Lubrizol d'agir vite, compte tenu du problème de l'emploi. Cette société emploie en effet près de 400 salariés - 2 000 en comptant les indirects et les induits. Le sujet est très lourd pour la place de Rouen.

En tout cas, pour ce qui concerne l'État, j'ai clairement indiqué que l'impératif de sécurité devait présider. Soit Lubrizol présente un plan rigoureusement conforme aux textes et convaincant et pourra faire sa réouverture partielle, soit ce n'est pas le cas et il lui faudra attendre le temps nécessaire à cette mise à niveau.

Sur la communication, nous avons publié le premier tweet à 4 h 50. Lors du débat qui s'est tenu hier à l'Assemblée nationale, personne n'y a fait référence ! Et pourtant, dès 4 h 50 un premier tweet était publié, suivi à 5 h 15 de notre premier communiqué de presse, puis de plusieurs dizaines d'interviews tout au long de la journée. Mais nous avions face à nous le poids des réseaux sociaux. Il est vrai que la préfecture n'est que sur Twitter, et pas sur Facebook. Faut-il l'envisager ? Pas forcément, car nous n'aurions pas les moyens d'alimenter un dialogue permanent sur Facebook, mais on aurait peut-être s'en servir comme d'un écran supplémentaire, comme nous le faisons sur le site internet de la préfecture.

Toujours sur la communication, nous envisageons une ligne dédiée aux élus. En effet, dès le matin, nous avons mis en place une cellule d'information du public, dotée de près de quinze fonctionnaires mobilisés sur cette unique mission. Mais, pour les maires qui souhaitaient joindre la préfecture, cela pouvait être délicat. L'idée est donc d'avoir une ligne qui leur soit dédiée. Protocoliser Gala, ligne dédiée pour les maires et surtout cell broadcast !

Je terminerai par une remarque, que je ne peux passer sous silence : il y a eu quelques horreurs sur les réseaux sociaux, jusqu'à de faux communiqués de presse sous le timbre de l'ARS ou de la préfecture, et des attaques a d hominem. Tout cela laisse quand même rêveur sur l'état de la société, ou à tout le moins de certains de nos concitoyens. Pourquoi insisté-je tant sur le cell broadcast ? Parce que je me dis que, avec de l'information personnalisée, on pourrait tuer à la source bien des fantasmes ou des actions malveillantes.

Les effectifs préfectoraux sont ce qu'ils sont, mais nous avons les moyens d'agir : nous avons le SIRACEDPC, qui compte 18 fonctionnaires permanents, et les ressources des services déconcentrés - direction départementale des territoires (DDT), Dreal, Sdis, ARS
- qui sont mobilisés. Autant nous avons des progrès à faire sur la communication et l'information - notamment avec des outils modernes -, autant je considère que l'opérationnel fonctionne plutôt bien, avec la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC), le Cogic, les centres de crise des différents ministères - ministère de la transition écologique et solidaire (MTES) et ministère de la santé -, et le commandement unifié à l'échelon départemental avec le préfet et le centre opérationnel départemental (COD).

M. Hervé Maurey , président . - Je vous remercie. Nous vous avons adressé un questionnaire préalablement à cette audition, nous serions heureux d'en recevoir les réponses écrites. Et n'hésitez surtout pas à nous adresser également tout élément, toute information, toute réflexion prospective sur les améliorations à apporter. Tout cela nous sera évidemment très précieux.

M. Patrick Berg, directeur régional de l'environnement, de l'aménagement et du logement de Normandie
(Jeudi 21 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président. - Monsieur le directeur, notre commission d'enquête répond à deux objectifs. Le premier est d'évaluer les conséquences environnementales, sanitaires et économiques de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen, ainsi que les conditions dans lesquelles la crise a été gérée. Le deuxième objectif est de se tourner vers l'avenir pour essayer de voir quelles améliorations pourraient être apportées aux dispositifs concernant les installations classées et industrielles présentant un risque technologique.

Nous nous posons beaucoup de questions compte tenu du nombre d'inspections auxquelles ont été soumis ces sites, ce qui n'a pas empêché l'incendie. Pourquoi autant de contrôles pour de tels résultats ? Nous nous interrogeons également sur les délais qui sont souvent accordés aux entreprises afin d'exécuter les notifications - j'utilise ce terme qui est plus générique que celui de mise en demeure - qui peuvent leur être délivrées.

Nous sommes bien conscients qu'il est difficile de trouver le bon équilibre en matière de contrôle. Ceux qui disent aujourd'hui que vous avez été trop « laxistes » sont parfois les mêmes que ceux qui vous estiment trop exigeants dans d'autres domaines. Nous sommes bien conscients de l'équilibre précaire qu'il vous faut en permanence trouver, mais nous aimerions que vous puissiez nous éclairer sur ce point et aussi sur tous les actes pris postérieurement à l'événement. En effet, il peut paraître surprenant qu'interviennent, après l'incendie, des contraventions et des mises en demeure. Cela nécessite des éclaircissements sur cet enchaînement, en ce qui concerne le site de Lubrizol et celui de Normandie Logistique.

Enfin, le site de Normandie Logistique se trouve au milieu d'une zone industrielle qui comprend plusieurs sites Seveso : on peut donc s'étonner qu'il n'ait pas fait l'objet de plus d'attention et qu'il ait pu rester aussi longtemps soumis à un régime juridique inadapté.

Je vous rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête est passible de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende et vais vous demander de prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Berg prête serment.

M. Patrick Berg, directeur régional de l'environnement, de l'aménagement et du logement de Normandie. - Monsieur le président, c'est pour moi un honneur de pouvoir rendre compte, devant votre commission d'enquête, du service public que je dirige et des moyens qui sont mis à ma disposition. Il est toujours utile de pouvoir expliquer comment fonctionne un service public pour éclairer nos concitoyens.

La direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) de Normandie rassemble 500 personnes et, dans cet ensemble, l'inspection des installations classées requiert l'intervention d'un peu plus d'une centaine de fonctionnaires. La Dreal de Normandie procède de la fusion, en 2016, de la Dreal Haute-Normandie et de la Dreal Basse-Normandie, qui résultaient elles-mêmes de la fusion des anciennes directions régionales de l'industrie de la recherche et de l'environnement (Drire), qui s'occupaient de ce sujet avec les anciennes directions régionales de l'environnement (DIREN) et les anciennes directions régionales de l'équipement (DRE), elles-mêmes enrichies de la partie maîtrise d'ouvrage routière des directions départementales de l'équipement (DDE).

Je dirige un service qui réunit des femmes et des hommes engagés dans le service public et dont je suis très fier. J'estime qu'ils font très bien leur travail, notamment les inspectrices et les inspecteurs d'installations classées. Les Dreal comptent 10 000 fonctionnaires. Nous sommes quant à nous 500. J'affirme que nous avons fait notre travail, et je souhaite vous le démontrer.

Même si ce point n'a pas toujours été mis en avant - je pense cependant que le préfet l'a évoqué devant vous -, cet accident très impressionnant n'a fait aucun mort ni aucun blessé. Certains ont fait le rapprochement avec l'accident d'AZF qui, en 2001, a fait 31 morts, 2 442 blessés et rendu 11 200 logements inhabitables. Je considère pour ma part qu'il ne s'agit pas d'une réplique d'AZF.

La législation préexistante à AZF et postérieure a été très utile pour éviter que l'incendie de Lubrizol génère des conséquences aussi graves et je signale ici deux exemples à l'appui de cette affirmation. On dénombrait 21 PPRT en Normandie - cinq en Basse-Normandie, 16 en Haute-Normandie. Le PPRT de Lubrizol a été prescrit le 6 mai 2010 et approuvé le 31 mars 2014. Je précise que pour les sites Seveso présents sur le territoire en 2003, au moment de la publication de la loi consécutive à AZF, ces PPRT consistaient à réduire les risques à la source.

Dans le cas de Lubrizol, il a alors été demandé à l'exploitant de supprimer deux cuves de gaz de pétrole liquéfié (GPL) présentes sur le site, l'une entre le hangar 4 et hangar 5, l'autre près de la rue de Madagascar. Ce type de cuve est à l'origine d'un accident dramatique à Feyzin, en 1966, qui a provoqué 18 morts. Le processus à éviter est le suivant : l'incendie se rapproche de la cuve puis celle-ci s'ouvre en deux et une boule de feu en sort, ce qui provoque ensuite des ravages. Le préfet de la Seine-Maritime, sur proposition de la Dreal, a donc prescrit l'enlèvement de ces cuves et leur remplacement par des dispositifs d'une ampleur beaucoup plus limitée. Je suis convaincu que cette prescription a joué un rôle très important pour éviter des morts et des blessés dans l'accident du 26 septembre : on a rarement l'occasion d'en faire état et je profite de l'occasion qui m'est donnée pour le rappeler. En second lieu, nous avons demandé la suppression d'un stockage d'acide chlorhydrique. Son maintien aurait obligé les pompiers à travailler sur deux fronts, avec l'incendie devant eux et le stockage d'acide chlorhydrique derrière. Je me félicite que ce stockage ait également été supprimé.

Je pense donc que le PPRT a été un facteur très important pour maîtriser les risques associés à cet accident et pour parvenir au résultat selon lequel on ne déplore aucun mort ni aucun blessé.

Les textes européens transcrits en droit français sur les études de danger constituent également un élément important. Une installation classée pour la protection de l'environnement (ICPE) doit être exploitée en toute sécurité mais ce n'est pas l'État qui la fait fonctionner. Ce type d'installation implique des risques technologiques chroniques, comme les rejets dans l'air et dans l'eau, et des risques technologiques accidentels. Lorsqu'un accident survient, il existe un protocole applicable à toutes les Dreal : une équipe se réunit en préfecture dans le cadre d'une cellule de crise, une équipe se rend sur le site et une équipe est mobilisée à la Dreal pour examiner les études de danger.

On compte, chez Lubrizol, cinq études de danger correspondant à cinq secteurs différents. L'étude de danger du secteur « utilité et stockage » était disponible, bien à jour, et donnait une vision très précise des produits stockés dans l'entrepôt, ainsi que du panache de fumée susceptible d'être généré par un incendie. Cela nous a permis, dès quatre heures du matin, d'indiquer aux pompiers, à la préfecture et à l'ensemble des parties prenantes sur site, y compris mes propres collaborateurs, qu'il n'y avait pas de danger toxique au sol. L'effet toxique se situait dans le panache, avec un maximum de toxicité à 100 mètres de hauteur et dans un rayon de 1 340 mètres de distance.

J'en viens à votre interrogation : trente-neuf inspections en sept ans, est-ce utile ? Les circulaires recommandent de se rendre au moins une fois par an sur un site classé Seveso. Quant aux ICPE soumises à simple déclaration, les visites interviennent sur simple signalement. Nous sommes allés 39 fois sur le site à cause de l'accident de 2013, qui a nécessité un accompagnement extrêmement resserré de l'exploitant. Ces 39 visites d'inspection ont eu des thèmes successifs, à commencer par l'amélioration de la capacité de l'usine à maîtriser les odeurs. Nous avions également constaté en 2013 qu'il était nécessaire de travailler sur la réactivité et la proactivité. Plusieurs plans d'opération interne (POI) ont été réalisés à notre demande, certains inopinés et d'autres programmés. Enfin, nous avons, bien entendu, travaillé sur la sécurité incendie.

Ce nombre d'inspections peut paraître important, mais il faut savoir que nous nous rendons très souvent sur des sites Seveso de cette nature.

M. Hervé Maurey , président. - Ce n'est pas tant le nombre d'inspections qui nous interpelle que le fait que, malgré toutes ces inspections, on a laissé perdurer une situation qui a conduit à ce que l'on sait. On continue d'ailleurs, après l'incendie, à établir des notifications, des mises en demeure et des procès-verbaux.

M. Patrick Berg. - Il s'agit là du fonctionnement normal de l'inspection. Une visite d'inspection donne lieu à un rapport d'inspection : celui-ci est réalisé dans les jours qui suivent et notifié à l'exploitant. Les manquements éventuels donnent lieu à une mise en demeure de l'exploitant, qui rappelle la législation et les exigences applicables. Lorsque nous constatons des infractions pénales, nous rédigeons par ailleurs un procès-verbal d'infraction, que nous transmettons au parquet. Je suis, dans ce cadre, placé non seulement sous l'autorité du préfet mais aussi du parquet. Telle est la pratique systématique en cas d'accident.

Des visites d'inspection et de contrôle ont lieu dans l'ensemble des 6 500 ICPE de Normandie et, en particulier, sur les 104 sites Seveso seuil haut ou bas. En cas d'accident, nous sommes sur place et nous y avons été presque jour et nuit pendant toute la séquence de crise du 26 septembre. Nous y sommes retournés ensuite pour relever les manquements susceptibles d'expliquer l'accident et constatés après l'accident. C'est un processus de travail normal et la mise en demeure porte sur les points sur lesquels les exploitants doivent se mettre en conformité. Cette méthodologie se conforme au code de l'environnement et à la notion de proportionnalité. Nous allons autant de fois que nécessaire chez un exploitant et il faut aussi souligner que les sites Seveso ont quelquefois un très grand nombre d'unités de production. Un site Seveso peut, par exemple, représenter plusieurs dizaines de réacteurs et il y a donc beaucoup de choses à inspecter.

M. Hervé Maurey , président. - Merci.

La parole est aux rapporteurs.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - Monsieur le directeur, lors de votre audition à l'Assemblée nationale, vous avez déclaré qu'il y avait eu une défaillance administrative de la part de l'entreprise Normandie Logistique. Vous avez même évoqué des infractions pénales. J'aimerais en savoir un peu plus à ce sujet.

Par ailleurs, s'il avait été nécessaire de faire évacuer la ville, puis l'agglomération, en auriez-vous eu les moyens ? On a le sentiment d'une impréparation de la population face aux risques industriels.

Le préfet a, tout à l'heure, parlé d'exercices en vase clos avec les mairies, etc. Les populations y seront-elles associées, et comment ?

M. Patrick Berg. - Normandie Logistique est une installation classée depuis longtemps. En remontant à la Seconde Guerre mondiale, on a retrouvé une déclaration faite aux autorités, en 1953, en tant que magasin général. C'est donc une entreprise familiale traditionnellement implantée à Rouen et qui a toujours été présente sur les emprises proches du port pour stocker des produits liés à l'activité portuaire. En 1976, la loi a créé la notion d'installations classées. L'entreprise a intégré cette catégorie en 1986, lorsque les exigences ont été renforcées et nous avons d'ailleurs retrouvé le document par lequel elle s'est manifestée auprès de l'administration. C'est en effet à l'exploitant de se déclarer, et non à l'administration de courir après les industriels pour savoir s'ils relèvent de tel ou tel régime.

Une nouvelle rubrique est apparue en 1992. On a retrouvé un courrier de la Drire datant de 1994 qui s'étonne de n'avoir rien reçu de la part de cette entreprise. La réponse ne figure pas dans nos archives papier mais il a peut-être disparu en raison de leurs déménagements successifs.

En 2010, le rubriquage a changé à nouveau, avec la création du régime de l'enregistrement, un peu plus simple que le régime de l'autorisation pure et simple. On n'a retrouvé aucun courrier de la part de Normandie Logistique à cette époque. Cette entreprise a donc conservé son statut d'installation classée soumise à déclaration, alors qu'elle relevait désormais d'un régime d'autorisation ; elle est ensuite revenue au régime de l'enregistrement. Nous n'avons donc pas organisé de visite d'inspection chez Normandie Logistique. Je ne pense pas que l'on puisse nous le reprocher car l'organisation des visites d'inspection obéit à la notion de proportionnalité par rapport aux risques. Nous allons très souvent sur les sites Seveso seuil haut, souvent sur les Seveso seuil bas et régulièrement sur les sites relevant du régime de la déclaration. Je rappelle que nous n'allons sur les sites concernés par la déclaration simple qu'en cas de signalement d'un élu ou d'un riverain et cela arrive régulièrement. On peut constater que les choses sont en règle, mais il nous arrive de nous apercevoir que l'activité réelle est bien plus consistante que celle qui a été déclarée et relève de l'autorisation.

Il n'y a jamais eu de signalement concernant Normandie Logistique et cela me semble cohérent avec le fait que cette entreprise est honorablement connue sur la place de Rouen. Pour autant, nous y sommes allés deux fois en réunion de travail, en 2011, dans le cadre de l'élaboration du PPRT pour étudier, avec Lubrizol, les effets du site Seveso seuil haut. Les services sont également allés chez tous les voisins de Normandie Logistique. Toutes ces données ont été partagées, en 2013, dans le cadre d'une réunion d'information entre les diverses parties prenantes : élus, associations et services de l'État.

L'accident survenu en janvier 2013 concernait un épisode très odorant...

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - À quel moment vous êtes-vous déplacés par rapport à cet accident ?

M. Patrick Berg. - Nous sommes intervenus dans le cadre du PPRT, avec un processus qui a démarré en 2010 et qui s'est achevé en 2014. La diffusion des éléments du PPRT a eu lieu en 2013, avant sa phase d'approbation et de concertation publique. Nous y sommes retournés en 2017 : Lubrizol envisageait apparemment depuis des années l'acquisition de cette emprise et il nous fallait étudier avec les deux exploitants les travaux à envisager en conformité avec le régime Seveso.

Y a-t-il eu un effet péjorant et aggravant sur la sécurité de ces entrepôts et sur la situation sur laquelle vous m'interrogez aujourd'hui ? Sous réserve de l'enquête judiciaire et de la fin de l'enquête administrative, qui se termine fin décembre, cette entreprise de logistique n'avait peut-être pas une gestion très rigoureuse de ses stocks. Une des mises en demeure que nous lui avons adressées concernait une demande de fourniture d'un état rigoureux de ses stocks. Des huissiers de justice sont présents, à chaque enlèvement de palettes et de fûts, afin de recenser exactement ce qui sort et d'avoir rapidement un état exact des stocks. En tout état de cause, nous considérons, à ce stade, et sous réserve des conclusions des enquêtes judiciaire et administrative, que Normandie Logistique ne stockait pas de produits inflammables ou de produits Seveso, mais seulement des produits lambda qui pouvaient brûler dès lors qu'ils étaient exposés à un incendie. Cela ne dédouane pas Normandie Logistique de sa responsabilité. Le point que vous évoquez a fait l'objet d'une constatation, car il est anormal que l'entreprise ait omis de se manifester en 2010.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - Monsieur le directeur, quelle est la composition exacte des 160 fûts de Lubrizol encore présents sur le site, et qui sont endommagés ? Le préfet lui-même, le 1 er octobre, a indiqué qu'ils contribuent à des émanations odorantes. Vous-même avez laissé entendre qu'il s'agissait du même produit qu'en 2013, c'est-à-dire du mercaptan. Pourquoi la composition de ces substances n'a-t-elle pas été communiquée ?

Des gaz s'échappent-ils de ces fûts ? Quelle est leur composition exacte ? Il aurait semblé normal de les analyser. On peut encore le faire, puisque les fûts sont là. Cela a-t-il été fait ou va-t-il être fait ?

De plus, les opérations autour de ces fûts laissent supposer qu'ils sont dangereux et il me parait nécessaire d'être plus transparent, ce qui ne semble pas avoir été suffisamment le cas jusqu'à présent. Aucun document à ce sujet n'est publié sur le site de la préfecture, et cela nourrit les inquiétudes.

Par ailleurs, le préfet nous a rappelé que le plan particulier d'intervention (PPI) et le PPRT étaient centrés sur des risques létaux à court terme et de toxicité aiguë. Or dans l'incendie de Lubrizol, il s'agit de toxicité chronique. Faut-il selon vous renforcer la prise en compte de ces risques dans les documents existants ?

Enfin, nous attendons des propositions de votre part, puisque notre rapport va en formuler un certain nombre en matière réglementaire ou législative. Que doit-on améliorer ? Nous avons besoin de votre expérience pour le savoir.

M. Patrick Berg. - Sans être trop long, il me semble nécessaire de revenir à l'accident de 2013. Lubrizol est un fabricant d'additifs pour lubrifiants et, chimiquement, c'est le soufre qui fait la qualité de ses lubrifiants. Le soufre est présent à Rouen depuis 1769, date de l'installation de la première fabrique de tissu peint dits « indiennes » destinées à concurrencer les importations en provenance d'Inde. On utilisait alors l'acide sulfurique pour blanchir le coton afin d'y imprimer efficacement la couleur. Cela fait donc 250 ans que l'industrie du soufre est installée à Rouen, rive gauche, alors que certains semblent découvrir cette usine et la présence de soufre.

En 2013, un opérateur est parti un vendredi soir en laissant deux agitateurs tourner dans la cuve dans laquelle se trouvait un produit à base de soufre : le dialkyldithiophosphate de zinc qui contient non seulement du zinc mais aussi du phosphore et du soufre. Or quand on agite trop le soufre, il s'échauffe et commence à sentir très mauvais. Comme vous le savez, le nez humain capte les émanations soufrées de mercaptan même à des doses extrêmement faibles : ce n'est pas dangereux, mais très malodorant. D'ailleurs, en 2013, on l'a senti durant un jour et demi, et nous avons constaté que l'exploitant ne maîtrisait pas totalement son process puisque l'unité Socrematic servant au rabattement des odeurs n'a pas réussi à supprimer celles de soufre. En conséquence, une partie des visites effectuées après 2013 avaient pour but de prescrire un renforcement de l'efficacité et du rendement de cette unité et de vérifier que ces prescriptions avaient bien été réalisées.

On a constaté deux ans après, en 2015, que certains travaux n'étaient pas réalisés. Lubrizol a donc reçu à cette époque une mise en demeure lui demandant d'effectuer ces travaux rapidement et le récolement a eu lieu fin 2016.

L'incendie du 26 septembre dernier a entièrement détruit les hangars 4 et 5 et les fûts présents dans la cour, entre les deux hangars ; le feu a également échauffé un stockage sur le côté du hangar 5, à l'extérieur, contenant 1 389 fûts. Cette information a été fournie par l'exploitant, qui a d'abord dû tout nettoyer pour les compter. Parmi ces 1 389 fûts, 166 contiennent cet agent susceptible, lorsqu'il est échauffé, de produire des mauvaises odeurs. Le mercaptan n'est pas dangereux - il faudrait en absorber des quantités phénoménales pour qu'il le devienne -, mais il est très incommodant. Il peut aussi - chose plus délicate dans certaines cas de réchauffement - produire de l'hydrogène sulfuré (H 2 S) qui est un gaz plus dangereux et plus toxique. C'est pourquoi ces 1 389 fûts sont pour nous une priorité en termes de prévention du risque de suraccident. Les autres fûts contiennent des additifs fabriqués par l'usine.

Lubrizol collecte aujourd'hui tous les fûts, qui sont parfois complètement brûlés, vides ou endommagés. Si le fût s'est échauffé, il peut contenir un léger ciel gazeux de mercaptan et un peu d'H 2 S. C'est pourquoi nous avons prescrit une méthode extrêmement rigoureuse d'élimination de ces fûts, avec un raccordement à l'unité de rabattement des odeurs qui n'a pas été détruite par l'incendie.

Pour ce qui est du PPI, le préfet prend la main lorsque l'exploitant n'arrive pas à maîtriser un accident. Je rappelle que les installations classées Seveso seuil haut doivent disposer d'un POI. Le PPRT, quant à lui, est un document créé par la loi dite Bachelot de 2003 afin de réduire les risques à la source dans les sites Seveso présents sur le territoire en 2003, et par déplacement d'équipements ou réduction du niveau de stockage des produits dangereux. Ce travail a été conduit de manière très pragmatique et c'est la Dreal qui, avec l'exploitant, est à la manoeuvre. C'est ensuite la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) qui se charge du règlement d'urbanisme.

Votre interrogation porte également sur la toxicité chronique. Celle-ci ne relève pas du PPRT, qui est un outil de maîtrise des effets sur l'environnement du site Seveso seuil haut existant en 2003. Aujourd'hui, un site Seveso seuil haut qui s'installe - ce qui est assez rare - doit respecter les limites prescrites. Si d'aventure il les dépasse un peu, des servitudes y sont associées. En Normandie, je précise que tous les PPRT ont été approuvés. Le dernier l'a été début 2019 et celui de Lubrizol a été approuvé en 2014.

La maîtrise des risques toxiques, des rejets dans l'eau, dans l'air et dans les milieux relèvent de l'étude d'impact. Il s'agit d'une notion franco-française plus ancienne que l'étude d'impact de l'évaluation environnementale, au sens de la directive européenne. Elle est ciblée sur la maîtrise des émissions en « régime de croisière », par application des règles de limitation des émissions dans l'eau et dans l'air.

Parmi les différents risques accidentels, on trouve le risque d'incendie, le risque d'explosion et le risque toxique. Le risque incendie comprend les émissions toxiques liées au panache de fumée. Ceci figurait dans l'étude de danger que nous avons analysée : nous avons constaté qu'elle était à jour et répondait aux questions que nous nous posions.

M. Hervé Maurey , président. - Quelles améliorations proposez-vous en termes de réglementation et de contrôle ?

M. Patrick Berg. - Je souligne avant tout que nous avons énormément progressé collectivement à Rouen en connaissance du risque industriel. Cela ne se situe pas sur le terrain réglementaire, mais c'est, selon moi, le progrès majeur.

En Normandie, la Seine-Maritime abrite deux pôles industriels très importants. Je signale au passage que la culture du risque est différente dans le pays de Caux, dans l'agglomération havraise, ou autour des très grandes installations que sont la raffinerie Total et la raffinerie Exxon à Port-Jérôme. Il me semble qu'on a amassé un matériau considérable : il faut maintenant l'analyser en détail et proposer aux parties prenantes de l'agglomération rouennaise de travailler ensemble pour partager ce sujet. L'État doit jouer un rôle tout comme les industriels, les élus et les associations. Ce point a été débattu dans le cadre du Conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST), le 8 octobre, ainsi qu'en commission de surveillance du site, qui s'est réunie le 16 octobre. Je pense que nous sommes prêts. Le support existe. Il s'agit du Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions industrielles (SPPPI), qui date de 1977 et fonctionne plutôt bien dans l'agglomération havraise et à Port-Jérôme, mais qui vivote dans l'agglomération rouennaise.

M. Hervé Maurey , président. - Cela ne passe donc pas forcément par une évolution de la réglementation...

M. Patrick Berg. - L'outil existe et il faut le relancer. Pour être efficace et impliquer la population, on a besoin des élus. Je crois que nous avons là une piste de progrès très concrète.

Mme Céline Brulin . - Le manque d'eau que l'on a constaté lors de l'incendie tient-il à un sous-dimensionnement des capacités ou au fait qu'il y a une différence entre ce que vous avez inspecté et la réalité du dispositif ?

Par ailleurs, pensez-vous que des sanctions financières plus lourdes, voire pénales, inciteraient les industriels à se conformer plus rapidement à la réglementation en cas de manquements ou d'infractions ?

M. Hervé Maurey , président. - Vous étiez en poste en 2013, au moment du premier incident qu'a connu Lubrizol. L'entreprise et l'ensemble des acteurs concernés en ont-ils tiré toutes les conséquences ? Nous avons auditionné Mme Batho, qui défendait plutôt une position inverse.

M. Patrick Berg. - Ce site relève d'un arrêté préfectoral extrêmement récent, en date du 24 juillet 2019, qui prévoit une obligation de disposer d'un débit de 360 mètres cubes pendant 2 heures, soit 720 mètres cubes. Or l'exploitant s'est doté d'une réserve d'eau de 2 000 mètres cubes, très supérieure à la prescription réglementaire qui lui est applicable : il est donc en conformité.

D'autre part, l'exploitant nous a informés spontanément qu'il y avait en réalité, ce matin-là, 1 860 mètres cubes. Est-ce un manquement ? La réponse est non. Ils ont fait le choix d'un dispositif de 2 000 mètres cubes, largement dimensionné par rapport à l'obligation réglementaire, pour pouvoir mobiliser toute une série d'outils, de pompes et de dispositifs permettant d'être extrêmement puissants et concentrés en cas de départ d'incendie.

Pourquoi n'a-t-on pas détecté les défaillances ? Avant tout parce que les contrôles et les visites d'inspection incendie ont porté sur la zone de production centrale. Un site Seveso est classé seuil haut parce qu'il reçoit, en quantité supérieure au seuil, des produits très dangereux, soit inflammables, soit très toxiques pour l'environnement aquatique. Quand on visite un site Seveso seuil haut, on se focalise sur les endroits les plus dangereux.

Après la séquence dédiée aux odeurs, sujet très désagréable pour les Rouennais, en 2013, ainsi qu'en 1989, nous y sommes retournés à propos de la sécurité incendie. Nous avons constaté des lacunes et des défaillances. L'arrêté de mise en demeure du 25 avril 2017 avait constaté que, sur quatre points, impliquant notamment des liquides inflammables, l'organisation et les équipements ne permettaient pas à l'exploitant de respecter l'arrêté du 3 octobre 2010 relatif à ce type d'exploitation, impose de limiter à 20 minutes un départ de feu. Il nous fallait faire passer le message et l'entreprise a donc été mise en demeure, puis ces points ont été mis à jour en novembre 2018.

La zone de stockage incendiée comportait des produits combustibles qui ne sont pas inflammables. Sur les 5 000 tonnes qui ont brûlé, seules 12,75 tonnes de produits étaient inflammables, tout le reste étant des produits combustibles. Comment se fait-il que, sur un site où on trouve des produits inflammables et des produits combustibles non inflammables, le feu prenne non seulement du côté des produits combustibles mais aussi à l'autre bout ? Quand on regarde le rapport d'accident de l'entreprise voisine, on note que les déclenchements d'alarme sont intervenus en limite de propriété. Que s'est-il passé à cet endroit, où il n'y a pas de process de fabrication ? Cela peut donner lieu à un certain nombre de spéculations. Je mets cela en rapport avec des observations faites sur d'autres sites Seveso de Seine-Maritime : elles signalent des intrusions avec des grillages découpés à la cisaille, etc. Je n'ai pas d'éléments permettant d'être catégorique, mais je me pose la question, et je pense que le parquet doit se la poser également. Il est en tout état de cause légitime qu'un service d'inspection étudie les endroits où se trouvent les produits inflammables et les produits les plus toxiques pour l'environnement.

Certains se sont étonnés que la circulaire n'ait pas été appliquée en 2013 et je ne comprends pas bien ces prises de position. Cette circulaire indique quatre pistes de progrès : nous avons contribué à la rédiger et je la trouve très pragmatique car elle donne des pistes de travail et d'actions. En premier lieu, elle souligne qu'il est très important, en cas d'accident grave, que la Dreal locale se fasse aider par ses collègues. Le ministère a mis à notre disposition des agents de la direction régionale et interdépartementale de l'environnement et de l'énergie (DRIEE) d'Île-de-France et de la Dreal des Hauts-de-France. En second lieu, la circulaire précise qu'il convient, pour que l'expertise ait un impact opérationnel et qu'on agisse vite, de disposer d'un appui sans faille au niveau central. Notre administration centrale a été extrêmement présente, ainsi que l'INERIS, qu'on a mobilisé dès le 26 septembre. Ce sont eux qui ont produit le document final, à la suite de nombreux échanges.

Troisièmement, la circulaire conseille une mutualisation des moyens entre industriels. Quelqu'un a déclaré que ceci n'a pas été mis en application. Mais la circulaire se situe plutôt sur un registre de conseils et d'expertises. Nous avons concrétisé ce volet avec les pompiers, sous l'autorité du préfet, et avec l'exploitant. Nous avons contacté les sites Seveso de Seine-Maritime qui détiennent des émulseurs, et ceux-ci nous ont été amenés, permettant de disposer de 96 mètres cubes au lieu des 27 mètres cubes de Lubrizol. Enfin, le dernier point de la circulaire porte sur le rôle des associations agréées pour la surveillance de la qualité de l'air. Celles-ci ont apporté leur appui en matière de prélèvements. La circulaire a donc été appliquée.

M. Hervé Maurey , président. - Qu'en est-il du rapport d'inspection ?

M. Patrick Berg. - Il a servi de point d'appui à la circulaire.

M. Hervé Maurey , président . - À votre avis, on a donc tiré toutes les conséquences de ce qui s'est passé en 2013 sur le site...

M. Patrick Berg. - On en a tiré les conséquences générales concernant les outils de mobilisation en cas d'accident grave.

M. Hervé Maurey , président. - On peut donc dire que l'État en a tiré toutes les conséquences, mais pas l'exploitant...

M. Patrick Berg. - L'exploitant a été accompagné par la Dreal à cet effet. C'est notre travail et je constate avec vous qu'il a fallu, en 2015, qu'une mise en demeure accélère les travaux prescrits.

M. Hervé Maurey , président. - Le rapport d'inspection a donc été appliqué par l'État et moins bien par Lubrizol. Peut-on le résumer ainsi ?

M. Patrick Berg. - Lubrizol a bénéficié, en 2019, de toutes les dispositions de la circulaire de 2014. Disons qu'il aurait pu aller plus vite dans le traitement sur site des causes de cet accident.

M. Hervé Maurey , président. - L'État est donc irréprochable...

M. Patrick Berg. - Nous ne sommes pas parfaits et personne ne l'est ! La Dreal Normandie est certifiée ISO 9001 et ISO 14001. Nous sommes labellisés Marianne et suivons une démarche d'amélioration continue. Nous tenons compte à chaque moment des critiques et des observations, et nous en tirons le meilleur parti.

Mme Catherine Morin-Desailly . - Le préfet s'est attaché à nous dire - et on ne peut que l'en féliciter - que tous ses efforts se sont concentrés sur la prévention du risque de suraccident. Les pompiers se sont également attelés à circonscrire l'incendie. On dit que deux sites voisins de Lubrizol qui auraient pu être contaminés contenaient des produits éminemment dangereux qui, s'ils s'étaient enflammés, auraient été porteurs de très grands risques pour la population. Pouvez-vous nous en dire plus ? On se pose à présent la question de la pertinence du stockage de certains produits, potentiellement inflammables.

Par ailleurs, vous êtes fin connaisseur de la Normandie. Il semblerait que, dans l'agglomération havraise, la culture du risque soit plus prégnante qu'ailleurs dans la région et qu'elle « infuse » plus la population et les élus : est-ce bien le cas ? Je vous pose ces questions pour bénéficier de conseils utiles afin de faire prendre conscience à la population rouennaise et aux responsables rouennais de ces enjeux extrêmement importants.

M. Patrick Berg. - La maîtrise de l' « effet domino » pendant les opérations d'extinction relève du préfet et nous y apportons notre concours. Nous sommes situés dans une zone industrielle et portuaire, comme au Havre, constituée d'un ensemble industriel comportant des sites Seveso seuil bas et des Seveso seuil haut - avec Triadis, qui est une entreprise d'élimination de déchets industriels Seveso seuil bas depuis peu, ou Total Lubrifiants, dont l'activité est assez proche de celle de Lubrizol.

Les sites Seveso les plus importants, comme Borealis, et Rubis Terminal, se situent plus bas, au sud et leur présence a justifié la réalisation d'un PPRT très consistant. L'incendie n'avait toutefois pas une ampleur lui permettant d'aller aussi loin sur le boulevard maritime.

En ce qui concerne la culture du risque, votre observation est conforme à la réalité. J'observe qu'il existe une forme d'appropriation de ces usines à Port-Jérôme et au Havre. Ce sont en tout cas le propos des élus, des représentants du personnel et des riverains. Il s'agit de leur usine et ils y travaillent de longue date : on sait ce qui s'y fabrique et à peu près comment elle est organisée. Les élus du territoire en parlent sans crainte et s'impliquent beaucoup pour expliquer les risques, rappeler ce qu'il faut faire en cas d'incident ou d'accident et entretenir un dispositif d'alerte opérationnel.

Il faut peut-être faire des choses différentes dans l'agglomération rouennaise, mais l'implication des élus est importante et nous devons y travailler collectivement.

M. Hervé Maurey , président. - Monsieur le directeur, merci beaucoup. Je vous invite à nous adresser par écrit les réponses au questionnaire qui vous a été envoyé, ainsi que tout complément qui pourrait être utile à nos travaux.

Colonel Jean-Yves Lagalle, Directeur du Service départemental d'incendie et de secours de la Seine-Maritime (SDIS 76)
(Jeudi 21 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Mes chers collègues, nous achevons notre programme d'auditions de la semaine en entendant le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur du service départemental d'incendie et de secours de la Seine-Maritime (Sdis 76).

Mon colonel, au nom de l'ensemble des membres de notre commission d'enquête je voudrais d'abord vous exprimer toute notre admiration pour le travail que vous avez accompli, le 26 septembre dernier, lors de l'incendie de l'usine Lubrizol. La rapidité avec laquelle il a été éteint témoigne de votre engagement et de celui de vos hommes et nous vous en sommes tous reconnaissants.

Ma première question est évidemment de vous demander comment vont vos hommes quasiment deux mois, jour pour jour, après l'accident ? Des analyses ont été menées le jour même puis un mois plus tard : la ministre de la santé, lors de son audition la semaine dernière, a expliqué que les anomalies relevées n'étaient pas forcément imputables à l'incendie mais pouvaient traduire une situation médicale préexistante. Sans trahir de secret médical, pouvez-vous nous en dire davantage ?

J'en viens aux éléments techniques de l'incendie.

Lors du déplacement de notre commission d'enquête à Rouen, avec le préfet de Normandie vous nous avez expliqué avoir manqué d'eau, au point de devoir pomper l'eau de la Seine. Comment expliquez-vous cette situation ? Dans quelle mesure a-t-elle retardé l'extinction de l'incendie ? Quelles mesures devraient être prises afin de remédier à cette situation ?

Vous avez également déclaré avoir manqué de mousse jusqu'à l'arrivée des renforts venus d'Ile-de-France : les stocks étaient-ils sous-dimensionnés ou existait-il, ce jour-là, un problème particulier ? Ceci me conduit à vous poser une question plus générale : disposiez-vous de tous les équipements utiles dans ce type de situation ?

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75.000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Yves Lagalle prête serment.

M. Jean-Yves Lagalle, colonel, directeur du service départemental d'incendie et de secours de la Seine-Maritime . - Je vous remercie tout d'abord très sincèrement pour les mots de sympathie que vous avez eus pour nos personnels, que je ne manquerai pas de relayer à nos équipes. C'est important pour l'état d'esprit de nos personnels.

Il faut savoir que ce feu a nécessité un engagement total de toutes les parties prenantes, les sapeurs-pompiers mais aussi les personnels de l'entreprise Lubrizol, dont il faut saluer l'action. Après l'événement, il y a une phase d'inquiétude. A ma gauche, il y a notre médecin-chef, le docteur Thierry Senez, et à ma droite, le chef du service « risques industriels », le commandant Sylvère Perrot.

Nous avons rapidement mis en place un dispositif de suivi du personnel, avec des examens sanguins dont le protocole a été défini conjointement par le médecin de Lubrizol, notre médecin-chef et un professeur du CHU de Rouen. Ce protocole d'analyses sanguines est établi en trois temps, avec tout d'abord, en « t 0 », une première analyse. Il y a eu 900 ordonnances établies pour tous les intervenants sapeurs-pompiers. D'autres analyses ont été faites un mois après. D'autres seront faites dans six mois.

Sur les premières analyses, nous avons relevé quelques anomalies pour six agents, qui sont vite rentrées dans l'ordre. Les agents concernés ont fait l'objet d'une nouvelle analyse intermédiaire, quinze jours après. Un seul agent continuait à présenter des variations anormales, qui ont fait l'objet d'un suivi particulier. Ce n'est plus le cas et tout est rentré dans l'ordre. Nous continuons à suivre les analyses. Pour le moment nous n'avons fort heureusement rien d'anormal. Cela nous permet d'être dans une phase d'apaisement pour nos personnels, qui sont suivis et rassurés.

Quatre jours après l'incendie, le lundi 30 septembre, nous avons organisé une réunion extraordinaire du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) pour évoquer les questions de suivi médical avec le personnel. Les affaires de protection et de suivi médical sont prises très au sérieux.

Concernant l'approvisionnement en eau, il y a eu effectivement une rupture mais sur le site de l'usine Lubrizol. L'arrêté d'autorisation prévoit que le réseau de l'exploitant doit permettre de délivrer un débit de 360 mètres cubes par heure. Ce réseau, qui alimente 39 poteaux, est tombé à 4 h 15 du matin. À titre personnel, j'en ignore la raison. Il n'y avait donc plus de pression sur le réseau interne. En revanche, sur le réseau public géré par la métropole, les poteaux d'incendie étaient opérants. Nous les avons utilisés. En matière de défense contre les incendies, y a deux approches qui se conjuguent : celle de la police spéciale des installations classées, avec des obligations imposées à l'exploitant via l'arrêté préfectoral d'autorisation de l'installation, et la police générale gérée par la métropole pour le risque incendie classique, qui fait l'objet d'un règlement départemental et qui était, en l'espèce, complètement conforme. Heureusement que nous avons eu le réseau métropolitain, à raison de 4 poteaux. Nous ne sommes donc jamais tombés à zéro.

M. Hervé Maurey , président . - Contrairement à ce que nous avons pu parfois entendre, vous confirmez donc qu'il n'y a pas eu de problème avec le réseau public ?

M. Jean-Yves Lagalle . - Il n'y a eu aucun problème. Bien au contraire, nous avons eu un contact avec la métropole, pour renforcer le débit du réseau. Mais il faut maîtriser l'augmentation de débit sur le réseau public, même pour un incendie qui demande beaucoup de capacité comme celui de Lubrizol, car cela peut endommager les réseaux et porter atteinte à la qualité de l'eau potable.

Dans ce type de situation, on s'appuie sur le réseau public pour circonscrire le feu, mais on pompe également de l'eau depuis la Seine. Pour cela, nous avons fait appel à des bateaux remorqueurs, l'un de Rouen et deux venant du Havre. Actuellement, nous avons des conventions avec le port du Havre mais pas avec celui de Rouen, car la convention a été dénoncée en 2013 par le port autonome. Une nouvelle convention devrait être établie à compter de janvier 2020.

Pour éteindre un feu d'hydrocarbures, il faut de l'eau mais il faut aussi un émulseur, pour faire de la mousse. Sur un incendie d'hydrocarbures, de l'eau pure propage l'incendie. Le Sdis possède des capacités d'émulseurs, avec 5 citernes de 6 000 litres, mais ils n'étaient pas suffisants face à ce feu hors norme. Grâce à la réactivité des moyens zonaux et nationaux, nous avons bénéficié de citernes d'émulseurs venant d'autres Sdis. Lorsque l'ensemble des moyens ont convergé, le top mousse a été donné à 11 heures du matin. Avant ce moment, nous avons effectué trois replis successifs et nous avons protégé les installations alentour. Le feu a été éteint, au total, en 12 heures.

Il faut bien avoir à l'esprit que c'est à l'exploitant de fournir le débit incendie de base. Le réseau des communes ne peut venir qu'en complément, car il n'est pas capable de délivrer un débit très élevé. La Seine permet de le faire davantage, avec les moyens lourds des remorqueurs.

Les collègues du centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (Cogic) ont été réactifs pour faire converger très rapidement les moyens en émulseurs et je les en remercie. Nous avons fait un top mousse à 11 heures et l'incendie a été éteint à 15 heures.

Il ne faut pas non plus oublier les moyens privés, venant des exploitants d'autres établissements Seveso, comme Exxon, Total et Borealis. Ce sont des moyens rares et chers, que le service public ne peut pas avoir en caserne, car ils ne serviraient que très rarement. Ce sont notamment des engins très puissants, qui ont une portée de 60 voire de 80 mètres, et qui ont été fort utiles lors de l'attaque de l'incendie.

Au final, cette gestion a été une belle oeuvre collective, avec une convergence de moyens publics et privés. C'est un des retours d'expérience que je fais. La participation de tous ces moyens s'est bien déroulée, mais nous manquons d'un cadre juridique pour organiser cette coopération.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Je m'associe aux mots de remerciements du président. Nous sommes heureux de vous recevoir au Sénat, après vous avoir rencontrés une première fois à Rouen lorsque notre commission d'enquête s'y est déplacée. Nous sommes également heureux que vos hommes aillent bien et fassent l'objet d'un suivi sanitaire.

Vous avez évoqué la problématique de l'eau, en vous félicitant de la proximité de la Seine. Mais d'autres établissements Seveso, dans d'autres départements, ne sont pas dans la même situation. Comment la gestion d'incendies similaires peut alors se faire ? Les entreprises ont-elles des réserves adaptées ? Et de manière plus générale, en additionnant les moyens des Sdis et ceux des exploitants d'établissements, est-on à un niveau suffisant pour venir à bout de tels incendies ? En outre, faut-il faire évoluer selon vous certains aspects de la politique de gestion de crise ?

M. Jean-Yves Lagalle . - Sur la question du dimensionnement des ressources en eau, tout dépend des scénarios théoriques retenus dans l'étude de dangers. Le feu qui s'est déclaré nécessitait en réalité quatre fois plus d'eau que ce qui était prescrit dans l'arrêté d'autorisation. Il faut peut-être revoir les scénarios retenus, en tenant compte des effets « dominos » et des risques extérieurs. L'enquête le clarifiera, mais ce que nous avons constaté c'est un départ d'incendie extérieur, qui s'est propagé ensuite vers le site Lubrizol.

Pour les établissements qui ne sont pas à proximité d'un fleuve comme la Seine, c'est à l'étude de dangers d'être adaptée. Avec des dispositifs préventifs renforcés, et des stockages de substances de moindre importance ou plus espacés, pour éviter un feu d'hydrocarbures de grande surface. Tous les sites n'ont pas la chance d'avoir la Seine à proximité en effet. Autrement, nous aurions utilisé le réseau d'eau potable. Mais cela aurait posé des problèmes en termes de fonctionnement. En l'espèce, nous n'avons pas porté atteinte au bon fonctionnement du réseau public d'eau potable. Grâce aux remorqueurs, nous avons évité de dépendre complètement d'un réseau en particulier.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Et concernant la nécessité éventuelle de moyens supplémentaires pour le Sdis ?

M. Jean-Yves Lagalle . - Nos moyens sont dimensionnés d'après le schéma départemental d'analyse et de couverture des risques (Sdacr). En l'espèce, nous avons été confrontés à un sinistre industriel dont personne n'avait prévu l'ampleur. On pourrait être confronté à la même situation en cas de risque naturel majeur, par exemple avec une tempête frappant tout le département. Mais notre système de sécurité civile est conçu de telle sorte qu'entre la zone de défense ouest et Paris, les renforts nécessaires peuvent arriver rapidement. On ne peut pas exiger de la part des collectivités territoriales que tout Sdis stocke des moyens rares et chers qui ne seront jamais utilisés. D'autant plus qu'on ne fait bien que ce qu'on fait souvent. Sur ce type d'incendie, la complémentarité public-privé est également importante, comme je l'ai évoqué précédemment.

M. Hervé Maurey , président . - Cette complémentarité devrait-elle être mieux organisée en amont ? Si je comprends bien, c'est un peu un « coup de chance » que cette coopération se soit bien déroulée car il n'y a pas beaucoup d'éléments de cadrage sur le sujet.

M. Jean-Yves Lagalle . - Il y a des conventions d'assistance mutuelle entre certains industriels. Vous avez raison de parler de chance, mais derrière la chance il y a avant tout beaucoup de professionnalisme. Il faudra sans doute réfléchir au cadre dans lequel cette mutualisation de moyens s'effectue. Les sapeurs-pompiers ont l'exclusivité sur la voie publique de la gestion des incendies, mais les collègues pompiers privés des entreprises ont un vrai savoir-faire, en complémentarité du nôtre.

Il faudrait préciser le cadre de cette coopération. Pour la gestion de l'incendie, nous nous sommes appuyés sur une réquisition informelle de ces moyens privés venus du Havre. Mais face à un problème, un accident voire au décès d'un pompier privé, le Sdis ayant assuré le commandement aurait pu être vite dépassé en termes de responsabilité, ce qui n'est pas protecteur, en particulier pour les familles des agents concernés.

Face à un tel incendie, de portée, non pas seulement départementale, mais aussi régionale voire nationale, le principe de solidarité doit jouer.

Je souhaite que sous l'égide du préfet, on puisse discuter de ces sujets, avec les élus locaux et les industriels en particulier. Le Havre a notamment une direction des risques industriels qui a une bonne expérience dans ce domaine. Il n'est sans doute pas nécessaire de démultiplier les moyens du service public, que l'on utilisera peu souvent. Il vaut mieux identifier tous les moyens disponibles, pour savoir comment les mobiliser en cas d'accident majeur. C'est une piste de réflexion à creuser.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Le directeur régional de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) que nous avons entendu juste avant vous, a évoqué une structure existante, le secrétariat permanent pour la prévention des pollutions et des risques industriels (S3PI), qu'il jugeait être un outil pertinent pour ce type de dialogue. En faites-vous partie ?

M. Jean-Yves Lagalle . - Oui nous y sommes représentés. Dans le département de Seine-Maritime, qui comprend beaucoup d'industries, il y a également des associations et des réseaux d'industriels se sont constitués pour échanger des bonnes pratiques, souvent avec un aspect théorique et il faut intensifier le passage à l'étape de la pratique. Nous manoeuvrons également assez souvent dans les établissements et autour. Il en va de même, par exemple, pour les pompiers d'aéroports qui interviennent aussi à proximité de l'aérodrome.

Mme Catherine Morin-Desailly . - Je vous remercie à mon tour très chaleureusement, vous et vos hommes. Je suis d'autant plus sensible à votre action de bravoure que j'habite Rouen et, d'ailleurs, ma famille habite non loin du site où s'est déclaré l'incendie.

Il s'est dit tout et son contraire sur les réseaux sociaux. Je profite donc de cette occasion pour que ceux qui nous suivent puissent avoir des explications claires et factuelles sur le déroulement des événements.

Le préfet a privilégié, et on peut le comprendre, la mise à l'abri des populations, sans activer les sirènes, en considérant qu'il fallait faciliter l'acheminement des secours. Pourriez-vous nous donner des précisions sur le nombre d'hommes et l'importance des moyens à mobiliser dans un tel évènement ?

Concernant l'équipement de vos hommes, je suppose qu'il est adapté pour ce type d'incendie. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur ce point ?

M. Jean-Yves Lagalle . - S'agissant tout d'abord de l'équipement, nous disposons de protections individuelles adaptées. Chaque fourgon d'incendie comprend six dossards dotés d'un appareil respiratoire isolant (ARI) avec une bouteille d'oxygène et quatre bouteilles de réserve.

Contrairement à l'idée reçue, dans le cas d'un incendie comme Lubrizol, le risque au sol est limité car il se produit, comme dans un feu de cheminée, un appel d'air : les fumées toxiques s'élèvent et le risque est limité pour les personnes qui se trouvent au niveau du départ du feu. La concentration de la toxicité devient maximale à 100 m de hauteur, après quoi, en fonction du vent, le nuage de fumée se dilue et, au-delà de 1340 m de distance, selon l'étude de danger, le risque létal ou d'effets irréversibles sur la santé de la population disparaît ; restent cependant les nuisances olfactives et des irritations qu'il a fallu prendre en compte.

Lorsque l'incendie s'éteint, il reste des fumées et des particules, filtrées par des masques, de type FFP2 ou FFP3. Mais un feu est dynamique et il se déplace dans tous les sens. Nous avons des équipements de protection, mais de là à dire que par rapport à l'utilisation optimale théorique ils ont été parfaitement utilisés en pratique, et cela sur toute la durée de l'incendie, on ne peut jamais en être certain. C'est la raison pour laquelle nous sommes systématiquement accompagnés par un soutien médical avec un médecin et un infirmier en cas d'incendie. Par la suite nos personnels sont très vite engagés dans un dispositif de suivi sanitaire.

Les sapeurs-pompiers professionnels ou volontaires de Seine-Maritime sont toutefois aguerris et formés aux risques industriels. Nous avons des caissons d'entraînement pour cela. Ceux qui sont juste devant l'incendie sont toujours en liaison avec le commandement et demandent dès que nécessaire des renforts ou des moyens adaptés. Il y a en permanence un échange entre le terrain et le commandement pour adapter les protections en cas de besoin. Tout ceci est parfois compliqué et, dans l'action, il arrive qu'on enlève un masque pour pouvoir reprendre son souffle. Nous avons donc bien des protections respiratoires mais il est difficile d'affirmer qu'elles sont utilisées pendant toute la durée de l'intervention.

Nous n'avons pas mis en oeuvre de« confinement ». J'ai proposé au préfet, par souci de réalisme, au-delà du périmètre de1340 mètres dans le cône des fumées, une simple « mise à l'abri » , qui consiste simplement à rester chez soi. En effet, un confinement implique de scotcher portes et fenêtres si bien que les habitations deviennent rapidement assez irrespirables, après un délai de deux heures. Nous nous sommes donc limités à une mise à l'abri avec la consigne : « restez chez vous et évitez de circuler inutilement ». Il s'agissait également de prendre en compte le fait qu'à huit heures du matin, la circulation se densifie dans l'agglomération rouennaise, avec des personnes qui vont travailler et des feux de circulation à gérer. Or je savais que nous avions fait appel à des moyens de secours extérieurs et je ne souhaitais pas que les engins en provenance de différents Sdis soient bloqués dans la circulation. C'est pourquoi nous avons rapidement mis en place un plan de circulation en tenant compte de l'axe du vent et des fumées.

Mme Céline Brulin . - Je m'associe aux félicitations que nous vous exprimons tous, y compris nos concitoyens qui ont également bien noté que votre intervention avait été exemplaire.

Faut-il réfléchir à des dispositifs destinés à recueillir plus d'eau pour lutter contre les incendies et qui pourraient jouer le rôle de la darse du port de Rouen, dans les sites industriels qui ne disposent pas de tels bassins à proximité.

Vous avez évoqué les conventions d'assistance entre industriels mais, à ma connaissance, elles ne sont pas obligatoires. Faut-il les systématiser, y compris en associant les moyens publics et privés ?

Enfin, faut-il renforcer les effectifs de pompiers sur les sites industriels et, plus généralement, les dispositifs internes aux entreprises ?

M. Jean-Yves Lagalle - S'agissant du renforcement des dispositifs de sécurité incendie au sein des entreprises classées Seveso, il faut distinguer plusieurs cas. Sur des sites de type dépôts ou raffineries, on trouve des services d'incendie dédiés avec des sapeurs-pompiers professionnels. Tel n'est pas le cas dans d'autres sites Seveso, comme celui de Lubrizol, où ce sont des salariés formés à la sécurité incendie qui, le moment venu, peuvent revêtir l'habit de sapeur-pompier pour lutter contre un sinistre. Enfin, sur certains sites qui abritent de très grands entrepôts, comme les ports, je souligne qu'il n'y a souvent personne : ni pompier, ni surveillance particulière, ni même parfois de gardien.

M. Hervé Maurey . - Cela signifie-t-il que les entreprises Seveso sont libres d'organiser leur dispositif de sécurité comme elles l'entendent ? Si tel est le cas, il me semble souhaitable que notre commission d'enquête fasse des propositions pour fixer quelques règles.

M. Jean-Yves Lagalle. - Aujourd'hui tel est bien le cas : on assigne aux entreprises Seveso des objectifs portant sur les débits d'eau, les moyens de secours et leur organisation, sans leur imposer des modalités précises.

J'insiste sur le fait que dans de très grands hangars portuaires, il n'y a souvent personne. Sous le vocable Seveso, on trouve une typologie assez variée d'usines, d'entrepôts et de lieux de stockage.

Les pompiers ont, avant tout, besoin immédiatement - dans la première demi-heure du déclenchement du sinistre - d'un interlocuteur fiable qui puisse engager la responsabilité de l'établissement pour constituer très vite des binômes entre pompiers et industriels : c'est fondamental sur le plan tactique.

Sur les sites dont le niveau de risque est le plus élevé, mais aussi sur les autres, la question du renforcement des services internes de pompiers mérite d'être posée. Aujourd'hui, il m'est difficile de répondre plus précisément à cette question mais on a pu bien constater l'efficacité des pompiers privés dans le cas de l'incendie de Lubrizol.

Nous avons également la chance de pouvoir compter, au sein des entreprises, sur des salariés qui sont également pompiers volontaires. Sans trop faire de publicité pour la profession que je représente, il faudrait développer leur recrutement car leur intervention immédiate peut suffire à résorber le sinistre. En effet, tout se joue dès les premières minutes.

Aujourd'hui le système de protection incendie repose très souvent sur des installations fixes, sans intervention humaine, mais lorsque celles-ci sont endommagées par un incendie et deviennent inopérantes, alors on peut faire appel à nous. Mais, en matière de risque Seveso, il ne faut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier ou placer toute sa confiance dans des installations fixes.

De plus, à propos des conventions d'assistance, on constate à l'évidence que le feu ainsi que les fumées ne connaissent pas les frontières administratives et peuvent impacter l'ensemble d'un bassin de risque - c'est à cette échelle qu'il me parait pertinent d'assurer la mutualisation des moyens.

La question de la rétention soulève une véritable difficulté : réglementairement, les industriels doivent disposer de capacités de rétention suffisantes pour pouvoir récupérer leurs propres produits. Si, en plus, les pompiers interviennent avec leurs propres eaux d'extinction, on peut très vite saturer ces zones de rétention. Or, aujourd'hui, des moyens simples peuvent être mis en oeuvre pour créer des zones de rétention supplémentaires : les architectes savent organiser l'espace pour en aménager avec des pentes ou des trottoirs surélevés. Cela est d'autant plus souhaitable que nos eaux d'incendie deviennent des polluants. Comme cela s'est produit chez Lubrizol, j'ai d'abord donné la priorité à l'extinction de l'incendie tout en sachant que nous allions générer de la pollution. J'ai ensuite signalé au Préfet qu'il fallait gérer une alternative : en diminuant le débit d'eau on risquait d'augmenter le volume de feu et les projections de fumées. Heureusement, dès 11 heures nous avons pu nous appuyer sur les moyens du Port de Rouen et du plan Polmar. Par conséquent, j'estime souhaitable de prendre en compte dans les dispositifs de rétention non seulement les produits industriels mais également les eaux d'incendie des sapeurs-pompiers. Il est en effet difficile, dans l'urgence de l'action, de combattre plusieurs fronts - l'extinction et la pollution - à la fois.

M. Hervé Maurey . - Vous nous disiez que le système de protection contre l'incendie interne à Lubrizol avait connu une défaillance : quelle en est la nature et comment peut-on l'expliquer ?

M. Jean-Yves Lagalle - C'est un point qui devra être éclairci par l'enquête. Je constate qu'à 4 heures 15 les pompiers étaient sur place et que soudainement tout s'est interrompu. Une première tentative a alors été effectuée pour réalimenter le réseau interne : cela aurait pu fonctionner mais je ne souhaitais pas prendre le risque, pour sauver 300 à 400 mètres carrés d'entrepôts, de mettre en péril une dizaine ou une trentaine d'hommes parmi les 40 sapeurs-pompiers sur place. Très opportunément, l'officier de commandement sur le site a décidé de repositionner le dispositif depuis la voie publique en se connectant au réseau de la métropole et nous avons pu ainsi conserver un débit de 6000 litres (360 m 3 par heure) pour assurer la protection des installations voisines. On n'avait pas alors éteint l'incendie mais on l'avait au moins circonscrit. Pour l'extinction définitive, il fallait attendre l'arrivée des moyens complémentaires : pompes, remorqueurs, tuyaux, émulseurs qui convergeaient de toutes parts. Quand tout ce matériel a été réuni à 11 heures, nous avons lancé le top mousse pour ouvrir les vannes.

M. Hervé Maurey .  - Merci à vous pour ces réponses et pour votre présence aujourd'hui. Nous souhaitons obtenir des réponses par écrit aux questions qui vous ont été transmises en amont de l'audition. N'hésitez pas à nous communiquer tout document que vous estimeriez de nature à éclairer nos travaux ni à formuler des suggestions.

Table ronde des associations de protection de l'environnement
(Mardi 26 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Nous débutons notre programme d'auditions de la semaine avec les représentants des associations de protection de l'environnement. Nous auditionnons ainsi MM. Alain Chabrolle, vice-président de France Nature Environnement (FNE), et Guillaume Blavette, administrateur de FNE Normandie ; Mme Hélène Bourges, chargée de campagne de Greenpeace ; M. Olivier Blond, président de Respire ; M. Jacky Bonnemains, directeur de publication de Robin des Bois ; M. François Veillerette, porte-parole, et Me François Lafforgue, avocat de Générations Futures.

Je rappelle que notre commission d'enquête, créée à l'initiative de tous les présidents de groupe et des présidents de commission du Sénat, a notamment pour mission d'évaluer l'intervention des services de l'État dans la gestion des conséquences environnementales de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen, mais aussi d'en tirer des enseignements sur la prévention des risques technologiques. Nous sommes intéressés par votre appréciation de la gestion de la crise d'un point de vue environnemental évidemment et par vos propositions pour gérer l'après-crise. Quelles évolutions de la réglementation suggérez-vous, concernant tant les sites eux-mêmes que leur périmètre ?

Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, de lever la main droite et dire : « Je le jure. »

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Hélène Bourges, MM. Alain Chabrolle, Guillaume Blavette, Olivier Blond, François Veillerette et Me François Lafforgue prêtent successivement serment.

M. Jacky Bonnemains, directeur de publication de Robin des Bois . - Il m'est difficile de jurer de dire toute la vérité, car je ne la connais pas dans sa totalité... Je ne connais qu'un aspect de la vérité.

M. Hervé Maurey , président . - Je ne vous demande pas d'interpréter les textes, mais de les appliquer ! Si vous ne voulez pas prêter serment, je vais devoir vous demander de sortir.

M. Jacky Bonnemains . - Comment me demander de dire la vérité alors que personne ne la connaît ?

M. Hervé Maurey , président . - Donnez-nous votre version de la vérité dans ce cas !

M. Jacky Bonnemains . - Je m'engage à dire ce que je sais d'une manière loyale...

M. Hervé Maurey , président . - Ce n'est pas ce que je vous demande ! Jurez de dire toute la vérité et levez la main droite.

M. Jacky Bonnemains . - Je lève la main gauche...

M. Hervé Maurey , président . - Vous n'êtes pas au spectacle, mais devant une commission d'enquête parlementaire !

M. Jacky Bonnemains . - Je jure de dire la vérité, et j'espère que tous les membres du Sénat font de même en toutes circonstances...

M. Hervé Maurey , président . - Dans ces conditions, on ne pourra pas vous donner la parole !

Mme Hélène Bourges, chargée de campagne de Greenpeace . - Greenpeace n'a pas d'expertise en matière de risques technologiques ou industriels, à l'exception du nucléaire. Je m'exprimerai donc en tant que citoyenne, non comme experte du sujet.

Après l'incendie de l'usine Lubrizol, les militants de Greenpeace se sont mobilisés spontanément, en particulier ceux qui habitent à Rouen et qui ont vécu le traumatisme. Ils ont rejoint les mobilisations, organisées dans la ville, par différents collectifs rassemblant d'autres associations, des syndicats, une grande diversité d'acteurs. Greenpeace ne s'est pas portée partie civile non plus, car nous n'avons pas la capacité de suivre avec attention une procédure judiciaire sur ce sujet. En revanche, nous travaillons sur d'autres types de dossiers qui ont trait aux risques environnementaux, par exemple dans les domaines de l'industrie pétrolière ou de l'élevage industriel, et nous avons donc un avis sur la question.

Nous faisons le constat d'un manque de moyens de l'administration chargée du contrôle des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE) : comme cela a déjà été dit au cours des travaux de votre commission d'enquête, on note une baisse du nombre des contrôles de 40 % au cours des douze dernières années. Les dossiers transmis par les exploitants sont très volumineux, complexes, avec des volets techniques de haut niveau. On peut légitimement se demander si l'administration a la capacité de vérifier la parole des exploitants, d'expertiser des enquêtes ou des études d'impact de plusieurs milliers de pages, de repérer les infractions. Dans le cas de l'usine Lubrizol, la difficulté est accrue, car plusieurs sites sont concernés, qui ne relèvent pas tous du même régime et qui ne sont pas inspectés par les mêmes services. Il serait intéressant de savoir si les informations des différentes administrations impliquées sont centralisées. En outre, on peut se demander si les sanctions sont dissuasives : en cas d'infraction, l'administration peut prononcer une mise en demeure et les amendes sont relativement faibles. Les peines encourues en justice ne sont pas lourdes. Il est donc, en général, moins coûteux pour un exploitant de ne pas respecter les règles, au risque de devoir payer une amende de manière ponctuelle, plutôt que d'investir pour respecter la réglementation relative à la gestion du risque.

Vous nous avez aussi interrogés sur la simplification du cadre réglementaire. Nos travaux sur des dossiers similaires montrent une volonté politique de faciliter l'implantation des projets industriels au détriment de la protection de l'environnement et de la santé puisque ces implantations ne s'accompagnent pas d'un système de contrôle et de sanctions adéquates. Au contraire, les garanties offertes par le droit de l'environnement reculent. À titre d'exemple, Greenpeace a attaqué récemment un décret qui supprime, à titre expérimental, l'enquête publique dans les Hauts-de-France et en Bretagne, régions qui accueillent le plus d'élevages industriels en France. On sait très bien que la plupart du temps les expérimentations sont pérennisées. Or le décret supprime un instrument de l'information du public et de la concertation. Finalement, le dialogue environnemental entre la population, les collectivités et les exploitants disparaît. Dans ce contexte, la confiance envers l'État peut être mise à mal. On l'a vu à Rouen, le manque de confiance a vite viré à la défiance. La communication des différents ministres et des autorités a d'ailleurs été anxiogène, floue, parfois contradictoire. Ainsi, le ministre de l'intérieur déclarait, le 26 septembre, à propos de l'incendie de l'usine : « Comme tout panache de fumée, il comporte un certain nombre de produits dangereux, mais, selon les analyses réalisées ce matin, pas de dangerosité particulière, même s'il faut éviter d'inhaler ces fumées. »

J'avoue ne pas savoir comment comprendre cette phrase... Je ne sais pas si je dois céder à la panique ou être rassurée ! Et le lendemain, la ministre de la santé disait qu'elle ne pouvait pas garantir qu'il n'y avait pas de danger...

M. Alain Chabrolle, vice-président de France Nature Environnement . - France Nature Environnement (FNE) est la fédération française des associations de protection de la nature. Elle regroupe 850 000 membres, 3 500 associations fédérées, 12 réseaux experts. Depuis cinquante ans, nous nous engageons pour l'intérêt général et l'association est reconnue d'utilité publique. À titre personnel, je suis vice-président de France Nature Environnement, vice-président du Conseil national de l'air, membre du Conseil national de la transition écologique. Chimiste, je copilote aussi le réseau Risques et impacts industriels. L'incendie de l'usine Lubrizol n'est pas un accident, mais bien la catastrophe industrielle la plus importante depuis l'explosion de l'usine AZF en 2001, l'illustration parfaite de tout ce que nous dénonçons ces dernières années, de ces évolutions qui ont conduit à un assouplissement du droit et à une réduction de l'information des citoyens. In fine , les risques technologiques sont moins bien pris en compte et la sécurité des travailleurs et des riverains diminue. Nous avons aussi alerté sur la dangerosité des entrepôts, qui n'ont toujours pas de véritable statut correspondant à leur activité réelle. L'affaire Lubrizol met cruellement en lumière l'érosion de la démocratie environnementale, la régression du droit de l'environnement, la réduction des moyens humains en matière d'inspection et de contrôle, la perte de la culture du risque et le manque d'information des parties prenantes. Nous avions averti les ministres concernés. Lorsque nous avons rencontré M. de Rugy, ou Mme Borne en septembre, nous avions évoqué explicitement le risque d'un nouvel AZF.

Nous avons élaboré seize propositions ; faute de temps je n'en énoncerai que quelques-unes, mais nous vous transmettrons des notes détaillées si vous le souhaitez. Je voudrais insister sur deux points.

Avec la simplification de la réglementation, les modifications de seuils, les suppressions de rubriques et la fin de la soumission automatique au régime d'autorisation de certaines activités, la place accordée aux citoyens a été de plus en plus restreinte et la prise en compte du risque n'est pas en adéquation avec la réalité. Nous proposons dès lors de revoir la loi pour un État au service d'une société de confiance (Essoc), qui permet aux préfets d'autoriser une augmentation de stockage de produits dangereux sans nouvelle étude préalable.

Il faut aussi cesser de donner toujours plus de pouvoir aux préfets, voire aux sous-préfets, en ce qui concerne les « sites industriels clés en main » ou les réserves d'actifs naturels : ces mesures, préconisées par le rapport du député Guillaume Kasbarian, participent d'une régression de la démocratie environnementale et du droit de l'environnement. Il est donc important d'évaluer l'impact de ces simplifications, en collaboration avec les associations environnementales qui sont sur le terrain et qui en voient les conséquences très concrètes.

Notre deuxième proposition concerne les instances de concertation et d'information des riverains. Attention à ne pas liquider les structures de vigilance collective ! Je tiens à votre disposition un rapport que nous avons réalisé en 2017 sur l'état de la concertation en France. L'information des riverains doit être améliorée. De même, il conviendrait de revoir l'instruction gouvernementale de novembre 2017, de renforcer le rôle des instances de concertation, comme les commissions de suivi de site (CSS) ou les secrétariats permanents pour la prévention des pollutions et des risques industriels (S3PI), voire de créer une nouvelle structure, plus en harmonie avec les évolutions de la société, car ces commissions ressemblent plus à des chambres d'enregistrement qu'à des instances de concertation.

En conclusion, je souhaite poser la question : les accidents majeurs ne sont-ils pas inhérents à nos modes de consommation et de production ? La priorité n'est-elle pas donnée d'abord à la continuité de l'activité industrielle, au détriment de la santé publique, de la santé des travailleurs, de la protection de l'environnement ? Nous resterons engagés dans notre combat pour une industrie propre et sûre, dans le respect du développement durable.

M. Olivier Blond, président de l'association Respire . - Respire est une association nationale qui a été créée en 2011, avec comme objet la lutte contre la pollution de l'air et la défense des victimes de la pollution. Respire a aussi créé à Rouen, immédiatement après l'accident, une association qui s'appelle Rouen Respire et qui a rassemblé en quelques semaines 1 600 adhérents. Ce chiffre est révélateur de l'angoisse très forte de la population. Si l'information du public a été insuffisante, comme cela a déjà été dit, l'information des enseignants, des personnels dans les établissements scolaires et des parents d'élèves a aussi été très erratique. Nous avons recueilli des témoignages très variés qui l'illustrent : des activités sportives ont été organisées sur des pelouses souillées par des hydrocarbures ; des enfants qui se plaignaient de troubles, à cause des odeurs liées à la pollution, n'ont pas été pris en charge par les personnels éducatifs, etc. La question de la dépollution des sites est abordée de manière insuffisante dans un certain nombre d'établissements. Ces faits montrent que les personnels de l'éducation nationale n'étaient pas préparés à cette situation. Il y va pourtant de la sécurité des enfants. Ils n'étaient pas capables, non plus, de répondre aux parents qui étaient très inquiets, ne sachant pas s'ils pouvaient continuer à envoyer leurs enfants à l'école. D'autres segments de la population semblent aussi avoir été négligés, à l'image des prisonniers, car la prison a été touchée par le nuage de fumée et le personnel pénitentiaire n'était pas préparé.

Un autre aspect de l'information du public tient à la manière de gérer l'après-crise, de savoir comment nettoyer sa maison, son jardin, comment se débarrasser des éventuels débris, etc. La communication de la préfecture a été tardive, parfois contradictoire, ce qui a accru l'angoisse des citoyens qui n'obtenaient pas de réponses à des questions de bon sens : que faire ? Comment nettoyer ? Que faire, par exemple, avec les ventilations de type VMC, encrassées après l'accident et qui sont susceptibles de continuer à répandre les polluants pendant plusieurs semaines après l'accident ? L'État n'a communiqué aucune directive claire, ce qui est anxiogène. De même, comment nettoyer les jardins ? Doit-on laisser les enfants y jouer ? Suffit-il d'attendre la pluie et de tondre ensuite ? Que faire si des hydrocarbures se sont infiltrés dans les sols ? Autant de questions sans réponse.

Après l'accident, constatant les insuffisances du dispositif officiel, les citoyens ont aussi voulu participer à la collecte d'informations, réalisant des prélèvements chez eux ou dans leurs jardins. Il conviendrait d'encadrer ces pratiques et de définir un cadre commun afin d'assurer l'articulation entre les prélèvements officiels et les prélèvements citoyens.

Enfin, quid de l'indemnisation ? Si des fonds ont été prévus pour dédommager les agriculteurs ou les commerçants, rien n'est prévu pour indemniser les citoyens touchés par la catastrophe et les gens peinent à faire valoir leurs droits auprès des assureurs. Il conviendrait de modifier le régime des catastrophes technologiques, peut-être en instaurant un dispositif gradué avec différents niveaux, afin que l'État encadre la défense et la protection des citoyens qui veulent faire valoir leur droit à une indemnisation.

M. François Veillerette, porte-parole de l'association Générations Futures . - Nous partageons les critiques qui pointent le manque d'informations sur la nature des polluants. Il a fallu plusieurs jours pour reconnaître la présence d'amiante... Nous déplorons aussi le manque de transparence sur les produits stockés sur le site : à l'ère du numérique, il serait pourtant simple de mettre à disposition sur un serveur la liste de toutes les substances présentes sur un site ICPE, afin que le préfet ou n'importe quel citoyen puisse y avoir accès aisément.

De manière plus générale, nous sommes très inquiets des conséquences de la simplification des systèmes. Cette simplification conduit à survoler certaines conséquences dramatiques. Nous sommes donc favorables à une règle générale d'autorisation plutôt qu'à une règle de déclaration.

Comme nos collègues de FNE, le délitement de la démocratie environnementale nous inquiète. La mission des associations consiste aussi à procéder à de bonnes remontées d'informations, à permettre un dialogue et à faire des suggestions. Si les commissions dysfonctionnent ou sont supprimées, ce dialogue ne peut avoir lieu.

Me François Lafforgue, avocat de l'association Générations Futures. - Nous avons déposé plainte le 3 octobre dernier, puis nous nous sommes constitués partie civile lorsque l'information judiciaire a été ouverte. L'étendue de la saisine du juge d'instruction nous inquiète, car nous avons déposé plainte pour des atteintes au code de l'environnement. Nous redoutons que notre plainte ne soit pas retenue dans le cadre de l'information judiciaire ouverte.

Il existe, pour les associations, dans cette affaire, un problème de transparence et d'accès à l'information. Dès le 9 octobre, nous avons demandé à la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) des documents que nous n'avons jamais obtenus. Cela nous a conduits à saisir la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada).

Nous déplorons également la déréglementation avec cette autorisation délivrée en 2019 sans évaluation environnementale. Nous regrettons la place laissée à l'autocontrôle. Il faut donner davantage de moyens aux inspections des installations classées et augmenter le nombre de leurs visites sur les sites.

Les procédures pénales sont inadaptées. Dix-huit ans après les faits, nous attendons enfin une décision de la Cour de cassation dans l'affaire AZF. Les sanctions ne sont pas assez lourdes non plus. Par exemple, en 2014, l'entreprise Lubrizol a été condamnée à 4 000 euros d'amende seulement. Ce n'est pas avec ce type de sanction que l'on fera évoluer les choses. Une instruction gouvernementale a été prise à la suite de l'accident de 2013, mais n'a pas été suivie. J'en veux pour preuve l'arrêté du 8 novembre 2019 de mise en demeure délivré à Lubrizol pour respecter cette réglementation.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . -Nous savons qu'en juillet 2019 le préfet a dispensé Lubrizol de réaliser une évaluation environnementale. Or il s'agissait d'une demande d'augmentation des stockages. Pourquoi avoir pris une telle décision ?

Près de vingt ans après la catastrophe AZF, la mise en protection des activités riveraines de sites Seveso demeure perfectible. Ces entreprises riveraines disposeraient d'un faible niveau d'appropriation des enjeux des plans de prévention des risques technologiques (PPRT) et d'une culture du risque en général. Existe-t-il un dispositif efficace pour accompagner ces acteurs économiques ? Un plan de mise à l'abri individuel qui viserait à améliorer la sécurité du personnel et des usagers ne serait-il pas une première réponse ?

Monsieur Blond, vous avez parlé de « prélèvements citoyens », par opposition aux « prélèvements officiels ». Cela signifie-t-il que tout prélèvement effectué par une agence serait suspect ?

Me François Lafforgue. - Cette absence d'évaluation environnementale est la conséquence directe d'une déconstruction du droit de l'environnement qui s'est faite progressivement, au profit des industriels, et au détriment des populations. C'est ainsi que l'augmentation de l'activité de Lubrizol n'a pas donné lieu à une véritable analyse des risques.

M. Hervé Maurey , président . - Quels sont les documents que vous n'avez pas pu avoir et qui vous ont conduit à saisir la Cada ?

Me François Lafforgue. - Il s'agit de plusieurs arrêtés, notamment de mise en demeure, et de documents internes tels que les plans, les évaluations environnementales par exemple.

M. Olivier Blond. - L'association Respire a introduit un recours en référé devant le tribunal administratif afin de demander la nomination d'un expert indépendant. Dans le cadre de cette procédure, nous avons demandé des documents qui ne nous ont toujours pas été transmis par la préfecture.

M. Alain Chabrolle. - Il me semble qu'il faudrait reprendre la fonction des S3PI. Il est nécessaire de les revisiter et de les réactiver. Cela permettait d'avoir une culture régionale de la culture du risque et une meilleure visibilité des grandes plateformes. C'est une des propositions de FNE.

Votre proposition de prévoir un plan de mise à l'abri est à travailler, car il manque quelque chose entre le plan communal de sauvegarde (PCS) et le plan d'opération interne (POI). C'est un sujet qui concerne l'humain et je détaillerai la proposition de FNE en allant dans ce sens. Nous sommes dans un contexte de vieillissement des établissements et d'ajout d'entrepôts dans un maillage d'entreprises qui ne sont pas nécessairement Seveso, mais qui peuvent cependant présenter des risques importants. Ces nouvelles évolutions doivent donc être prises en considération.

M. Guillaume Blavette. - Je siège au conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst) de Seine-Maritime. Concernant l'affaire des entreposages, depuis 2015, j'ai pu observer la difficulté des services techniques de l'État à amener l'exploitant à de bonnes pratiques. La mission de conseil et le droit d'alerte exercés par les inspecteurs des installations classées ne conduisent malheureusement pas le corps préfectoral à prendre des décisions.

À Rouen, concernant la culture du risque que vous avez évoquée, nous avons non pas un PPRT mais trois, ce qui est préjudiciable à la bonne gestion du risque. Depuis des années, nous recommandons une mise en cohérence de tous les dispositifs publics, mais, faute de dialogue environnemental régulier et sincère avec la préfecture de Seine-Maritime, cela n'a pu se traduire par des actes.

M. Hervé Maurey , président . - Monsieur Blond, je n'ai pas compris votre réponse relative aux prélèvements citoyens. Pourquoi seraient-ils plus vertueux que ceux effectués par les organismes officiels, qui seraient, par nature, suspicieux ?

M. Olivier Blond. - C'est une question fondamentale, mais elle ne se pose pas dans ces termes. Les prélèvements officiels ne sont pas, par nature, suspicieux et ne s'opposent pas aux prélèvements citoyens, au contraire. Nous souhaiterions même un rapprochement de ces deux prélèvements. L'enjeu, c'est la confiance.

Aujourd'hui, le travail des experts s'oppose à l'opinion publique. Mais ce n'est pas comme cela que les choses doivent fonctionner ! La création de la confiance dépend de la capacité à travailler ensemble. Pour l'instant, la communication de la préfecture et des institutions est très verticale. Nous souhaitons une participation des citoyens. C'est en participant aux prélèvements que les gens vont comprendre le processus, mais aussi connaitre les limites des méthodes existantes. Quand nous avons fait les prélèvements en extérieur, l'équipe a appris énormément de choses et porte désormais un regard différent. C'est donc très vertueux. Malheureusement, les efforts que nous faisons pour construire quelque chose ensemble sont perçus comme une défiance par les services de l'État.

M. Hervé Maurey , président . - Vous ne critiquez donc pas la qualité scientifique des analyses réalisées par les organismes officiels, mais vous souhaitez être associés sur la définition, le champ et l'interprétation de ces études. Il ne s'agit pas d'une défiance à l'égard de certains organismes, si je comprends bien.

M. Olivier Blond. - Nous avons quelques remarques techniques relatives à des prélèvements réalisés dans l'urgence, mais, selon nous, la solution est d'associer les populations. Aujourd'hui, elles sont perçues comme un groupe hostile.

M. François Veillerette. - Nous parlons ici de pollution en « taches de léopard ». Il y a une grande diversité des substances. Plus nous multiplierons les prélèvements et les analyses, plus nous aurons une connaissance fine de la répartition des pollutions sur le territoire.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Je partage vos remarques. Vous avez proposé la création d'un parquet spécialisé. Cela n'existe-t-il pas déjà ? Comment pourrait-on améliorer les choses ?

Concernant la réglementation nécessaire des entrepôts de stockage, quel cadre proposez-vous ?

Nous savons qu'il existe des problèmes liés à la sous-traitance. Selon vous, faudrait-il l'encadrer ou l'interdire ?

Au sujet de la santé environnementale, la ministre de la santé, que nous avons auditionnée, nous a dit que la dangerosité des substances stockée était connue. Or, la dangerosité de la composition des fumées issues de ces substances est aujourd'hui méconnue. Les agences ignorent ce qu'elles recherchent. Je me mets à la place des personnes qui vivent dans cette région et j'aimerais avoir votre avis sur ce sujet.

M. Alain Chabrolle. - Vous avez soulevé le problème de l'augmentation du stockage chez Lubrizol et au sein de l'entreprise voisine. Dans un contexte de droit qui n'aurait pas régressé, une étude de dangers aurait obligatoirement était réalisée. Elle aurait mis en évidence l'augmentation du pouvoir calorifique du stockage. Pour France Nature Environnement, le fait de ne pas l'avoir fait représente une faute grave. L'étude aurait conduit à augmenter les retenues d'eau et les moyens de lutte contre l'incendie. Cela a été évoqué en commission de suivi de site. C'est un point majeur qui lie l'incendie à l'évolution du droit. Là, il y a eu une faille dans l'analyse des conséquences du stockage. FNE se bat depuis deux ans sur la question des entrepôts et cela a conduit la Direction générale de la prévention des risques (DGPR) à noter dans ses priorités d'inspection à destination des inspecteurs : « Dispositifs pour éviter les incendies dans les entrepôts et en limiter les conséquences » ; « Vérification par les inspections du respect des dispositions réglementaires préventives et curatives » ; « Actions à mettre en oeuvre en cas de début d'incendie au regard du risque et des dispositions organisationnelles prises en complément des mesures techniques pour gérer ce risque. » Vous voyez combien ce sujet était d'actualité.

Les facteurs humains qui se développent avec la sous-traitance n'existaient pas autrefois, mais ils ne sont pas pris en considération.

M. Hervé Maurey , président . - Vous faisiez référence à l'arrêté préfectoral qui a autorisé l'augmentation des capacités de stockage de produits et sembliez dire qu'il existait un lien avec l'incendie. Il nous a été indiqué que cette décision n'avait pas été mise en oeuvre.

M. Guillaume Blavette. - Si.

M. Hervé Maurey , président . - Si j'ai bien compris, aucun « coup de pioche » n'a encore été donné. Cet arrêté a été sans effet et l'incendie ne lui serait pas imputable.

M. François Veillerette. - Il existe un manque de connaissance sur la nature des produits stockés, mais aussi sur la nature des produits émis lors de la combustion. Les produits secondaires semblent inconnus. Notre question est donc la suivante : ne pourrait-on pas exiger la modélisation des grandes catégories de résidus de combustion ? Les instituts savent le faire et cela permettrait de compléter utilement les dossiers, car il y a là, semble-t-il, un angle mort important.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Et des informations informatisées en temps réel sur le stockage.

Me François Lafforgue. - Je veux intervenir en réponse...

M. Hervé Maurey , président . - J'en déduis que vous sollicitez la parole. Je vois que vous prenez beaucoup de libertés avec les règles applicables devant une commission d'enquête...

M. Jacky Bonnemains. - Beaucoup de libertés..., sauf pour moi, monsieur !

M. Hervé Maurey , président . - Monsieur, je vous prie de ne pas insister. Vous avez refusé de prêter serment devant une commission d'enquête. Cela est passible d'une peine d'emprisonnement de deux ans et de 7 500 euros d'amende. Je vous autorise à rester dans la salle puisque c'est une audition publique. En revanche, vous n'avez pas à prendre la parole. Maître, vous avez la parole.

Me François Lafforgue. - Concernant le parquet spécialisé, l'information judiciaire est ouverte au pôle santé publique de Paris. Nous regrettons que la création du pôle santé publique en 2003 n'ait pas donné lieu à de véritables avancées en matière de protection de la santé publique et de l'environnement. Les affaires n'ont pas donné lieu à de grands procès jusqu'à présent.

Actuellement, nous assistons à un mouvement d'exclusion des associations du procès pénal. Certaines associations se voient refuser l'accès à l'information judiciaire au prétexte que leurs demandes seraient irrecevables. Par exemple, le juge considère que les demandes de certaines associations qui n'auraient pas été exposées à un risque seraient irrecevables à se constituer partie civile.

Le recours à la sous-traitance a été un problème majeur dans le dossier AZF. Aujourd'hui, dans l'affaire Lubrizol, nous devons déterminer quelle est la part de la sous-traitance dans les causes de la survenance de l'incendie. Il existe un problème avéré de stockage de produits dangereux chez le voisin de Lubrizol, Normandie Logistique. C'est une entreprise qui n'a fait l'objet d'aucune autorisation et, semble-t-il, de contrôle des services de l'État.

M. Hervé Maurey , président . - Vous dites que l'instruction de 2014 n'a pas été appliquée : par l'entreprise ou les services de l'État ? Ou par les deux ?

Me François Lafforgue . - Ce sont les services de l'État qui ont pris un arrêté de mise en demeure le 8 novembre 2019 et reprochent à Lubrizol de ne pas avoir appliqué l'instruction gouvernementale de 2014, qui elle-même a été prise à la suite de l'incident de 2013.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Le règlement REACH de l'Union européenne, entré en vigueur le 1 er juin 2007, impute la charge de la preuve aux entreprises ; celles-ci doivent identifier les risques liés aux substances qu'elles fabriquent et commercialisent dans l'Union européenne. Il ne semble pas que l'État fasse appliquer ce règlement en France. Qu'en pensez-vous ?

Me François Lafforgue . - En effet, la charge de la preuve pèse principalement sur les associations, ce qui est regrettable. Nous militons pour que la charge de la preuve de l'innocuité des produits incombe aux industriels. Prenez, par exemple, un produit de type sulfoxaflor, dont nous avons obtenu le retrait du marché à titre temporaire il y a deux ans, et sur lequel nous attendons une décision définitive dans les jours qui viennent. C'est aux associations d'établir le danger qu'il représente, alors que ce devrait être aux industriels de démontrer son innocuité ! On observe toutefois une évolution de la jurisprudence, puisque la juridiction administrative a statué dans un sens favorable dans une ou deux affaires. Nous militons pour cette évolution.

M. Olivier Blond . - Sur l'arrêté préfectoral du 24 juillet 2019, l'association Respire a déposé hier un recours pour annulation au tribunal administratif.

M. Guillaume Blavette . - Les entreposages à l'air libre ont conduit au développement de cette tente et des dispositifs inédits pour confiner le risque à la source. Or, le stockage à l'air libre de produits notoirement dangereux aurait dû être interdit. Cela avait été dit aux préfets successifs, mais ceux-ci n'ont pas pris les décisions que nous attendions.

Vous évoquez le règlement REACH, mais il faut bien savoir qu'un préfet est garant de la sécurité publique. Lorsque, en Coderst, nous rappelons aux services techniques de l'État et au corps préfectoral l'existence de cette réglementation, on nous renvoie à deux autres types de réglementations : les mesures antiterroristes prises après 2015, qui diminuent le nombre d'informations publiables, et tout ce qui relève du secret industriel et de la liberté d'entreprise. C'est par ces deux biais que les exploitants esquivent les réglementations environnementales. Malgré nos efforts, nous n'obtenons pas la publication des données qui permettraient d'appréhender les risques à leur juste mesure et aideraient les pompiers à bien dimensionner leurs moyens d'intervention.

Mme Céline Brulin . - Les défaillances dans la connaissance des produits stockés sont-elles dues à un problème de transmission d'informations par les exploitants aux services de l'État, ou à un problème de publication de ces informations par l'État ? Le directeur régional de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) nous a clairement dit que le lieu de stockage autorisé n'était pas construit. J'ai été intéressé par votre idée d'une construction commune d'analyses et de prélèvements. Les lieux pour ce faire existent-ils déjà, ou faut-il réfléchir à des structures nouvelles ?

M. Alain Chabrolle . - La connaissance des produits stockés est un véritable problème. L'association FNE s'est aperçue, pour de grands entrepôts de logistique, qu'il y avait des problèmes de connaissance en temps réel, des problèmes de stockage de ces connaissances dans des lieux sûrs, hors de l'entreprise, et des problèmes de transmission à l'administration - ou de non-transmission, ce qui permet d'être borderline , c'est-à-dire de dépasser parfois les quantités autorisées par la réglementation. La loi contre le terrorisme aboutit à une absence de transparence sur les produits qui entrent dans l'établissement, sur les produits stockés et sur les produits finis qui sortent de l'établissement. L'association FNE propose donc qu'on revisite ces dispositions, qui ne nous paraissent pas acceptables. On peut parfaitement communiquer des éléments d'information de manière confidentielle - comme cela se faisait autrefois - sans que cela donne des idées aux uns ou aux autres. Un préfet de région m'avait fait remarquer que les terroristes savent lire des dessins de produits inflammables ou des plans de stockage dangereux quand ils passent à côté d'un établissement Seveso... Il faut des lieux où la concertation et la culture du risque puissent se développer. La France est à la limite du respect de la convention européenne d'Aarhus, et FNE travaille sur des contentieux à cet égard.

M. Guillaume Blavette . - Le 8 octobre 2019, à la préfecture de Seine-Maritime, dans le cadre du Coderst exceptionnel sur Lubrizol, l'inspection des sites classés a demandé à Normandie Logistique de lui fournir la liste des substances entreposées. Quand on gère des produits dangereux, il faut voir comment les agences peuvent limiter les risques à la source. Or notre inspection, dont je reconnais les compétences et le mérite, n'avait pas cette information, pas plus que le service départemental d'incendie et de secours (Sdis) d'ailleurs. Et nous avons eu affaire à un incendie de 14 000 mètres carrés : c'était un brasier, un volcan... Les difficultés d'intervention étaient énormes, et les hommes ne pouvaient pas anticiper la réaction des substances entreposées, à cause de ce défaut de transparence.

Ce manque de précision dans les communications faites par les entreprises est préjudiciable à de nombreux services de l'État, et empêche les associations de contribuer au renforcement de la sûreté et de la sécurité en effectuant leur travail de surveillance des risques industriels aux côtés des syndicats. Pour le bâtiment A5, la surveillance était sous-traitée à une entreprise. Ce problème n'est jamais évoqué en Coderst.

M. Olivier Blond . - Il y a un déficit culturel dans la gestion du risque par rapport à d'autres domaines scientifiques. Ainsi, les sciences participatives sont très développées en sciences naturelles, avec des campagnes nationales très performantes, par exemple pour le suivi des chauves-souris, des insectes, ou de telle ou telle espèce végétale. Dans le domaine de la qualité de l'air, il existe aussi des dispositifs qui se répandent dans le public : des capteurs de pollution. Ils sont encore très insuffisants en termes de qualité de la mesure et de diversité des produits mesurés, mais ils permettent la diffusion de cette pratique de la mesure scientifique et de la recherche de molécules. Il faut diffuser ce genre d'outils, tout en faisant de la pédagogie sur leurs limites. Atmo Normandie pourrait jouer un rôle important dans la diffusion des connaissances et des pratiques.

M. François Veillerette . - Le rôle de l'État ne serait-il pas de mettre en place une plateforme qui permettrait de rassembler l'ensemble des analyses ? Il y a aussi des agriculteurs qui ont fait des analyses sur le terrain pour connaître l'état de pollution de leur sol ou de leur végétation.

M. Hervé Maurey , président . - Pour certaines analyses, on ne serait pas certain de leur caractère incontestable et scientifique.

M. François Veillerette . - En effet. Il faudrait donc que toutes les analyses soient normées.

M. Gilbert-Luc Devinaz . - Merci pour votre éclairage sur les conséquences, après de longues années, de la simplification, de l'autocontrôle et de la faiblesse des sanctions. J'ai aussi noté le déficit d'informations avant et après, ainsi que le cafouillage pendant l'événement. La Dreal fait à la fois du conseil et du contrôle. N'est-elle pas juge et partie ? Faut-il conserver cette organisation, ou séparer ces deux fonctions ? Quant aux dispositions antiterroristes, sont-elles de nature à empêcher un attentat terroriste dans ce genre de structure ?

M. Alain Chabrolle . - Cela ne prévient aucun attentat terroriste dans ce type d'établissements. Vu l'évolution malencontreuse des moyens d'inspection et de contrôle, FNE souhaite la création d'un véritable corps indépendant, à l'image de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Il faudrait vraiment prévoir un stockage dans de bonnes conditions de préservation des différents types de prélèvements, notamment biologiques, parce que ce sont ces échantillons qui permettront d'intervenir dans quelques années si des événements sanitaires survenaient.

Mme Hélène Bourges . - Créer un corps indépendant sur le modèle de l'ASN n'aurait de sens qu'en prévoyant des moyens financiers suffisants et une commission des sanctions, c'est-à-dire une capacité à prendre des sanctions, que n'a pas l'ASN. Il faudrait aussi veiller à la diversité des membres de ce corps, en faisant particulièrement attention au mode de désignation, afin que ce corps puisse jouer un véritable rôle de gendarme.

M. Jean-Claude Tissot . - Quid de la pollution de l'eau ? Comment a été géré le ruissellement de celle qui a servi à éteindre l'incendie ? Que pensez-vous du fait que ce soit une société dépendante de Lubrizol, Exetech, qui gère les indemnisations, notamment des agriculteurs ?

M. Guillaume Blavette . - Je siège au comité de suivi du Fonds de solidarité Lubrizol, où j'ai le plaisir, tous les quinze jours, de croiser Exetech... Les associations n'ont pas été conviées à l'instance relative aux indemnisations agricoles. Pourtant, notre fédération compte de nombreux maraîchers bio. Beaucoup, déjà, ont mis la clef sous la porte. Les indemnisations sont limitées à 5 000 euros pour une commune alors que Mme Goujon, que vous avez peut-être auditionnée, a enregistré des pertes de 4 200 euros uniquement pour les cantines scolaires du Petit-Quevilly le jour de la catastrophe. La gestion par un organisme privé est certes encadrée par un comité mis en place par la préfecture, mais nous ne regardons que les cas litigieux. Or, comme le dit la chambre de commerce et d'industrie de Rouen, tous les cas sont litigieux, notamment parce que les entreprises, les restaurateurs, les hôtels ne pourront être indemnisés qu'à hauteur de 8 500 euros.

La convention passée entre Lubrizol et la Caisse des dépôts et consignations (CDC) pour organiser le régime d'indemnisation n'est pas publique. J'en ai demandé communication au préfet de Seine-Maritime, mais elle n'a toujours pas été transmise au comité de suivi de ces indemnisations.

Les indemnisations ne prennent pas en compte les comités de bassin versant. Or, sous le panache, des dépenses très importantes d'évaluation des conséquences environnementales et de nettoyage des berges ont été engagées par ces comités, qui ne sont déjà pas très riches. La seule réponse de l'État a été de dire que la Dreal allait étudier au cas par cas les demandes déposées par ces comités. Pourtant, cela devrait relever du principe du pollueur-payeur, parce que la source de ces atteintes à nos rivières, lacs et retenues d'eau est due à Lubrizol. FNE Normandie vous adressera un mémoire sur l'eau : il s'agit d'un milieu karstique, où les vitesses d'infiltration sont très rapides. C'est l'une des inquiétudes les plus importantes de notre fédération locale.

Me François Lafforgue . - Générations Futures a déposé une plainte le 3 octobre, juste après l'incendie, qui visait plusieurs infractions au code de l'environnement, dont l'atteinte aux espèces protégées, mais également des atteintes aux milieux hydrauliques et à la Seine, ainsi qu'aux poissons. Nous espérons que ces infractions feront l'objet d'une instruction. Pour le moment, l'information judiciaire a été ouverte sur le fondement de la mise en danger d'autrui.

Il me paraît regrettable qu'on laisse à l'exploitant la faculté de déterminer les conditions d'indemnisation des victimes. C'est le signe d'une évolution regrettable, mais aussi de la faiblesse de notre système judiciaire en termes d'indemnisation. L'action de groupe en matière environnementale pourrait être une réponse adaptée dans ce type de dossier. Hélas, elle ne l'est pas, en raison de la longueur de la procédure pour faire acter le principe de responsabilité, notamment lorsqu'il y a plusieurs responsables, sans parler de la difficulté de fixer un périmètre d'indemnisation. Il faut donc revoir le système d'indemnisation des victimes dans le cadre des grands accidents industriels pour prévoir des réponses plus rapides et plus adaptées. Par exemple, aux États-Unis ou en Allemagne, les victimes du Dieselgate ont été rapidement indemnisées. En France, nous sommes toujours englués dans une procédure qui n'en finit pas, avec des expertises qui s'enchaînent depuis cinq ans, et aucune réponse indemnitaire n'est apportée.

M. Olivier Blond . - Il semblerait que les victimes qui acceptent des indemnisations s'engagent à renoncer à un recours. Cela paraît abusif, vu les incertitudes qui planent sur ce dossier. De plus, la manière dont les prélèvements sont faits, par cette structure contrôlée par Lubrizol, nous semble très problématique : tous les échantillons qui seront prélevés dans les jardins pourraient être des éléments de preuve. Or ils sont récupérés par une partie prenante et seront détruits, alors qu'ils pourraient être stockés de manière contrôlée par la justice. C'est de la destruction de preuves.

M. Daniel Gremillet . - Merci pour la richesse des propos que vous avez tenus. Le risque n'a jamais été évalué globalement pour nos sites industriels : il ne suffisait pas d'étudier le risque posé par Lubrizol ou par Normandie Logistique séparément. Le nuage a été loin et a été assez large. Les industriels doivent faire des études d'impact, par exemple dans le cas du stockage de l'ammoniac, pour avoir l'autorisation de stocker. Y a-t-il eu de telles études définissant les zones où informer la population ? Quel pourcentage de la population habite à proximité du site, par rapport à il y a trente ans ? Les industriels se voient imposer des études de risque, et voient en même temps les habitations se rapprocher de leurs sites !

M. Guillaume Blavette . - Il y a eu un dialogue musclé au début des années 2010. L'incendie du bâtiment A5 a été exclu des scénarios des PPRT et les élus de Rouen l'ont déploré. C'est dû au cloisonnement des activités des services techniques de l'État. Je suis administrateur d'Atmo Normandie, autrefois Air Normand. Or, à proximité de Lubrizol, se trouvent des silos de céréales, qui sont des installations explosives. Il y a dix ans, nous avons été sollicités pour évaluer le panache d'une explosion de ces silos, notamment de ceux qui sont situés devant Lubrizol. Avec Mme Delmas - directrice d'Atmo Normandie - , nous avons comparé les nuages - nous les évaluions avec nos modestes moyens techniques. Le panache pour une explosion des silos correspondait au panache observé pour Lubrizol. Si l'on écarte certaines convergences de situations atmosphériques rares, il y avait des éléments qui permettaient d'envisager, dans des cas limites, les répercussions maximales de l'incendie d'un site industriel. Cela aurait dû concourir à un enrichissement de la réflexion, notamment pour réduire les risques à la source, ce qui est la responsabilité première d'un industriel.

Le tissu urbain s'est un peu densifié de l'autre côté de la Seine, mais ce territoire ne gagne plus de population, en raison de sa proximité avec l'agglomération parisienne. Le nombre d'habitants est resté de 470 000 depuis vingt ans. Les formes d'habitat évoluent, elles, et on observe un développement de l'habitat collectif, ce qui pose le problème des ventilations mécaniques contrôlées et de l'indemnisation des particuliers. C'est pourquoi Respire apporte beaucoup pour la défense du droit à vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé publique, pour citer l'article 1 er de la Charte de l'environnement.

M. Hervé Maurey , président . - Merci à vous. Toutes les contributions écrites complémentaires sont les bienvenues, notamment pour apporter des propositions d'évolution du cadre législatif et réglementaire.

M. Raymond Cointe, directeur général de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS)
(Mardi 26 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Mes chers collègues, nous entamons cet après-midi d'auditions en entendant M. Raymond Cointe, directeur général de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris).

Je rappelle que l'INERIS a pour mission de contribuer à la prévention des risques que les activités économiques font peser sur la santé et la sécurité des personnes et des biens ainsi que sur l'environnement. Ses programmes de recherche visent notamment à mieux comprendre les phénomènes susceptibles de conduire à des risques d'atteintes à l'environnement et à la santé ainsi qu'à développer l'expertise en matière de prévention.

Les recherches de l'Ineris portent à la fois sur des risques accidentels, des risques chroniques et les risques du sol et sous-sol. Elles sont mises à disposition des pouvoirs publics, des entreprises et des collectivités territoriales afin de les aider à prendre les décisions les plus appropriées.

Le jour même de l'incendie de l'usine Lubrizol, l'Institut, par le biais de sa Cellule d'appui aux situations d'urgence (CASU) a été sollicité pour venir en soutien aux services d'intervention d'urgence puis à la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL), notamment sur la maîtrise de l'incendie et la compréhension des phénomènes de dispersion de produits polluants.

L'Ineris a également été sollicité pour réaliser des analyses chimiques des prélèvements d'air et de suies effectués par le service départemental d'incendie et de secours (SDIS) de Seine-Maritime, par Atmo Normandie, que nous avons entendu le 29 octobre, et par un bureau d'études agréé par le ministère de la transition écologique et solidaire.

Ces premiers résultats ont été mis en ligne dès le 28 septembre. Depuis lors, le site de la préfecture de Seine-Maritime est régulièrement mis à jour et comporte de nouveaux résultats d'analyses, émanant selon les cas, soit de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), dont nous entendrons les dirigeants plus tard dans l'après-midi, soit de l'agence régionale de santé (ARS) de Normandie, dont nous entendrons la directrice générale demain, soit de l'Ineris.

Ces résultats sont fort intéressants mais ils illustrent toute la difficulté d'informer la population. Comment, en effet, les interpréter sereinement, surtout lorsque l'on constate, comme cela a été indiqué par exemple par la ministre de la santé lors de son audition par notre commission, qu'on ne sait pas exactement quelles substances rechercher ? Le flou des données disponibles concernant les effets « cocktail » des mélanges des produits entreposés chez Lubrizol et Normandie Logistique est source d'une inquiétude qui demeure forte.

Conjointement avec l'Anses, l'Ineris a été saisi, le 2 octobre, par les trois ministères de la santé, de l'agriculture et de la transition écologique et solidaire, afin de réaliser une « tierce expertise », c'est-à-dire de porter un avis critique et indépendant sur l'évaluation quantitative des risques sanitaires (EQRS) établie sous la responsabilité des deux exploitants.

Nous souhaiterions que vous nous donniez des informations sur ce contexte, nous faire un point d'étape sur les conséquences sanitaires de l'accident et nous dire où nous en sommes aujourd'hui. Nous souhaiterions aussi que vous nous donniez votre avis sur l'incrédulité grandissante de nos concitoyens et le discrédit de la parole publique. Il y a une difficulté à convaincre nos concitoyens de l'impartialité des travaux d'organismes publics, y compris le vôtre.

Je rappelle que notre commission d'enquête, créée à l'initiative de tous les présidents de groupe et des présidents de commission du Sénat, a notamment pour mission d'évaluer l'intervention des services de l'État dans la gestion des conséquences de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen mais aussi de tirer des enseignements sur la prévention des risques technologiques et de formuler des propositions pour améliorer le cadre juridique existant.

Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Cointe prête serment.

M. Raymond Cointe, directeur général de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) . - Nous sommes un établissement public à caractère industriel et commercial, créé en 1990 sous la tutelle unique du ministère chargé de l'environnement même si nous avons une histoire plus ancienne car nous sommes les descendants du centre d'études et de recherche des charbonnages de France (Cerchar).

Nous sommes l'expert technique de la direction générale de la prévention des risques (DGPR), comme l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) l'est en ce qui concerne le risque nucléaire à l'égard de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

Nous apportons un appui aux pouvoirs publics en matière de risques technologiques, que ce soit dans la durée ou en situation d'urgence environnementale ou encore en cas de crise.

Dans un contexte de baisse des effectifs, préserver cette capacité d'appui en situation de crise a toujours été une de mes priorités.

Je vais limiter mon propos liminaire à une présentation chronologique de l'intervention de l'Ineris en lien avec l'incendie de l'usine Lubrizol.

Nous sommes intervenus dès les premières heures de l'incendie de l'usine Lubrizol via notre cellule d'appui aux situations d'urgence (CASU) que vous avez mentionnée. Cette cellule est opérationnelle 24h/24 et composée de trois experts qui sont d'astreinte pour apporter aux pouvoirs publics une aide à la décision immédiate en cas de danger à caractère technologique avéré ou imminent pour l'homme ou l'environnement.

La CASU a été sollicitée à deux reprises le matin du jeudi 26 septembre, dans un premier temps vers 6 heures du matin par le SDIS pour préciser les risques immédiats qui auraient pu résulter de la prise dans le feu d'un stockage de pentasulfure de phosphore, puis dans un deuxième temps par la DREAL pour préciser les risques liés à l'incendie des produits stockés. Le stockage de pentasulfure de phosphore a heureusement été éloigné du feu mais nous avions fait une analyse des risques encourus par son éventuelle combustion.

La CASU a été à nouveau sollicitée deux fois le samedi 28 septembre pour évaluer d'une part, les risques liés à la ruine du toit en fibrociment et à la dispersion éventuelle de fibres d'amiante dans l'atmosphère et d'autre part, pour donner notre avis sur les modalités de traitement des fûts encore présents dans l'entrepôt. Un de nos spécialistes s'est rendu sur site dès le lundi matin.

Dès le jeudi 26 septembre au matin, sur la base des informations transmises par la DREAL concernant les produits présents en plus grande quantité sur le site et aussi compte tenu de l'étude de dangers dont nous disposions, nous avons caractérisé ce que nous appelons le « terme source », à savoir les produits susceptibles d'être pris dans l'incendie. Nous avons ensuite estimé la façon dont ils peuvent se décomposer pendant l'incendie, la vitesse de combustion et l'énergie qu'ils vont libérer. Nous devons évaluer, au regard des dangers immédiats, les distances auxquelles des risques de dommage soit létaux soit irréversibles sur l'homme pourraient exister.

Le deuxième objectif était de formuler des recommandations pour la phase post-accidentelle. Notre expérience, établie depuis une dizaine d'années sur ces sujets, nous conduit à préconiser de faire des prélèvements le plus rapidement possible dans l'environnement afin d'analyser non plus le risque immédiat mais les risques à plus long terme qui peuvent exister, notamment pour les populations environnantes et pour l'environnement.

Des prélèvements ont été effectués dès le jeudi par le SDIS, Atmo et par l'organisme agréé - le Bureau Veritas : ils portaient sur l'air, notamment sur les composés organiques volatils et sur la surface, pour analyser les métaux lourds, les hydrocarbures aromatiques polycycliques et les dioxines.

L'Ineris n'a pas de moyens dédiés de projection sur site pour effectuer ces prélèvements et analyses. Ils sont usuellement analysés par des laboratoires agréés, qui forment un réseau d'intervenants en situation post-accidentelle. Compte tenu de l'ampleur du phénomène et de l'urgence, il nous a par ailleurs été demandé de procéder à des analyses dans nos laboratoires pour rendre des premiers résultats dès le vendredi soir pour certains polluants et dès le mardi en ce qui concerne les dioxines.

Dans la suite de ces travaux, nous avons raffiné nos simulations de panache pour modéliser le nuage de polluants et estimer l'endroit des retombées avec un modèle plus sophistiqué que celui utilisé le jeudi.

Nous avons ensuite été saisis par les trois ministères concernés, santé, agriculture et environnement pour analyser plus finement les substances larguées dans l'environnement et formuler des recommandations en matière de surveillance.

Nous avons rendu notre analyse le 4 octobre et l'avons complétée le 10 octobre pour inclure les produits de Normandie Logistique.

Vous l'avez rappelé, il est également prévu, lorsqu'elle sera disponible, que nous menions conjointement avec l'Anses une tierce-expertise de l'évaluation quantitative des risques sanitaires (EQRS) qui doit être réalisée sous la responsabilité de l'exploitant.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Avez-vous des informations particulières à porter à notre connaissance sur les effets cocktails, à savoir la combinaison, les effets cumulatifs des produits chimiques entre eux ?

M. Raymond Cointe . - Nous sommes face à un phénomène de combustion, très différent d'une simple dispersion de produits dans l'atmosphère, et l'analyse de ce type de situations conduit à regarder plusieurs éléments.

D'abord, il faut faire une analyse de la combustion et des produits de combustion qui peuvent être émis par les produits qui étaient stockés, sachant que l'on peut avoir une situation paradoxale où des produits non dangereux vont produire des polluants dangereux en brûlant et, à l'inverse, des produits dangereux ne produisent pas de produits particulièrement dangereux lorsqu'ils brûlent. Par exemple, si le pentasulfure de phosphore avait brûlé, il n'y aurait pas eu de conséquences très importantes. D'après les informations dont nous disposions, les polluants les plus susceptibles d'être émis étaient des métaux lourds, des hydrocarbures aromatiques polycycliques, des dioxines et des composés organiques volatils.

Ensuite se pose la question de l'interaction entre ces divers polluants, notamment les produits de combustion mais aussi le cas échéant avec les produits qui n'ont pas brûlés et qui auraient pu être vaporisés. Des techniques dédiées à chaque type de produits existent avec des méthodes d'évaluation en équivalent de toxicité. Nous avons mesuré dix-sept congénères lors des analyses portant sur les dioxines et ils sont ensuite comparés avec une base de données pour estimer l'effet global.

L'effet cocktail renvoie à la prise en compte de polluants différents dont on essaie d'estimer les effets combinés de manière globale.

Il y a d'autres effets cocktails potentiellement plus compliqués, qui font encore l'objet de recherches, y compris à l'Ineris, pour estimer les interactions chimiques, les recompositions de produits dans l'atmosphère et les conséquences pour l'homme.

Un certain nombre d'effets cumulatifs sont bien pris en compte, selon des modèles établis, tandis que pour d'autres effets nous sommes encore en phase de recherche. Au-delà de l'approche théorique d'identification des polluants susceptibles d'être émis, il y a aussi une approche très concrète de prélèvement, sous le panache, pour analyser les produits qui sont les plus susceptibles d'avoir des effets sur l'homme ou sur l'environnement.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - À l'instar de l'Anses, vous avez recommandé d'étendre les recherches au plus grand nombre d'éléments chimiques possible et c'est l'analyse de ces prélèvements qui a permis d'écarter des risques aigus pour la santé.

Toutefois, vous expliquez aujourd'hui qu'il faut s'intéresser à l'exposition chronique aux substances dégagées, même à faible dose. Où en est ce travail de suivi ?

Certains experts affirment qu'il n'y a aucune modélisation des effets des interactions des produits chimiques concernés entre eux. Aujourd'hui disposez-vous d'un état clair, stabilisé et précis des substances détruites pendant l'incendie sur les deux sites et des effets de leur combustion ?

M. Raymond Cointe . - On regarde d'abord les dangers immédiats. L'analyse peut être faite rapidement et s'appuie sur une hypothèse de combustion parfaite, avec un feu bien ventilé et des atomes de carbone et d'oxygène qui se recomposent, afin d'identifier des polluants qui auraient un caractère mortel le cas échéant.

Ce qui est relativement nouveau par rapport à il y a dix ou quinze ans, c'est l'analyse de la pollution chronique, c'est-à-dire des polluants qui pourraient avoir des conséquences à long terme sur l'homme et l'environnement. Nous avons réalisé une première estimation des polluants susceptibles d'être émis, en particulier des polluants caractéristiques de ce type de feu et de ceux qui présentent un risque à long terme, notamment pour la santé. C'est le cas des métaux lourds, des dioxines et des hydrocarbures aromatiques polycycliques.

Dès les premières heures de l'incendie, nous avons cherché ces produits et avons eu des premiers résultats les jours qui ont suivi.

Nous connaissions tous les produits présents sur le site de Lubrizol et, avec un peu de retard, ceux présents sur le site de Normandie Logistique. Pour autant, on ne connaît pas toutes les substances qui ont pu brûler car ces produits sont issus de mélanges qui contiennent plusieurs substances.

Nous avons des fiches de sécurité, fournies notamment par l'exploitant, qui permettent de connaitre toutes les substances dangereuses de chaque produit, en fonction de seuils déterminés selon le « règlement REACH » et le « règlement CLP ». En-dessous d'un certain seuil, il peut y avoir des substances dangereuses qui ne sont pas dans les fiches de sécurité. Par ailleurs, il peut y avoir des substances non dangereuses dans ces produits, qui ne sont pas dans les fiches de sécurité et nous n'en avons donc pas connaissance.

Dans ce type d'incendie, il faut aussi prendre en compte la combustion d'autres éléments comme le bâtiment administratif, des palettes de bois et des câbles électriques, qui contiennent souvent du polychlorure de vinyle (PVC), qui, lui-même, produit souvent des dioxines en brûlant. Il y a forcément des produits qui ont brûlé dont on ne connaît ni la quantité ni la composition.

Un dernier élément non négligeable : les pompiers utilisent des émulsions lors de leurs interventions, dont certaines contiennent des composés fluorés, qui peuvent émettre des polluants lorsqu'ils sont pris dans l'incendie.

On ne peut donc pas affirmer que l'on connaît toutes les substances émises dans l'atmosphère même si nous avons une assez forte assurance que ce sont les substances que nous avons recherchées qui sont le plus susceptibles d'être émises.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Vous avez évoqué le « règlement REACH » dont l'un des principes fondamentaux est que tout producteur doit apporter la preuve de l'innocuité de ses produits.

Donc logiquement, si le « règlement REACH » s'appliquait bien, vous auriez beaucoup moins de difficultés à dire si oui ou non ces produits sont dangereux. Ce règlement s'applique-t-il bien dans le cas d'espèce ?

M. Raymond Cointe . - Oui le règlement REACH s'applique bien à Lubrizol mais il y a des questions de seuils qui dépendent de la dangerosité de la substance.

Les fiches de sécurité dont nous disposons prennent en compte toutes les substances jusqu'à un certain seuil.

Pour les substances non dangereuses, le règlement ne prévoit pas le cas où elles ne font pas l'objet de l'usage prévu : en l'occurrence ces substances ont brûlé et l'incertitude sur les conséquences de cette combustion ne peut pas être prise en compte par un règlement tel que REACH.

Cela pose une question de retour d'expériences. Sur ce type d'installations, il faudrait peut-être que nous ayons des données supplémentaires par rapport à celles fournies par « REACH », notamment sur les substances émises dans l'atmosphère lorsqu'il y a une combustion mais on ne peut pas demander au « règlement REACH » de régler un problème pour lequel il n'est pas prévu qu'il s'applique. Le but de « REACH » est de connaître la dangerosité des substances en elles-mêmes.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Il serait nécessaire d'avoir un registre prévoyant ces cas de juxtaposition de produits et des conséquences de leur combustion. Cela permettrait de gagner du temps et que nos forces d'intervention soient directement équipées comme il se doit pour affronter la menace.

M. Raymond Cointe . - À l'Ineris nous avons des moyens importants pour faire brûler toutes sortes de produits et pour observer les substances dangereuses qui sont émises. C'est grâce à nos retours d'expériences que des prélèvements ont été réalisés très vite.

On peut toujours faire mieux et il n'est pas exclu qu'il y ait eu des produits plus exotiques donc si l'on peut avoir davantage d'informations à l'avenir c'est encore mieux.

La séance est suspendue puis reprise à 14h35.

Mme Céline Brulin . - Vous avez évoqué un travail de modélisation portant sur la combustion de produits polluants, pourriez-vous préciser cet aspect ? Comment renforcer et améliorer ces modélisations pour mieux anticiper les effets de ce type d'accident ?

M. Hervé Maurey , président . - Nous restons sur notre faim en vous écoutant. Vous décrivez de manière factuelle vos interventions mais nous aimerions surtout savoir quel est l'état réel des connaissances que l'on a aujourd'hui par rapport aux conséquences de cet accident.

Nous aimerions savoir quand et comment nous pourrons avoir des informations car je comprends que l'on ne puisse pas en disposer dans la totalité dès à présent. Il faut être en capacité de donner une information fiable à nos concitoyens. Cette impression de flou, voire d'opacité, contribue grandement à ce sentiment d'incrédulité et de méfiance de nos concitoyens et parmi eux des associations de protection de l'environnement que nous avons reçues ce matin. Pourriez-vous aller plus avant dans vos propos ?

M. Raymond Cointe . - Les dangers immédiats ont été localisés sur le site pour l'essentiel.

Les risques à plus long terme sont évalués par le biais de prélèvements, comparés par rapport à un prélèvement témoin. Tous les produits évalués à ce stade ne présentent pas de niveaux inquiétants. À un endroit du site même de l'incendie, nous avons trouvé du benzène en quantité supérieure à la norme admissible.

Au-delà de cet élément, tous les prélèvements d'air effectués n'ont pas montré de niveaux de pollution supérieurs aux normes admissibles.

Concernant les retombées du panache, une simulation a été faite, nous avons recherché les polluants précités et les prélèvements conservatoires de court terme ont montré des niveaux du même ordre de grandeur que le bruit de fond de ces polluants qui existe sur l'ensemble du territoire avec quelques cas particuliers, notamment concernant les dioxines, pour lesquelles nous avons trouvé des niveaux proches des valeurs de fond mais à certains endroits, avec un marquage spécifique lié à l'incendie.

Les exploitants se sont vus prescrire un arrêté préfectoral le 14 octobre pour approfondir ces mesures de surveillance dans l'environnement et des évaluations sont en cours. Nous n'avons pas encore de retours mais c'est le sens de la saisine de l'Ineris par les trois ministères chargés respectivement de la santé, de l'environnement et de l'agriculture, qui doit permettre de contre-expertise ces mesures.

M. Hervé Maurey , président . - Quel est le calendrier ?

M. Raymond Cointe . - L'évaluation de l'état des milieux prescrite à l'exploitant devra être effectuée sous quelques mois.

En complément, une évaluation quantitative des risques sanitaires (EQRS) devrait également être effectuée par l'exploitant dans un calendrier de quelques mois.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Vous semble-t-il opportun de prévoir un mécanisme de surveillance sanitaire de la population de type bio-surveillance ? Si oui, selon quel calendrier ?

Selon les statistiques du bureau d'analyse des risques et pollutions industriels (Barpi), les accidents et incidents recensés dans des ICPE ont augmenté de 34 % en nombre entre 2016 et 2018. Avez-vous des éléments d'explication ou des hypothèses sur les causes de cette hausse ?

M. Raymond Cointe . - La bio-surveillance relève de la responsabilité de Santé publique France (SPF) et de l'Anses. Des mesures ont été mises en place pour les effets potentiellement aigus, avec les pompiers notamment.

La question qui se pose aujourd'hui est de faire une bio-surveillance plus générale mais elle est liée aux analyses qui sont faites dans l'environnement. C'est davantage à SPF de répondre mais des mesures de bio-surveillance seront prises si des niveaux de pollution anormaux étaient trouvés dans les analyses, ce que l'on ne peut pas dire à ce stade.

Il y a effectivement une augmentation du nombre d'accidents industriels selon le Barpi. Nous utilisons un autre indicateur qui est le nombre d'interventions de notre CASU : elle est mobilisée une cinquantaine de fois par an, dont une trentaine de fois pour des cas réels.

Il est difficile de dégager des tendances sur un nombre aussi réduit mais d'une part, on constate une préoccupation de plus en plus forte sur le volet post-accidentel et des impacts à long terme de ces incendies ou accidents alors qu'historiquement on regardait l'impact à court terme et les risques de décès immédiat. D'autre part, dans le cadre du développement de l'économie circulaire, certains incidents sont liés aux installations de stockage des déchets, avec des effets potentiellement forts à long terme, je pense aux batteries par exemple, qui dégagent des substances problématiques.

M. Pascal Martin . - Nous avons été plusieurs à insister sur les échéances et le « porter à connaissance » des populations.

Nous sommes aujourd'hui à deux mois, jour pour jour et heure pour heure, de l'incendie. Une nouvelle manifestation des habitants se tient ce soir à Rouen et le délai évoqué de quelques mois me semble très long. Il faut se mettre à la place des populations car il y a une réelle impatience et je suis très inquiet.

M. Raymond Cointe . - Je voudrais insister sur le fait que nous avons réalisé des prélèvements et des analyses dès le début de l'incendie car ce n'est pas si courant que cela.

Des résultats ont été rendus publics dès le vendredi, grâce à la mobilisation de mes équipes et je me suis rendu à Rouen plusieurs fois pour participer aux conférences de presse du préfet et présenter moi-même un certain nombre d'analyses, notamment celles concernant les dioxines.

Ces analyses n'ont, encore une fois, rien révélé d'inquiétant, en dépit d'une petite incertitude sur les retombées de dioxines directement liées à l'incendie. Nous avons fait en sorte de produire ces analyses le plus rapidement possible.

Nous entrons aujourd'hui dans une deuxième phase d'analyses approfondies, avec des méthodes plus robustes, sans parler des analyses sur le lait et les végétaux réalisés par l'Anses. Nous ferons, le cas échéant, une évaluation quantitative des risques sanitaires (EQRS) qui serait accompagnée d'un plan de bio-surveillance.

Mme Catherine Morin-Desailly . - Vous avez dit « nous n'avons pas noté de résultats très inquiétants ». Le « très » m'interroge. Que signifie cette nuance sémantique ? Chaque mot compte dans les propos tenus par les spécialistes.

M. Hervé Maurey , président . - J'appuie totalement les propos de notre collègue. Les populations exigent que l'on sorte de la langue de bois et que l'on aie des informations claires qui ne suscitent pas le doute. Quand on utilise des phrases prudentes - que je peux comprendre - on alimente un doute, une suspicion.

Je comprends que l'on ne sache pas tout mais au moins, sur ce que l'on sait, il faut être clair. Oui ou non, avec l'état des connaissances dont nous disposons, y-a-t-il un danger sanitaire ou environnemental relevé ou décelé ?

M. Raymond Cointe . - Je vais tâcher d'être plus précis. Sur un certain nombre de polluants que nous avons analysés à l'Ineris, il n'y a pas de différence significative par rapport au bruit de fond.

On a pu trouver, sur certains sites, des niveaux de pollution qui ne sont pas inquiétants tout en étant plus élevés qu'une norme habituelle mais ils peuvent être liés à des causes qui n'ont rien à voir avec l'incendie de l'usine Lubrizol.

Une des difficultés est que nous avons des polluants ubiquitaires, qui sont déjà présents. Nous cherchons donc à distinguer ce qui relève de Lubrizol et ce qui relève de la pollution de fond.

Il y a juste un point, sur lequel je me suis personnellement exprimé à Rouen qui concerne les analyses de dioxines, pour lesquelles je ne suis pas en état d'affirmer aujourd'hui qu'il n'y a pas eu de dioxine déposée en lien avec l'incendie de Lubrizol. C'est assez possible, car il y a des émissions de dioxine dans ce type d'incendies.

Ces niveaux sont-ils inquiétants ? À mon avis non, dans la mesure où les causes de risque pour la santé, ce n'est pas l'inhalation de dioxine mais l'ingestion, par des produits alimentaires, et toutes les mesures ont été prises pour ne pas avoir ce risque. L'Anses pourra vous répondre sur ce point. Il y a risque spécifique d'ingestion par les enfants, s'ils mettent à la bouche des dioxines. Des mesures ont été prises pour le nettoyage des suies.

Je n'ai pas d'informations qui me permettent d'affirmer qu'il n'y a pas eu d'émission de dioxines. Il faut le confirmer. Même si ce type d'émission a eu lieu, je n'ai pas de raisons de penser qu'il y ait eu contamination des populations compte tenu des modes de contamination pour ce polluant.

M. Hervé Maurey , président . - Aujourd'hui, que peut-on attendre comme informations et dans quel calendrier ?

M. Raymond Cointe . - Nous sommes dans les mains pouvoirs publics et des deux exploitants. Deux arrêtés préfectoraux ont été pris pour demander une évaluation des milieux. Un arrêté préfectoral est pris ou sur le point de l'être concernant l'évaluation quantitative des risques sanitaires (EQRS).

Nous n'intervenons pas à ce stade, pour des questions de déontologie, car ces études sont faites sous la responsabilité de l'exploitant et j'imagine par un tiers. Il nous a été demandé de nous réserver pour faire la tierce-expertise de ces résultats lorsqu'ils seront disponibles. Nous ne sommes pas maîtres du calendrier.

M. Hervé Maurey , président . - Cela nous conduit donc à la fin du premier trimestre 2020 ?

M. Raymond Cointe . - J'imagine effectivement que cela nous conduit au début de l'année 2020.

Les premiers prélèvements réalisés dans l'immédiat ont été très utiles et ils auraient pu montrer des niveaux de toxicité élevés.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - À vous entendre, on sait ce que l'on peut trouver dans les fumées et cela s'oppose aux propos tenus dans d'autres auditions, au cours desquelles on a pu entendre que l'on ne sait pas ce que l'on recherche.

M. Raymond Cointe . - Nous avons produit notre rapport détaillé le 4 octobre à la suite des prélèvements immédiats.

Il y a des produits pour lesquels nous avons des certitudes, comme pour les produits chlorés. Dès le jeudi matin, nous nous sommes préoccupés de savoir s'il y avait des produits chlorés au feu en regardant les fiches de sécurité décrivant les mélanges contenant jusqu'à 10 ou 15 substances.

Sur les 5 000 tonnes qui ont brulé, il y avait 38 tonnes de produits contenant du chlore, ce qui nous permet d'affirmer qu'il y avait a priori peu de produits chlorés et donc peu d'émissions de dioxines liées.

Je ne peux pas vous garantir que je sache estimer toutes les émissions de produits polluants liés à la combustion de ces produits et il y a certaines substances pour lesquelles les recherches sont encore en cours.

On ne sait pas encore modéliser dans le détail la composition exacte des fumées et des effets d'interaction entre polluants.

Aujourd'hui nous pouvons dire qu'il n'y a pas de niveaux anormaux ou très fortement anormaux mesurés à ce stade.

M. Hervé Maurey , président . - Merci pour ces réponses et pour votre présence aujourd'hui.

Nous souhaitons obtenir des réponses par écrit aux questions qui vous ont été transmises en amont de l'audition, dans un délai de deux semaines. N'hésitez pas à nous communiquer tout document que vous estimeriez de nature à éclairer nos travaux. Nous ne manquerons pas de revenir vers vous au fur et à mesure de nos investigations.

M. André-Claude Lacoste, président de l'Institut pour une culture de sécurité industrielle (ICSI)
(Mardi 26 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Mes chers collègues, nous poursuivons notre programme de la journée par l'audition de M. André-Claude Lacoste, président de l'Institut pour une culture de sécurité industrielle (ICSI).

Créé en 2003, l'Institut pour une culture de sécurité industrielle s'est donné une triple vocation qui intéresse directement notre commission d'enquête. Il a en effet pour objectif :

- d'améliorer la sécurité dans les entreprises par la prise en compte du risque industriel sous tous ses aspects : technique, organisationnel et humain ;

- de favoriser un débat ouvert et citoyen entre les entreprises dont l'activité présente des risques et la société civile, par une meilleure « éducation » à la gestion du risque et à l'amélioration de la sécurité ;

- et de faciliter l'acculturation de l'ensemble des acteurs de la société aux problèmes des risques et de la sécurité.

Depuis que nous avons commencé nos travaux, il y a cinq semaines environ, la question de l'absence de véritable culture du risque dans notre pays a été soulignée par beaucoup d'observateurs. Non pas que les entreprises ne soient pas soumises à des obligations mais parce que la prise en compte du risque serait notoirement insuffisante chez les sous-traitants. Sauf à proposer des solutions radicales dont nous savons qu'elles ne sont pas réalistes, telle la suppression de toute sous-traitance, comment faire en sorte que les donneurs d'ordre soient astreints à exiger de leurs sous-traitants la prise en compte du risque à un niveau équivalent ?

Plus largement, comment faire en sorte que cette culture du risque irrigue l'ensemble de la société, de sorte que nos concitoyens soient pleinement informés sur la conduite à tenir en cas d'accident industriel et que la parole publique ne soit pas considérée comme suspecte a priori ?

Voici, Monsieur le Président, quelques-unes des questions sur lesquelles nous serons heureux de disposer de votre éclairage.

Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

M. Lacoste, prêtez serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dîtes « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. André-Claude Lacoste prête serment.

Sans plus attendre, je vous laisse la parole pour une présentation de dix minutes environ, avant de passer aux questions des rapporteurs, puis des autres membres de notre commission d'enquête.

M. André-Claude Lacoste, président de l'Institut pour une culture de sécurité industrielle (ICSI) . - En complément de votre présentation, Monsieur le Président, je précise que l'ICSI a deux activités bien distinctes : la formation, payante, pour les entreprises, qui fournit des ressources pour les actions non rémunérées au bénéfice des syndicats et des collectivités territoriales. Parallèlement, la Fondation pour une culture de sécurité industrielle (Foncsi), intervient afin de soutenir et de financer des projets de recherche interdisciplinaires sur les risques et les facteurs humains et organisationnels de la sécurité. Cette articulation entre formation et recherche est tout à fait importante.

Je formulerai deux remarques liminaires. En premier lieu, je rappellerai que la responsabilité première, en matière de sécurité industrielle, incombe à l'industriel lui-même. Cette donnée est souvent perdue de vue, alors qu'il s'agit d'un des dix principes fondamentaux de sûreté déterminés par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). En outre, il me semble qu'il faut rester modeste, voire humble. Prétendre que le risque zéro n'existe pas est une formulation trop vague ; il est beaucoup plus impliquant de dire que personne ne peut garantir qu'il n'y aura jamais d'accident. La situation du Japon fournit une bonne illustration de ce principe : en matière de risque sismique, la population est formée depuis l'enfance à la conduite à tenir en cas de séisme ; en revanche, en matière nucléaire, avant Fukushima, on ne croyait pas à l'éventualité d'un accident, d'où l'absence de précautions clairement établies.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - En 2018, 8 % des accidents recensés dans les ICPE étaient imputables à la sous-traitance : faut-il l'interdire ? L'encadrer ? Les chiffres du Bureau d'analyse des risques et pollutions industriels (BARPI) montrent une augmentation importante du nombre des accidents dans les sites Seveso, disposez-vous d'explications à ce sujet ?

M. André-Claude Lacoste, président de l'Institut pour une culture de sécurité industrielle (ICSI) . - L'ICSI ne porte pas de regard particulier sur les ICPE en général, ni sur l'accident de Lubrizol en particulier. Cependant, s'agissant de la sous-traitance, ma conviction profonde est que l'idée selon laquelle la culture du risque serait par nature moins importante chez le sous-traitant que dans l'entreprise pour laquelle il intervient ne me parait pas fondée. Ceci ne veut pas dire, pour autant, que n'importe quelle sous-traitance est bonne ; il faut que la relation contractuelle entre le donneur d'ordres et l'exploitant soit bien établie : l'appel à la sous-traitance doit se faire sur appel d'offres et il faut éviter de choisir par principe le moins disant. Beaucoup d'entreprises ont défini des règles d'or en matière de sûreté ; il faut vérifier que celles-ci sont identiques chez le donneur d'ordres et ses sous-traitants.

Ceci ne veut évidemment pas dire qu'il ne faille pas, dans certaines situations, limiter la sous-traitance. La société donneuse d'ordres ne doit pas perdre de vue ce que font ses sous-traitants : il ne faut donc pas multiplier les degrés de sous-traitance. En outre, lorsque les sujets en cause sont très importants, la société donneuse d'ordres doit exécuter elle-même les opérations, ou ne recourir qu'à un petit nombre de sous-traitants. Mais, je le répète, condamner par exemple la sous-traitance, c'est tirer sur le lampiste. D'autant qu'elle peut présenter une vertu, celle de faire appel à des compétences dont l'entreprise ne dispose pas elle-même.

Je n'ai pas d'analyse particulière des chiffres du Barpi que vous évoquiez. L'accroissement des accidents répertoriés traduit-il une évolution de la situation des sites ou une plus grande transparence sur l'information en matière de risque industriel ? Je ne saurais le dire.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - La DREAL a identifié de nombreuses défaillances administratives chez Normandie Logistique, dont certaines constituent des infractions pénales. Elle a également relevé des manquements chez Lubrizol. Cela montre que les exploitants rencontrent des difficultés récurrentes. En matière de sous-traitance, malgré un rapport accablant, en 2010, aucun plan drastique n'a été mis en oeuvre. Comment, dans ces conditions, obliger les industriels à se mettre en règle et qui peut les y contraindre ?

M. André-Claude Lacoste . - L'ICSI n'a aucune compétence sur les relations entre Lubrizol et la DREAL. À la fin des fins, si une entreprise ne peut pas se mettre en règle, l'administration doit la contraindre à fermer.

Mme Céline Brulin . - Monsieur le président, vous venez d'évoquer la sous-traitance et de faire un certain nombre de préconisations pour que les compétences d'entreprises sous-traitantes puissent être utilisées : existe-t-il une sorte d'agrément pour ces entreprises sous-traitantes en matière de sécurité ? Sinon est-ce que ça vous semble une piste à explorer - un organisme pourrait être constitué afin de donner ce type d'agrément ?

M. André-Claude Lacoste . - Il me paraît difficile d'imaginer un agrément qui aurait une vocation universelle.

Mme Céline Brulin . - J'entends bien mais la puissance publique ne devrait-elle pas intervenir et proposer des référentiels de sorte que ça ne soit pas uniquement les entreprises qui jugent si leur sous-traitance répond aux normes de sécurité ou aux exigences de sûreté ?

M. André-Claude Lacoste . - Si je vois tout à fait l'intérêt de ce que vous évoquez, cela me paraît extraordinairement difficile à mettre en oeuvre parce que cela suppose que l'État se mette en situation de porter un jugement sur l'activité de centaines de milliers d'entreprises. J'ajoute que les exigences ne sont pas les mêmes suivant le type d'activité, suivant son caractère plus ou moins dangereux. L'important, c'est de bien faire comprendre aux entreprises que faire appel à un sous-traitant est une responsabilité et qu'il leur importe de vérifier que l'ensemble des conditions requises soient bien remplies.

M. Pascal Martin . - Votre institut, Monsieur le président, a vocation à inculquer la culture de la sécurité industrielle, dont nous avons vu, depuis le début de nos auditions, qu'elle manquait cruellement sur le site de Lubrizol. Les personnels de Lubrizol ont cette culture du risque industriel et c'est incontestable, ils ont pris une bonne mesure, au bon moment, lorsque cet incendie majeur s'est déclenché, mais on a pu noter, sur la métropole rouennaise, une absence de culture du risque, notamment auprès des populations. À l'inverse, ayant été président du conseil départemental de ce même département, j'observe que sur Le Havre ou à Port-Jérôme cette culture a été inculquée depuis pas mal d'années : quelles seraient, selon vous, les pistes qui pourraient permettre que les populations puissent intégrer les conduites à tenir en cas d'incendie majeur, dans un département comme la Seine-Maritime, qui compte de nombreux sites Seveso ?

M. André-Claude Lacoste . - Je préfère l'expression culture de la sécurité plutôt que celle de culture du risque car cela suppose que l'on peut progresser. Il convient, me semble-t-il, de beaucoup travailler en temps de paix car cette culture de la sécurité se construit lentement et progressivement. Elle suppose de réunir beaucoup d'acteurs très divers, de confronter une multitude de points de vue.

Après la loi Bachelot de 2003, les centres locaux d'information et de coordination (CLIC) se sont mis en place. Aujourd'hui, la question consiste à se demander si les comités de suivi fonctionnent bien. Des réunions sont-elles organisées ? Des journées portent ouvertes dans les sites ?

Des exercices...

M. André-Claude Lacoste . - Tout cela prend beaucoup de temps. Dans le domaine du nucléaire, il existe une quarantaine de commissions locales d'information. Certaines fonctionnent plus ou moins bien. Il peut s'y passer des choses si l'exploitant joue le jeu mais tout cela ne passe par forcément par des textes nouveaux, y compris sur des sujets techniques difficiles. J'en veux pour preuve la vision citoyenne et le retour sur investissement colossal que représente la consultation organisée par le Haut comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCITSN) s'agissant de la prolongation de la durée de vie des centrales les plus anciennes.

M. Hervé Maurey , président . - J'ai lu dans la presse locale des témoignages de personnes vivant à proximité de sites Seveso, pas forcément à Rouen d'ailleurs, mais qui, pour la plupart, disaient ne pas du tout être informées de ce qui se passait dans l'entreprise, de ce qui était stocké et des éventuels dangers. Il y a là des lacunes en matière d'information des populations riveraines parfois extrêmement proches. À vous entendre, il semblerait que les choses soient quand même plus fluides, pour ne pas dire plus transparentes, dans le domaine des entreprises nucléaires.

M. André-Claude Lacoste . - Pas partout, Monsieur le président ; je reste très prudent sur ce sujet et par ailleurs, l'information n'est reçue que par les personnes qui sont un peu demandeuses.

M. Pascal Martin . - La Seine-Maritime compte deux centrales nucléaires. Dans ce domaine, il y a une une participation des populations, des organisations représentatives des personnels, des représentations des associations environnementales. Je trouve que l'idée de mettre en oeuvre une approche similaire est tout à fait pertinente car elle a fait ses preuves.

M. André-Claude Lacoste . - Une conférence nationale des CLIC est organisée chaque année. Elle permet d'organiser des débats et illustre la mécanique que je viens de décrire.

M. Hervé Maurey , président . - Merci beaucoup Monsieur le président. Je vous invite à nous transmettre par écrit les réponses au questionnaire que nous vous avions fait parvenir et à nous adresser au cours des semaines qui viennent tout autre document, toute autre réflexion ou proposition.

MM. Roger Genet, directeur général, Gilles Salvat, directeur général adjoint, et Matthieu Schuler, directeur de l'évaluation des risques de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES)
(Mardi 26 novembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Nous accueillons MM. Roger Genet, directeur général, Gilles Salvat, directeur général adjoint, et Matthieu Schuler, directeur de l'évaluation des risques de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES). Je rappelle que l'ANSES est une agence nationale placée sous la tutelle de cinq ministères distincts, qui assure des missions de veille et d'évaluation des risques dans tout domaine susceptible d'exposer nos concitoyens à des risques liés à leur alimentation ou à leur activité professionnelle.

Dès le 2 octobre, conjointement avec l'INERIS, l'ANSES a fait l'objet d'une première saisine de la part de trois de ses ministères de tutelle - santé, environnement et agriculture - afin de caractériser les risques liés à l'incendie de l'usine Lubrizol, survenu le 26 septembre. Cette saisine visait également à produire des recommandations à destination des pouvoirs publics sur les plans de surveillance à moyen et long terme, dont on a vu qu'il s'agissait d'une caractéristique nouvelle par rapport aux grands accidents industriels du passé, comme AZF auquel tout le monde fait référence.

L'avis de l'ANSES relatif aux évaluations de risques post-accidentelles liées à l'incendie a été publié le 16 octobre. L'agence valide l'expertise réalisée par le groupe d'expertise collective d'urgence (GECU) « Lubrizol », dont les conclusions sont fort intéressantes. Je note notamment que « le GECU recommande que des substances additionnelles soient mesurées dans les prélèvements, sur la base d'une connaissance fine des produits ayant brûlé (par exemple : aluminium compte tenu de la présence de bauxite dans l'entrepôt Normandie Logistique) ».

Mais, comme cela a été indiqué à plusieurs reprises, si on connaît désormais la nature des produits entreposés chez Lubrizol et Normandie Logistique, les substances issues des mélanges de ces produits demeurent très largement inconnues. Quelle recommandation formulez-vous, par conséquent, pour pouvoir les identifier précisément ?

Quel est, par ailleurs, le sens de votre recommandation consistant à mettre en place « un plan adapté de surveillance renforcée » ? En particulier, qu'en est-il des produits alimentaires, compte tenu de la fin des restrictions concernant les produits agricoles, qui, vous l'imaginez bien, ne suffit pas à rassurer les consommateurs ? Je profite par ailleurs de cette évocation des consommateurs pour souligner la préoccupation, exprimée par les associations que nous avons auditionnées ce matin, d'expertises et de rapports conduits sans proximité suffisante avec les études citoyennes qui peuvent être menées par ailleurs. S'y ajoute, à mon sens, un sujet spécifique à l'accessibilité de vos travaux qui, tout en étant de très grande qualité, ne sont pas toujours appropriables par la population.

Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

M. Roger Genet, directeur général de l'ANSES. - Nous avons eu de nombreuses occasions d'exposer les missions de l'ANSES devant la représentation nationale ; je me contenterai donc de rappeler que notre rôle, complémentaire de celui de Santé publique France, est d'évaluer les risques que vous avez évoqués en cas d'incertitude et de produire des recommandations en cas de crise. Nous travaillons généralement dans des délais courts afin d'éclairer au mieux la prise de décision publique, souvent réalisée dans l'urgence.

Aguerrie par le précédent de l'incendie de Notre-Dame-de-Paris, l'ANSES a pu recourir au guide de gestion de crise qu'elle avait alors élaboré pour baliser les modalités de sa contribution aux suites de l'incendie Lubrizol. Je précise d'emblée que cette contribution n'est pas directement liée au terrain de l'accident - cette compétence relevant des services territoriaux de l'État - mais se concentre exclusivement sur un appui aux pouvoirs publics avec une évaluation des risques aigus et des risques chroniques.

Pour les risques aigus, nous avons pu compter sur la mobilisation de nos réseaux, structurés par les comités de coordination des centres antipoison. Ces derniers nous ont fait part d'une cinquantaine de cas suivis, dont tous se sont avérés bénins.

Pour les risques chroniques, nous usons de l'échelle des valeurs de référence élaborée par l'agence et fondée sur des critères exclusivement sanitaires, et nous vérifions que les niveaux constatés se situent bien en deçà des valeurs cible définies à moyen et à long terme.

Depuis la première saisine dont elle a fait l'objet le 2 octobre dernier, l'agence a rendu plusieurs avis relatifs à l'incendie de l'usine Lubrizol. Le premier d'entre eux, rendu dès le 4 octobre, se concentre sur les évaluations de risques post-accidentels. Il s'agit concrètement de s'assurer que les mesures prises par l'autorité préfectorale visent bien l'ensemble des produits et substances émis par l'incendie. Malgré une recommandation de suivi de moyen et long terme, compte tenu du rythme décalé auquel nous parviennent les échantillons de sol, nous n'avons pas identifié, en la matière, de manque particulier.

Trois autres avis ont été rendus sur la question spécifique de l'exposition des produits alimentaires, plus particulièrement sur le lait et sur l'eau destinés à la consommation humaine. Bien que nos conclusions n'identifient pour l'heure pas de risque particulier, nos principales recommandations visent la mise en place d'un plan de surveillance adapté afin de disposer de données plus étayées. Au-delà de l'exposition des produits alimentaires, l'objectif est de vérifier leur éventuelle contamination dans le temps.

Enfin, la saisine conjointe de trois ministères de tutelle de l'agence a pour objet la livraison d'une contre-expertise à l'expertise quantitative que doit prochainement produire la direction industrielle du site Lubrizol.

D'un point de vue méthodologique, nous ne pouvons rendre des avis qu'à l'issue de l'examen de données analytiques fournies, qui doivent tenir compte du séquençage temporel et spatial de l'incident, particulièrement décisif lorsque ce dernier présente un caractère diffus. S'y ajoute un objectif d'exhaustivité des échantillons : dans le cas de nos avis rendus sur la sécurité des produits alimentaires exposés, nous avons pu étudier des prélèvements de fourrage, d'herbage et de végétaux.

Ces données, commandées par la DREAL à l'initiative du préfet, nous sont ensuite communiquées selon des modalités à mon sens perfectibles.

Concernant votre question sur l'association des concitoyens à nos travaux d'expertise, l'agence peut s'enorgueillir d'une expérience maintenant établie des comités de dialogue sur des sujets sensibles qui concernent la société civile au premier rang, notamment les pesticides ou les nanomatériaux. Notre objectif est clair : il s'agit de créer les conditions d'un dialogue permanent et non d'atteindre un consensus sur les questions qui ne doivent, selon nous, relever que de l'expertise. L'enjeu est exclusivement de favoriser la transparence de nos travaux et de susciter la confiance. Le recueil des questions des citoyens est bien entendu pris en compte dans la construction de l'expertise. On comprendra néanmoins sans difficulté qu'en climat de crise, l'installation de cette confiance est rendue plus compliquée.

M. Hervé Maurey , président . - Nous serions curieux de connaître vos recommandations en matière de transmission des données analytiques.

M. Roger Genet . - Elles concernent essentiellement leur disponibilité et leur format. Les services compétents en matière de prélèvement, qu'il s'agisse du service commun des laboratoires (SCL) ou des laboratoires départementaux, ont été saturés par les demandes des pouvoirs publics. Ces prélèvements sont transmis au ministère de l'agriculture ou aux DREAL et n'arrivent que dans un second temps à l'agence, à des rythmes différents. Nous préconiserions que ces données nous parviennent en une seule fois et par un canal unique.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Ma question porte sur l'application du règlement européen entré en vigueur en 2007 pour sécuriser la fabrication et l'utilisation des substances chimiques, dit règlement REACH. À ma connaissance, ce règlement prévoit que la charge de la preuve de l'innocuité des produits chimiques repose sur l'industriel. Or, à vous entendre, j'ai le sentiment que cette charge vous incombe, en tant qu'agence de l'État. Pourriez-vous nous éclairer sur l'application de ce règlement REACH ?

M. Roger Genet . - Le règlement REACH permet de disposer d'un classement harmonisé des niveaux de danger que présentent les substances chimiques. Leur dangerosité peut être ainsi appréciée selon des critères homogènes de comparaison. Il est tout à fait exact qu'au regard de ce classement, la preuve de l'innocuité des produits doit être fournie par l'industriel.

Cependant, notre tâche est différente : nous nous limitons à l'examen du risque lié à l'exposition à ces substances.

Nous nous trouvons à ce titre confrontés à un problème particulier, qui excède la matière visée par le règlement REACH. Compte tenu du champ de notre expertise et des données qui nous parviennent, nous ne disposons que d'échantillons des produits qui ont effectivement brûlé, mais pas de tous ceux qui ont été émis lors de l'incendie. Ainsi, la quantité de dioxines effectivement émises par l'incendie reste aujourd'hui inconnue. Nos avis relatifs à la sécurité des produits alimentaires font certes état d'un risque actuellement maîtrisé, mais nous ne pouvons-nous prononcer de façon réellement exhaustive, faute de l'absence de ces données sur les produits émis. Nous aurions, pour ce faire, besoin d'une cartographie plus précise des effets de l'incident, d'où la recommandation du plan de surveillance adapté.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Pourriez-vous nous apporter des précisions quant aux effets dits « cocktail » ?

M. Roger Genet . - Il m'est actuellement difficile de vous répondre : une évaluation exhaustive des risques demande des mois de travail pour recenser toutes les données et pour conduire une évaluation « quantitative », reposant sur l'ensemble du spectre des données et des aspects de l'incident.

Deux types d'effets « cocktail » peuvent être distingués : l'effet cumulé des substances, considéré comme la somme de leurs effets individuels, et l'effet synergique des substances, qui tient compte des interactions, antagoniques ou non, que ces substances peuvent avoir. Il est presque impossible de déterminer l'effet synergique d'un ensemble de plus de cinq substances ; on ne peut alors l'approcher que par le simple effet cumulé.

M. Matthieu Schuler, directeur de l'évaluation des risques de l'ANSES . - Pour préciser la réponse apportée par M. Genet sur le règlement REACH, je confirme bien que l'industriel, au moment de l'enregistrement des substances chimiques qu'il intègre dans son processus de fabrication, définit leur niveau de danger par référence à l'échelle REACH. En lien avec l'agence européenne des produits chimiques (ECHA), nous pouvons nous livrer à la contre-expertise de ces définitions. Pour autant, notre examen ne porte que sur les substances enregistrées et, compte tenu de nos moyens, sur celles que nous estimons les plus critiques, soit à peu près 10 % de l'ensemble.

Dans le cas de Lubrizol, je confirme que le problème ne se situe pas au niveau de l'identification du risque par l'industriel, mais concerne l'exposition aux risques au regard des produits dispersés - et non des produits enregistrés.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteure . - Quelles sont les suites données aux premières conclusions que vous avez formulées dans vos avis ? Votre demande d'un plan de surveillance adapté sera-t-elle satisfaite ? Par ailleurs, comment réagissez-vous à la défiance généralisée, entretenue par les réseaux sociaux, ressentie par les citoyens qui consomment de l'eau et du lait dans la zone d'impact de l'incendie ?

M. Roger Genet . - Ce sont les services territoriaux de l'État, agence régionale de santé (ARS) et DREAL, qui endossent la responsabilité des restrictions et des autorisations concernant la consommation de produits alimentaires. L'ANSES se contente de donner des avis circonstanciés. Pour le cas du lait, nous avons rendu un avis le 14 octobre, soit dix jours après la mise en place du comité de transparence prévu à cet effet. Cet avis s'est appuyé sur un échantillon de près de 130 prélèvements. Nous avons rappelé la nécessité de conduire une surveillance adaptée dans le temps, avec des cartographies précises des zones de retombée, sans lesquelles notre avis ne saurait être considéré comme définitif. Nous avons néanmoins conclu qu'en l'état de nos données le risque de consommation était maîtrisé.

Notre position est celle d'un évaluateur de risque, scientifiquement étayée. C'est le gestionnaire de risque qui, en connaissance de cause, a pris la décision de lever les restrictions.

Ainsi, la confiance est liée à l'exhaustivité de l'échantillon, mais également - et c'est la question relative à la participation des citoyens qui m'est implicitement posée - à la méthodologie. Des associations citoyennes demandent régulièrement la désignation d'experts, ce qui ne me paraît pas compatible avec le principe d'une expertise publique et contradictoire.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteure . - C'est une demande pourtant légitime.

M. Roger Genet . - La principale difficulté que j'entrevois est d'ordre déontologique. En contexte de crise, il me paraît peu réalisable, dans des délais courts, de mobiliser des experts citoyens, sans s'exposer au risque de conflits d'intérêt. Nos experts sont sélectionnés à l'issue d'appels à candidatures, avec publication de leur déclaration publique d'intérêts sur le site du ministère des solidarités et de santé. En revanche, il est tout à fait possible d'auditionner des experts citoyens désignés, dans le cadre des comités d'experts, sans que pour autant la délibération leur soit ouverte.

M. Hervé Maurey , président . - Je reste convaincu qu'il est assez dangereux de maintenir ce fossé entre l'expertise des agences et l'expertise citoyenne. Il demeure très compliqué pour les citoyens de s'y retrouver dans la multitude des informations qui leur sont livrées, sans qu'ils y aient pris la moindre part.

M. Roger Genet . - C'est la vocation des comités de dialogue que d'assurer la transmission et la vulgarisation des résultats de nos expertises. Le sujet de la communication est à mon sens distinct du sujet de l'expertise à proprement parler. L'ANSES ne communique ordinairement pas sur les avis qu'elle rend et laisse ce soin aux ministères, mais compte tenu du caractère particulier de cette crise, un point d'actualité a été organisé sur chacun de nos avis pour les expliciter.

M. Gilles Salvat, directeur général adjoint de l'ANSES . - Je souhaiterais préciser le sujet relatif aux risques post-accidentels et aux problèmes auxquels nous devrons faire face en matière de prélèvements. L'incendie de Lubrizol a été suivi d'orages importants et de pluies abondantes qui ont fait retomber les suies dispersées en « taches de léopard ». Nous préconiserions que les riverains impactés par ces retombées particulières puissent les signaler via une application spécifique, comme cela a été expérimenté dans le cas des signalements des piqures de tique.

Sur la fiabilité de l'avis de l'ANSES concernant les risques alimentaires, même s'il est vrai qu'un délai de sept jours est un indicateur significatif du niveau de toxicité du lait produit par une vache ayant absorbé des dioxines, la contamination des sols, qui continuent de fournir l'herbage, demeure une question en suspens. Notre avis ne peut donc revêtir un caractère définitif. Il est crucial que nous repérions les zones les plus à risques et que nous renforcions la surveillance à long terme.

M. Roger Genet . - Pour mesurer exhaustivement l'effet des substances provenant de l'incendie, on devrait disposer d'une substance nommée « traceur ». L'agence porte une proposition de déploiement de ce type d'outil, mais demeure limitée par son rôle strict d'évaluateur des risques.

M. Hervé Maurey , président . - Si je tente de résumer vos propos sur la sécurité des produits alimentaires, vous n'identifiez pas de problème immédiat sur les produits commercialisés, mais vous n'excluez pas qu'il y en ait dans l'avenir.

M. Matthieu Schuler . - En effet, en l'état de nos données actuelles, nous n'identifions pas de risque non maîtrisé. Nous répétons qu'il sera nécessaire de les préciser, à l'aune de cartographies détaillées.

Une autre de nos préconisations pourrait viser la coopération de l'agence et des services de l'État en matière de surveillance. Les dispositifs de surveillance des produits alimentaires déployés par l'ANSES viennent généralement en deuxième instance des contrôles de droit commun, accomplis en situation normale par les services territoriaux de l'État. Cette forme de contrôle « incrémental » permettrait utilement, si les données étaient partagées entre ces services et l'agence, d'identifier les phénomènes de surexposition ou de sur-contamination par rapport aux contrôles ordinaires. Or l'agence ne dispose que de ses propres bases, certes utiles dans les cas d'exposition ou de contamination chroniques, mais insuffisantes dans des cas comme ceux de Lubrizol.

M. Hervé Maurey , président . - A-t-il été prématuré selon vous de lever la restriction sur les produits alimentaires ?

M. Roger Genet . - Notre avis sur l'exposition du lait ne repose que sur un délai d'examen de dix à douze jours. M. Salvat a indiqué que ce délai était suffisant pour isoler le pic d'exposition d'une vache ayant absorbé des dioxines, mais il ne l'est plus si l'on se fonde sur une analyse bénéfices/risques globale, avec une prise en compte de l'imprégnation des sols où ces vaches continueront de paître. Il ne m'appartient évidemment pas de discuter la décision ministérielle de levée de la restriction mais, en fonction de l'analyse retenue, cette décision aurait très bien pu être autre, avec une légitimité scientifique identique. La décision s'est fondée sur le risque lié au pic d'exposition, mais aurait également pu tenir compte d'un délai supplémentaire.

M. Hervé Maurey , président . - Pouvez-vous donner une estimation de ce délai ?

M. Roger Genet . - Il ne nous est pas, pour l'heure, possible de répondre à cette question. La procédure de surveillance renforcée, actuellement en cours, ne se distingue pas fondamentalement du suivi des polluants classiques et ne permet, de ce fait, que de détecter des phénomènes de surexposition par rapport aux valeurs de référence, dont on a constaté qu'ils étaient contrôlés. Les outils dont nous souhaiterions le déploiement nous informeront beaucoup plus précisément de la dispersion des produits émis.

M. Hervé Maurey , président . - Je vous remercie.

Mme Christine Gardel, directrice générale de l'agence régionale de santé de Normandie
(Mercredi 27 novembre 2019)

M. Jean-Claude Tissot , président. - Je vous demande d'excuser le président Maurey, retenu par des obsèques dans son département.

Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui Mme Christine Gardel, directrice générale de l'agence régionale de santé (ARS) de Normandie.

Madame la directrice générale, lors du déplacement de notre commission d'enquête à Rouen, le 24 octobre, vous nous aviez expliqué le rôle de l'ARS dans la gestion des conséquences sanitaires de l'incendie de l'usine Lubrizol à compter du 26 septembre.

Vous aviez notamment présenté les dispositifs mis en place dès la survenue de l'incendie, afin de faire face à l'accroissement de l'activité médicale et hospitalière et aux premières analyses des suies.

Ma première question sera donc de vous demander ce qui s'est passé au cours du mois écoulé sur le plan sanitaire. L'anxiété de la population demeure très forte, ce qui est logique compte tenu de l'incertitude qui continue de peser sur la nature des substances nées de la combustion des produits entreposés chez Lubrizol et Normandie Logistique.

Sur le plan pratique, la cellule de crise préconstituée en milieu hospitalier afin de faire face à un éventuel afflux de patients en demande d'un soutien psychologique a-t-elle été activée ?

Lors de son audition par notre commission d'enquête, le 12 novembre, la ministre des solidarités et de la santé a expliqué que les substances cancérigènes avérées agissaient par imprégnation dans la durée et non par une simple exposition de courte durée. Les registres existants lui paraissaient donc suffisants pour détecter, le moment venu, une éventuelle conséquence sanitaire de l'accident.

Par ailleurs, le Gouvernement a annoncé une vaste enquête de santé confiée à Santé publique France à compter de mars 2020. D'ici là, l'ARS a-t-elle mis en place un dispositif particulier de suivi des populations exposées au nuage et aux retombées des suies ?

Enfin, quel regard rétrospectif, deux mois après l'accident, portez-vous sur la coordination de l'action et la communication des services de l'État dans les heures et les jours qui ont suivi ?

Avant de vous laisser la parole, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, je vais vous demander de prêter serment. Je vous rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Christine Gardel prête serment.

Mme Christine Gardel, directrice générale de l'agence régionale de santé de Normandie. - Mesdames les sénatrices, Messieurs les sénateurs, la particularité d'une situation sanitaire exceptionnelle comme celle de l'incendie de l'usine Lubrizol a nécessité une évolution et une adaptation en continu des actions de l'ARS dès la fin de la phase réflexe. Lors de toute situation sanitaire exceptionnelle, l'ARS doit réagir vite. Il nous faut protéger la santé des populations aux côtés des services de secours, des services de l'État, des agences d'expertise, le tout sous l'autorité du préfet.

Pour cette situation sanitaire exceptionnelle, c'est une équipe de vingt personnes qui a travaillé au sein de l'ARS. Elle regroupe des médecins, des ingénieurs, des infirmiers de santé publique, les référents des établissements sanitaires et médico-sociaux, les chargés de communication et, plus récemment, notre service juridique. Je tiens à souligner devant cette commission leur engagement et leur disponibilité.

Nous avons également bénéficié du renfort d'ingénieurs volontaires venant d'autres ARS, ce qui témoigne de l'engagement solidaire pour gérer cet accident industriel sans précédent. Cette réactivité de l'ARS en phase réflexe repose d'abord sur une organisation interne, avec des personnels du pôle veille et sécurité sanitaire, qui regroupe quinze personnes et sensibilise les autres personnels de l'ARS amenés à subir des astreintes afin d'assurer une présence 24 heures sur 24.

Cette organisation repose aussi sur les établissements de santé, qui disposent d'une cellule de crise identifiée, avec des procédures connues. Nous avons avec eux des outils de communication dédiés. Il existe également une procédure d'intervention définie en lien avec le préfet, dans le cadre d'un protocole.

Enfin, au-delà de cette organisation, il nous faut nous entraîner. Nous participons systématiquement à tous les exercices organisés par les préfectures - environ cinq par an et par département, dont un pour le risque industriel. L'ARS organise elle-même une fois par an un exercice santé.

Ainsi, pour une situation sanitaire exceptionnelle, nous savons organiser le système de soins afin de prendre en charge un grand nombre de victimes dans des établissements de santé, avec des personnels de santé entraînés et des directions d'établissements de santé coordonnées.

Dans le cadre de l'accident de Lubrizol, nous avons mis cette organisation sur pied dès l'appel du service interministériel régional des affaires civiles et économiques de défense et de protection civiles ( SIRACEDPC ). Nous sommes allés, une demi-heure plus tard, au centre opérationnel départemental de la préfecture et avons mis en place au sein de l'ARS, comme prévu, une cellule régionale d'appui et de pilotage sanitaire (CRAPS) afin de gérer les moyens sanitaires et suivre la situation des services d'urgence.

Parce qu'il s'agissait d'un incendie majeur, nous avons, pendant cette phase réflexe, anticipé les conséquences possibles. Nous avons mis en place des renforts au niveau du service d'aide médical d'urgence (SAMU), contacté les centres de grands brûlés, rapatrié des respirateurs et recensé les capacités de réanimation adultes ou enfants. Les premiers constats du service départemental d'incendie et de secours (SDIS) et du SAMU dans le domaine de la santé des populations nous confirment que, dans cette phase, il n'y avait pas un grand nombre de victimes graves qui arrivaient aux urgences.

Par ailleurs, l'étude de santé de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL), à partir des analyses du plan particulier d'intervention (PPI), nous montre qu'il n'y a pas de risque létal au moment de cette phase.

Le préfet, en conséquence, décide de ne pas confiner toute la population et demande la mise à l'abri des personnes vulnérables. Au regard de ces constats et de cette première décision, l'ARS mobilise les quatorze établissements de santé et les trente-sept établissements médico-sociaux dans la zone des douze communes sous le panache de la métropole.

Nous les appelons tous les matins. Cet appel est doublé d'un mail. Nous avons, comme je l'ai dit, un lien très sécurisé et très efficace avec une boîte mail et un numéro de téléphone d'alerte. Nous les mettons aussi en vigilance pour le maintien de la continuité des soins, en raison du risque d'absence du personnel au moment du changement d'équipe.

Enfin, nous demandons la mise à l'abri des personnes vulnérables, notamment les personnes âgées dans les EHPAD. Nous demandons également aux établissements médico-sociaux qui accueillent des enfants en situation de handicap de ne pas les recevoir ce jour-là.

Nous alertons aussi, dès cette phase réflexe, les exploitants d'eau potable. Nous leur demandons de protéger les réservoirs des fumées, autrement dit d'obstruer les ventilations, et réalisons dès ce premier jour des prélèvements sur l'eau à la recherche d'hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) et de métaux au sein des quatre réservoirs de la métropole - Rouen, Mont-Saint-Aignan, Bihorel et Quincampoix.

Le lendemain, nous ferons aussi des prélèvements sur le réservoir de Morgny-la-Pommeraye, l'exploitant nous ayant signalé des traces de suies.

Les résultats de ces analyses montrent tous des résultats inférieurs au seuil de référence, mais nous ne communiquons que le 28 septembre pour contrer les « fake news » apparues sur les réseaux sociaux montrant de l'eau du robinet coulant toute marron. Nous confirmons que nos résultats ne comportaient pas d'anomalies et que l'eau était potable.

Après cette phase réflexe, nous établissons très rapidement le constat qu'il s'agit d'une situation sanitaire particulière. C'est en fait, comme on le sait, un accident industriel majeur et complexe parce qu'il concerne toute la population sous le panache, autrement dit, 111 communes et 287 000 habitants. Ceci implique donc, de fait, tous les professionnels de santé de ce territoire, alors que nous avons l'habitude d'accueillir des victimes dans les établissements de santé.

Cette situation ne fait pas de victimes mais engendre, comme vous l'avez dit monsieur le président, une très forte inquiétude de la population. En témoigne le nombre important d'appels au SAMU les premiers jours - en moyenne 70 % de plus le premier jour et 40 % de plus le deuxième jour. Comme je l'ai dit, nous avions renforcé les personnels du SAMU pour prendre en charge ces appels.

Cette situation particulière a peu de conséquences dans la phase aiguë. Sur les quinze premiers jours, environ 254 passages dans les quatre services d'urgence sur la métropole - deux dans le public, deux dans le privé - ont généré neuf hospitalisations de courte durée, dont celles de quatre enfants.

Cet accident est particulier et complexe parce qu'il pose aussi très vite la question des possibles conséquences sanitaires à moyen terme et à long terme. Ces constats nous amènent à modifier notre mode d'action.

Pour cela, notre organisation régionale est tout à fait adaptée. En effet, nous avons l'habitude d'une collaboration en santé-environnement très structurée avec la délégation interservices de l'organisation territoriale de l'État (DISEN). C'est d'ailleurs cette organisation qui est mise en avant et promue dans l'instruction du Premier ministre de juin dernier sur la réforme de l'organisation de l'État.

Cette délégation regroupe tous les services de l'État sous la responsabilité du préfet : préfecture et sous-préfectures, DREAL, direction départementale des territoires et de la mer (DDTM), direction régionale de l'agriculture et de la forêt (DRAF), direction départementale de la protection des populations (DDPP) et ARS. Elle peut aussi associer l'agence française pour la biodiversité, l'Office national de la chasse et de la faune sauvage, l'agence de l'eau, le conseil départemental et les parquets.

Au vu de ces constats nationaux, une organisation spécifique, la cellule nationale d'appui, est cependant mise en place. Elle regroupera les ministères de la santé, de la transition écologique et solidaire, de l'agriculture, l'INERIS, l'ANSES, les ministères de l'intérieur, de l'éducation nationale et du travail.

Nous ferons une réunion interministérielle quotidienne pendant les premiers jours. Le préfet organisera un point presse quotidien pendant plusieurs semaines.

Cette organisation, à la fois, régionale et nationale, a permis à l'ARS d'adapter ses actions pour répondre aux enjeux et à la forte angoisse de la population. Le premier jour, nous avons mis en place une cellule d'urgence médico-psychologique (CUMP) à l'hôpital psychiatrique du Rouvray. Cette cellule n'a pas reçu de visite. Nous l'avons arrêtée le lendemain. À la demande des élus en contact avec la population, nous avons mis en place une cellule de soutien psychologique dans un des locaux de la mairie du Petit-Quevilly, avec le soutien de la Croix-Rouge. Cette cellule a été opérationnelle jusqu'au 11 octobre. Une cinquantaine de personnes ont sollicité cette cellule pour parler de leur angoisse et de leurs inquiétudes.

Nous avons mis en place le suivi syndromique dans les services d'urgence et SOS Médecins, avec un appel quotidien pour savoir combien ils recevaient de personnes et pour déterminer quel type de pathologies nécessitait le passage dans les services d'urgence.

Nous avons également pris en compte les signalements des symptômes associés aux odeurs, qui nous étaient remontés par Atmo Normandie. Nous avions également un contact avec le centre antipoison d'Angers, qui nous faisait remonter les appels en lien avec l'incendie.

Ce bilan nous a permis de réaliser une synthèse des conséquences sanitaires à court terme : syndromes d'irritation liés aux fumées, syndromes digestifs liés aux odeurs, syndromes inflammatoires pour des patients ayant des pathologies respiratoires préexistantes, notamment des exacerbations de crises d'asthme nécessitant pour certaines des hospitalisations, syndromes anxieux.

Nous avons aussi contacté le directeur de la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM), qui a évalué les arrêts de travail supplémentaires à 1 000 environ pendant cette période.

Parce que cet événement touchait les 111 communes sous le panache, nous avons aussi très vite compris qu'il nous fallait avoir des relais sur le terrain. Nous avons informé les professionnels de santé via leurs unions régionales - médecins, pharmaciens, infirmiers au contact de la population - par mails et appels téléphoniques.

Nous avons également mis en ligne, sur le site de l'ARS, des questions-réponses que nous actualisons régulièrement, en fonction des questions qui nous parviennent soit des professionnels de santé, soit des élus, soit de nos standards téléphoniques.

Nous avons mis en place le plan de surveillance de l'eau potable. Une fois le contrôle des réservoirs effectué les premiers jours, il nous fallait réaliser des prélèvements sur les captages, où les suies pouvaient se déposer, l'alimentation en eau de la métropole étant souterraine.

Nous avons établi une typologie des 38 captages qui desservent les 111 communes. Il faut savoir qu'il existe 228 captages d'eau dans le département. Nous les avons critérisés en fonction du risque d'infiltration de l'eau, en lien avec le bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).

Entre le 26 septembre et le 16 novembre, 132 prélèvements d'eau ont été réalisés dans ces captages. Toutes les analyses ont montré des résultats soit inférieurs aux références réglementaires, soit en dessous du seuil de détection.

L'ANSES a confirmé que les molécules que nous cherchions étaient les bonnes et nous a simplement donné un calendrier pour assurer le suivi des captages pour les mois à venir, les plus fragiles étant vérifiés une fois par semaine, les autres une fois par mois ou une fois tous les deux mois. Nous attendons, d'ici la fin du mois de janvier, une cinquantaine de prélèvements.

Nous avons communiqué ces résultats dans le cadre de communiqués de presse, puis par la mise en ligne systématique de tous les tableaux actualisés. Nous avons, pour faciliter la lecture et l'appropriation de ces résultats, mis en place sur le site de l'agence une cartographie de tous les captages qui identifie la périodicité des prélèvements, les résultats et les références réglementaires afin d'apprécier la nature du résultat et son impact.

Nous participons, avec Santé publique France, au suivi de l'impact sanitaire sur le moyen terme et le long terme. Ce suivi repose sur deux modalités, d'abord le suivi médical individuel et le suivi collectif en santé publique.

Le suivi médical individuel est assuré par le médecin traitant. Nous nous sommes réunis de nombreuses fois avec l'union régionale des médecins libéraux (URML) et le conseil départemental de l'ordre des médecins (CDOM) pour analyser la façon dont ce suivi médical pouvait être réalisé. Ils ont alerté l'ensemble des médecins sur l'importance qui s'attache à bien consigner dans les dossiers médicaux de leurs patients et dans le dossier médical personnel (DMP) tous les éléments relatifs aux constatations cliniques et aux examens médicaux qu'ils jugeaient en rapport avec l'incendie de l'usine Lubrizol.

Le dossier médical du médecin traitant doit donc être vu comme un registre et pourra être utilisé comme le point T0 pour cette population qui a consulté son médecin traitant, depuis le début de l'incendie.

Tous les médecins libéraux et les professionnels de santé libéraux connaissent le point focal régional (PFR), qui leur permet de nous déclarer toute constatation inhabituelle. C'est par exemple sur ce PFR qu'ils déclarent un cas de méningite ou de rougeole.

Les modalités du suivi sanitaire de la population seront définies par Santé publique France.

Cette situation sanitaire particulière est également excessivement complexe en raison du défi qu'elle pose en termes de communication, d'information et de pédagogie.

En effet, la population sait qu'il s'agit d'un incendie d'un site Seveso seuil haut. Elle sait que des milliers de tonnes de produits toxiques ont brûlé. Elle a vu le panache de fumée, les suies, a senti et sent encore des odeurs. Elle est donc très inquiète. Or les résultats des prélèvements ne présentent pas de caractères atypiques, que ce soit dans l'air, dans l'eau, dans les suies ou dans les aliments.

Ce décalage est source d'angoisse et d'anxiété. Il nous pose le défi de la pédagogie.

M. Jean-Claude Tissot , président. - Vous nous avez dit avoir averti les personnes vulnérables en leur conseillant de rester confinées ou à l'abri. Comment les avez-vous identifiées et comment les avez-vous averties ?

Par ailleurs, sur quelle période avez-vous relevé les 1 000 arrêts de travail supplémentaires ?

Mme Christine Gardel. - Les personnes considérées comme vulnérables étaient celles qui étaient hospitalisées ou qui se trouvaient dans une institution, notamment un EPHAD.

Quant aux 1 000 arrêts de travail supplémentaires, ils ont eu lieu durant les deux premières semaines qui ont suivi l'accident. Il s'agit d'une évaluation quantitative.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - Si le risque de toxicité aiguë semble avoir été limité, les associations environnementales s'inquiètent néanmoins sur le long terme.

L'ANSES, que nous avons reçue hier, est rassurante, mais reconnaît que le nombre d'analyses effectuées reste encore faible, et les associations demandent une biosurveillance et une étude épidémiologique, avec des analyses régulières des cheveux, d'urine, des seins, afin de savoir si les polluants s'accumulent dans le corps, ainsi qu'un suivi à long terme de statistiques de cancers, d'infertilité ou autres maladies des populations exposées.

Vous avez parlé d'un suivi individuel par le médecin traitant, qui peut prescrire toutes ces analyses. Vous avez précisé que l'accueil psychologique avait cessé le 11 octobre. Est-ce à dire que la population n'est ni stressée ni angoissée à l'heure où nous nous parlons ?

Vous avez également évoqué le site internet. Il semblerait que celui-ci soit quelque peu compliqué à déchiffrer du fait de sa technicité. Ne faudrait-il pas le rendre plus accessible et le compléter par des vidéos ou des illustrations simplifiées afin de mieux diffuser le message et rassurer la population ?

Mme Christine Gardel. - Il faudrait instituer une biosurveillance de la population et rechercher si des polluants s'accumulent. Pour cela, il faut déjà qu'ils s'accumulent dans les sols et qu'ils soient liés à l'incendie de l'usine Lubrizol. Une série de prélèvements est en cours. Les 29 premiers résultats ont été communiqués. Il s'agit de prélèvements à cinq centimètres et à trente centimètres de profondeur. On recherche par exemple des métaux ou d'autres polluants cancérigènes. Si on trouve par exemple du plomb à 30 centimètres dans les sols, il y a peu de risque que ce soit en lien avec l'incendie. La pollution industrielle existante va également être diagnostiquée par ces prélèvements, chose qui n'avait pas été réalisée au préalable.

Avant d'effectuer une biosurveillance sur les cheveux, les urines ou le sang, il faut savoir si ces polluants existent dans le sol. On exercera alors la biosurveillance sur la population se trouvant dans le périmètre où l'on a découvert les polluants.

Il s'agira de campagnes de biosurveillance dans le cadre du suivi de santé publique. Ce sera l'assurance maladie qui les prendra en charge, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui en cas de démarche individuelle.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - La sociologue Annie Thébaud-Mony, que nous avons reçue, estime qu'il faudrait un suivi comparable à celui mis en place au moment de l'effondrement des tours du World Trade Center de New York. Elle parle d'un suivi clinique psychologique, avec des examens médicaux et des bilans de santé réguliers.

Que pensez-vous de cette affirmation ? Pensez-vous, comme elle l'a laissé supposer, que le pire soit à venir ?

Mme Christine Gardel. - Les polluants étaient là lors de l'effondrement des tours du World Trade Center - amiante, etc. La particularité de l'incendie de l'usine Lubrizol vient du fait qu'il y a eu combustion de ces produits. La question de l'effet cocktail demeure, mais personne n'a la réponse. On est cependant sûr des dosages que l'on réalise et des résultats que l'on obtient.

À ce stade, les dosages des hydrocarbures aromatiques polycycliques, des métaux, des dioxines ou de l'amiante sont toujours inférieurs au seuil réglementaire. Ces polluants n'existent pas aujourd'hui. La population ne peut donc ni les inhaler ni les ingérer, puisqu'on a mis dans un premier temps sous séquestre tous les produits alimentaires. Les résultats des analyses ont ensuite démontré que ces polluants n'y figuraient pas non plus. On les recherche aujourd'hui dans le sol et dans les suies.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - De quelle manière l'ARS sera-t-elle associée à la définition et à la conduite de l'enquête de santé publique confiée à Santé publique France, qui va se dérouler à partir du mois de mars 2020 ? Vous avez expliqué qu'il y aurait un questionnaire participatif, pour lequel il existe déjà des candidats. Vous avez par ailleurs évoqué un suivi des indicateurs de santé et des consommations de soins en lien avec la CPAM pour pouvoir évaluer ladite consommation de soins.

Le protocole de l'étude épidémiologique prévue en mars sera-t-il rendu public ? Sera-t-il soumis à la critique ? Nous avons auditionné un certain nombre de personnes qui le souhaitent.

Lors de la catastrophe de Seveso, les médecins ont immédiatement fait faire des prises de sang à des fins d'analyses. Peut-on l'imaginer pour rechercher les molécules chimiques, ainsi que des scanners pulmonaires pour rechercher les fibres d'amiante ?

Mme Christine Gardel. - Le questionnaire sera réalisé selon un mode participatif. Il faut donc connaître les domaines sur lesquels on va interroger la population. Santé publique France va mener des enquêtes semi-directives avec un sociologue pour étudier les inquiétudes de la population. Les questions et l'échantillonnage seront discutés dans le cadre du sous-groupe santé du comité de transparence et de dialogue social. Ce questionnaire sera rendu public lorsqu'il aura été finalisé. Des ajustements seront possibles.

Quant à l'enquête sur les indicateurs de santé, elle n'est pas faite avec la CPAM, mais à partir du système national des données de santé (SNDS). Il faut en effet tenir compte des hospitalisations et de tous les régimes. Ce système national regroupe toutes les bases de remboursement.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - Le protocole de l'étude épidémiologique sera-t-il rendu public et contradictoire dans sa globalité ?

Mme Christine Gardel. - Chaque modalité sera discutée avec les experts de Santé publique France et les professionnels du CHU, mais il n'y a pas de protocole global. Le protocole de biosurveillance sera monté une fois qu'on aura les résultats de l'enquête d'imprégnation des milieux et l'évaluation des sur-risques pour la population. On saura alors ce qu'il faut rechercher dans la population.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - Il y aura donc des prises de sang...

Mme Christine Gardel. - La biosurveillance mesure l'imprégnation dans la population des toxiques retrouvés dans l'environnement - sang, cheveux, urine, etc.

Quant à l'amiante, les prélèvements ne montrent pas de fibres dans l'air. Pour que les fibres d'amiante entraînent des pathologies comme le mésothéliome pulmonaire, il faut qu'il y ait inhalation. Aucune analyse n'a démontré leur présence. On en a recherché sur les vêtements de protection des pompiers : on n'en a pas retrouvé.

Mme Brigitte Lherbier . - L'ARS connaît-elle exactement tous les produits fabriqués sur les sites Seveso ? Savez-vous ce que ces produits peuvent engendrer sur l'être humain et les animaux ?

Lorsque vous achetez un logement, le notaire est tenu de vous indiquer l'existence d'un site Seveso s'il est proche du bien dont vous faites l'acquisition. Tout est donc connu. L'inventaire des produits vous est-il communiqué, ainsi qu'à tous les médecins ?

Êtes-vous enfin informés du transport de ces produits ? À Gravelines, tout le monde dispose d'un cachet d'iode en cas de problème radioactif. Tous les produits n'ont-ils pas un antidote ?

Mme Christine Gardel. - Les produits des entreprises Seveso sont connus dans le cadre du PPI. On disposait d'ailleurs d'une liste lors de l'incendie. Cette liste ne précisait cependant pas les effets toxiques. Ces produits ayant brûlé, la question est de savoir ce qu'on retrouve dans l'atmosphère, les suies, les sols et l'eau.

Cependant, on a constaté que la population n'est pas impliquée dans la gestion des risques industriels...

Mme Brigitte Lherbier . - Ce n'est pas aux usagers de les gérer !

Mme Christine Gardel. - On travaille aussi avec les médecins hospitaliers sur des protocoles de risques nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques (NRBC). Il est important que la population dispose d'informations. L'intégration de la population dans la gestion du risque nucléaire est très efficace.

Mme Céline Brulin . - Pensez-vous que vos propres services devraient disposer de certains matériels ? Avez-vous eu un retour d'expérience sur ces sujets ?

Les élus de la Seine-Maritime ont par ailleurs été interpellés par certains professionnels de santé qui considéraient qu'on n'avait pas forcément pu atteindre la totalité d'entre eux en s'appuyant sur les URML. Avez-vous réfléchi à des dispositifs permettant de contacter tout le monde le plus rapidement possible ?

Les associations considèrent que la confiance se construit dans des démarches participatives et collaboratives. Existe-t-il d'autres expériences que le questionnaire participatif auquel vous faites référence ?

Quelle est votre réflexion par rapport aux termes techniques ou scientifiques qui ont été utilisés, comme la « toxicité aiguë ». La population n'a pas forcément compris cette terminologie - et je peux le comprendre.

Mme Christine Gardel. - Vous avez raison : lorsqu'un accident touche un large territoire, l'ARS ne peut informer toute la population. Des relais sont donc nécessaires. Il s'agit des professionnels de santé, des médecins, des infirmiers, des pharmaciens, ainsi que des élus.

Nous disposons de nos propres relais dans les établissements de santé. On s'entraîne avec eux. On connaît les procédures et on les partage. Elles deviennent des réflexes. Il faut qu'on trouve le moyen d'atteindre rapidement les professionnels libéraux. Le préfet a évoqué devant vous le « cell broadcast » , destiné à toucher toute la population, mais cet outil ne s'adresse pas uniquement aux professionnels de santé.

On sait qu'il existe des liens - comme DGS-urgent - qui, au niveau national, permettent de faire passer un message à tous les professionnels. On pourrait le décliner au niveau régional. Pour cela, il nous faut les coordonnées de ces professionnels de santé. Les nouveaux médecins doivent par exemple communiquer leur adresse mail au CDOM de l'Orne. Nous sommes susceptibles d'y avoir accès...

M. Jean-Claude Tissot , président. - Tous les professionnels de santé ont un lien avec la CPAM. Les passerelles sont faciles à établir.

Mme Christine Gardel. - La CPAM fait effectivement le lien avec les professionnels de santé. L'ARS partage le dossier pharmaceutique avec les pharmaciens, mais ne détient aucun listing .

M. Jean-Claude Tissot , président. - Ce n'est qu'une question technique...

Mme Christine Gardel. - Il faut travailler avec eux pour savoir quel est le meilleur moyen de leur faire passer rapidement une information, afin qu'ils la relayent auprès de la population. S'il existe une procédure nationale avec les établissements de santé, tel n'est pas le cas avec les professionnels libéraux.

Enfin, je suis d'accord avec vous sur le fait que certains termes sont difficilement compréhensibles par la population. Il nous faut donc utiliser les nouveaux outils de communication. En temps de crise, le communiqué de presse peut éventuellement être utile pour la presse, qui va le relayer auprès de la population, mais on ne peut demander à cette dernière d'aller chercher cette information.

Aujourd'hui, on lui apporte directement l'information. Il faut donc que l'on travaille sur les médias. Encore ne faut-il pas juste demander sur Twitter ou Facebook de cliquer sur un lien pour trouver l'information. Il faut envoyer des messages rapides, clairs, compréhensibles, éventuellement imagés.

M. Jérôme Bignon . - Je suis élu des Hauts-de-France. Avez-vous été en contact avec l'ARS de cette région ?

Mme Christine Gardel. - Nous et nos collègues de la cellule nationale d'appui avons été en contact avec elle dès que la modélisation du panache a montré que celui-ci s'étendait jusqu'aux Hauts-de-France.

M. Jérôme Bignon . - Vous avez dit que les frais seraient pris en charge par l'assurance maladie. Je comprends votre point de vue, mais l'assurance maladie n'est pour rien dans cette affaire. Si elle doit payer, j'espère qu'elle se retournera contre les autres assurances. J'imagine que vous y avez pensé.

Par ailleurs, je suis les travaux de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), en lien avec ceux de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). J'ai été invité à une simulation de crise mettant en scène un camion venant du Tricastin et se dirigeant vers La Hague. Selon le scénario, il avait perdu un colis nucléaire tombé dans une rivière.

L'IRSN dispose d'une cellule de communication et d'une cellule scientifique assez fabuleuse. Il serait intéressant d'entendre M. Niel à ce sujet pour bénéficier de ce savoir-faire exceptionnel. J'imagine qu'il est très compliqué pour le préfet de gérer une crise de ce volume avec le directeur du SDIS. Ils ont dû se sentir bien seuls par moments.

Enfin, pouvez-vous nous dire un mot de la cellule nationale d'appui, que vous avez évoquée ?

Mme Christine Gardel. - La cellule nationale d'appui était interministérielle et regroupait les directions d'administration centrale. Elle intégrait également nos collègues des Hauts-de-France. On a évidemment étudié le modèle nucléaire. Ce qui est important, c'est d'impliquer la population dans la gestion du risque industriel et d'y intégrer tous les professionnels de santé libéraux.

M. Jean-Claude Tissot , président. - Pour information, nous allons recevoir conjointement les directeurs de l'IRSN et de l'ASN le mercredi 11 décembre, à 16h30.

M. Jean-Pierre Vial . - De nombreuses analyses se font dans le cadre d'un travail au long cours.

Les procédures vous paraissent-elles suffisantes et adaptées à Lubrizol ? On sait que beaucoup de matières entreposées sur un site voisin n'étaient pas identifiées. Disposiez-vous de toutes les informations nécessaires ?

Mme Christine Gardel. - Les différentes directions de l'ARS étaient toutes réunies sous l'autorité du préfet. Chaque information nous permettait de définir les actions ensemble, sous la responsabilité des uns ou des autres. Quand on a su qu'il n'y avait pas de produits létaux ni de risques graves pour la population, on a adapté l'organisation sanitaire de la phase aiguë.

C'est à ce moment qu'on a estimé nécessaire d'informer tous les professionnels de santé libéraux, afin qu'ils puissent répondre aux éventuelles questions de leurs patients. Il a fallu agir vite. C'est pourquoi on est passé par les unions régionales. Il faut qu'on trouve le moyen de toucher directement les professionnels.

M. Jean-Claude Tissot , président. - Les aides à domicile peuvent peut-être être incluses dans la boucle...

Mme Christine Gardel. - J'ai omis de préciser qu'on avait également donné des consignes de nettoyage en fonction des modes d'exposition.

M. Jean-Claude Tissot , président. - Merci.

N'hésitez pas à nous transmettre par écrit vos remarques particulières.

Table ronde des avocats spécialisés en droit de l'environnement
(Mardi 3 décembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Nous accueillons aujourd'hui trois avocats spécialisés en droit de l'environnement : Mes Arnaud Gossement, Jean-Nicolas Clément et Sébastien Mabile.

Notre commission a pour objet à la fois d'évaluer la gestion, par les services de l'État, de la catastrophe et de ses conséquences, mais aussi, et c'est à ce titre que nous avons souhaité vous entendre, d'examiner les évolutions du droit de l'environnement : un certain nombre de contraintes environnementales ont pu, au fil des années, être allégées. Il nous semble également intéressant d'examiner la manière dont le droit de l'environnement est appliqué et contrôlé. Enfin, nous aimerions vous entendre sur les améliorations qu'il serait, selon vous, souhaitable d'apporter au droit de l'environnement, puisque nous aurons à coeur, au terme de nos travaux, de faire un certain nombre de propositions.

Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, de lever la main droite et de dire : « Je le jure. » Je rappelle que tout faux témoignage devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mes. Arnaud Gossement, Jean-Nicolas Clément et Sébastien Mabile prêtent successivement serment.

Me Sébastien Mabile, avocat spécialiste du droit de l'environnement . - Permettez-moi de vous faire part d'une petite difficulté me concernant. Je suis l'avocat de victimes de l'accident de Lubrizol, de la Ville de Rouen, de la métropole Rouen Normandie et du syndicat mixte d'élimination des déchets de l'arrondissement de Rouen (Smédar). Vous comprendrez donc que je ne puis révéler aucune information qui m'aurait été délivrée par mes clients dans le cadre d'échanges couverts par le secret professionnel. Afin de prévenir tout risque déontologique lié à cette situation, j'ai sollicité l'avis de mon bâtonnier sur la compatibilité de cette audition avec le respect de notre règle déontologique. Son avis vient de m'être rendu : d'après l'Ordre des avocats - qui m'a autorisé, si vous le souhaitez, à vous communiquer son avis déontologique -, je peux opposer le secret professionnel absolu auquel je suis tenu à l'ensemble des questions qui me seront posées dans le cadre de mon activité d'avocat. J'ai été surpris d'entendre, dans le cadre de ces auditions, certains de mes confrères, qui sont également avocats de parties dans ce dossier, s'exprimer très librement sur les causes et conséquences de cet incendie et mettre en cause les décisions d'autres parties dans ce dossier, sur la base d'informations non vérifiées - je pense à la question de l'écoquartier Flaubert, qui est de la compétence de la métropole Rouen Normandie. En tant qu'avocats, nous sommes les dépositaires d'un secret professionnel dont nous ne pouvons être déliés, sauf dans les exceptions admises par le décret du 12 juillet 2005.

Je suis également le conseil, pour tout ce qui relève du droit de l'environnement, de l'Agence française pour la biodiversité (AFB) qui deviendra, au 1 er janvier prochain, l'Office français de la biodiversité (OFB) et qui est intervenue ponctuellement dans ce dossier, en appui aux services déconcentrés de l'État.

Enfin, j'exerce des responsabilités associatives au sein du comité français de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) : je préside la commission « Droit et politiques environnementales » et c'est à ce titre que je serai heureux et honoré de pouvoir m'exprimer sur les évolutions souhaitables du droit de l'environnement et les difficultés que l'on peut rencontrer.

M. Hervé Maurey , président . - Je vous remercie de ces précisions et vous en donne acte. Vos missions auprès de parties au dossier ne nous étaient pas inconnues ; nous avons toutefois considéré que vous pouviez nous apporter des éléments intéressants, notamment sur la question des évolutions souhaitables du droit de l'environnement.

Si certaines de nos questions venaient à vous mettre dans l'embarras, vous pourrez naturellement vous abriter derrière votre secret professionnel.

Me Arnaud Gossement, avocat spécialiste du droit de l'environnement . - Pour ma part, je ne suis le conseil d'aucune partie dans ce dossier. J'ai toutefois été contacté par des confrères du barreau de Rouen, dont certains seront auditionnés par votre commission, telle Me Julia Massardier, et ai répondu à leurs questions à titre bénévole.

Me Jean-Nicolas Clément, avocat spécialiste du droit de l'environnement . - Je n'ai pas de connaissances particulières sur ce dossier autres que celles qui sont liées à l'information dont nous avons tous bénéficié et au fait que, de par ma spécialité, je me suis intéressé à certains de ses aspects. Dans la première des questions que vous nous posez, vous nous demandez si, eu égard à notre expérience d'avocats spécialisés dans le domaine de l'environnement, l'incendie de l'usine Lubrizol présente un caractère exceptionnel. Ma réponse est claire : je ne pense pas que l'incendie de l'usine Lubrizol ait été exceptionnel en lui-même ; c'est un incident d'exploitation, hélas le fruit des activités industrielles et hélas encore, à l'origine de nuisances visuelles et olfactives et de craintes tout à fait légitimes. Ce qui a en revanche été exceptionnel, c'est qu'il a été le révélateur d'une crise de notre rapport à l'industrie. On parle beaucoup de la perte de confiance de la population dans la parole de l'État, mais il y a aussi une perte de confiance dans l'industrie en général.

À côté du pacte social sur lequel notre pays s'est construit, il y avait aussi une sorte de pacte industriel : la population acceptait un certain nombre de risques et de nuisances en contrepartie de l'emploi et surtout de l'idée que l'industrie contribuait à la croissance et à la richesse nationale. Tout cela s'est peut-être perdu et on ne voit plus que le risque. L'incident qu'a connu l'usine Lubrizol est donc un incident d'exploitation, dont je ne veux pas minimiser les conséquences - on ne les connaît probablement pas encore toutes -, mais ce qui est révélateur pour moi, c'est ce problème de confiance envers l'industrie et les services de l'État. C'est cela qui est exceptionnel, plus que l'incident lui-même.

M. Hervé Maurey , président . - Et sur le plan juridique ?

Me Jean-Nicolas Clément . - L'usine Lubrizol est classée installation Seveso seuil haut, donc soumise à un régime juridique et un contrôle de l'État très poussé.

M. Hervé Maurey , président . - L'allégement des contraintes environnementales est-il allé trop loin ? Les contrôles ont-ils été bien ou mal réalisés ? Faut-il faire évoluer le droit de l'environnement ?

Me Jean-Nicolas Clément . - La société Lubrizol a-t-elle bénéficié d'un régime allégé ? Je ne le pense pas : elle est soumise au régime le plus contraignant. On a beaucoup parlé des arrêtés pris par les services de l'État pour des extensions d'activité du site : ces arrêtés me semblent avoir été pris dans un cadre normal et être conformes au cadre réglementaire en vigueur.

L'allégement procédural, aujourd'hui critiqué, constitue-t-il une facilité des textes ? Je ne le pense pas. Selon la modification que l'industriel souhaite apporter à son activité, il doit bien évidemment en informer les services de l'État qui, en fonction du niveau révisé de risque ou de nuisance, ont à leur disposition un certain nombre de mesures graduées pour contrôler la modification envisagée. Si celle-ci est trop importante, les services de l'État peuvent imposer à l'exploitant de redéposer un nouveau dossier. Dans le cas de Lubrizol, il n'y aurait pas eu d'évaluation. Compte tenu des modifications qui étaient envisagées, cette évaluation était-elle nécessaire ? D'après ce que je sais, cette évaluation n'était pas nécessaire.

M. Hervé Maurey , président . - Faut-il faire évoluer le droit de l'environnement en matière d'installations classées ? Si oui, comment ? Faut-il faire évoluer les contrôles ?

Me Arnaud Gossement . - À la lecture de vos questions, je me suis posé cette question générale : la simplification du droit de l'environnement, engagée par l'État depuis plusieurs années et plus spécialement depuis 2009, et la création du régime de l'enregistrement des installations classées pour la protection de l'environnement, est-elle liée aux causes ou aux conséquences de l'incendie de l'usine Lubrizol ? En 2013, j'ai été chargé par Delphine Batho de participer au comité de pilotage des États généraux de la modernisation du droit de l'environnement : pendant plusieurs semaines, nous avons réuni l'ensemble des acteurs concernés par l'évolution du Grenelle de l'environnement pour essayer de répondre à cette question.

Sérions les questions : cette simplification du droit est-elle la cause de l'incendie de Lubrizol ? Je ne le sais pas et ce sera à la justice de trancher. J'ai entendu la polémique selon laquelle le préfet avait accordé des augmentations de la capacité de stockage sur site sans étude d'impact, mais j'entends les réponses des uns et des autres et, en tant qu'avocat extérieur au dossier, je ne peux pas affirmer que cette dispense d'étude d'impact ait été responsable de l'incident.

S'agissant maintenant des conséquences de cet incendie, et pour répondre sans langue de bois, il y a un problème lié à l'urbanisation et à sa maîtrise autour de ces sites. AZF, sur le site de Grande Paroisse près de Toulouse, en a été le révélateur. Dans les reportages sur Lubrizol, on est frappé de voir des habitations à quelques mètres du site ! Depuis 2013, les nouveaux textes imposent des plans de prévention des risques technologiques (PPRT), des procédures d'expropriation et tout un arsenal de mesures pour que les propriétaires fassent des travaux soit de confinement, soit de réduction des nuisances ; mais ce sont des mesures pour l'avenir. Comment gère-t-on le passé ? Cela voudrait dire, dans certains cas, éloigner les gens, les exproprier, démolir, etc.

Vous avez entendu l'Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amaris), qui a remis un livre blanc tout à fait passionnant à la ministre chargée de l'écologie, Élisabeth Borne. Ce rapport montre bien que nous avons un problème de maîtrise de l'urbanisation et que les mesures législatives sont soit mal rédigées, soit trop complexes à appliquer pour procéder à des expropriations. Ce n'est pas toujours un problème d'argent, mais souvent un problème de complexité du droit. Les industriels ne sont pas toujours conscients du risque ni de leurs responsabilités.

Sur la maîtrise de l'urbanisation, on voit donc qu'il y a un problème d'évolution du droit : le droit a évolué, mais manifestement pas de manière satisfaisante. Cela me semble être le premier point sur lequel votre commission d'enquête pourrait faire des propositions, et je rejoins tout à fait les recommandations du livre blanc.

Notre problème n'est pas la simplification du droit - le droit de l'environnement, au regard notamment de l'ensemble des pouvoirs de police, me semble constituer une boîte à outils suffisante -, c'est l'application du droit. Prenons, par exemple, les communiqués de presse du Syndicat national des ingénieurs de l'industrie et des mines (SNIIM), tout particulièrement celui d'octobre 2019. Ces ingénieurs ont fait grève une journée en septembre 2018, mais, malheureusement, les médias n'en ont pas parlé. Ils nous alertent sur l'insuffisance de leurs moyens au regard des risques industriels et sur l'instabilité du cadre réglementaire qu'ils doivent appliquer. Cela me paraît être la principale question qui nous est posée aujourd'hui : l'administration a-t-elle les moyens d'appliquer le droit de l'environnement ? Non, l'administration n'a pas les moyens ni matériels ni humains de faire face à ses missions.

Les chiffres du ministère de l'écologie sont connus : on comptait, en 2018, 1 607 inspecteurs, tous services confondus, pour assurer plus de 18 000 inspections. Le nombre d'inspections s'élevait à 30 000 il y a dix ans : on a divisé par deux le nombre d'inspections en dix ans, alors même que les responsabilités des inspecteurs augmentaient !

Nous avons donc bien un problème de simplification, pas de simplification du contenu de la norme, mais de simplification à outrance des moyens pour appliquer cette norme et assurer la sécurité industrielle des sites en France. Il faut redonner confiance à l'administration et aux riverains.

S'agissant des propositions, permettez-moi de mentionner une tribune publiée aujourd'hui même sur le site Internet de France Info, signée par un très grand nombre de juristes en droit de l'environnement. Elle contient plusieurs propositions : je ne suis pas d'accord avec toutes, mais il me semble très intéressant que les juristes en droit de l'environnement fassent entendre leur voix.

Ma première proposition n'est pas juridique. On peut tourner autour du pot, vous pouvez écrire la meilleure des lois sur le risque industriel, s'il n'y a pas les moyens pour l'appliquer, cela ne marchera pas ! En tant qu'avocat, je suis surpris que l'on ait mis en place l'Autorité environnementale - très beau dispositif, doté de fonctionnaires ultra-compétents - ; mais, dans certains dossiers, cette autorité n'a pas été en mesure de rendre son avis et cela jette le soupçon sur les industriels.

Plutôt que d'écrire de nouvelles lois, qui risquent de complexifier encore le droit de l'environnement, permettez-moi d'attirer votre attention sur une proposition de Chantal Jouanno, présidente de la Commission nationale du débat public (CNDP). Cette commission est une autorité administrative indépendante garante de la qualité du débat public en France, mais ce rôle de débat public est totalement lié à l'évaluation environnementale : cette évaluation environnementale est assurée par l'administration, bien sûr, mais garantie par l'Autorité environnementale et par les missions régionales de cette autorité.

Nous avons également besoin d'un accès pertinent à l'information. Dans l'affaire Lubrizol, le public s'est senti mal informé. Et même des fonctionnaires se sont dits mal informés, ainsi qu'on a pu l'entendre dans certaines de vos auditions ! Il y a donc un problème d'accès à l'information, en dépit des efforts tout à fait méritoires du Gouvernement. Plus il transmettait d'informations, plus la suspicion et la défiance augmentaient, car n'aurait-il pas dû disposer de ces informations avant l'incendie ?

Dans cette affaire, un document me paraît fondamental : c'est la mise en demeure adressée par l'administration, le 8 novembre 2019, à Lubrizol et à Normandie Logistique. Cette mise en demeure demandait à l'exploitant de fournir des informations qu'il aurait dû fournir il y a plusieurs années ! L'exploitant n'est peut-être pas en faute - je n'en sais rien -, mais comment se fait-il que l'on demande des informations aussi importantes que le plan de défense incendie, le plan d'opération interne du site, l'étude de dangers, etc., une fois que la catastrophe a eu lieu ? Cela crée de la défiance et pose la question de l'application du droit de l'environnement par l'administration elle-même.

M. Hervé Maurey , président . - Il y a pourtant eu 39 contrôles sur le site de Lubrizol !

Me Arnaud Gossement . - Bien entendu. Mais comment expliquer que ces contrôles n'aient pas permis de récolter des informations aussi essentielles que celles demandées le 8 novembre par l'administration ? Le problème, c'est le manque de moyens, nous dit le SNIIM.

Me Sébastien Mabile . - La simplification du droit de l'environnement et des installations classées est un objectif légitime. Ce droit est incompréhensible et inaccessible, sauf aux juristes chevronnés. Or, en démocratie, le droit doit être accessible, d'autant plus lorsqu'il touche à la vie, à la santé, à la sécurité. Pourtant, réforme après réforme, on constate que ce droit ne cesse de se complexifier, avec, comme effet pervers, l'affaiblissement du niveau des normes environnementales. Par exemple, suite aux États généraux de la modernisation du droit de l'environnement, une autorisation environnementale unique a été créée pour regrouper plusieurs autorisations, mais les seuils d'autorisation ont été relevés au profit d'un régime simplifié de l'enregistrement, les consultations obligatoires du préfet ont presque toutes été supprimées, il n'y a plus ni saisine de l'AFB, qui me semble pourtant essentielle pour apprécier les enjeux relatifs à la faune et la flore, ni saisine du conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst) pour instruction, ni publicité des autorisations dans le recueil des actes administratifs de la préfecture - voyez, à cet égard, l'article R. 181-4 du code de l'environnement -, etc.

On constate que les trois piliers du droit de l'environnement - informer, participer et contester en justice - sont réduits à leur plus simple expression. Au fil des réformes successives, le volet préventif du droit de l'environnement a été allégé. Or le droit de l'environnement est d'abord un droit de la prévention, qui repose de plus en plus sur le principe de l'autocontrôle des exploitants, les inspections inopinées étant très rares et concentrées sur les installations les plus à risque. L'entrepreneur délinquant qui transmet de fausses informations à l'administration - il est heureusement extrêmement minoritaire - peut donc rester longtemps sous les radars.

Cette situation pourrait être partiellement compensée si ce délinquant environnemental encourait de lourdes peines en cas de révélation de ses manquements, mais ce n'est malheureusement pas le cas. Les magistrats du parquet, à l'exception des deux pôles spécialisés de Paris et de Marseille, ne sont pas suffisamment formés et conditionnent, le plus souvent, l'engagement de poursuites pénales à l'avis de l'administration, elle-même placée sous l'autorité du préfet qui prend en considération, parmi les intérêts protégés, celui du maintien de l'emploi ; c'est légitime, mais cela ne doit pas prévaloir sur les préoccupations en matière de protection de l'environnement et de santé publique.

Les arrêtés de mise en demeure et les arrêtés de non-conformité ne sont pas systématiquement transmis au procureur de la République ; lorsque c'est le cas, celui-ci s'en remet le plus souvent à l'appréciation de l'administration. La finalité dissuasive du droit pénal et pédagogique de l'audience publique fait donc ici défaut.

Permettez-moi de citer des chiffres présentés par François Molins, procureur général près la Cour de cassation, lors d'un colloque, il y a quelques semaines : la réponse aux infractions environnementales est très friande d'alternatives aux poursuites : rappel à la loi, régularisation de la situation, médiation, composition pénale et transaction pénale ; les jugements correctionnels sont extrêmement rares : 5 % des délits, contre 15 % il y a 10 ans ; les délais de procédure sont excessivement longs, en moyenne 22 mois pour un délit environnemental, contre 11 mois pour l'ensemble des délits ; quant aux peines, huit fois plus de dispenses de peine sont prononcées, les peines d'amende sont les plus courantes - 71 % des sanctions, contre 35 % pour l'ensemble des délits - et les peines d'emprisonnement restent extrêmement rares - 14 % des sanctions, contre 49 % pour l'ensemble des délits. La finalité dissuasive et pédagogique du droit pénal de l'environnement fait défaut, alors même que sa dimension préventive s'affaiblit au fil des réformes successives. Cela est aggravé par la perte des moyens, que soulignait mon confrère Arnaud Gossement.

Le comité français de l'UICN, qui a beaucoup travaillé sur ces questions, propose la spécialisation des magistrats. Certains pays ont choisi la spécialisation des juridictions : le Chili, la Nouvelle-Zélande ont ainsi instauré des juridictions spécifiques dans lesquelles des scientifiques participent à la formation de jugement au côté des magistrats. Sans aller vers cette ultraspécialisation, qui me semble contraire à l'esprit et à la culture juridique française, nous pourrions spécialiser des magistrats du parquet. L'audience publique a une vocation pédagogique et préventive, particulièrement en matière de droit des installations classées
- c'est moins vrai en matière de droit de l'eau et de la nature. Cette spécialisation pourrait prendre la forme non pas d'un parquet national spécialisé tel que le parquet national financier ou le parquet national antiterroriste, mais être au plus près des territoires, à une échelle régionale ou interrégionale, sur le modèle, par exemple, des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), qui peuvent parfois être compétentes sur les infractions environnementales liées à la criminalité organisée.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . -Ma première question portait sur les juridictions spécifiques, mais vous venez d'y répondre et je trouve votre idée intéressante.

J'ai noté, même si vous vous rejoignez sur la nécessité d'augmenter les moyens, une divergence entre Me Gossement, qui considère que le droit de l'environnement actuel est suffisant, mais qu'il faut qu'il soit mieux appliqué, et Me Mabile, qui considère qu'il y a des améliorations à apporter au droit de l'environnement.

La sous-traitance a été pointée du doigt comme l'un des facteurs de fragilité des installations classées : faut-il l'interdire ? Si oui, comment ?

Me Sébastien Mabile . - Cette question de la sous-traitance pouvant être l'une des questions centrales dans l'instruction du dossier, je ne m'exprimerai pas.

Me Jean-Nicolas Clément . - La sous-traitance pose problème dans l'application du droit des installations classées. Vous allez auditionner le directeur de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et celui de l' Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire ( IRSN ) . Le monde du nucléaire s'est emparé de cette question il y a plusieurs années et y a apporté des réponses spécifiques : il serait intéressant que vous les interrogiez sur la sous-traitance, car, selon moi, cette question devrait être traitée dans les installations classées comme elle l'est dans le nucléaire. C'est une question que nous voyons de façon récurrente, notamment dans des problématiques pénales, dans lesquelles on observe un hiatus entre l'exploitant qui est contrôlé et le sous-traitant qui ne l'est pas.

Me Arnaud Gossement . - S'agissant de la divergence de vues que vous soulignez avec mon confrère, je voudrais préciser que je le rejoins lorsqu'il évoque le régime de l'enregistrement ; en revanche, en matière de Seveso, il me semble que la boîte à outils est complète ; le vrai problème, c'est le maniement de ces outils par l'administration.

Pourquoi pas une juridiction spécifique ? Mais cela ne me semble pas être la priorité. Le juge, c'est l'après ; je préférerais que l'on renforce la prévention avec des moyens donnés à l'administration.

L'idée d'une haute autorité environnementale doit être creusée ; ce sujet avait été évoqué devant la commission animée par Alain Richard, à la demande de Ségolène Royal. C'est une proposition de certaines organisations non gouvernementales (ONG), reprise par Chantal Jouanno, qui me semblerait tout à fait favorable au monde économique. Mais créer une juridiction spécifique sans moyens, pour le simple effet d'annonce, cela ne sert à rien !

Le juge des installations classées, c'est le juge administratif. Or la juridiction administrative fonctionne bien, avec des juges extrêmement compétents, qui connaissent très bien le droit de l'environnement et qui rendent des décisions de justice de très grande qualité. Le seul bémol réside peut-être dans les procédures d'urgence : sont-elles adaptées en matière de risque industriel ? Ce débat me paraît plus urgent que de savoir s'il faut ou non un pôle spécialisé. Il en existe un en matière de santé, également compétent en matière de santé environnementale, mais je n'ai pas le sentiment que l'on ait fait de grands progrès en la matière.

S'agissant de la sous-traitance, l'administration doit vérifier les capacités techniques et financières de l'exploitant, mais aussi avec qui il travaille, qui fait quoi. Or on a le sentiment, dans le cas de Lubrizol, que la sous-traitance était mal connue et que l'administration a découvert un entreposage de matières premières chez Normandie Logistique. Je ne remets pas en cause la compétence des services, au contraire, je leur rends hommage.

Mme Pascale Gruny . - Quelles sont vos propositions pour rétablir la crédibilité de la parole gouvernementale et celle des scientifiques et des experts ?

Me Gossement a évoqué les questions de prévention pour les habitations à proximité immédiate d'une installation classée. Je suis élue de l'Aisne et mon département a aussi été impacté par des pollutions diffuses, alors même qu'il est éloigné du site : quelles sont vos propositions ?

M. Hervé Maurey , président . - En effet, l'impact de la catastrophe a été bien au-delà de tous les périmètres des plans prévus par la réglementation.

Me Arnaud Gossement .- La question du bon périmètre d'une étude d'impact est délicate : il peut être complètement ridicule d'aller très loin, mais, parfois, on peut regretter de ne pas avoir étudié la possibilité qu'un panache de fumée entraîne des dépôts sur plusieurs kilomètres, voire au-delà de nos frontières. Il y a donc certainement une réflexion à avoir à ce sujet ; je ne suis pas persuadé qu'il faille modifier le droit des études d'impact, le problème est plus lié aux données dont dispose l'État.

Permettez-moi d'adresser une critique au législateur : on a parfois l'impression qu'il ne s'adresse qu'aux très grandes entreprises. Or, plus vous montez le niveau d'exigence juridique environnemental, plus vous favorisez la concentration du marché parce que les plus petits acteurs ne peuvent pas se permettre de financer des études d'impact onéreuses. Les associations avaient proposé de mutualiser la prise en charge des études d'impact, mais le droit de l'Union européenne lie l'évaluation environnementale et la responsabilité du maître d'ouvrage ou de l'exploitant.

On pourrait engager une réflexion sur une déconnexion éventuelle entre l'étude d'impact et l'industriel, ce qui serait également de nature à apaiser la défiance des associations. Concernant les impacts lointains, je ne suis pas certain qu'une réforme de l'étude d'impact permettra de répondre à cette question.

J'aimerais dire un mot sur la haute autorité environnementale. Vous parlez de la défiance concernant l'évaluation environnementale, l'information, l'accès à l'information. La Commission d'accès aux documents administratifs (Cada) n'est pas un outil. Le secrétariat de cette commission m'a indiqué, la semaine dernière, qu'il fallait attendre un an et demi pour obtenir une réponse à une demande d'avis. Certes, cela n'engage que la personne que j'ai eue au téléphone, mais à quoi bon demander un avis, qui est un préalable obligatoire, si je veux ensuite saisir le juge d'une demande de communication de l'information ? Il convient donc non pas de créer une nouvelle autorité, mais de rationaliser ces institutions, en les regroupant au sein d'une nouvelle autorité administrative, en leur donnant une indépendance et des moyens adéquats.

Me Sébastien Mabile . - La manière dont on délivre l'information est une question essentielle. Par exemple, si l'on vous dit que de la sève d'acacia a brûlé, vous êtes relativement rassuré ; si l'on parle de gomme arabique, vous êtes un peu plus inquiet et si l'on parle de l'E 414, vous avez peur. Or il s'agit du même produit.

Le département de l'Aisne a été touché, affecté, contaminé. Peut-on dire qu'il a été pollué ? Telle est la difficulté d'appréciation. Nous n'avons pas de référentiel. Nous ne savons pas dire aujourd'hui à partir de quel seuil un territoire est pollué. Il existe un seuil de détectabilité et un seuil de toxicité, mais, entre les deux, il n'y a pas grand-chose.

Il importe aussi de travailler sur la question des incriminations pour définir l'échelle des valeurs protégées par notre société. En effet, toute atteinte à l'environnement porte nécessairement atteinte à la santé publique des populations. Toute la criminalité environnementale a forcément un impact sanitaire ; je pense, notamment, à l'orpaillage illégal en Guyane, avec une contamination massive des populations au mercure. Qu'est-ce qui relève du champ de la police administrative ? De simples non-conformités à des arrêtés d'autorisation ? Qu'est-ce qui relève du champ de la contravention, du champ du délit et du champ du crime, l'écocide étant une question en discussion au Parlement ? Ne devrait-on pas prévoir une nouvelle infraction plus générale de manière à couvrir des comportements qui n'entrent pas aujourd'hui dans le champ du droit pénal de l'environnement ? Je pense à l'idée de créer un délit de mise en danger de l'environnement, qui nécessiterait une violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de vigilance et de sécurité.

M. Pascal Martin . - Maître Clément, vous avez parlé d'un incident d'exploitation qui n'avait rien d'exceptionnel. Élu du département de la Seine-Maritime, je puis vous dire que les conséquences sanitaires, environnementales, économiques pour les riverains et les salariés de Lubrizol sont tout à fait exceptionnelles. L'événement que nous avons vécu est loin d'être mineur. Toutes proportions gardées, votre intervention rejoint celle du PD-G de Lubrizol International qui nous a parlé d'un incident comparable à un simple feu de maison, ce qui nous avait laissés très perplexes. Je veux dire qu'il ne s'agit surtout pas d'un incident d'exploitation. Sans le comparer à l'accident d'AZF ou aux attentats du 11 septembre, évoqués par certains - une comparaison que j'ai dénoncée-, les conséquences de cet accident dans la Seine-Maritime et au-delà sont notables.

Maître Gossement, vous avez relevé un problème d'application du droit de l'environnement. Le préfet du département et l'exploitant ont rappelé que l'usine Lubrizol avait fait l'objet de 39 contrôles. Mais l'on peut se demander s'il s'agissait de simples contrôles ou de véritables inspections.

Maître Mabille, vous avez évoqué la possibilité d'examiner le droit comparé. Pouvez-vous nous apporter votre éclairage en la matière et nous présenter les mesures que d'autres pays ont mises en oeuvre ?

Me Jean-Nicolas Clément . - Mon propos ne visait bien évidemment pas à minorer les conséquences. J'ai parlé d'« incident d'exploitation », car le point de départ ne me paraît pas résulter d'une mécanique industrielle qui aurait été, par combinaison, défaillante. On a tout lieu de penser que ce site a été autorisé et contrôlé par l'administration. Les conséquences directes et indirectes sont importantes, mais il n'y a pas, dans la mécanique telle que je la comprends et telle qu'on la connaît aujourd'hui, quelque chose qui s'apparenterait à une déviance industrielle à cause d'un process qui aurait été mal contrôlé. Voilà ce que je voulais dire.

Me Sébastien Mabile . - Concernant les exemples étrangers, nous pouvons nous référer à nos voisins espagnols, qui disposent de parquets nationaux spécialisés en matière de stupéfiants, d'accidents du travail, par exemple. Ceux-ci viennent en complément des parquets traditionnels.

Le premier d'entre eux, le parquet national anticorruption, a été créé en 1994, vingt ans avant le parquet national financier français.

En 2005, le procureur général de la nation espagnole pointait le fait que l'urbanisme, l'un des moteurs économiques, était une source croissante de criminalité. Il dénonçait alors la passivité, voire la tolérance, de l'administration, ce qui était de nature à favoriser un vivier très attractif pour les groupes criminels et les organisations mafieuses. C'est ainsi que l'Espagne a créé, par une loi du 28 avril 2006, un parquet national consacré à l'environnement et à l'urbanisme. Ce dernier dispose d'un procureur national, qui s'appuie sur 137 procureurs adjoints, et d'unités de protection de la nature, de la Guardia Civil , avec plusieurs milliers d'agents, y compris des unités de police scientifique et technique. La gestion de la scène de crime environnemental est bien plus efficiente et efficace que celle qui existe en France. L'Espagne a eu l'intelligence de travailler sur l'ensemble de la chaîne pénale, alors que la France s'est arrêtée au milieu du gué, avec la création d'un corps unique des inspecteurs de l'environnement, par l'ordonnance de 2012, ainsi que de services spécialisés tels que l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (Oclaesp).

En Espagne, le bilan est éloquent : en 2006, on comptait 295 condamnations en matière d'urbanisme et d'environnement, contre 929 en 2014, dont 465 en matière d'urbanisme. Le taux de condamnation est beaucoup plus fort, car les procédures sont mieux ficelées.

Me Arnaud Gossement . - Votre question portant sur la différence entre contrôles et inspections me paraît absolument fondamentale, monsieur Martin. Nous sommes des avocats spécialisés en droit de l'environnement. Aussi, je ne sais pas traiter un dossier en droit fiscal. Un grand nombre de fois, des confrères m'interrogent sur ma spécialité. Je pense qu'il en est de même pour les inspecteurs. La personne dépêchée par l'administration pour venir sur site a une compétence, mais nous sommes face à des dispositifs extrêmement complexes : il faudrait avoir des compétences par substance, par matière, par process . Qu'ont en commun une raffinerie, un parc éolien, une décharge ? Un centre de stockage de déchets exige, par exemple, une expertise spécifique.

Je ne veux pas juger les contrôles réalisés, mais, d'une manière générale, en matière d'expertise, je me pose la question des moyens de l'administration.

Au demeurant, je puis vous assurer qu'il y a un déficit très important en matière d'expertises juridiques. C'est un secret de Polichinelle, l'administration nous pose régulièrement des questions de droit, alors même que nous ne la défendons pas. Il importe donc de doter les préfectures de services juridiques dignes de ce nom, notamment en matière de droit de l'environnement. Il est aussi de l'intérêt des industriels d'être accompagnés : seuls certains d'entre eux peuvent avoir des conseils.

M. Jean-François Husson . - Vous dites que l'administration ne parvient manifestement pas à réaliser les contrôles nécessaires. Or, à la suite de l'accident AZF, la législation a évolué, notamment pour ce qui concerne les plans de prévention des risques technologiques (PPRT). Vous proposez que l'administration se dote de personnels experts. Il y a deux solutions : les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) pourraient avoir des compétences en la matière ou travailler avec des cabinets privés. Cette dernière solution permettrait de recourir à des personnes qualifiées pour aider l'administration, sans fonctionnariser inutilement - tel est mon point de vue.

Vous avez parlé d'une haute autorité environnementale. La France est atteinte d'un mal incorrigible : on n'en a jamais assez ! Après le millefeuille territorial, administratif et institutionnel, on invente des autorités administratives indépendantes, qui ajoutent à la complexité du dispositif. Méfions-nous du report de responsabilité.

Me Jean-Nicolas Clément . - Je vous rejoins sur la question de l'absence de moyens de l'administration. Selon moi, ce ne sont pas les officiers qui manquent, mais la troupe. Contrairement à mon confrère Me Gossement, je ne pense pas qu'il faille renforcer les troupes de l'administration avec des spécialistes. Nous constatons le manque de soldats au sein des Dreal et le manque de moyens financiers, le droit de l'environnement présentant un volet scientifique. Or, pour faire de la science, il faut des moyens financiers.

Me Arnaud Gossement . - Il faut tout de même des spécialistes. Face à la requête d'une association ou d'un industriel, seul un juriste en droit de l'environnement peut produire, au nom de l'État, un mémoire en défense. Aujourd'hui, les délais moyens de réponse des préfectures devant les tribunaux administratifs s'échelonnent entre huit et neuf mois. Parfois, il faut le dire, les mémoires pour défendre l'État ne sont pas de bon niveau.

Monsieur le sénateur Husson, je n'ai jamais proposé la création d'une nouvelle autorité administrative indépendante. Je vous propose de regrouper plusieurs institutions.

M. Jean-François Husson . - Comme vous aurez plus de dossiers à traiter, le délai ne sera pas moins long.

Me Arnaud Gossement . - Je parlais de l'Autorité environnementale.

M. Jean-François Husson . - Certes, mais cette autorité aura plus de dossiers à traiter.

M. Hervé Maurey , président . - Dans les deux cas, il faudra recruter.

Mme Nelly Tocqueville . - Élue de Seine-Maritime, je partage les propos de mon collègue Pascal Martin : le vocable « incident » ou « accident d'exploitation » n'est pas entendable par les populations concernées.

Dans son comité de transparence du 18 novembre dernier, Lubrizol a mis en avant les indemnisations auxquelles l'entreprise a procédé en qualifiant de dispositif inédit d'aides financières celles qui sont apportées aux agriculteurs, aux entreprises, aux commerçants, aux collectivités, dont les versements ont déjà eu lieu.

Cependant, reste posée la question de la réparation du préjudice écologique. D'une part, pouvez-vous nous rappeler ce que signifie cette notion ? D'autre part, celle-ci vous paraît-elle adaptée à un accident industriel - je persiste à parler d'« accident » - d'une ampleur similaire à celle de l'incendie de Lubrizol ?

Me Sébastien Mabile . - Je ne m'exprimerai pas sur le cas particulier de Lubrizol. Le préjudice écologique est une construction prétorienne du juge, consacré par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans le cadre de l'affaire Erika en 2012, puis dans le code civil avec la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.

M. Hervé Maurey , président . - Sur l'initiative du Sénat.

Me Sébastien Mabile . - En effet, et sur l'initiative de Bruno Retailleau - rendons à César ce qui est à César ! Il vise à réparer l'atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement. Il suppose néanmoins qu'une faute ait été commise et il faut démontrer le lien de causalité entre la faute et le dommage. En revanche, l'atteinte au territoire, l'atteinte à l'environnement relèvent du régime de la responsabilité environnementale, instauré par une directive européenne : quand le dommage est en cours, le préfet se voit conférer des pouvoirs de police spécifiques de manière à pouvoir restaurer les fonctionnalités et les services rendus par les écosystèmes. Ce dernier régime doit être mis en oeuvre dès que survient l'accident, alors que le régime afférent au préjudice écologique intervient lorsque l'affaire est portée devant un tribunal.

Concernant le régime de responsabilité environnementale, les critères sont beaucoup plus restrictifs : il s'agit uniquement de dommages causés aux eaux et aux milieux aquatiques, aux habitats et aux espèces protégées au titre du réseau Natura 2000 et à la contamination des sols dès lors qu'il y a un risque d'atteinte à la santé humaine. Je veux y insister, ce régime n'a jamais été appliqué en France, alors qu'il a été transposé par la loi du 1 er août 2008. Entre avril 2007 et avril 2013, les États membres de l'Union européenne ont signalé 1 245 cas d'application de ce régime, principalement en Hongrie et en Pologne. Pourquoi ce régime préventif n'est-il pas mis en oeuvre en France ?

M. Jean-Claude Tissot . - Avons-nous les outils adéquats pour définir le périmètre d'étude concernant les risques aigus ou chroniques ? Comment appréhender ce périmètre ?

Me Jean-Nicolas Clément . - On est hélas plutôt dans une démarche de rétropédalage ou d'analyse a posteriori . Il est scientifiquement extrêmement compliqué de définir le périmètre d'un risque de nuisance. Si j'en crois mon expérience, c'est souvent à l'occasion d'incidents, d'accidents, de catastrophes que l'on arrive à faire ce rétropédalage. L'administration, les industriels ou les agences institutionnelles telles que les agences régionales de santé définissent alors des périmètres élargis ou plus précis. Il est très difficile de prévoir à chaque fois la diffusion des panaches de fumée.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - En application de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), un décret, récemment publié, crée un régime de plateformes industrielles visant à mutualiser la gestion des risques industriels. En avez-vous pris connaissance ? Est-il susceptible d'améliorer la gestion des risques industriels ou, au contraire, de l'affaiblir ?

Me Jean-Nicolas Clément . - Ce régime présente l'avantage de l'homogénéité, de la rationalisation, afin que l'administration ait une vision d'ensemble plus globale. Mais demeure toujours le problème des moyens.

Me Arnaud Gossement . - Le droit appréhendait mal les plateformes qui existaient. Aujourd'hui, il est parfois difficile de détecter dans le temps et dans l'espace l'origine des risques. D'une certaine manière, responsabiliser l'ensemble des industriels d'une plateforme va dans le bon sens. Mais, très sincèrement, pour avoir étudié ce décret, qui est très elliptique, je partage l'analyse de mon confrère : je ne sais pas s'il s'agit de la bonne réponse.

M. Hervé Maurey , président - Nous vous remercions de vos interventions. Nous attendons des réponses écrites au questionnaire que nous vous avons adressé. Je vous invite à nous transmettre tout autre document que vous jugerez utile à nos travaux. Vous l'aurez compris, nous sommes demandeurs de propositions sur l'évolution des règles et des contrôles.

MM. Bernard Doroszczuk, président, et Olivier Gupta, directeur général de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et de Jean-Christophe Niel, directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN)
(Mercredi 11 décembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Nous accueillons aujourd'hui MM. Bernard Doroszczuk, président, et Olivier Gupta, directeur général de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et Jean-Christophe Niel, directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

Autorité administrative indépendante depuis 2006, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) poursuit trois missions : elle contribue à l'élaboration de la réglementation, en donnant son avis au Gouvernement sur les projets de décrets et d'arrêtés ministériels ou en prenant des décisions réglementaires à caractère technique ; elle veille au respect des règles et des prescriptions auxquelles sont soumises les installations ou activités qu'elle contrôle ; elle participe à l'information du public, y compris en cas de situation d'urgence.

Pour sa part, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) conduit des missions d'expertise et de recherche dans tous les domaines touchant aux activités liées au nucléaire : la sûreté nucléaire, la sûreté des transports de matières radioactives et fissiles, la protection de l'homme et de l'environnement contre les rayonnements ionisants, la protection et le contrôle des matières nucléaires et la protection des installations nucléaires et des transports de matières radioactives et fissiles contre les actes de malveillance.

Au cours de nos auditions, plusieurs intervenants, face aux défaillances du système de prévention des risques industriels et au manque d'information des élus et des populations face aux conduites à tenir en cas d'accident, ont pris pour exemple la sécurité nucléaire : selon eux, certaines pratiques ou règles appliquées en matière de sûreté nucléaire et d'information du public pourraient servir d'exemple pour les établissements industriels classés Seveso.

Certains observateurs sont même allés jusqu'à suggérer la création d'une sorte d'ASN Seveso, ou bien de vous confier cette mission. Nous attendons que vous nous indiquiez en quoi vos méthodes, tant en matière de protection que d'information des populations, pourraient être transposées à un secteur qui présente des risques différents de votre mission première et concerne un nombre beaucoup plus élevé d'établissements.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Bernard Doroszczuk , Olivier Gupta et Jean-Christophe Niel prêtent serment.

M. Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). - Je m'efforcerai, dans mon propos liminaire, d'identifier les différences qui existent avec l'inspection des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE), notamment s'agissant des missions ou des relations avec le public.

L'Autorité de sûreté nucléaire est une autorité administrative indépendante (AAI), créée en 2006 avec, pour objectif, la protection des populations et de l'environnement. Elle exerce cinq missions principales : réglementer, autoriser, contrôler, informer le public et assister les pouvoirs publics en situation d'urgence.

La mission visant à réglementer est une mission que nous exerçons de concert avec le ministère de la transition écologique et solidaire : en effet, les textes généraux relatifs à la sûreté nucléaire relèvent de la responsabilité du ministère, après avis de l'ASN ; les textes techniques généraux sont de la responsabilité de l'Autorité de sûreté nucléaire, tout comme les dispositions spécifiques à chacune des installations.

La mission de contrôle est essentiellement réalisée par onze divisions territoriales de l'ASN qui disposent d'inspecteurs sur le terrain, ce qui est une particularité pour une autorité administrative indépendante. À ma connaissance, aucune autre AAI ne dispose de ressources sur le terrain pour réaliser des contrôles. Ces contrôles s'exercent suivant une approche graduée et proportionnée en fonction des enjeux. Les sites présentant les enjeux les plus importants font l'objet de contrôles plus fréquents et plus détaillés. Je crois qu'il en va de même pour l'inspection des installations classées.

Cette mission de contrôle peut déboucher sur des sanctions qui sont prononcées directement par l'ASN. C'est une différence avec l'inspection des installations classées dont les sanctions sont administratives et relèvent du préfet.

En matière d'information, outre les consultations publiques, que nous réalisons dans le cadre des décisions que nous sommes amenés à prendre, et la communication institutionnelle de l'ASN, nous avons deux partenaires importants, spécifiques au secteur nucléaire : les commissions locales d'information (CLI) et l'Association nationale des comités et commissions locales d'information (Anccli), avec lesquelles nous entretenons des relations extrêmement étroites et qui permettent de renforcer l'information et la transparence au niveau local autour de la situation des installations nucléaires. Cette animation nationale assurée par l'Anccli n'existe pas de manière équivalente en ce qui concerne les commissions de suivi de site (CSS) pour les installations classées Seveso. Nous avons aussi des relations étroites avec le Haut Comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), qui a été créé en même temps que l'ASN et qui joue un rôle d'animation et de garant en ce qui concerne l'information et la transparence vis-à-vis du public. Ce haut comité peut prendre des initiatives en matière de concertation et d'information, comme il l'a fait dans le dossier relatif à la poursuite d'exploitation des réacteurs de 900 mégawatts, à l'occasion de leur quatrième réexamen. Cette structure n'a pas d'équivalent pour les ICPE.

Chaque année, en tant qu'autorité indépendante, l'ASN rend compte de l'état de la sûreté et de la protection devant l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opesct) - c'est aussi une spécificité de l'Autorité de sûreté nucléaire - et, évidemment, elle est à la disposition des commissions parlementaires qui peuvent la solliciter, ou lui demander des avis ou des études.

L'appui aux pouvoirs publics en situation de crise s'exerce au niveau préfectoral, mais aussi au niveau national, à travers le centre interministériel de crise, et s'appuie sur un système d'astreinte interne à l'ASN et un centre de crise dédié, installé à notre siège de Montrouge. L'ASN participe de manière régulière à des exercices de crise qui constituent aussi une occasion de simuler une pression médiatique, y compris à travers les réseaux sociaux.

Pour l'ensemble de ses missions, l'ASN bénéficie de l'appui technique et de l'expertise de l'IRSN.

Les activités de l'ASN couvrent les installations nucléaires de base, le nucléaire diffus, notamment dans le domaine de la santé et le transport de matières radioactives. Au 31 décembre 2018, on comptait 126 installations nucléaires de base, ce qui est beaucoup moins que le nombre d'installations Seveso seuil haut par exemple. Les installations nucléaires de base se caractérisent par l'importance des enjeux, notamment les effets d'échelle, car un accident nucléaire pourrait avoir des impacts sur des distances considérables, concerner des centaines de milliers de personnes. De même, la durée de vie des déchets à haute activité et à vie longue se compte en centaines de milliers d'années. Les solutions à mettre en place pour les gérer doivent donc être adaptées à cette échelle. Ces effets d'échelle soulèvent évidemment des questions de sûreté, de confiance dans le contrôle, des questions d'éthique, mais aussi d'information du public. Environ trois millions de personnes, 1 500 communes et plus de 2 800 établissements scolaires sont inclus dans les périmètres des plans particuliers d'intervention (PPI) mis en place à l'initiative des préfets, qui ont été étendus récemment de 10 à 20 kilomètres, et sont donc concernés par l'information régulière sur les risques nucléaires. Cela suppose une infrastructure d'information régulière du public et des élus très importante.

Notre activité se distingue aussi en raison de l'existence d'une composante internationale, avec l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), qui définit des règles que les autorités de sûreté doivent respecter, notamment en matière de culture de sûreté. Nous sommes aussi régulièrement évalués par nos pairs, nos homologues à l'étranger, et cela permet d'identifier les bonnes pratiques.

Comme pour les installations classées, le premier responsable de la sûreté reste l'exploitant. Il est responsable pour les opérations qu'il réalise ou celle qu'il sous- traite.

L'ASN dispose de 516 agents, dont 318 sont des inspecteurs, aussi bien de la sûreté, de la radioprotection que du travail, car nous sommes aussi compétents pour l'inspection du travail dans les centrales nucléaires d'EDF, ce qui constitue une autre spécificité et une autre différence avec l'inspection des ICPE. Nous considérons qu'il s'agit d'un atout qui permet une approche intégrée de la protection à la fois des travailleurs et des citoyens. Nous réalisons 1 800 inspections par an, avec des durées variables en fonction des enjeux. Nos inspections font l'objet de lettres de suite qui expliquent l'ensemble des constats qui ont été faits et qui sont systématiquement rendues publiques, ce qui n'est pas le cas pour l'inspection des installations classées.

M. Jean-Christophe Niel, directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). - L'IRSN est l'organisme public d'expertise du risque radiologique et nucléaire sous toutes ses formes : nous intervenons dans les domaines de la sûreté nucléaire pour prévenir les accidents de la sécurité nucléaire, pour lutter contre les actes de malveillance, ou de la protection contre les rayonnements ionisants. Nous publions des avis que nous remettons à un grand nombre d'autorités, au premier rang desquelles l'ASN, et qui sont publics. Outre l'expertise, notre second métier est celui de la recherche : il s'agit d'une recherche finalisée pour disposer de la meilleure expertise possible. L'IRSN compte 1 800 personnes. En 2001, comme pour les agences sanitaires, le choix a été fait de séparer la décision de l'expertise, en séparant les autorités qui prennent les décisions, qui sont gestionnaires du risque, et l'IRSN, qui est l'évaluateur du risque.

J'en viens maintenant à l'expertise en cas de crise. Dans ce cas, nous apportons un appui aux autorités : à l'Autorité de sûreté nucléaire, à l'Autorité de sûreté nucléaire défense, aux ministères de la santé ou du travail, ou aux préfets à l'échelon territorial. Nous disposons d'un centre technique de crise qui regroupe des moyens de communication avec les autres acteurs, ainsi que des moyens de calcul permettant de calculer la thermohydraulique accidentelle, dans le cas des accidents de réacteurs, d'évaluer les rejets ou la dispersion dans différents milieux, etc. Il rassemble entre 25 et 30 personnes. Ces moyens sont complétés par des moyens mobiles que nous pouvons projeter sur place à la demande des autorités : dix véhicules permettant de mesurer la contamination des personnes et dix véhicules permettant de mesurer la contamination de l'environnement. Ce système est complété par un réseau de mesure du rayonnement ambiant, le réseau Téléray, constitué de 440 balises, dont les données sont consultables en temps réel sur téléphone portable par le biais d'une application. L'IRSN participe aussi, en cas de crise, à la commission interministérielle de crise. Nous nous appuyons sur les données météo ou les données qui nous sont transmises par l'exploitant volontairement. Il existe aussi un système de connexion automatique pour les réacteurs EDF ou le réacteur à haut flux de Grenoble, destiné à la recherche : l'IRSN est directement destinataire, sans intermédiaire, des informations relatives, par exemple, à la pression, la température, etc. À la suite de l'accident de Fukushima, l'ASN a demandé aux opérateurs d'étendre ce dispositif de connexion automatique permettant d'avoir accès à l'information directement. En cas de crise, nous appliquons la méthode dite « 3P-3D » : « D » pour diagnostic, « P » pour pronostic. Notre rôle consiste à d'abord comprendre ce qui se passe dans l'installation, c'est le diagnostic, puis à anticiper ce qui va se passer, c'est le pronostic, afin, évidemment, de prendre les bonnes décisions. Le chiffre « 3 » provient du principe de sûreté des installations nucléaires qui repose sur trois barrières. Ainsi, entre le combustible nucléaire et l'environnement, on trouve trois barrières dans un réacteur : la gaine du combustible, la cuve du réacteur et l'enceinte de confinement. Cette méthode, qui a été reprise par l'AIEA, structure notre dialogue et nos discussions techniques avec les opérateurs. Nous travaillons en interaction très forte avec les opérateurs. Les autorités nous demandent de leur fournir des recommandations sur les actions à engager et sur les délais puisque les accidents dont on parle pour les réacteurs n'ont pas forcément d'effets immédiats, contrairement à un incendie ou une explosion dans une ICPE. Nous entretenons aussi un dispositif d'alerte : l'IRSN a des équipes d'astreinte, avec 32 personnes susceptibles en permanence de rejoindre le centre de crise en moins d'une heure. Ces experts appartiennent à un vivier de 400 experts qualifiés, qui ont suivi une formation et ont participé à des exercices de crise. Comme l'a précisé le président de l'ASN, nous effectuons un certain nombre d'exercices de ce type tous les ans : 12 à 15 par an, en ce qui concerne l'IRSN. On essaie de progresser en tirant les leçons des incidents ou des exercices. Notre centre de crise a ainsi tiré les enseignements de l'accident de Fukushima. Nous faisons aussi de la recherche sur les situations de crise et sur les aspects techniques : nous avons, par exemple, développé des modèles de modélisation inverse, qui permettent de remonter à la source de la contamination à partir de la contamination constatée et de la météo. C'est ainsi qu'en 2017 nous avons pu identifier l'origine de la contamination au ruthénium 106 qui avait été constatée en Europe. Nous avons aussi développé des méthodes de mesure rapide de l'uranium.  Notre recherche concerne aussi les dimensions humaines et organisationnelles de la gestion de crise : la préparation à la crise, la gestion post-accidentelle, les interactions entre experts et décideurs, le retour des personnes évacuées, etc.

Il faut souligner l'importance de l'implication des parties prenantes et des populations. L'IRSN réalise tous les ans un baromètre sur la perception des risques et de la sécurité par les Français : 80 % des Français plébiscitent les structures pluralistes. L'IRSN a, comme l'ASN, des relations proches avec les CLI et l'Anccli, avec laquelle nous avons développé un simulateur intitulé « outil de sensibilisation aux problématiques post-accidentelles à destination des acteurs locaux » (OPAL) pour appréhender les accidents.

En ce qui concerne l'accident de l'usine Lubrizol, nous avons eu une action limitée en raison de la présence de sources d'eau. L'IRSN gère la base de données des sources radioactives en France. Au moment de l'accident, nous avons constaté la présence de huit sources radioactives de césium 137 sur ce site ; nous avons informé l'ASN, la préfecture, le service d'incendie et de secours qui nous a indiqué très rapidement que ces sources n'étaient pas concernées par l'événement. Une des 440 balises du réseau Téléray se trouvait située dans le panache et nous avons pu constater l'absence de variation du bruit de fond. Ces données ont été confirmées par nos calculs. Cet événement, bien que de nature chimique, devra être porteur d'enseignements, y compris dans le domaine du nucléaire, et nous participerons avec les autres acteurs au retour d'expérience.

M. Hervé Maurey , président . - Dans quelle mesure peut-on transposer vos méthodes aux installations classées et aux établissements Seveso ?

M. Bernard Doroszczuk. - J'ai peut-être mal interprété votre question, il m'avait semblé que vous souhaitiez une comparaison sur la mobilisation des publics, des populations, le développement d'une culture de sécurité et d'information. C'est pourquoi j'ai essayé de souligner les différences entre le nucléaire et les installations classées.

Pour les ICPE, il existe des CSS, nous avons des CLI. La principale différence est que ces dernières possèdent une structure d'animation nationale, l'Anccli, qui apporte un soutien méthodologique et permet un partage d'expériences. L'homogénéité d'action en matière d'information du public et de transparence est donc plus importante dans les CLI que dans les CSS. Les commissions locales d'information sont créées à l'initiative des conseils départementaux et sont présidées par les élus, tandis que les CSS sont créées à l'initiative des préfets. Nous associons régulièrement les membres des CLI à nos travaux : par exemple, nous leur proposons d'être observateurs lors des inspections que nous réalisons, ce qui permet de renforcer la connaissance des risques et de développer une culture de sécurité commune. Nos lettres de suite, qui sont publiques, peuvent servir de base à des interpellations des exploitants lors des réunions des CLI. Il existe donc une dynamique plus forte pour le secteur nucléaire qu'en matière d'installations classées.

En matière d'information, nous avons une relation particulière avec les CLI et nous les associons à un certain nombre de consultations ou de dialogues techniques que nous mettons en place lorsque nous sommes amenés à faire évoluer des prescriptions techniques sur des installations particulières. Les relations avec les CLI et l'Anccli sont donc étroites. Nous avons évoqué les exercices de crise que nous réalisons, avec l'IRSN, en liaison avec les pouvoirs publics. Nous pouvons y associer les membres des CLI pour observer la manière avec laquelle les services de l'État gèrent les crises. Tous les cinq ans, nous réalisons des campagnes de distribution de comprimés d'iode. On associe, là encore, les élus et les CLI. C'est un moment privilégié pour diffuser l'information auprès des populations concernées, soit trois millions de personnes. Évidemment cet outil de communication n'existe pas pour les ICPE, car les risques diffèrent.

M. Hervé Maurey , président . - Serait-il possible ou souhaitable d'élargir ces dispositifs aux installations Seveso seuil haut ?

M. Bernard Doroszczuk. - Le rôle des CLI en matière d'information du public pourrait servir de modèle aux CSS : la publicité des comptes rendus d'inspection des installations classées permettrait aux membres des CSS et aux riverains d'interpeller l'exploitant.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Il pourrait donc être opportun de créer une autorité indépendante chargée de définir les prescriptions applicables aux ICPE et de contrôler leur respect, comme le fait l'ASN ?

M. Bernard Doroszczuk. - Ce n'est pas ce que j'ai dit. L'ASN a été créée pour garantir l'indépendance du contrôle de la sûreté nucléaire par rapport au gouvernement, aux exploitants et aux associations de protection de l'environnement. Cette indépendance est un principe reconnu au niveau international et des règles prévoient l'indépendance des autorités chargées de la politique énergétique. En France, cette indépendance était d'autant plus nécessaire que, à la différence des ICPE, les exploitants du nucléaire les plus importants sont tous étroitement liés à l'État. La situation est différente pour les ICPE, car les exploitants sont nombreux et majoritairement privés. C'est un élément à intégrer dans la réflexion sur la création d'une éventuelle autorité indépendante chargée des risques industriels.

Les missions de l'ASN sont clairement définies, elles sont centrées sur la sûreté nucléaire et le contrôle de la radioprotection. Il y a donc une unicité d'action, nous sommes la seule autorité qui intervient dans la totalité du domaine ; nous avons une chaîne courte de responsabilités et nous sommes régulièrement évalués par nos pairs. Ces principes devraient être ceux d'une éventuelle autorité indépendante des installations classées. Mais, de ce fait, cela pose un problème, car on ne pourrait pas limiter le champ d'intervention de cette autorité aux seules installations Seveso. Il ne faudrait pas, en effet, créer d'effets de seuils : les entreprises risqueraient alors de changer d'autorité de contrôle au gré de leur développement, selon qu'elles sont classées Seveso ou ne le sont plus. Ce n'est pas souhaitable. À mon avis, il faudrait couvrir la totalité des ICPE, ce qui représente un nombre considérable d'établissements, avec des situations très diverses. C'est pourquoi il serait complexe de créer une autorité indépendante pour les installations classées.

Les points de différence, que j'ai cités dans mon propos liminaire, pourraient, à l'inverse, constituer des pistes de travail pour améliorer l'information et la mobilisation des CSS, développer un modèle intégré de l'inspection. On pourrait peut-être créer une haute autorité pour la transparence et l'information sur la sécurité des sites industriels. On peut donc s'inspirer de certains mécanismes à l'oeuvre en matière de sûreté nucléaire.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - La sous-traitance est impliquée dans 8 % des accidents des ICPE. Quel regard portez-vous sur la sous-traitance ? Est-elle, selon vous, à l'origine de risques supplémentaires ?

Vous appelez aussi de vos voeux une culture de la sécurité industrielle. Comment avancer sur ce sujet ? Quelles actions les exploitants d'établissements Seveso doivent-ils mettre en oeuvre ou de pour développer une telle culture ?

M. Bernard Doroszczuk. - Le recours à la sous-traitance est fréquent dans l'industrie nucléaire. De nombreuses activités requièrent des compétences rares et l'exploitant n'a pas toujours les moyens d'entretenir la compétence en interne. Le recours à la sous-traitance concerne aussi bien les opérations de construction des centrales, que leur exploitation ou leur maintenance. Le recours à la sous-traitance peut aussi concerner des opérations plus courantes, qui pourraient être réalisées par l'exploitant, mais qu'il a décidé de sous-traiter pour des raisons de politique industrielle. En tout cas, le recours à un sous-traitant ne dispense nullement l'exploitant de sa responsabilité : il doit contrôler et avoir les moyens de contrôler. Nous vérifions qu'il dispose des capacités techniques pour pouvoir évaluer, qualifier et surveiller les sous-traitants ; c'est un point essentiel. Nous n'avons pas identifié de lien entre un incident qui serait survenu sur une centrale nucléaire et le fait que l'activité soit réalisée par un sous-traitant. En ce qui concerne les incidents déclarés par les exploitants, la proportion d'événements qui impliquent des sous-traitants est plus élevée que ceux qui impliquent l'exploitant, mais cela semble assez naturel, car les activités qui sont confiées aux sous-traitants sont plus complexes, en général en arrêt de tranche, dans le bâtiment réacteur, dans des conditions particulières. L'exploitant et les sous-traitants n'effectuent pas les mêmes tâches. Les règles relatives à la maîtrise de la sous-traitance nucléaire présentent des spécificités qui relèvent de dispositions réglementaires adoptées en 2016. L'ASN a la possibilité de contrôler les sous-traitants, c'est-à-dire d'aller sur le site d'intervention et de prescrire des mesures qui concernent tous les opérateurs, l'exploitant comme les sous-traitants, et qui peuvent s'appliquer aussi bien sur le site nucléaire qu'en dehors. On peut aller ainsi chez les sous-traitants pour contrôler. La réglementation interdit à l'exploitant de sous-traiter l'exploitation et elle limite le nombre de sous- traitants à trois pour éviter la dilution de la chaîne de sous-traitance. Ces dispositions pourraient très bien être reprises dans le cas de l'inspection des installations classées.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Je voudrais savoir ce que la filière nucléaire peut apporter à la filière industrielle et inversement. On relève trois points communs : les potentiels de danger, les démarches fondées sur le progrès continu et le fait que la catastrophe reste possible. Existe-t-il un plafond de verre en matière de sécurité ?

Le nombre d'accidents sur les sites industriels classés a augmenté de 34 % entre 2016 et 2018. Avez-vous des éléments d'explication ou des hypothèses sur les causes de cette hausse ? Si le nombre d'inspecteurs ICPE semble constant, le nombre de visites sur les sites classés est en baisse de 40 %. Voyez-vous un lien de cause à effet ?

M. Bernard Doroszczuk. - Les fondamentaux sont en effet les mêmes pour les installations classées et la sûreté nucléaire : la responsabilité première de l'exploitant, la recherche de la réduction du risque à la source, le suivi des événements pour qu'ils deviennent source de progrès, et, enfin, l'évaluation ou l'inspection selon une approche graduée en fonction des enjeux. Je n'ai pas d'éléments pour me prononcer sur l'augmentation des incidents dans les ICPE. En revanche, je peux vous donner des informations sur les événements qui concernent la sûreté nucléaire. Nous n'avons pas observé, au cours des six dernières années, d'évolution significative du nombre d'événements, même si l'on constate une légère hausse des événements classés au plus bas niveau de l'échelle internationale de classement des événements en matière nucléaire, l'échelle internationale des événements nucléaires et radiologiques (INES) de l'AIEA, qui comprend huit niveaux et qui n'a pas d'équivalent dans les domaines des ICPE.

On observe une légère augmentation du nombre d'écarts de niveau zéro au cours des trois dernières années. Si cette évolution soulève des interrogations, elle semble néanmoins positive. Je ne sais pas si elle est liée à une croissance des écarts ou à une meilleure détection et à une meilleure déclaration des événements.

En matière de culture de sûreté, il ne faut pas trop stigmatiser le nombre, l'idée étant plutôt de mettre les exploitants dans une logique d'amélioration continue. Cette démarche est favorable lorsque nous avons des éléments que nous pouvons exploiter pour améliorer la sûreté.

M. Olivier Gupta, directeur général de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). - Il existe un système de regards croisés assez naturel entre les deux secteurs. En effet, l'ASN et l'inspection des installations classées puisent dans le même vivier d'inspecteurs - essentiellement le corps des ingénieurs de l'industrie et des mines (IIM), qui forme le gros des troupes dans l'un et l'autre cas -, ce qui permet naturellement de croiser les approches.

Mme Nelly Tocqueville . - Vos exposés respectifs laissent penser que nous aurions tout intérêt à nous inspirer de ce qui est mis en place dans le secteur du nucléaire pour les installations classées.

Les membres de la commission locale d'information (CLI) de Paluel-Penly, dont je fais partie, apprécient les possibilités qui leur sont offertes de participer à des réunions et à des visites et d'y recevoir des explications. Il n'existe rien de tel dans les ICPE. De même, aucune campagne d'information, de prévention ou de sensibilisation n'est prévue dans ces installations. Quel regard portez-vous sur cette carence de communication, particulièrement anxiogène pour les habitants d'autant que les dispositifs d'amélioration des moyens de communication ne sont pas vérifiés ?

Pourriez-vous nous indiquer ce qui est mis en place dans les pays voisins pour les installations classées ?

M. Bernard Doroszczuk. - Il faut rester modeste. Il n'est pas question de mettre en avant le contrôle des installations nucléaires comme étant un modèle absolu. Si nous faisions face à une crise de grande ampleur, la réponse ne serait pas parfaite.

En matière de communication, plusieurs défaillances et insatisfactions ont été relevées. La seule manière d'améliorer ce point est, selon moi, de s'entraîner. En effet, une telle situation de communication ne s'improvise pas si un entraînement spécifique n'a pas été réalisé auparavant, et si nous n'avons pas trouvé de tiers de confiance, distincts de l'exploitant, de l'autorité publique et des experts institutionnels, susceptibles de participer à ce relais d'information. Les CLI peuvent constituer à cet égard des relais d'information utiles. Il faut entretenir ces tiers de confiance pour qu'ils puissent, le moment venu, en situation de crise, jouer un rôle actif dans la délivrance de l'information.

M. Jean-Christophe Niel. - Une nécessaire modestie s'impose effectivement par rapport à notre modèle.

Les CLI ont un rôle important à jouer dans la communication à déployer auprès des populations locales en situation de crise. L'IRSN, comme l'ASN, a d'ailleurs une interaction forte avec elles sur l'ensemble des sujets ayant trait à la sûreté nucléaire. Il s'agit d'expliquer les modalités d'organisation des démarches de sûreté, d'intervenir sur les incidents, et d'évoquer tous les éléments liés à la gestion de crise. J'ai évoqué précédemment le simulateur d'accident simplifié OPAL développé par l'IRSN en relation avec l'Anccli, et qui a été proposé aux CLI - charge à eux ensuite de décider ou non de se l'approprier. Cet outil est une façon de développer une culture du risque et de radioprotection. L'idée est d'incarner ce que pourrait être un accident, même si nous faisons tout pour l'empêcher.

À la suite de l'accident de Fukushima, l'IRSN a constaté que les Japonais avaient acheté des dosimètres sans attendre les directives officielles. En lien avec l'Institut français des formateurs risques majeurs et protection de l'environnement (IFFO-RME), dépendant de l'Éducation nationale, le fabrication laboratory (Fab lab) de l'université Pierre et Marie Curie et l'association Planète Sciences, qui promeut la science auprès des jeunes, l'IRSN a développé un outil de mesure de radioactivité en kit. À l'aide de cet appareil et d'un téléphone portable, il est possible d'effectuer une mesure de radioactivité. Cette mesure est ensuite envoyée sur un site internet et peut être partagée.

En temps de paix, l'idée est de contribuer à la culture de la radioprotection, notamment auprès des jeunes. Un professeur de physique peut ainsi se servir du site pour organiser une activité sur ce sujet. La question qui reste à traiter est de savoir comment intégrer ces mesures en situation de crise. Cela fait partie des actions sur lesquelles nous échangeons avec plusieurs CLI, des échanges qui me semblent pouvoir contribuer à la sensibilisation et à la préparation à la crise.

Par ailleurs, une crise comporte toujours deux parties : d'abord la crise aiguë puis, une fois l'installation revenue à un état raisonnablement sûr, la phase post-accidentelle impliquant la gestion d'un environnement contaminé. Or toutes les études montrent, à travers notamment l'exemple des dialogues organisés à Fukushima avec la population, que la gestion de cette dernière phase nécessite une implication très forte des parties prenantes. Une coconstruction est nécessaire entre autorités, experts et populations.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Pourriez-vous nous indiquer le prix de l'outil de mesure que vous avez mentionné ?

M. Jean-Christophe Niel. - Sur le site de l'IRSN, cet outil coûte environ 100 euros.

M. Olivier Gupta. - Je voudrais souligner l'intérêt de ce que l'on appelle la « pression médiatique simulée » lors des exercices de crise. Au cours de ces exercices, des journalistes jouent le rôle qu'auraient de vrais journalistes pendant l'accident, ce qui permet de s'entraîner à répondre à des questions très basiques, mais potentiellement déstabilisantes en l'absence d'entraînement. L'idée est que nous puissions apporter autant que possible les réponses attendues par le public. Cela me semble extrêmement important.

M. Jean-Christophe Niel. - Je souhaiterais souligner plusieurs caractéristiques du système d'expertise nucléaire qui participent de sa singularité et peuvent réduire son potentiel d'adaptation à d'autres structures.

L'IRSN a ses propres experts, et fait très peu appel à des experts extérieurs, même si les échanges avec l'extérieur sont nombreux par ailleurs, le fonctionnement en vase clos devant être évité. Pour construire une expertise à la demande de l'ASN, par exemple, ce sont les propres experts de l'IRSN qui sont mobilisés.

Il s'agit en outre d'une expertise collective. L'IRSN exerce deux métiers. Il rassemble des spécialistes en matière d'incendie, de thermo-hydraulique, de facteurs humains et joue également un rôle d'ensemblier. L'élaboration d'une expertise ne requiert pas seulement le recueil et le regroupement de l'avis de plusieurs experts spécialisés, elle nécessite aussi une mise en perspective. Cela rejoint d'ailleurs l'approche graduée qu'évoquait plus haut le président de l'ASN.

Autre caractéristique importante : l'IRSN a la connaissance de toutes les installations nucléaires, depuis le début. Il s'agit là d'une différence essentielle avec le système d'expertise applicable aux installations classées, qui implique le recours à de nombreuses tierces expertises. A contrario l'IRSN est destinataire de toute l'information et de toute l'histoire relatives à la sûreté nucléaire des installations, du fait de la centralisation du système. À titre personnel, je pense que cet état de fait est plutôt positif. En effet, la sûreté se construit dans un historique potentiellement assez long.

M. Gilbert-Luc Devinaz . - En cas de crise radiologique, quelles actions concrètes les cellules de crise décident-elles de mener à l'égard des populations ? Qui décide des examens médicaux qu'elles doivent suivre ? Qu'en est-il de la formation des médecins et des hôpitaux sur ce sujet ?

Par ailleurs, comment expliquez-vous les quelques dérives survenues à Flamanville ?

Enfin, comment la communication s'organise-t-elle entre vos deux organismes ? Est-elle complémentaire, indépendante ou hiérarchisée entre les deux ?

M. Bernard Doroszczuk. - La gestion de crise est extrêmement codifiée au niveau national selon l'échelle de la crise. Si la crise est locale, le préfet prend la main. Lorsque la crise dépasse ce cadre, la cellule interministérielle de crise agit, en liaison avec le Premier ministre et le Président de la République.

Nous jouons ces scénarios douze à treize fois par an au niveau local, et une  fois tous les trois ans au niveau national.

La conduite à suivre en cas d'accident nucléaire est codifiée dans le plan d'organisation de la réponse de sécurité civile (Orsec) adapté à la situation de crise radiologique. Une série de consignes et d'actions est prévue dans ce plan, qui est à la main du préfet dès que l'accident se produit en fonction de la probabilité de rejets et du temps dans lequel ces rejets s'opéreront. En cas de probabilité forte et de rejets rapides, le préfet agit en phase réflexe. Il est en quelque sorte en pilotage automatique, et les décisions de mise à l'abri ou d'évacuation sont prises immédiatement. S'il dispose de davantage de temps avant le rejet, il adapte la démarche en fonction de plusieurs critères, des conseils qui lui sont apportés par l'ASN et l'IRSN et des mesures pouvant être réalisées dans l'environnement en cas de rejet. Tout cela est donc très codifié. Et c'est cette phase que nous jouons à chaque exercice de crise.

Comme l'a souligné Jean-Christophe Niel, des améliorations peuvent être apportées à ces exercices. Ainsi, la population y est peu associée. Ce n'est pas une spécificité française, car cela se fait peu dans le monde. Mais, à ma connaissance, les Japonais jouent les accidents avec la population et le Gouvernement, selon des scénarios établis, ce qui n'est pas le cas en France. Un effort ciblé est donc à mener pour que la population puisse s'entraîner, ce qui permet également de diffuser de l'information sur le risque nucléaire.

De plus, dans les exercices, nous nous arrêtons souvent une fois l'installation revenue dans un état sûr. Nous simulons très peu la phase post-accidentelle. Or nous avons pu mesurer son importance lors de l'incendie de l'usine Lubrizol. Les conditions d'éloignement de la population, de consommation des denrées agricoles autoproduites, de commercialisation des produits de l'élevage et de l'agriculture ont été compliquées.

Il existe une doctrine en ce qui concerne la sûreté nucléaire. L'ASN a d'ailleurs été chargée par le Premier ministre de proposer des évolutions de cette doctrine, ce que nous avons fait à l'automne. Il me semble qu'il faudrait jouer cette doctrine, y compris avec le déploiement des moyens de mesure mobiles. Nous pouvons donc encore améliorer le dispositif de gestion accidentelle.

M. Jean-Christophe Niel. - S'agissant de l'aspect strictement médical, le rôle de l'IRSN serait, en liaison avec les pompiers, de mesurer le degré d'exposition à la radioactivité, à raison d'environ 2 500 personnes par jour. Ensuite, en fonction du résultat de la mesure, les médecins de l'ARS orienteraient les personnes vers des hôpitaux de référence définis par la Direction générale de la santé (DGS).

Nous pouvons effectivement nous entraîner davantage sur la phase post-accidentelle, car nous le faisons peu. Et il s'agit d'un domaine sur lequel la coconstruction avec les populations est essentielle. Au Japon, en situation réelle, le retour de certaines personnes dans les communautés a été rendu possible par un travail mené en commun avec elles.

Mme Céline Brulin . - L'accident de Lubrizol est un peu nouveau sur le plan industriel par rapport à des précédents, comme celui de l'usine AZF. Le trait commun entre cet incendie et les crises pour lesquelles vous vous préparez, ce sont des impacts à long terme sur l'environnement et la santé. Sur ce point, nous avons des enseignements à tirer.

Au vu des problèmes de communication qui se sont manifestés, et à l'aune de la présence nouvelle des réseaux sociaux, pourriez-vous approfondir la question de vos simulations de pression médiatique ?

Vous avez indiqué également vous appuyer sur des données issues de l'exploitant. Or une circulaire empêche l'État de connaître le contenu des installations classées en raison des dispositions du plan Vigipirate. Comment pouvons-nous répondre à la menace terroriste tout en ayant connaissance de ce contenu ? De nombreuses difficultés se sont présentées à Lubrizol et dans l'entreprise voisine pour obtenir des informations sur le contenu des fûts.

Enfin, vous semble-t-il possible d'effectuer des modélisations afin de mieux anticiper les résultats de certains cocktails de molécules ?

M. Olivier Gupta. - Lors des exercices, des journalistes jouent leur propre rôle en situation de crise. Ils appellent le centre d'urgence de l'ASN pour poser des questions ou prendre un point de situation, ce qui entraîne le personnel à répondre aux médias à partir d'une information incomplète, qui évolue en permanence.

Nous avons également une activité sur les réseaux sociaux, alimentée par des interactions simulées avec des journalistes. Cela permet de couvrir l'ensemble des moyens de communication qui seraient utilisés réellement en situation de crise - à une ampleur moindre, probablement. En effet, en situation réelle, cela se ferait à une tout autre échelle. Mais cet entraînement est essentiel pour éviter de se retrouver démunis.

Nous évoquions les différences entre le nucléaire et les risques chimiques s'agissant des modalités de gestion des situations d'urgence. Si la radioactivité se mesure à l'aide d'appareils, il n'en va pas si simplement pour les produits chimiques, qui sont nombreux et que l'on ne peut quantifier aussi aisément.

M. Jean-Christophe Niel. - En situation de crise, l'IRSN dispose d'un centre technique de crise (CTC) et interagit avec l'opérateur. Sur des réacteurs d'EDF, par exemple, nous n'avons aucune difficulté pour accéder aux données. Nous avons aussi une ligne directe qui nous donne accès automatiquement à certaines données. En situation de crise, l'accès aux données n'est donc pas un problème.

S'agissant de la modélisation, les radioéléments sont nombreux, mais ils le sont moins que les produits chimiques.

Enfin, et cela souligne de nouveau l'importance de la recherche, la phase post-accidentelle est liée aux effets chroniques, et ces derniers sont compliqués par l'effet cocktail. L'IRSN est impliqué actuellement, avec l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris), dans des recherches sur les effets cocktails, ce que l'on appelle « l'exposome », c'est-à-dire le stress induit par des stresseurs variés, radioéléments ou produits chimiques, sur la vie entière. À des niveaux où le risque n'est pas aigu, il entre en compétition avec d'autres risques, et la manière dont nous en appréhendons les conséquences constitue un travail de recherche important en appui de la gestion du risque.

M. Hervé Maurey , président . - Nous avons eu le sentiment, au cours de nos auditions, qu'une forme de laxisme prévalait s'agissant du temps séparant les contrôles effectués sur les installations Seveso et les actions qui en découlent. Lorsqu'il se passe des mois voire des années entre un constat et une mise en demeure, cela semble beaucoup.

Dans le domaine des installations nucléaires, existe-t-il des règles ou des protocoles conduisant à des réactions plus strictes si des problèmes sont constatés ?

Je rappelle que 39 contrôles ont été effectués à l'usine Lubrizol, et que les mises en demeure n'ont été effectuées qu'à l'issue des événements qui nous réunissent aujourd'hui.

M. Bernard Doroszczuk. - Les actions de contrôle de l'ASN peuvent conduire à des mises en demeure puis à des sanctions qui peuvent être des consignations ou des exécutions de travaux d'office. Un nouveau dispositif d'amende sera en outre mis en place début 2020. Et la décision ultime de l'ASN est celle de l'arrêt de l'installation. Nous disposons donc de toute une palette d'actions possibles, qui doit encore s'enrichir, à même d'inciter l'exploitant à évoluer.

Faute d'éléments de comparaison, je ne dirais pas que les choses se règlent plus rapidement que dans les installations classées. À chaque fois nous prenons en compte les enjeux dans nos décisions. Il n'est pas question d'engager des dispositifs de coercition lourds lorsque l'enjeu est relativement limité. En revanche, en cas d'écart important en matière de sûreté, nous n'hésitons pas à procéder à des mises en demeure ou à des consignations. Cela a été le cas notamment pour un exploitant nucléaire de la région parisienne, CIS Bio International, qui présentait un problème de protection incendie de longue date. Après mise en demeure, nous avons imposé les travaux de remise à niveau.

M. Hervé Maurey , président . - Un écart aussi grand que celui qui a séparé les 39 inspections réalisées sur le site de Lubrizol des mises en demeure effectuées postérieurement à l'événement vous paraît-il possible dans le domaine du nucléaire ou avez-vous des protocoles plus stricts en la matière ?

M. Olivier Gupta. - L'ASN dispose d'un délai de deux mois pour adresser la lettre de suite à l'exploitant après l'inspection.

Par ailleurs, il faut se méfier des effets d' a posteriori. Une fois qu'un accident est survenu, nous sommes tentés d'y relier tous les événements antérieurs, alors que les enjeux pouvaient paraître moins importants auparavant. Une prudence est de mise sur ce point.

M. Jean-Claude Tissot . - Lorsque nous mentionnons l'information post-accident ou la prévention, les représentants de l'usine Lubrizol évoquent souvent en réponse le stress que cela pourrait installer dans la population, comme si l'information était synonyme de danger. Or vous avez démontré qu'il était possible de faire circuler l'information facilement. C'est une culture du risque que vous maîtrisez. La peur des exploitants de sites Seveso à cet égard vous semble-t-elle légitime ?

M. Bernard Doroszczuk. - Vous abordez un sujet redoutable et extrêmement compliqué, celui de la culture de sécurité des populations. Il s'agit d'une question fondamentale.

Cette culture n'est jamais acquise. Pour qu'elle puisse s'améliorer, il faut à mon sens jouer la transparence. Sans la transparence, nous n'avons pas de confiance, et ne pouvons donc pas développer de culture de sécurité dans la population. C'est pour cela que j'ai insisté sur le rôle des CLI, en tant que tiers de confiance au contact de la population. C'est aussi pour cette raison que j'ai insisté sur les exercices de crise et sur l'implication des populations dans ces exercices.

J'insiste également, pour le cas spécifique du nucléaire, sur l'importance des campagnes de distribution des comprimés d'iode. Mais il est intéressant de noter que, si les enquêtes que nous réalisons à l'issue de ces campagnes mesurent une meilleure connaissance des risques dans la population, elles montrent aussi que cette information se perd avec le temps. Les campagnes ont lieu tous les cinq ans, et dans l'intervalle les personnes oublient ce qu'elles ont appris. Ainsi, à la question « quelle conduite auriez-vous en cas d'accident nucléaire si vos enfants étaient à l'école ? », 90 % de la population française répond qu'elle irait les chercher, alors que la consigne est précisément de ne pas le faire. Nous avons donc un effort considérable à faire en matière de sécurité. Cela repose sur la clarté, l'information et l'association des tiers de confiance.

M. Olivier Gupta. - S'agissant de la crainte associée à la publication des documents, ce n'est qu'au début des années 2000 que l'ASN s'est mise à publier toutes ses lettres de suite d'inspections. Auparavant, nous avions des réactions de crainte chez les industriels, mais aussi chez nos propres inspecteurs. Or aujourd'hui, personne n'imagine que ces lettres ne soient pas publiques.

M. Gilbert-Luc Devinaz . - Votre communication est claire et a été plutôt bien perçue. La décision d'étendre de 10 à 20 kilomètres le rayon du PPI a été considérée comme rassurante. Mais il aurait peut-être fallu l'accompagner d'un exercice associant la population.

M. Hervé Maurey , président . - La difficulté pour appliquer ces méthodes aux sites Seveso est que ces derniers sont beaucoup plus nombreux que les installations nucléaires et concernent une population plus importante. Cela ne relève pas de l'impossible, mais cela ne se joue pas à la même échelle. Il faut en être conscient.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - J'ai été maire d'une commune proche de la centrale de Golfech. Vos services ont toujours fait de la prévention. Cette prévention peut d'ailleurs conférer un sentiment de sécurité susceptible parfois de faire oublier ou négliger la possibilité du risque. C'est pourquoi la transparence est nécessaire. Plus la transparence est grande, plus la population est rassurée.

M. Hervé Maurey , président . - Merci beaucoup.

M. Cédric Bourillet, directeur général de la prévention des risques (DGPR) au sein du ministère de la transition écologique et solidaire
(Mercredi 11 décembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Mes chers collègues, nous accueillons M. Cédric Bourillet, directeur général de la prévention des risques au sein du ministère de la transition écologique et solidaire.

Monsieur Bourillet, nous avons souhaité procéder à votre audition, non pas au démarrage de nos travaux, mais après avoir entendu plus de soixante personnes, de sorte de disposer d'une vision plus précise.

L'incendie de l'usine Lubrizol, même s'il constitue un accident unique par son ampleur, n'est pas un cas isolé. À l'heure où je vous parle, il semblerait qu'un accident d'une ampleur comparable se soit produit dans une usine chimique à Barcelone.

En France, des accidents ont lieu chaque année sur des sites industriels, même s'ils sont le plus souvent moins importants. Le Bureau d'analyse des risques et pollutions industriels (Barpi) a d'ailleurs relevé une augmentation très sensible des accidents industriels au cours des dernières années. En 2018, 1 112 accidents et incidents ont été recensés sur les installations classées, avec une augmentation de 25 % des accidents sur les sites Seveso.

Comment expliquez-vous cette augmentation sensible du nombre d'accidents ? La réglementation a-t-elle été trop assouplie ? Les contrôles sont-ils moins stricts en raison d'un manque de personnel ?

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment, monsieur Bourillet. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Cédric Bourillet prête serment.

M. Cédric Bourillet, directeur général de la prévention des risques au sein du ministère de la transition écologique et solidaire. - Notre mission s'appuie sur des hommes et des femmes qui travaillent principalement pour les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal), mais aussi pour les directions départementales de la protection des populations (DDPP), qui disposent d'inspecteurs remarquables agissant sur les installations classées agricoles et les installations de transformation agroalimentaire.

Nous nous appuyons sur des unités départementales (UD), qui comprennent des profils plutôt généralistes, et sur quelques experts plus pointus au niveau régional, interrégional, voire national, qui interviennent en appui des équipes départementales.

Notre premier métier est la réduction du risque à la source. C'est aussi notre priorité, et nous disposons pour cela de plusieurs outils.

Tout d'abord, selon un modèle assez unique en Europe, des arrêtés ministériels de prescriptions de règles de sécurité s'imposant à différents secteurs sont pris pour mettre en oeuvre la directive Seveso au niveau national. Ensuite, localement, sur la base des documents remis par les exploitants, nous proposons aux préfets des mesures pour compléter ce socle minimal national. Par ailleurs, notamment pour les sites Seveso, nous remettons une étude de dangers assez systémique, qui vise à faire le point sur la démarche de réduction du risque à la source et à identifier tous les risques résiduels. Ce document sert aussi à maîtriser l'urbanisation afin que, lorsqu'un nouveau site s'installe ou subit une modification substantielle, des dispositions soient prises pour éviter que les villes se rapprochent du site, ce qui était le cas auparavant.

Les plans de prévention des risques technologiques (PPRT), créés par la loi du 30 juillet 2003 à la suite de l'accident d'AZF, portent sur les bâtiments déjà implantés autour des sites Seveso seuil haut.

Le système de gestion de la sécurité comprend tout ce que l'exploitant doit faire pour gérer les modifications du site, sa maintenance et la formation des équipes. L'exploitant doit aussi être capable de déclencher des plans d'urgence interne, appelés plans d'opération interne (POI), pour faire face à des situations répertoriées.

Au besoin, l'étude de dangers va aussi servir à élaborer le plan particulier d'intervention (PPI), plan d'urgence externe préparé par le préfet lorsque le support de la puissance publique s'avère nécessaire pour gérer un incident ou un accident. L'étude de dangers, qui couvre un large spectre, est donc un document très important dans les relations entre l'administration et les exploitants d'installations à risques.

Nous avons par ailleurs une démarche complète d'analyse des retours d'expérience. Le Barpi est une entité unique en Europe, et quasiment unique dans le monde, avec seulement un équivalent aux États-Unis. Ce bureau recense tous les incidents et accidents qui ont eu lieu en France, en Europe et dans le monde. Sa base de données répertorie 46 000 accidents et incidents et nous permet d'améliorer constamment l'information et la sensibilisation des industriels et de nos équipes d'inspection.

Celles-ci sont majoritairement composées d'agents techniques, dont l'expertise et la compétence sont très largement reconnues. Nous essayons de travailler sur les compétences individuelles et collectives. Chaque inspecteur qui prend ses fonctions suit une formation initiale d'un an, sans compter tout le dispositif de formation continue. Tous les deux ans, une réunion est par ailleurs organisée entre les inspecteurs en charge des risques accidentels et le Barpi, qui leur communique les informations et nouveautés utiles pour améliorer leur pratique.

Nous disposons donc d'une véritable « chaîne de l'inspection », pilotée depuis le niveau national par la DGPR pour les installations classées et les sites Seveso. Le ministre de la transition écologique et solidaire en constitue le dernier maillon et définit chaque année dans une circulaire des priorités nationales.

Monsieur le président, vous m'avez interrogé sur l'analyse que nous faisons du rapport du Barpi sur l'accidentologie en 2018. Il faut distinguer l'ensemble des événements recensés, qui sont effectivement en hausse, et la réalité de l'accidentologie. Depuis quelques années, nous incitons très fortement les exploitants à partager un maximum d'informations avec l'administration, en dehors même de toute inspection. Cela contribue clairement à l'augmentation des recensements.

Nous suivons en revanche avec beaucoup d'attention un indicateur dont l'assiette est comparable d'une année sur l'autre, celui des notifications d'accidents auprès de la Commission européenne au titre de la directive Seveso, lesquelles relèvent de critères fixes depuis plusieurs années. Cet indicateur est stable depuis 2016, avec six ou sept accidents notifiés par an. L'Allemagne notifie deux à quatre fois plus d'accidents, alors qu'elle n'a pas quatre fois plus d'établissements Seveso.

Par ailleurs, je n'ai pas le sentiment que la réglementation en matière de sécurité industrielle ait été assouplie. Elle a plutôt été renforcée, notamment en matière de séismes, de vieillissement des installations, qui nécessite d'adapter la maintenance, ou de liquides inflammables.

De même, les PPRT, qui à l'origine concernaient exclusivement l'extérieur du site, comprennent désormais une nouvelle phase de réduction du risque à la source. Les exploitants ont dû investir plusieurs centaines de millions d'euros pour se mettre en conformité. On a souvent cité les sphères de GPL que nous avons fait retirer entre les bâtiments de Lubrizol et les stockages d'acide chlorhydrique.

M. Hervé Maurey , président . - Votre point de vue sur un durcissement de la réglementation va à l'encontre de nombreux propos que nous avons entendus jusqu'à présent. Nous en reparlerons certainement.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Ce ne sont pas 2 200 tonnes de produits stockées dans l'usine Lubrizol qui ont brûlé, mais le double, puisqu'il faut ajouter 12 700 fûts entreposés dans les locaux de Normandie Logistique. L'inspection était-elle informée de ce stockage de 4 157 tonnes de produits dans des entrepôts non conformes ?

Vous parlez de durcissement des procédures en matière de sécurité industrielle. Ne pensez-vous pas, au contraire, que l'introduction du régime d'enregistrement, qui a été accompagnée de nombreuses mesures de simplification, a eu pour conséquence une réduction importante des contraintes pour les industriels, moins de surveillance et plus d'accidents technologiques ?

M. Cédric Bourillet . - Sur le niveau d'information dont disposait la Dreal sur les produits stockés, je ne sais pas vous répondre en détail, car ce type de données ne remonte pas quotidiennement au niveau national : quelque 18 000 inspections sont menées chaque année, avec des milliers de dossiers échangés.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Pourtant, il serait important d'avoir une réponse.

M. Cédric Bourillet . - Peut-être pouvez-vous interroger le préfet...

Ce qui compte pour nous, c'est la nature du produit stocké et les dangers qu'il représente, plus que l'identité de l'expéditeur ou du propriétaire. Une même usine, d'ailleurs, peut manier à la fois des produits dangereux et qui nécessitent des conditionnements pour leur transport et leur stockage, et des produits qui ne présentent pas de dangerosité particulière. L'origine du produit n'est pas une information suffisante pour déterminer les précautions de sécurité à prendre.

J'ai parlé d'un assouplissement, mais les règles de sécurité, elles, se sont durcies, devenant plus exigeantes que la moyenne européenne. L'enregistrement est une procédure, c'est-à-dire une des formalités administratives nécessaires dans les relations entre le pétitionnaire et le préfet. Il s'agit d'une procédure d'autorisation simplifiée : les pièces à fournir sont moins nombreuses et la procédure est plus courte. Pour une autorisation normale, on vise un délai d'instruction de neuf ou dix mois ; pour la procédure d'enregistrement, c'est plutôt cinq à sept mois. La règle qui a toujours été suivie en matière d'enregistrement est que, si une installation était précédemment soumise à autorisation, nous ne revenons pas en arrière sur les prescriptions applicables : si la procédure a changé, il n'y a pas de régression environnementale. C'était l'engagement moral et politique qui avait été pris lors de la création de l'enregistrement. Puis, la loi biodiversité du 8 août 2016 a inscrit dans la loi le principe de non-régression des actes réglementaires : chacun de nos décrets est soumis au Conseil d'État, qui vérifie systématiquement l'absence de régression environnementale. Nous appliquons aux installations soumises à enregistrement les mêmes règles de contrôle qu'à celles qui sont soumises à autorisation.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Vous dites que ce qui vous intéresse est de connaître ce qu'il y a dans les fûts. Nous sommes au XXI e siècle : comment se fait-il qu'il n'existe pas un registre électronique crypté, mis à jour en temps réel, répertoriant le contenu et la situation de chaque fût ? Cela permettrait aux pompiers d'arriver équipés en conséquence et aux services de la préfecture de savoir exactement ce qu'il en est. Est-ce une question naïve ?

M. Cédric Bourillet . - Pas du tout ! L'administration peut à tout moment demander à l'exploitant de lui rendre compte de la nature et de la quantité des produits stockés sur son site. Ce principe est quasiment explicite dans la réglementation. Les retours d'expérience donnent à penser que cela rassurera beaucoup de gens de le rendre totalement explicite. En fait, à chaque fois que l'administration a fait des demandes, elle a obtenu les informations qu'elle réclamait.

Pour autant, au moment où l'on a demandé ces informations à Lubrizol et Normandie Logistique, en pleine nuit, alors qu'ils étaient en train de gérer l'incendie, de déplacer les fûts, ces entreprises n'étaient pas forcément en capacité de nous indiquer la quantité exacte contenue dans chacun des fûts. En pratique, leur capacité à donner cette information très rapidement en situation accidentelle s'est révélée insuffisante. Cela ne signifie pas que les pompiers n'étaient pas équipés puisque, dans l'étude de danger, on identifie les scénarios d'action majeure. Les scénarios de toxicité des accidents figurent dans l'étude de danger, avec des scénarios-enveloppes en fonction de la toxicité possible des produits. On connaît donc les cercles de toxicité tels qu'ils ont été modélisés.

Quelles sont les pistes d'amélioration ? Cet accident, d'abord, nous donne envie de progresser. Je partage votre prudence : les informations doivent être cryptées. Il y a aujourd'hui 500 000 installations classées, dont certaines stockent plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de substances différentes, qui basculent en permanence de réservoirs en entrepôts, puis vers des zones de préparation pour l'expédition, etc. Cela fait une masse d'informations considérable, surtout s'il faut dire, heure par heure, où se trouve chaque substance, ce qui représenterait aussi un coût administratif non négligeable pour l'entreprise. Et il n'est pas sûr que l'on sache mobiliser la bonne information en pleine nuit en cas d'accident. En fait, il faut trouver une solution pragmatique.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Le décret du 21 novembre 2019 instaure un nouveau dispositif, qui s'appelle « plateforme industrielle ». Pourriez-vous nous préciser ses objectifs et ses principales dispositions ? Y aura-t-il un impact sur la politique de prévention des risques technologiques ? Est-ce un allégement ou un durcissement pour les exploitants des établissements concernés ? Un progrès en matière de maîtrise des risques industriels ? L'idée de créer pour les sites Seveso une autorité indépendante, comme l'Autorité de sûreté nucléaire, vous semble-t-elle bonne ? Enfin, quels enseignements tirez-vous de l'incendie du site de Lubrizol ? Quelles évolutions faut-il apporter au cadre juridique ?

M. Cédric Bourillet . - Les plateformes résultent d'un décret d'application de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte).

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Pour alléger ?

M. Cédric Bourillet . - Pour mieux gérer le fonctionnement collectif. Aujourd'hui, il y a plusieurs plateformes sur un territoire qui, il y a quelques dizaines d'années, était un grand site exploité par une grande entreprise. Les différents exploitants qui se partagent le site ont en commun des utilités - de l'eau, de la chaleur -, mais aussi des tuyaux et des produits. Sur Google Earth ou quand on entre sur le site, on a l'impression d'avoir une seule grande usine. En fait, il y a plusieurs exploitants. L'idée était de créer des outils collectifs pour gérer ces sites comme une seule plateforme, et non comme une succession d'exploitants autonomes les uns des autres. Cela permet aux préfets d'avoir des plans d'urgence communs à l'ensemble des exploitants sur la plateforme, ainsi qu'un PPRT commun. Le préfet peut aussi prescrire aux exploitants des études communes, par exemple sur les émissions à l'extérieur ou sur les rejets dans l'eau. Bref, cela permet au préfet de disposer d'une approche globale et de conduire les exploitants à adopter des outils globaux. Cela n'aboutit pas forcément à accroître le nombre de règles pour les exploitants.

Une autorité indépendante pour les ICPE ? Cela soulève plusieurs difficultés. Notre fonctionnement est organisé autour de la chaîne de l'inspection, avec des unités départementales généralistes et des pôles d'expertise au niveau régional, voire international, qui apportent un éclairage ponctuel, le tout complété par des pôles spécialisés sur les risques accidentels, les émissions de substances dangereuses, les rejets dans l'eau, etc. Si l'on coupe le système en deux avec les Seveso d'un côté, et le reste de l'autre, à effectif constant, je ne sais plus faire... De plus, le risque technologique et accidentel ne se limite pas aux sites Seveso. Certains sites sont juste en dessous du seuil Seveso : c'est une stratégie courante pour les industriels, pour renforcer l'acceptabilité auprès des riverains et diminuer le nombre d'obligations. Et il y a des canalisations, des sites dangereux comme les silos et les entrepôts...

Depuis 1976, il y un interlocuteur unique pour les installations classées, l'inspecteur des installations classées, qui regarde l'ensemble des problématiques d'un site. Cette approche globale est vertueuse, car il peut y avoir des interactions. Par exemple, un accident récent à la station d'épuration d'Achères a mis en jeu des substances dangereuses, car, pour bien traiter l'eau, on a besoin de produits... Il faut donc une vision d'ensemble. Casser cette approche transversale réduirait la compétence et la qualité de l'action publique. Il existe aujourd'hui un continuum sous l'autorité du préfet entre l'autorisation, les prescriptions, les mesures de prévention des risques et les prescriptions de moyens disponibles pour agir en cas d'accident, et aussi, ensuite, pour la gestion de crise. Cela donne une unité et une fluidité d'action que nous n'aurions pas avec deux interlocuteurs.

Il y a plusieurs différences avec l'Autorité de sûreté nucléaire. D'abord, l'essentiel des exploitants - EDF, le CEA, Orano - font une place à l'État dans leur gouvernance. Puis, le nombre de sites est limité et les évolutions ne sont pas très fréquentes. Dans le domaine des installations classées, on enregistre presque 1 400 nouvelles installations ou extensions par an. S'il fallait coordonner en permanence deux autorités, organiser des exercices communs, la fluidité en souffrirait. Sur Lubrizol, j'ai lu que l'intervention des services de la Dreal a été extraordinaire, et que les pompiers ont joué un rôle très important : c'est qu'il y avait eu de nombreux exercices communs et que les équipes se connaissaient bien.

Difficile de tirer des enseignements à ce stade, alors que les causes ne sont pas connues...

M. Hervé Maurey , président . - Vous disiez que cela vous avait donné envie de progresser... Nous attendons des propositions.

M. Cédric Bourillet . - L'enquête administrative n'est pas terminée, pas plus que les travaux des deux assemblées parlementaires. Une première piste est de développer la capacité à accéder plus vite, en situation de crise, c'est-à-dire lorsque l'exploitant est lui-même quelque peu démuni, et occupé à autre chose, à la liste complète des produits et des quantités - et la capacité à la mettre à disposition du public sous une forme intelligible. Il entre aussi dans notre rôle d'établir des règles de sécurité sur le stockage de liquides inflammables. Nous devrons envisager des évolutions, notamment sur les quantités d'émulseurs. En l'occurrence, il n'y en avait pas assez et la Dreal a été extrêmement réactive et efficace, dès 3 heures du matin, pour en obtenir ailleurs.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Effectivement, les autres industriels ont apporté une aide importante en matière de logistique. L'exploitant souhaite renforcer cette aide mutuelle par des procédures formalisées. Pouvez-vous répondre à cette demande ?

M. Cédric Bourillet . - Ce sont des choses que l'on peut prescrire. En tout cas, on a eu besoin de plus de mousse le jour de l'accident. La Dreal a su où en trouver sur d'autres sites, mais, dans d'autres situations plus difficiles, notamment si les sites voisins avaient été plus éloignés, il y aurait eu un problème. Des coopérations entre exploitants sont envisageables, pourvu qu'elles soient fiables. De toute façon, les exploitants devront avoir un plus grand volume de mousse disponible sur chaque site.

Sur les contenants, nous devons aller encore plus loin dans les mesures susceptibles de ralentir la propagation du feu et de faciliter l'intervention des pompiers. L'enquête administrative en cours collectera auprès des pompiers leur retour d'expérience sur leurs principales difficultés dans la lutte contre le feu. Il faudra sans doute faire évoluer l'arrêté ministériel sur le stockage de liquides inflammables.

Sur la capacité à mener des analyses et à disposer de leurs résultats très vite après le début du sinistre, il y a à la fois un progrès constaté et un progrès qui reste à faire. Pour Lubrizol, la puissance publique a eu beaucoup de mal à obtenir des analyses rapides et fiables sur la nature des produits chimiques et leur concentration. Beaucoup de progrès ont été faits, toutefois. Un dispositif a été monté par le ministère par une circulaire de 2014, suite à un accident concernant Lubrizol, déjà : le réseau d'intervenants en situation post-accidentelle (RIPA). Ce réseau concerne des bureaux d'études privés, avec lesquels les exploitants des sites Seveso seuil haut doivent contractualiser, et qui doivent être prêts à intervenir pour faire des mesures et donner l'information. Cela a bien fonctionné : le bureau Veritas est venu et a fait des mesures. Si les mesures ont été faites dans les premières heures du sinistre et aux bons endroits, leur temps de développement et le niveau de précision des résultats ont été un peu décevants. Il faudra progresser sur ce volet.

Mme Nelly Tocqueville . - Hier, le conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst) a donné un avis favorable à la réouverture de deux unités de mélange au sein de Lubrizol, et un arrêté préfectoral devrait être signé prochainement en ce sens. Émotion des élus, émotion des populations riveraines, même si les uns et les autres sont bien conscients des enjeux économiques, en particulier en matière d'emploi. Cette reprise partielle ne présente-t-elle vraiment aucun danger, alors que l'origine de l'incendie n'est toujours pas connue ? Et l'évacuation des fûts se poursuit, beaucoup plus lentement que prévu. Ne serait-il pas plus prudent que l'État attende le résultat de l'audit de sûreté confié à un cabinet extérieur ?

M. Cédric Bourillet . - Je ne saurais répondre précisément à votre question car les documents pertinents ne sont pas remontés au niveau national. La législation des installations classées ne fait pas de place à l'équilibre entre conséquences économiques et environnementales : le préfet ne rend pas un avis d'opportunité fondé sur une analyse bénéfices-risques dans laquelle l'économie et l'emploi auraient une place. L'article L. 511-1 du code de l'environnement définit les conditions dans lesquelles les installations classées doivent être exploitées et l'article suivant définit les conditions dans lesquelles le préfet peut autoriser, ou non, une exploitation complète ou partielle. Les critères que le préfet peut prendre en compte sont soumis à la justice administrative, en cas d'écart. Ils ne comprennent pas le bénéfice économique. Il ne s'agit que de maîtrise des dangers et inconvénients. La Dreal a remis un rapport et rendu un avis favorable sur les quelques unités appelées à redémarrer. J'ai toute confiance en la capacité de cette structure à appliquer le code de l'environnement et les règles de nos référentiels professionnels. J'anticipe, comme vous, que le préfet signera prochainement l'arrêté d'autorisation de réouverture partielle.

Mme Nelly Tocqueville . - Alors que l'évacuation et le traitement des fûts se poursuivent beaucoup plus lentement que prévu, ce qui semble montrer que ce n'est pas aussi simple que ce qui avait été annoncé...

M. Cédric Bourillet . - Je ne saurais vous répondre précisément, faute d'informations. Je comprends que l'unité qui traite les fûts est à une extrémité du site - la partie qui a brûlé représente 15 % de la surface du site - et que les unités dont l'activité va reprendre sont situées à un endroit différent. Je pense que le préfet a regardé les choses de près, avec l'appui technique de la Dreal.

M. Jean-Claude Tissot . - Vous nous disiez qu'il était compliqué de connaître la nature et la quantité des produits à un instant donné. Les industriels, eux, nous disent que, dans ce type de fabrication de production, ils savent exactement, à la seconde près, ce qui passe dans leurs tuyaux et ce qui va dans les fûts de stockage. Je suis donc étonné par votre réponse. La question a été posée le jour de l'incendie et le lendemain. Pour avoir des réponses, on a attendu plusieurs jours. Pourquoi ce délai ?

M. Cédric Bourillet . - Je relève la même contradiction que vous. Je pense qu'il n'y a pas de difficultés insurmontables. Nous avons demandé aux exploitants, tout au moins aux gros exploitants, qui ont des systèmes d'information, des systèmes de suivi logistique et des systèmes d'exploitation, de transformer les informations dont ils disposent en une information exploitable par l'administration, quasiment en temps réel. Leur information est organisée pour la production ; ce qui nous intéresse, ce sont les risques associés aux substances.

Dans le cas de Lubrizol, je pense qu'ils ont rapidement réussi, dans un premier temps, à collecter l'information logistique, mais que sa transformation en information utilisable a pris plus de temps.

M. Jean-Claude Tissot . - Une ou deux semaines...

M. Cédric Bourillet . - Plusieurs jours, en tout cas. Nous devons donc nous organiser mieux, à l'avance, pour qu'on puisse accéder facilement, le jour de l'accident, aux informations nécessaires.

M. Jean-Claude Tissot . - Seul le stockage a été impacté par l'incendie. La production, les bureaux, la logistique fonctionnaient normalement.

M. Cédric Bourillet . - L'usine a été complètement évacuée à cause des fumées... Nous avons plusieurs semaines de travail devant nous, mais ce n'est pas insurmontable.

M. Hervé Maurey , président . - Les délais de réaction de la part des services qui contrôlent Lubrizol sont tout de même étonnants. Dans la mise en demeure du mois de novembre, sont clairement visées des prescriptions réglementaires qui dataient de 2014, voire de 2010. Comment peut-il y avoir un tel délai entre le moment où l'on signale des problèmes, celui où l'on fait une mise en demeure, et celui où les prescriptions sont appliquées ?

M. Cédric Bourillet . - Je ne saurais vous répondre de façon très détaillée sur l'arrêté de mise en demeure en question. Nos référentiels professionnels prévoient que, suite à l'inspection, si l'on constate des non-conformités qui appellent une mise en demeure et que les prescriptions ne sont pas respectées, des sanctions administratives peuvent être appliquées, allant jusqu'à la suspension. On ne fixe pas d'objectif de taux de mise en demeure à l'issue d'une inspection. L'an dernier, sur 18 000 inspections, il y a eu 2 116 mises en demeure et 828 procès-verbaux.

Lorsque des prescriptions s'appliquent à un exploitant, c'est celui-ci qui est le premier responsable de leur application. L'administration n'est pas une sorte de co-exploitant, ou de vérificateur permanent. Il est important que les exploitants se sentent en responsabilité et ne voient pas l'administration comme une espèce de filet de sécurité qui, de toute façon, vérifiera chaque point sur les sites.

Lors des inspections, un certain nombre de thèmes sont regardés. Si des écarts sont constatés, ils sont relevés. Mais tout n'est pas regardé de façon exhaustive. Il peut donc très bien arriver que ce soit à l'occasion d'une inspection ultérieure que l'on constate un défaut de conformité datant de quelques années. Mais il n'y a pas d'hésitation particulière à apporter des suites à des non-conformités.

M. Hervé Maurey , président . - Certes, la mise en demeure n'est pas une fin en soi. Mais, quand on relève des problèmes ou des manquements, l'exploitant devrait être tenu de se mettre en règle dans un délai raisonnable. Or cet exemple montre que cinq ou dix ans peuvent s'écouler... Et cela ne vous étonne pas !

M. Cédric Bourillet . - Si une non-conformité constatée en 2014 n'a pas été corrigée en 2019, il y a un véritable écart avec notre référentiel professionnel.

M. Hervé Maurey , président . - C'est ce que laisse penser la lecture de l'arrêté de mise en demeure du 8 novembre.

M. Cédric Bourillet . - Alors il y a un vrai écart. Si l'inspection a été menée quelques jours avant, en novembre 2019, fin octobre 2019, et que la mise en demeure survient dans les jours qui suivent, cela correspond à notre référentiel professionnel. Cela n'empêche pas que l'inspection de 2019 ait vérifié des prescriptions applicables depuis 2014 ou 2010. Il y a un délai maximal pour se remettre en conformité : à l'issue de ce délai, si ce n'est pas fait, des sanctions administratives sont prononcées.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - On annonce une augmentation de 50 % des contrôles de terrain. Cela annonce-t-il des recrutements supplémentaires ?

M. Cédric Bourillet . - En juillet, nous avons fixé des orientations stratégiques. L'une des plus importantes était d'augmenter de 50 % le nombre de contrôles. Cela découle de plusieurs constats. Dans les documents, on peut nous raconter beaucoup de choses, mais c'est sur le terrain qu'on voit la réalité des choses. C'est là, aussi, qu'on peut faire des exercices, tester les exploitants, parfois de façon inopinée. C'est très précieux. Or, le nombre d'inspections avait baissé ces dernières années. La hausse de 50 % répond à cette baisse, qui avait plusieurs causes. D'abord, on nous avait demandé de nous mobiliser sur des dossiers importants, comme les PPRT. Nous allions aussi être amenés à exproprier ou renforcer des bâtiments qui s'étaient trop rapprochés des usines avec le temps. On nous a aussi demandé que l'État fasse plus de concertation et d'information, notamment sur les dossiers éoliens, qui sont entrés dans notre compétence, ou sur les commissions de concertation autour des sites. Il y a eu, aussi, beaucoup de changements à gérer au sein de l'administration : création des Dreal, constitution des grandes régions, création de l'autorisation environnementale unique... J'espère que la structure administrative est désormais stabilisée. Le temps ainsi libéré sera consacré à des inspections.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Vous avez donc les moyens nécessaires ?

M. Cédric Bourillet . - Nous devrons conduire des actions de modernisation de notre outil, de notre organisation, de notre compagnonnage, pour atteindre cet objectif à moyens constants.

M. Hervé Maurey , président . - Merci. N'hésitez pas à nous faire parvenir tous documents que vous pourriez juger utiles à nos travaux, notamment d'éventuelles propositions pour améliorer les dispositifs actuels, que ce soit en termes de réglementation ou de contrôle.

Mme Émilie Counil, chargée de recherche à l'institut national d'études démographiques (INED)
(Jeudi 12 décembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Nous commençons notre programme d'auditions de la journée en entendant Mme Émilie Counil, chargée de recherche à l'Institut national d'études démographiques (INED).

Au sein de l'INED, vous appartenez à l'équipe de recherche Mortalité, santé, épidémiologie. Par ailleurs, vous avez été directrice du Groupement d'intérêt scientifique de recherche sur les cancers d'origine professionnelle (Giscop 93). Vous avez donc une connaissance fine des enquêtes de santé et des liens entre santé et environnement, notamment dans un cadre professionnel.

Ce n'est qu'à long terme que nous pourrons, ou pas, observer une éventuelle surmortalité ou surmorbidité. Mais c'est dès aujourd'hui que nous devons nous en préoccuper : considérez-vous que l'État a pris toutes les mesures nécessaires afin d'organiser une collecte la plus complète possible des données permettant de suivre au long cours l'état de santé de toutes les personnes exposées, qu'il s'agisse des personnels d'intervention, des salariés de Lubrizol présents sur le site le jour de l'incendie ou les populations exposées au panache et à ses retombées ?

Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Émilie Counil prête serment.

Mme Émilie Counil, chargée de recherche à l'Institut national d'études démographiques (INED). - Vous avez souhaité m'entendre dans le cadre de cette commission pour aborder des questions d'ordre épidémiologique. Vous m'avez transmis hier midi un certain nombre de questions couvrant de vastes domaines d'expertise. Par manque de temps et ne m'estimant pas compétente pour les aborder toutes, je ne répondrai pas précisément à l'ensemble de ces questions. Je retiendrai en revanche comme principal sujet de discussion le suivi sanitaire des populations affectées par l'accident de l'usine Lubrizol. Un tel suivi doit permettre de surveiller les éventuelles atteintes à la santé à moyen et long terme. La comparaison avec le suivi de la catastrophe du World Trade Center a en particulier été évoquée lors de plusieurs des auditions de la commission et soulève plusieurs questions, qui structureront mon propos liminaire.

Chercheuse en santé des populations à l'INED, j'ai beaucoup investi les questions d'inégalités sociales face au cancer, avec un intérêt particulier pour la contribution des facteurs professionnels et environnementaux dans la construction de ces inégalités et en y articulant l'étude des obstacles à la production de connaissances sur ces sujets, comme par exemple les biais de genre, les mécanismes d'invisibilisation et de production d'ignorance. En lien plus direct avec le cas de Lubrizol, j'ai par ailleurs conduit différentes investigations de santé publique autour d'un ancien site de broyage d'amiante lorsque j'étais épidémiologiste à l'Institut de veille sanitaire (INVS). Puis, en tant que chercheuse dans le cadre d'une convention avec l'agence régionale de santé Île-de-France (ARS IdF), j'ai réalisé une étude de faisabilité d'un suivi médical post-exposition environnementale à l'amiante pour les populations affectées par les pollutions chroniques engendrées par ce site du temps de son activité. Je m'intéresse également à la science participative et à l'épidémiologie populaire, et à leurs enjeux de justice épistémique, notamment dans le domaine de la santé environnementale. Enfin, j'échange régulièrement avec des collègues d'autres pays sur ces questions, comme j'ai récemment encore eu l'occasion de le faire avec le directeur scientifique des études de santé conduites après l'effondrement des tours jumelles du World Trade Center à New York.

C'est sur ce point précis que la commission m'avait initialement indiqué souhaiter m'entendre ce matin. La question porte en effet sur la comparaison évoquée par Mme Thébaud-Mony, comparaison en partie réfutée par Mme Buzyn, sur la base notamment de différences dans les situations d'exposition : exposition directe avérée aux polluants après l'effondrement des tours, contrairement à l'incendie de Lubrizol et à la propagation du nuage.

Afin d'éclairer cette divergence de points de vue, j'ai tenté d'analyser les principales similitudes et différences se dégageant des cas du World Trade Center et de Lubrizol. Je précise que bien qu'ayant lu un grand nombre de comptes rendus d'auditions et de documents mis en ligne par la préfecture et le Gouvernement, je ne maîtrise pas l'ensemble des éléments de ce dossier complexe. Certains des points d'interrogation que je vais soulever ont donc peut-être déjà trouvé réponse à travers les actions mises en oeuvre depuis l'incendie.

Il existe, pour commencer, des différences assez évidentes. Elles concernent principalement l'ampleur et la durée des expositions, puisqu'outre l'effondrement des tours jumelles, les incendies se sont poursuivis pendant trois mois, générant plus d'un million de tonnes de débris et de poussières dans les environs. J'en profite pour dire qu'il y a bien eu incendie des tours jumelles, contrairement à ce qui a pu être dit. D'autre part, dans le cas du World Trade Center , un nombre très important de travailleurs - pompiers, policiers, secouristes, nettoyeurs, volontaires improvisés - ont été directement exposés, en plus des riverains et des travailleurs de la zone impactée.

Mais il y a également des similitudes quant à la situation d'incertitude. D'abord, celles relatives aux incertitudes sur la nature des expositions dans les jours et les semaines qui ont suivi la catastrophe. En effet, un point commun important réside dans la difficulté à caractériser la composition des particules issues de la combustion imparfaite de mélanges complexes et de matériaux constituant dans le cas de Lubrizol le bâti de l'usine, dont le toit en fibrociment, voire des fibres minérales artificielles n'ont pas été évoquées jusqu'ici. Cette connaissance imparfaite de la composition des produits dispersés, des fumées et des effets d'interaction entre polluants a été largement reconnue par les agences scientifiques mobilisées, notamment l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris). La quantité de dioxines émise reste par ailleurs inconnue. Un autre point commun d'incertitude réside dans la délimitation des populations potentiellement impactées par ces expositions. Dans le cas de Lubrizol, le panache de plus de 20 km de long sur 6 km de large est retombé, à cause des fortes pluies, en taches de léopard, tout en se déplaçant vers le Nord-Est et en touchant d'autres départements. Mme Gardel, directrice générale de l'ARS, évoque une population de 287 000 habitants sous le panache, mais il faudrait pouvoir caractériser les zones d'expositions potentielles. Sur ce point, la suggestion de M. Salvat, de l'Anses, d'utiliser une application afin d'établir une cartographie participative des retombées semble particulièrement judicieuse. À cela s'ajoute la question du devenir des eaux d'extinction et de leur composition. Ces points ont déjà été relevés dans les précédentes auditions, notamment celles de la direction de l'Anses. La nature des effets sanitaires à attendre à moyen et long terme, au-delà des atteintes respiratoires irritatives et asthmatiques, est également incertaine du fait des incertitudes sur les expositions. Mais on s'accorde à penser que des atteintes aussi bien physiques - respiratoires, cardio-vasculaires, cancéreuses, voire reproductives - que psychiques - anxiété, troubles du sommeil, voire, dans le cas du World Trade Center , en particulier, syndrome de choc post-traumatique - sont envisageables.

Enfin, il n'y a pas de point de comparaison représentant l'état de santé initial de la population à un moment t zéro, avant l'accident, à New York comme à Rouen. Mme Buzyn a indiqué, lors de son audition, que « la surveillance épidémiologique de la population est permanente sur l'ensemble du territoire, grâce aux différents registres des maladies », et que « à Rouen, l'état zéro est connu ». J'ai cherché un tel état zéro de la santé de la population de la ville ou du département, je n'en ai pas trouvé. À ma connaissance, la ville de Rouen et ses environs ne sont couverts par aucun registre de maladie au sens épidémiologique du terme. Pour ne parler que de ces pathologies, il n'y a en particulier pas de registre de cancer dans le département de la Seine-Maritime. Tout au mieux dispose-t-on d'estimations de taux d'incidence départementale pour certains cancers fréquents, issus non pas de données réelles seules, mais de données en partie modélisées. Le système national des données de santé (SNDS), qui consigne les consommations de soins, ne saurait être considéré comme un équivalent de ces registres.

Mme Gardel indiquait, quant à elle, que le dossier médical du médecin traitant pouvait être vu comme un registre et utilisé comme le point t zéro pour la population ayant consulté son médecin traitant suite à l'incendie. Or, un registre porte sur un ensemble de personnes réunies sur la base de critères d'inclusion. Je n'ai pas trouvé de description d'un tel dispositif dans les actions prévues par l'ARS ou Santé publique France (SPF). Au total, à en juger par les informations disponibles sur les quatre points essentiels que sont les expositions présentant un danger, les populations affectées, les issues de santé à surveiller et le point de comparaison permettant in fine d'objectiver une élévation du risque, nous manquons encore d'éléments importants à ce jour.

Ce dernier point, qui est revenu également dans certaines auditions concernant le « bruit de fond » ou la pollution de fond dans cette zone industrielle, soulève à mes yeux la question plus générale de la surveillance épidémiologique des bassins industriels, même en dehors de situations accidentelles. Pour avoir vu un poster à la conférence annuelle de la Société francophone de santé environnement le mois dernier, je sais que Santé publique France travaille sur ce sujet, en réfléchissant notamment à l'utilisation des données du SNDS. Toutefois, ces données ne remplacent pas les registres de morbidité car elles ne comportent ni antécédents personnels et familiaux, ni données cliniques ou paracliniques, ni facteurs de risque. Or, ces registres font largement défaut en France. Une journaliste du Monde a récemment publié une carte dans laquelle elle superpose les sites classés Seveso à l'échelle de la France et la couverture des départements par un registre des cancers. Le bassin industriel rouennais fait partie des zones non couvertes à ce jour. Une possible recommandation serait de s'appuyer sur l'accident de Lubrizol pour investir dans la mise en place d'un 23 e registre général de cancers en France permettant de couvrir, a minima , la Seine-Maritime. Toutefois, étant donné que ces registres sont spécialisés sur un type d'atteintes seulement - même lorsqu'il s'agit de registres généraux de cancers -  il convient de s'interroger sur l'opportunité de constituer une cohorte ad hoc suivie de manière prospective dans le temps, comme cela a été le cas après les attentats du World Trade Center .

À ce sujet, j'ai relevé quelques points d'intérêt dans la littérature scientifique sur la constitution du World Trade Center health registry . Je me permets de les porter à votre connaissance et vous laisserai une sélection de quelques publications indicatives à ce sujet. Cette initiative a démarré avec les travailleurs secouristes professionnels et volontaires - hors pompiers de New York, qui ont disposé dès les premiers jours d'un suivi médical rapproché
- et les premiers examens ont été lancés dix mois après les attentats, soit en juillet 2002. Organisé par un centre de référence en médecine du travail - The Mount Sinai Irving Selikoff Center for Occupational and Environmental Medicine - en lien avec les syndicats de travailleurs concernés, dont les métiers non traditionnels tels que les nettoyeurs et les travailleurs mortuaires, et grâce à des fonds provenant de l'Agence fédérale de réponse aux urgences, il s'agissait d'un programme de dépistage ne couvrant pas le financement des phases diagnostiques et de prise en charge. C'est grâce à l'apport de fondations privées, à partir de 2003, puis de fonds fédéraux en 2006, que le programme de dépistage a pu s'étendre au suivi et au traitement des travailleurs exposés au WTC Medical Monitoring and Treatment Program . Ce programme ne prenait toutefois pas en compte les résidents revenus chez eux assez rapidement, parfois une semaine après les événements, ni les travailleurs ayant repris leur poste dans la zone impactée après que l'EPA et la ville de New York ont déclaré la zone sans risque. La ville de New York avait alors simplement recommandé aux résidents d'utiliser des linges humides pour nettoyer les poussières et suies déposées. Il a fallu d'énormes efforts et une coalition entre syndicats de travailleurs et associations citoyennes pour obtenir une surveillance médicale, minimale et plus tardive, conduite au départ par l'Université de New York et le Département de santé de l'État de New York. Le CDC a par la suite, en 2003, financé le Département de santé de la ville de New York pour construire sa propre cohorte, le World Trade Center registry , qui a rapidement confirmé des taux accrus d'asthme chez les enfants.

Enfin, les programmes de suivi des travailleurs directement exposés et des autres usagers de la zone ont fusionné dans le World Trade Center Health program . Ces cohortes, qui sont devenues un modèle du genre en épidémiologie post-catastrophe, ont permis non seulement de détecter parfois précocement des atteintes à la santé physique et mentale des personnes affectées, donc de mieux les prendre en charge et d'améliorer leur santé, comme cela a été montré par le suivi des personnes traitées sur la base d'examens spirométriques, par exemple, mais aussi de produire plus de cent publications scientifiques objectivant les risques sanitaires associés à cet événement, que ce soit en matière d'affections respiratoires, cardio-vasculaires, de cancer ou d'atteintes post-traumatiques.

Quatre enseignements issus des études longitudinales conduites à la suite de cette catastrophe me semblent importants et utiles à la réflexion menée dans le cadre de l'accident industriel de Lubrizol.

D'abord, la nature de ce type de catastrophe ancrée sur un territoire nécessite de concevoir de manière inclusive le dispositif de suivi médical, même s'il ne peut être adapté aux situations d'expositions particulières. J'entends par là qu'un suivi sanitaire devrait inclure toutes les personnes confrontées à différentes circonstances d'exposition, à des polluants et au stress. Cela concerne les travailleurs de la phase de réponse d'urgence, mais aussi ceux qui assurent par la suite le nettoyage du site et de la ville, et la gestion des déchets dangereux, dont on a, il me semble, peu parlé.

Deuxièmement, il est important d'adopter une attitude prudente, se situant du côté du principe de précaution, quant aux seuils à retenir pour considérer comme plausible une hypothèse d'effet sur la santé. C'est un point sur lequel les toxicologues les plus qualifiés dans leur domaine ont insisté, reconnaissant leur incapacité à prédire les effets des expositions combinées complexes rencontrées par les populations affectées par les attentats du World Trade Center .

Troisièmement, le recours à la santé déclarée, qu'il faut bien distinguer de la santé perçue, ou du ressenti des populations concernées, peut pallier l'absence de registres de morbidité, le cas échéant, pour autant qu'une cohorte soit constituée et suivie dans le temps. Afin de préciser mon propos, la santé déclarée requiert généralement de la part des participants de rapporter si un professionnel de santé leur aurait annoncé tel ou tel diagnostic au cours d'une période donnée. Il ne s'agit donc pas de leur demander de porter un jugement subjectif quant à leur état général de santé, bien que des questions relatives à la qualité de vie puissent être recueillies par la même occasion et soient très informatives. C'est à ce type de recueil d'informations sur la santé qu'a eu recours l'équipe de recherche Fos-Epseal qui conduit des enquêtes participatives de santé en lien avec l'environnement dans le bassin industriel de Fos-sur-Mer. C'est aussi ce qu'a prévu de faire SPF au 1 er trimestre 2020, mais sur la base d'un échantillon de la population et dans le cadre d'une étude transversale ne prévoyant pas de suivi.

Quatrièmement, le suivi médical a été pensé de façon compréhensive, articulant questions de santé physique, de santé mentale, mais aussi situation matérielle post-catastrophe, du fait de la perte d'un emploi, d'un logement ou d'un proche. Ce point semble intéressant étant donné les questions relatives aux pertes économiques pour les producteurs de denrées alimentaires impactés par la situation autour de Lubrizol.

Pour finir, les études de grande qualité conduites autour du World Trade Center ont été mises en place à la force du poignet, par la constitution de coalitions entre travailleurs, habitants, soignants, chercheurs et responsables institutionnels. À en croire certaines auditions et les attentes relayées par la presse, il semblerait que la population traverse une crise de confiance dans les autorités, y compris sanitaires, et ce malgré les efforts louables de transparence réalisés depuis les premières communications parfois dissonantes de la phase aiguë.

Dans le cas du bassin industriel de Fos-sur-Mer, la population a été en quelque sorte surétudiée pendant des années, ne voyant pas toujours les résultats des multiples études conduites par les autorités en charge de la protection de l'environnement et de la santé, ou voyant des résultats concluant à l'impossibilité de conclure. C'est un des reproches qui est souvent adressé aux études épidémiologiques en santé-environnement et qui renvoie à votre question générale des liens entre savoirs épidémiologiques et prise de décision ou de non-décision en santé publique. Dans le cas de Fos, l'émergence d'initiatives de sciences citoyennes ou d'alliances entre scientifiques et citoyens a permis sinon d'objectiver clairement les impacts sur la santé des pollutions industrielles, de fournir aux habitants et travailleurs une base de discussion pour questionner les autorités et mieux comprendre, une base dont ils avaient la maîtrise depuis la production jusqu'à l'interprétation et la diffusion des résultats. Il faut ainsi saluer la volonté de SPF d'associer les habitants à l'élaboration de l'étude de santé déclarée. On peut toutefois craindre que, dans le cas présent, si la demande citoyenne porte effectivement sur la mise en place d'un suivi médical ad hoc , l'échantillonnage et le caractère transversal de l'étude ne répondent pas aux attentes.

Pour conclure, la situation exceptionnelle vécue dans ce bassin industriel et les attentes exprimées par une partie de la population, si elles se confirment, constituent peut-être l'occasion de tester des dispositifs hors normes de nature à répondre à ces attentes, tels que la mise en place d'un registre des cancers ou la constitution d'une cohorte qui pourrait être suivie sur la base de la santé déclarée et d'un appariement aux données de soins via le SNDS. Bien entendu, l'étape de caractérisation des expositions reste décisive, quel que soit le dispositif finalement retenu.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Je vous remercie de votre présentation. Concernant l'incendie de Lubrizol, que pensez-vous des décisions qui ont été prises et des modalités post crise ? Le ministère de la Santé a levé les séquestres et les restrictions de consommation de produits alimentaires trois semaines après l'accident. Pensez-vous que ces mesures auraient dû être maintenues plus longtemps ? Vous avez parlé de l'attentat du 11 septembre 2001 et de ses similitudes avec l'incendie de Lubrizol. Vous avez dit que les travailleurs, les secouristes et les pompiers, dans le cas des attentats du 11 septembre, avaient bénéficié d'examens médicaux dix mois après. N'est-ce pas trop tard ? Vous avez évoqué une crise de confiance française. Comment l'expliquez-vous ?

Mme Émilie Counil . - Concernant la crise de confiance et les agences en charge de la protection de la santé et de la surveillance épidémiologique, ma propre expérience m'a permis de constater que le recours à certains outils de production de connaissances, tels ceux proposés par l'épidémiologie, fait parfois débat et pose la question de conditionner la prise de certaines décisions à l'existence de certains types de connaissances.

Par exemple, une investigation de clusters, donc d'agrégats de pathologies, en entreprise qui aboutit à conclure qu'on ne peut pas conclure, comme cela a été le cas dans différentes circonstances, peut conduire à un sentiment de frustration et d'incompréhension. Les données épidémiologiques sont longues à produire, coûteuses et parfois ne permettent pas de conclure. Dans le cas de Lubrizol, on peut se dire que l'absence de publications scientifiques qui permettent d'établir a priori la dangerosité des mélanges, qu'on ne connaît pas, ne devrait pas être un critère d'inaction ou de non prise de décision. Au contraire, l'absence de connaissance relative aux mélanges justifierait de mettre en place des études ad-hoc pour produire de nouvelles connaissances et en espérer des bénéfices directs pour la population. Cela pourrait redonner confiance. L'absence de connaissance ne devrait pas permettre de retarder la mise en place d'investigations, mais au contraire de fonder la mise en place de dispositifs parfois innovants pour mieux comprendre les faits.

Sur cette question de surveillance épidémiologique, nous ne disposons pas d'un registre qui couvrirait l'ensemble du territoire. Certes, nous avons maintenant un accès élargi, mais il ne représente que des consommations de soins et ne saurait remplacer des données beaucoup plus fournies.

Sur la question générale des décisions publiques mises en oeuvre et des modalités de suivi post crise, il me semble intéressant de mener une enquête de santé déclarée. Toutefois, la question de la modalité de l'échantillonnage se pose. Sur ce sujet, des études très sérieuses ont été faites dans le cas du World Trade Center , sur la base de santé déclarée et donc sans vérification des dossiers médicaux. Cela permet déjà d'établir des choses.

Caractériser les expositions me semble indispensable. Il est difficile de comprendre que l'on ne retrouve aucune trace d'amiante alors qu'une toiture de 8 000 m 2 a explosé. En pratique, des échantillons biologiques auraient été pris très rapidement peu après l'accident. Effectivement, cette question du t zéro est importante en termes de pollution, d'imprégnation biologique, de santé. M. Denis, de Santé publique France, lors de son audition, a fait référence aux programmes de bio monitoring qui existent sur le territoire français et qui permettent de fournir un temps zéro pour la population française. Aujourd'hui, ils ne me semblent pas fournir un temps zéro pour la population concernée par Lubrizol. Alors que nous sommes dans un bassin industriel, nous ignorons quels éléments pourraient relever de l'accident et quels éléments seraient attribuables au bruit de fond. Une surveillance épidémiologique renforcée dans les bassins industriels, même hors situation accidentelle, me semble indispensable.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure . - Nous avons réalisé une audition du PDG de Lubrizol. Une des premières choses qu'il nous a dites, c'est que, tout compte fait, cet incendie n'était pas plus dangereux que l'incendie d'une maison. C'est maladroit. Ses propos ont été confirmés par la ministre de la Santé qui nous a également dit que nous ne savions pas ce que nous recherchions puisque les substances avaient brûlé. Tout cela alimente des interrogations, une suspicion. Je ne comprends pas comment des produits dangereux qui se trouveraient dans des bidons ne seraient d'un seul coup plus dangereux car ils auraient brûlé. Je voudrais connaître votre point de vue sur ce point. L'ARS a relevé 1 000 arrêts de travail supplémentaires. Il y a donc bien dû y avoir des problèmes.

Le principe de Registration, Evaluation, Authorization and restriction of CHemicals (Reach) précise que ce sont les entreprises qui doivent prouver l'innocuité des produits. Ce n'est pas le rôle de nos agences et des associations. Pour quelles raisons ce principe de Reach ne s'applique-il pas ? Cette culture du doute est pénible et participe à alimenter la suspicion chez les politiques et auprès de nos agences. Qu'en pensez-vous ?

Mme Émilie Counil . - Par rapport au feu de cheminée, je ne suis pas chimiste, mais j'ai été frappée par les différents discours. Certains sont très rassurants et d'autres, souvent plus scientifiques, font preuve de davantage de prudence. C'est notamment le cas de l'Ineris et de l'Anses, qui estiment que personne n'est capable actuellement de donner la composition de ces fumées ou de savoir si la combustion est complète. Il me semble que nous sommes plutôt du côté de la non-connaissance. Je partage donc votre interrogation et suis favorable à la volonté de mettre en place des choses immédiatement. Cela rejoint la caractérisation de ces dangers et la charge de la preuve que vous évoquiez. Les anticipations n'ont pas été réalisées. Si je fais un parallèle avec l'évaluation quantitative de risque (EQRS) à la charge de l'employeur, cette démarche de caractérisation reviendrait à l'Anses et à l'Ineris. En revanche, la caractérisation des substances présentes dans les produits pourrait être à la charge de l'employeur. Toutefois, vu le climat de suspicion, il me semble que toute information émanant de l'entreprise semblera suspecte à la population. Sur ces aspects réglementaires, je ne suis cependant pas qualifiée pour vous répondre.

M. Hervé Maurey , président . - Certains contestent même l'indépendance des agences de l'État, ce qui pose une vraie question.

Mme Émilie Counil . - Cela rejoint un autre point de mon propos liminaire. J'ai appelé ça la justice épistémique, c'est le terme utilisé par les sociologues des sciences pour indiquer une inégalité dans l'accès aux connaissances scientifiques produites et dans les modalités de production de ses connaissances. Qui décide ? Quelles connaissances vont être produites ? Comment va-t-on les produire ? Comment va-t-on les interpréter ? Des mouvements de citoyens se sont développés, au départ aux États-Unis, pour réclamer des connaissances qui répondent aux attentes des populations. Les instances participatives et consultations constituées des parties prenantes sont mises en place dans les agences sanitaires et doivent être renforcées. Il faut aussi, à mon avis, rester très ouvert aux démarches plus participatives, sciences populaires, épidémiologie populaire qui peuvent apporter des points de vue différents et redonner confiance aux populations grâce à une pluralité de voix.

J'ai étudié la carte du panache modélisée par l'Ineris et je l'ai superposée avec la cartographie des indices de défaveur sociale au niveau de la zone géographique. J'ai relevé que les communes de Maromme et de Canteleu ainsi que certains quartiers défavorisés de Rouen étaient situés sous le panache.

Mme Nelly Tocqueville . - Vous évoquiez certains quartiers et les communes de Maromme et Canteleu. Au Petit-Quevilly, où les populations ont été les premières en contact avec l'incendie, vivent également des personnes très modestes. La typologie est donc très différente de celle des États-Unis.

Au sein du comité de la transparence et du dialogue, le 25 octobre dernier, soit pratiquement un mois après l'incendie, des conclusions ont été remises. On nous annonce : aucun résultat anormal sur la qualité de l'air malgré un point de suivi en benzène, pas de valeur anormale sur les suies retombées, un point suivi sur le zinc, le souffre et le phosphore, des résultats normaux pour l'hydrocarbure aromatique polycyclique (HAP) sauf pour la commune de Buchy. Qu'en pensez-vous ? Concernant l'amiante, qui est très curieusement absent de tout constat, les trois campagnes de prélèvement réalisées à 300 mètres, 800 mètres et 15 km, vous paraissent-elles fiables ? Pour le fibrociment, un numéro vert a été mis en place. Cela vous paraît-il suffisant ou pertinent ? À l'occasion de cet incendie, ne serait-il pas opportun d'établir un registre qui permettrait de réaliser une surveillance épidémiologique sur l'ensemble de la vallée de la Seine, particulièrement concernée par des sites de type Seveso ? Aujourd'hui, la reprise d'une activité partielle du site Lubrizol est envisagée. Qu'en pensez-vous ?

Mme Céline Brulin . - Nous sommes plusieurs, dans le comité de dialogue et de transparence qu'évoquait à l'instant Nelly Tocqueville, à avoir plaidé pour un suivi de cohorte, une ouverture de registre, un suivi épidémiologique. On nous a systématiquement rétorqué que, ne sachant pas ce qu'il fallait chercher, il serait inutile de développer ce type de méthodologie. Quels arguments scientifiques pouvez-vous nous donner pour que nous puissions continuer de plaider en ce sens ? Concernant l'amiante, il est étonnant de ne pas en retrouver la trace. Plus d'un mois après l'incendie, cela serait-il encore possible ? Que pourrait-on mettre en oeuvre pour approfondir les recherches ?

Mme Émilie Counil . - Sur les questions relatives à la qualité de l'air, à la lecture des documents, il m'a manqué une vision d'ensemble. Nous n'avons que des données très morcelées émises par une constellation d'acteurs. Nous aurions besoin que quelqu'un fasse une synthèse compréhensible de l'ensemble des éléments. Même en tant que scientifique, j'ai du mal à m'y retrouver.

Un registre couvrant toute la vallée de la Seine serait extrêmement pertinent. Le suivi épistémologique des bassins industriels est actuellement en cours d'étude chez Santé publique France. Lubrizol et sa zone géographique pourraient servir de pilote au niveau national.

Concernant le plaidoyer sur le suivi, nous pouvons noter une divergence de points de vue. La littérature internationale démontre qu'un suivi médical large peut se justifier. Il permettrait non seulement de produire des connaissances, mais aussi de chercher à obtenir un bénéfice pour la population. Puisque nous ignorons ce que nous cherchons, au moins, mettons en oeuvre un suivi renforcé pour offrir un bénéfice médical plus large sur les causes principales de morbidité et de mortalité. Nous pourrions alors envisager une forme de compensation du risque éventuel auprès de ces populations où les risques sont connus. C'est quelque chose qui a été beaucoup pensé et réfléchi aux États-Unis et je vous remettrai un article à titre d'exemple dans la bibliographie indicative que je vous laisserai.

M. Hervé Maurey , président . - Puisque nous ne savons pas ce que nous cherchons, doit-on renoncer à chercher ?

Mme Émilie Counil . - Il faut chercher quand même ! Santé publique France, l'ARS et Mme Buzyn défendent le point de vue selon lequel il faudrait savoir ce que l'on cherche pour chercher. Dans ces circonstances exceptionnelles, il me semble que ce point de vue peut être mis en débat afin d'avoir une approche plus large du suivi de santé.

M. Hervé Maurey , président . - Pensez-vous qu'il serait possible d'identifier de manière théorique un certain nombre de conséquences en termes de santé ou en termes sanitaires puis voir ensuite si ces points identifiés sur le court, moyen ou long terme nécessiteraient de faire l'objet de recherches précises ?

Mme Émilie Counil . -  Il me semble que votre proposition correspond à ce qui a été fait autour du World Trade Center . Les examens de type spirométrie, peu invasifs, ont été pratiqués pour suivre l'évolution de la fonction respiratoire. En cas de détection d'anomalie, des traitements ou des mesures correctives ont été mis en place.

Malgré des expositions de départ mal caractérisées, il a été démontré que la mise en place de ce type de suivis avait permis de déceler précocement des atteintes et de les corriger. Il s'agissait donc d'une démarche de détection précoce qui peut sembler peu spécifique.

M. Hervé Maurey , président . -  Je vous remercie de votre intervention. Nous souhaitons obtenir des réponses par écrit aux questions qui vous ont été transmises en amont de l'audition, dans un délai de deux semaines. Nous aurons certainement d'autres questions à vous adresser au fil de nos travaux. Dans cette attente, n'hésitez pas, de votre côté, à nous faire part de tout élément supplémentaire qui vous paraitrait de nature à éclairer notre réflexion.

Mme Magali Smets, directrice générale, M. Philippe Prudhon, directeur des affaires techniques de France chimie et Mme Muryelle Angot-Lebey, déléguée générale de France chimie
(Jeudi 12 décembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Nous poursuivons nos auditions de la matinée en entendant les représentants de France Chimie et France Chimie Normandie. Nous accueillons ainsi Mmes Smets et Angot-Lebey ainsi que M. Prudhon. France Chimie est l'organisation professionnelle qui représente les entreprises de la chimie en France. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que la chimie en France, ce sont 3 300 entreprises, 170 000 emplois, un chiffre d'affaires annuel de plus de 70 milliards d'euros et un excédent commercial de 11 milliards d'euros. C'est dire si son apport à la vie économique de notre pays est fondamental.

Mais la chimie est également une activité souvent décriée, compte tenu de son impact sur l'environnement et la santé des populations. C'est évidemment le cas après l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen, le 26 septembre dernier. Son caractère spectaculaire a fortement marqué les esprits et, faute d'information fiable et claire, après la stupeur est venu le temps de la défiance. Défiance à l'égard de la parole publique bien sûr, mais aussi envers une industrie montrée du doigt parce que faisant courir un risque nouveau, celui d'une situation environnementale et sanitaire dégradée pendant de longues années et sur une aire géographique très étendue.

Il était donc indispensable que nous puissions vous entendre afin que vous nous expliquiez dans quelle mesure l'accident de Rouen conduit à remettre en cause la réglementation applicable aux installations classées présentant le risque le plus élevé. Comment, après un tel événement, restaurer une forme de confiance entre la population, et pas seulement les riverains, et votre industrie ?

Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Smets, Angot-Lebey et M. Prudhon prêtent serment.

Mme Magali Smets, directrice générale.  - Merci de nous accueillir. La chimie en France est un acteur économique majeur, qui regroupe 3 300 entreprises et 170 000 salariés répartis sur l'ensemble du territoire. C'est le premier exportateur industriel français. Il apporte à la balance commerciale de notre pays une contribution positive de plus de 11 milliards d'euros. C'est un secteur en croissance continue depuis dix ans. Il recrute et innove. Dans notre industrie, 8 % des effectifs sont dédiés à des activités de recherche et développement, car nos activités sont déterminantes pour relever les défis sanitaires et environnementaux auxquels nous faisons face. J'en veux pour preuve le développement de nouveaux principes actifs pour la pharmacie, des matériaux plus légers pour les secteurs automobile ou aéronautique, de nouvelles solutions pour la batterie électrique qui seront nécessaires pour développer le véhicule électrique, de nouvelles générations de panneaux solaires ou d'éoliennes que nous souhaitons recyclable, des matériaux isolants pour le bâtiment ou encore des solutions pour le traitement de l'eau. Les secteurs d'activité et les applications de la chimie en France sont très variés.

France Chimie est la voix de ce secteur et de ces entreprises en France. Nous regroupons 900 adhérents et 1 300 établissements. Nos experts accompagnent ces entreprises au quotidien dans la mise en oeuvre des réglementations, sur leurs sites et dans l'implémentation des standards les plus stricts.

Nous ne pourrons pas, aujourd'hui, nous exprimer sur les origines de l'incendie intervenu dans l'usine Lubrizol ainsi que sur ses conséquences sanitaires et environnementales, car une enquête judiciaire est en cours et des analyses sont actuellement effectuées par les autorités compétentes. Nous considérons néanmoins cet incendie comme un événement important et nous le suivons de près depuis le premier jour. De nombreuses personnes ont été touchées directement ou indirectement par les conséquences de l'incendie : les salariés du site, les pompiers, les services de secours, les services de l'État ainsi que les Rouennaises et Rouennais. Cet événement est également important car il concerne un site Seveso qui compte pour notre industrie en tant que client, en tant que fournisseur et en tant que partenaire. Lubrizol a aussi un impact économique important sur le territoire normand. Enfin, la sécurité et la prévention des risques sont l'une des premières préoccupations des industriels de la chimie en France.

Chaque poste de travail fait l'objet d'une évaluation des risques qui conduit à la mise en place de consignes de sécurité et d'équipements de protection collective ou individuelle. Chaque année, nous investissons 600 millions d'euros pour la sécurité et l'environnement, soit plus de 20 % des investissements annuels de notre secteur, et trois quarts de nos salariés suivent une formation. Sur ces formations, un tiers des heures sont consacrées à la sécurité : la formation du personnel, à tous les niveaux de l'entreprise, est un point essentiel de notre politique de sécurité.

Nos usines mettent en oeuvre l'une des réglementations les plus strictes au monde, la réglementation Seveso, selon laquelle les industriels doivent parfois étudier jusqu'à 1 000 scénarios de risques liés à leurs activités et démontrer qu'ils prennent des mesures pour réduire ces risques. Ils le font le plus souvent en agissant à la source, par la réduction ou la substitution des matières dangereuses, ou, à défaut, en mettant en place des barrières de protection et de prévention. Cette réglementation est une réglementation de proximité, mise en oeuvre avec les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal), sous la supervision des préfets, ce qui permet d'agir au plus près de la réalité du terrain. Elle a été fortement renforcée par la loi de 2003, avec la mise en place des PPRT, et suite à la deuxième révision de la directive Seveso, en vigueur depuis 2015.

En plus d'encourager la parfaite application de la réglementation, notre secteur a spontanément pris des engagements pour faire progresser les pratiques de chacun. Nous sommes ainsi engagés depuis 30 ans dans un programme mondial, Responsible Care , qui tire l'ensemble de la profession vers les meilleures pratiques. Nous certifions nos entreprises sous-traitantes. Celles-ci doivent suivre une formation à nos standards de sécurité pour pouvoir intervenir sur nos sites. À ce jour, plus de 4 000 sous-traitants sont certifiés en France grâce à ce programme. Nous avons par ailleurs initié, avec la sécurité civile, un programme de partage de moyens techniques et d'expertise pour la gestion d'un certain nombre d'accidents, par exemple dans le transport. Nous allons prochainement ouvrir avec les organisations syndicales de notre branche une négociation pour aboutir à un accord plus contraignant dans le domaine de la sécurité.

Mais, de façon générale, une chose est certaine : le risque zéro n'existe pas, il n'existera jamais. Notre rôle en tant qu'industrie est évidemment de nous en approcher au maximum, et de limiter les impacts lorsque le risque se réalise. Nous avons tiré des enseignements de chaque événement. Nous l'avons toujours fait aux côtés des pouvoirs publics. Nous le ferons demain, dès que les causes de l'incendie seront connues et nous continuerons systématiquement à le faire.

Pour ce qui concerne la gestion de l'accident, nous nous associons d'ores et déjà aux recommandations du Livre blanc sur l'utilisation des nouvelles technologies pour alerter les populations et sur l'importance d'améliorer encore la culture de sécurité industrielle. Il faut mieux informer les riverains sur l'existence de sites industriels et sur la gestion des risques. Le travail réalisé pour la mise en oeuvre des PPRT a été considérable, tant pour les exploitants que pour les autorités et les collectivités locales. Il s'agit avant tout de finaliser ce processus.

La sécurité est une priorité non négociable de notre industrie. Nous estimons que la réglementation actuelle est riche. Elle doit nous permettre de tirer les enseignements de cet événement.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Vous dites que la réglementation du secteur de la chimie est l'une des plus strictes au monde. En quoi diffère-t-elle des règles applicables dans d'autres pays de l'Union européenne ? Les services de l'État ont indiqué avoir découvert, à l'occasion de l'incendie de Lubrizol, que l'un des deux exploitants, Normandie Logistique, n'avait pas signalé à l'administration que les substances stockées sur son site entraînaient un changement de régime - enregistrement et non plus déclaration. Une telle problématique sur l'actualisation et la transmission des informations sur les substances stockées vous semble-t-elle fréquente ? Avez-vous des observations ou recommandations sur l'inventaire des produits stockés et les conditions de sa mise à disposition en cas d'accident ? La problématique de la sous-traitance semble importante, puisque celle-ci est impliquée dans 8 % des accidents survenus sur des sites et installations classés pour la protection de l'environnement (ICPE) ou enregistrés. Quel regard portez-vous sur le recours à la sous-traitance ? La certification réalisée sous l'égide de France Chimie ne devrait-elle pas être renforcée ?

Mme Magali Smerts . - Une enquête judiciaire étant en cours, nos propos ne concerneront ni Lubrizol ni Normandie Logistique, puisque nous ne disposons pas des éléments pour cela. Mais nous pouvons vous rappeler le cadre réglementaire.

M. Hervé Maurey , président . - Ce n'est pas parce qu'il y a une enquête judiciaire qu'on ne peut pas parler de Lubrizol. Le champ délimité est bien précis, qui ne permet pas d'aller sur certains sujets tels que les causes ou le lieu de l'incendie. Ce n'est pas pour autant qu'on ne peut pas parler de tout ce qui s'est passé chez Lubrizol - et notamment du fait qu'un certain nombre de préconisations et de mises en demeure n'ont pas été respectées par l'entreprise.

Mme Magali Smerts . - La réglementation Seveso, l'une des plus strictes au monde, est un cadre qui s'applique à l'ensemble des pays européens. Deux particularités s'y ajoutent en France. D'une part, un long historique de réglementation sur des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE). D'autre part, la loi de 2003 sur les PPRT, qui sont également une spécificité française. De plus, toute une série d'arrêtés viennent s'ajouter, sur les liquides inflammables ou la réglementation des entrepôts.

M. Philippe Prudhon, directeur des affaires techniques de France Chimie Normandie . - Dans la réglementation des installations classées en France, la première étape est de dresser un inventaire quantitatif et qualitatif des substances : inflammables, toxiques... On classe tous les produits par grandes familles. Dès lors que le potentiel de danger augmente, le premier niveau est celui de la déclaration. Lorsque les volumes augmentent, on passe au niveau de l'enregistrement. Au-delà du niveau de l'enregistrement, il y a le niveau de l'autorisation, avec les deux grandes classes que sont Seveso seuil bas et Seveso seuil haut. Plus le potentiel de danger est important, plus la réglementation est stricte et les exigences, élevées - ce qui est bien normal. Il appartient à l'exploitant, une fois qu'il a fait cet exercice d'inventaire, d'informer l'inspecteur de la Dreal pour lui demander si son site relève de la déclaration ou de l'enregistrement. Le processus est extrêmement simple, même si l'inventaire n'est pas toujours aisé. La règle est bien connue et doit être respectée.

Mme Magali Smerts . - Nous avons un programme, le manuel d'amélioration sécurité des entreprises (MASE) France Chimie, qui constitue un système de certification des sous-traitants. Ceux-ci doivent suivre une formation à nos standards de sécurité. Chaque année, 9 % des entreprises ne réussissent pas l'examen, ce qui nous fait penser qu'il est suffisamment strict. Nous avons 4 000 sous-traitants certifiés dans ce programme. Nous souhaitons le promouvoir, pour étendre le nombre de sous-traitants qui s'y conforment.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Malgré tout, le nombre d'accidents sur les sites industriels classés a augmenté de 34 % en deux ans. L'impact de ces accidents est croissant sur l'environnement, ce qui est très inquiétant. Quelles sont les causes structurelles susceptibles d'expliquer cet accroissement ? Vous parliez tout à l'heure du régime d'enregistrement. Ne pensez-vous pas que son introduction, qui s'ajoute aux autres mesures, nombreuses, de simplification, aboutit à une réduction des contraintes pour les industriels, sans réelles contreparties ni environnementales ni sanitaires ? On a l'impression qu'il y a moins de surveillance et davantage d'accidents technologiques. La filière nucléaire peut-elle apprendre de la filière technologique, et inversement ? Sur quels points précis vous semblerait-il pertinent de s'inspirer les uns des autres ?

Mme Magali Smerts . - À propos de l'augmentation des incidents...

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - J'ai parlé d'accidents. Ce n'est pas la même chose.

M. Philippe Prudhon . - La base de données du Bureau d'analyse des risques et pollutions industrielles (Barpi) enregistre les accidents, les incidents et les événements. Cette base sert à l'exploitant quand il fait son étude de danger. La première étape est l'inventaire, pour savoir à quel niveau il se classe. Ensuite, il doit regarder ce qu'il s'est produit, par le passé, dans son type d'activité. Il doit apporter à l'inspecteur la preuve qu'il a mis en place des mesures pour éviter que cela se reproduise. Cette base est assez unique : elle n'existe pas dans d'autres pays. Une source d'amélioration de la culture de sécurité serait que davantage d'événements remontent, soit par l'inspecteur de la Dreal, soit par d'autres moyens, afin que cette base soit enrichie. Nous travaillons régulièrement avec le Barpi pour analyser ces résultats, et nous tirons des enseignements de ces événements, soit pour organiser des journées de formation auprès de nos adhérents, soit pour imaginer de nouveaux programmes.

Le législateur, lorsqu'il a décidé de créer un régime d'enregistrement, s'est fondé sur le constat que certaines usines, certaines installations sont standardisées. Que l'on soit à Perpignan, à Rennes, à Paris ou à Montpellier, c'est exactement la même chose. Prenez, par exemple, une station-service, avec un volume d'inflammables relativement important. Pourquoi dupliquer l'étude de danger ? L'autorité se contente d'exiger un certain nombre de spécifications à respecter, à charge à l'exploitant de dire en quoi il respecte en tout point ces mesures. Le préfet, sur des dossiers compliqués, peut toujours dire qu'un dossier d'enregistrement ne le satisfait pas pleinement, et qu'il le bascule vers le régime de l'autorisation, ce qui impose de refaire complètement l'étude de danger.

M. Hervé Maurey , président . - Le Barpi a souligné une augmentation importante - + 25 % en 2018, je crois - du nombre d'accidents industriels, notamment sur les sites Seveso. Je trouve donc étonnant votre ton, qui donne à penser que tout va bien, et qu'aucune adaptation ou évolution ne seraient nécessaires. Nous ne sommes pas là pour vous flageller, mais il faut un minimum d'analyse objective et de propositions. Or, votre propos est très aseptisé.

Mme Magali Smerts . - Je me désole d'avoir donné cette impression. Soulignons aussi que le nombre de mises en demeure n'a pas augmenté. Notre président l'a exprimé publiquement : nous allons tirer les enseignements de cet événement, comme nous l'avons toujours fait. Nous avons engagé une réflexion, et il nous semble qu'il y a deux domaines dans lesquels notre industrie doit progresser, au-delà de l'information du public. D'abord, la configuration des entrepôts. La réglementation existe, mais notre industrie doit mieux diffuser les meilleures pratiques. Deuxième axe de réflexion : la mise à disposition rapide des informations concernant l'inventaire, sur nos sites, des substances entreposées.

M. Jean-Claude Tissot . - Le site de l'accident est classé Seveso seuil haut. Le stockage était fait partiellement là, partiellement chez Normandie Logistique. Faire évoluer la réglementation du stockage sur les sites de production, très bien ! Mais ne faudrait-il pas aussi faire évoluer de façon très forte les sites de stockage qui jouxtent les sites de production ?

Mme Magali Smerts . - Je n'ai pas dit qu'il fallait modifier la réglementation sur les stockages, j'ai dit que cette réglementation était suffisante pour que nous puissions tirer des enseignements et réfléchir à la diffusion des meilleures pratiques.

M. Philippe Prudhon . - Au-delà du classement du site suivant les différentes installations, il y a, au niveau des stockages, des arrêtés spécifiques pour les liquides inflammables, en vrac ou conditionnés. La réglementation sur les entreposages est riche, avec au moins deux arrêtés. Il y a surtout de bonnes pratiques. Après un accident, on prend les conclusions de l'étude et on regarde ce qu'on peut mettre en oeuvre pour éviter que cela se reproduise. Sans attendre les conclusions des études et des enquêtes, nous travaillons très sérieusement pour éviter que, de nouveau, 5 000 mètres cubes de produits partent en fumée. Le but est de diminuer le potentiel de danger.

Mme Nelly Tocqueville . - Lubrizol a été accompagné par des acteurs du secteur, tels que vous les avez mentionnés. En 2013, lorsqu'il y a eu la fuite de gaz, et en 2015, lorsqu'il y a eu la fuite d'huile, êtes-vous intervenus auprès de Lubrizol, pour savoir ce qui s'était produit et pour constater des manquements ? Avant cet accident, comment accompagniez-vous Lubrizol dans la mise en place de ses dispositifs, en particulier de sécurité ?

Mme Magali Smerts . - Le rôle de France Chimie est la diffusion et le partage des meilleures pratiques, ainsi que l'explication des réglementations. Nous n'avons pas un rôle de consultant. Nous diffusons des circulaires techniques pour expliquer une réglementation parfois complexe.

M. Philippe Prudhon . - L'événement de 2013 a occasionné un émoi important auprès des habitants, ce qu'on peut comprendre. Lorsque les Rouennaises et les Rouennais ont senti l'odeur du dérivé soufré, ils ont été nombreux à téléphoner aux pompiers. Nous avons fait une enquête auprès de Lubrizol, ce qui nous a amenés à diffuser une circulaire sur la manière de repérer ces substances malodorantes. En tant que fédération, nous avons créé une base, qui regroupe une centaine de substances référencées. L'incendie récent est de nature très différente. Le retour d'expérience est déjà en cours et Mme Smets a mentionné quelques pistes de réflexion. On doit pouvoir trouver des solutions pour qu'un incendie n'aboutisse pas à détruire des milliers de tonnes d'un produit.

Mme Céline Brulin . - Ne vous semble-t-il pas nécessaire d'examiner la question de la défense incendie ? Le nombre de pompiers mis à disposition dans vos industries fait débat entre organisations syndicales et industriels, suite à l'incendie de Lubrizol. Il y a les moyens matériels, puisque les émulseurs ont manqué, apparemment. Et il y a cette pratique, qui semble relever d'un accord tacite selon lequel les industriels s'épaulent les uns les autres et mettent à disposition leurs moyens de défense incendie sur une plateforme. Ne faudrait-il pas la systématiser et rendre obligatoire cette espèce d'assistance mutuelle ?

M. Hervé Maurey , président . - On nous a dit que, selon les sites, il pouvait y avoir des pompiers, ou simplement des agents de surveillance, voire aucune présence physique. Une grande hétérogénéité, donc.

M. Philippe Prudhon . - La réglementation demande à l'exploitant de prendre le scénario le plus impactant et, par rapport à ce scénario, de prévoir la quantité d'eau et d'émulseurs qu'il mettra en place. Il faut aussi prendre en compte le temps de refroidissement des parties qui ont été soumises à l'incendie. Lubrizol est dans une zone industrielle importante, dans laquelle les industriels ont des moyens et, sous forme de convention, peuvent intervenir. Les pompiers que vous évoquez sont souvent des équipes de première intervention, en attendant les équipes de secours spécialisées. Nous attendons les conclusions de l'enquête.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Sur les entrepôts, vous considérez que la réglementation est suffisante, et qu'il faut tirer profit des expériences pour l'améliorer. On nous a pourtant dit que, pour les lieux de stockage et les entrepôts, il n'y avait pas de statut réel, et qu'il fallait réfléchir à des règles plus contraignantes.

Votre secteur est en pleine expansion et vous faites des investissements importants en matière de recherche et développement, ou pour de nouveaux matériaux. Nos agences nationales cherchent à détecter la dangerosité et l'interférence des produits entre eux. Avez-vous étudié, dans le cas de la combustion des produits, leurs interférences ou les effets cocktail ?

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Vous parlez d'accompagner les établissements pour un partage des meilleures pratiques. Saviez-vous que ces 12 000 fûts, totalisant 4 000 tonnes, étaient dans des entrepôts qui n'étaient ni équipés ni autorisés ? S'agit-il d'une pratique courante ? Qu'allez-vous faire pour interdire cela ?

Mme Magali Smerts . - Non, France Chimie n'avait pas connaissance de cette configuration : nous accompagnons 1 300 établissements... Et nous ne les contrôlons pas !

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - La Dreal affirme que cet établissement était très surveillé. Comment ce stockage n'a-t-il pas été détecté ?

Mme Magali Smerts . - En tant que fédération professionnelle, il ne m'appartient pas de commenter l'action de l'État et je ne souhaite pas entrer dans cette polémique. Pour nous, la réglementation existe, il ne s'agit que de l'appliquer et de s'assurer que les meilleures pratiques sont diffusées. Oui, nous consacrons des efforts importants à la recherche. Dans le cadre de la réglementation Reach, nos industriels doivent apporter les preuves de l'innocuité de leurs produits. Au niveau européen, plus de 3 milliards d'euros ont été consacrés aux études sur les substances. Les effets cocktail constituent un domaine de recherche. Sur un petit nombre de molécules, on a pu identifier des effets qui ne sont pas additifs. En l'état des connaissances, cela ne conduit pas à remettre en question l'architecture de la réglementation sur les produits.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - On nous dit toujours que Reach ne s'applique pas, pour des questions de seuils, ou de manque de données supplémentaires. En réalité, la France n'applique pas Reach !

M. Philippe Prudhon . - Si. La France applique Reach, comme l'ensemble de l'Europe. Reach a trois piliers : l'enregistrement, l'autorisation et l'évaluation. Sur l'enregistrement, il y a eu trois étapes majeures : 2010, 2013 et 2018. Toute substance importée ou produite en Europe a été enregistrée, avec des exigences susceptibles de répondre en tout point à la réglementation. Certes, les dossiers qui ont été enregistrés il y a une dizaine d'années peuvent être améliorés - et nous avons un programme d'amélioration des dossiers. Notre base, unique au monde, rassemble un très grand nombre de données toxicologiques. Pour un incendie, il faut pouvoir accéder aux produits de décomposition. C'est un sujet complexe, qui dépend des conditions d'humidité et de vent, notamment.

M. Hervé Maurey , président . - Merci. N'hésitez pas à nous transmettre tout document utile. Il faut essayer de renouer la confiance entre l'industrie en général, et l'industrie chimique en particulier, et les citoyens. Il n'est ni souhaitable ni sain que s'instaure un climat de défiance et de méfiance à l'égard d'une industrie aussi importante que la vôtre. N'hésitez pas à nous faire parvenir des propositions.

M. Jérôme Bertin, directeur général de France Victimes, et M. David Delaunay, directeur général de l'association d'aide aux victimes et d'information sur les problèmes pénaux (Avipp76)
(Jeudi 12 décembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Nous recevons à présent M. Jérôme Bertin, directeur général de France Victimes, et M. David Delaunay, directeur général de l'association d'aide aux victimes et d'information sur les problèmes pénaux, connue sous le nom d'Avipp76. Tous deux ont souhaité être entendus par notre commission d'enquête.

Lors de l'incendie de l'usine de Lubrizol, la préfecture de Seine-Maritime a mis en place une cellule de soutien psychologique, d'abord au centre hospitalier, puis à la mairie de Petit-Quevilly. Mais il n'y a pas eu de centres d'accueil des victimes regroupant les différents acteurs de la santé, des assurances, de la sécurité sociale et de la justice. Vous avez dénoncé cette situation et vous vous êtes en quelque sorte substitués à cette absence en indiquant que vous étiez à disposition pour recueillir les témoignages des victimes. Vous avez ensuite ouvert une permanence d'accueil dans une mairie annexe de Rouen. Vous allez nous indiquer le bilan que vous dressez de cette action, qui répondait certainement à une attente d'une partie au moins de la population. Vous nous indiquerez ce que l'État aurait dû faire pour répondre à cette attente.

Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jérôme Bertin et David Delaunay prêtent serment.

M. Jérôme Bertin, directeur général de France Victimes . - Merci d'avoir accédé à notre demande d'audition pour évoquer l'incendie de Lubrizol et apporter un éclairage différent à votre commission, sur un volet sans doute moins abordé lors des auditions précédentes. Nous ne nous sommes pas complètement substitués à l'État : les associations d'aide aux victimes travaillent de concert avec les autorités publiques. Mais il suffit qu'une personne passe à côté des dispositifs pour qu'on se dise que, collectivement, on aurait pu mieux faire.

Nous avons souhaité intervenir à deux voix, puisque ces dispositifs s'entendent aussi bien dans le cadre d'une coordination nationale que d'une intervention locale. Le réseau France Victimes est organisé ainsi depuis environ 40 ans. Au départ, sous l'impulsion de Robert Badinter, l'idée était d'avoir une association d'aide aux victimes conventionnée avec les autorités, et notamment avec le ministère de la justice, pour apporter au quotidien un soutien et un accompagnement à toute personne qui est, ou s'estime, victime.

Fédérées au sein du réseau France victimes, environ 132 associations maillent tout le territoire, avec au moins une association par ressort de tribunal qui, par son conventionnement avec la justice et par les textes, permet d'apporter une aide, une assistance et une prise en charge globale à toute victime. Cette prise en charge se fait par l'intermédiaire de nos 1 500 professionnels de terrain, juristes, psychologues, travailleurs sociaux essentiellement. Entre 300 000 à 320 000 nouvelles personnes sont aidées par notre réseau chaque année.

Cet accompagnement est quotidien, mais s'inscrit dans des dispositifs plus larges ou spécifiquement mis en place lorsqu'il s'agit d'événements collectifs. D'où notre demande d'audition. Des instructions et des décrets prévoient la mise en place de dispositifs d'accueil, de recensement et d'accompagnement des victimes, qui n'ont pas forcément été mis en place dans le bon calendrier pour permettre à toute personne impactée de bénéficier d'une proposition d'aide.

L'intervention se fait à deux niveaux. La fédération France Victimes joue son rôle en matière d'événements collectifs, d'abord parce qu'elle porte au quotidien le numéro d'aide aux victimes 116 006. Ce numéro, qui appartient au ministère de la justice, est actif toute l'année, de 9 heures à 19 heures, sept jours sur sept. En cas d'événements collectifs, il peut être diffusé auprès du grand public. Il peut éventuellement procéder à des appels sortants, pour aller au-devant de victimes répertoriées et leur faire une proposition d'aide.

La fédération joue aussi un rôle avec son réseau de coordination de la prise en charge des victimes puisque, par expérience, nous savons que lorsqu'un événement collectif survient, les victimes ou les proches des victimes ne sont pas forcément domiciliés sur le lieu de survenance de l'événement. Par conséquent, plusieurs associations de notre réseau peuvent se retrouver mobilisées pour accompagner des victimes. Le rôle de la fédération est de s'assurer qu'au même moment, toutes les victimes, quelle que soit leur domiciliation, aient accès à la même information et au même accompagnement, en temps réel. Ainsi, après l'attentat de Nice, 82 de nos associations ont suivi des proches ou des victimes directes de l'événement.

Dès les premiers instants, la fédération se met à disposition des autorités. Sur le plan local, les associations d'aide aux victimes sont conventionnées par les cours d'appel. À partir de 2020, elles auront un agrément administratif délivré par la justice. Elles peuvent être réquisitionnées par les autorités judiciaires pour aller au-devant des victimes. Un guide méthodologique de prise en charge des victimes d'événements collectifs a été réédité en novembre 2017 - il existe depuis 2004. De même, le guide Orsec, dans sa version G6, prévoit, dans le cas de nombreuses victimes, la mise en place de dispositifs et de structures d'accueil car les numéros de téléphone ne suffisent pas, il faut des structures physiques.

M. David Delaunay, directeur général de l'association d'aide aux victimes et d'information sur les problèmes pénaux (Avipp76) . - Je suis salarié de l'association et riverain de Lubrizol, donc j'ai entendu les explosions, à quatre heures et demie du matin... Mon premier réflexe, professionnel, a été de me demander s'il y avait des personnes décédées ou blessées. Vu la taille du panache de fumée, nous avons tout de suite pris conscience qu'il allait falloir mettre un dispositif en place pour toutes les personnes qui avaient été impactées.

Dès le vendredi 27 septembre, une cellule a été créée, avec des personnes ayant des connaissances particulières en matière d'accidents collectifs, et évidemment d'assurance, puisque nous anticipions de nombreux dommages. Dès le lundi suivant, nous nous sommes rapprochés du procureur pour nous mettre à disposition de l'autorité judiciaire, qui nous réquisitionne en cas d'événements collectifs. Il n'a pas été possible de réunir rapidement le comité local d'aide aux victimes (CLAV). Il s'est réuni après quinze jours, et c'est alors qu'on a décidé l'ouverture d'un espace d'accueil spécifique au sein de la mairie annexe, qui se trouvait au coeur du quartier le plus impacté à Rouen. Le barreau de Rouen y a participé et, en trois semaines, nous avons reçu plus de 120 personnes. Des communes un peu plus éloignées ayant aussi été fortement impactées, le CLAV a mis en place une équipe mobile. Nous avons eu le soutien de l'Association des maires de France (AMF), qui s'est rapprochée des différentes municipalités afin de cibler le plus précisément possible les communes concernées. Certaines n'ont pas souhaité d'intervention : c'est le cas de Préaux et Buchy, ainsi que Neuchâtel-en-Bray.

Nous avons travaillé en bonne intelligence grâce à notre accord interassociatif de Seine-Maritime, qui prévoit une convention d'entraide en cas d'accident collectif. Nous sommes une petite association : cinq salariés et une dizaine de bénévoles. Si de nombreuses victimes s'étaient présentées, nous n'aurions pas pu prendre en charge tout le monde. Aussi nous sommes-nous rapidement mis en lien avec notre fédération, et avec le numéro national d'aide aux victimes, pour pouvoir gérer un afflux massif d'appels téléphoniques. Nous avons communiqué de notre côté, et pré-mobilisé le réseau d'accueil alentour.

Toutes permanences confondues, 254 personnes nous ont demandé de l'aide. Les questions portaient principalement autour de sujets d'assurance, avec des inquiétudes sur la mise en oeuvre des contrats d'assurance. Il y avait aussi des questions autour de la santé et sur la qualité de l'air. Nous avons noté, enfin, un souhait massif de déposer plainte afin de signifier le mécontentement.

Quand on s'éloigne de Rouen, les personnes ont parfois moins de ressources, et des contrats d'assurance de moins bonne qualité. Certains se sont éloignés du centre-ville pour des raisons matérielles. J'ai ainsi reçu des personnes âgées, par exemple un retraité dont la pension de retraite était d'environ 700 euros et qui se servait de son potager comme moyen de subsistance et pour obtenir un complément de revenu. Les dépôts de suie ont détruit complètement cette ressource et, si les assurances ont souvent accepté de couvrir le nettoyage des maisons et du bâti, tout ce qui est extérieur n'est pas pris en charge. Il y a aussi des difficultés liées à la franchise : les assurances prennent en charge le nettoyage et les réparations, mais les franchises restent à la charge des particuliers. Et plus les contrats sont bon marché, plus les franchises sont importantes. Cela peut aller de 130 à 300 euros. C'est une somme importante, qui peut dissuader de faire des déclarations de sinistre. De plus, il arrive que les assurances ne mobilisent pas la bonne garantie et ouvrent des dossiers de protection juridique, et non de sinistre. Plus on s'éloigne de la couronne rouennaise, plus les difficultés sont importantes. Et 254 personnes reçues, c'est peu par rapport à l'immensité des dégâts... Cela ressemble plus à une marée noire dans les jardins qu'à de vagues dépôts de suie ! Le nettoyage d'une habitation coûte entre 7 000 et 8 000 euros.

Il y a une incompréhension, car les premières indemnisations sont arrivées, notamment pour les collectivités. Les agriculteurs ont aussi fait des demandes, même si elles s'accompagnent d'abandons de recours. Les commerçants aussi. Mais, pour les particuliers, rien ! Pour beaucoup, 300 euros de franchise, c'est une somme importante - sans compter les quantités d'eau utilisées pour le nettoyage. Sur tout cela, nous n'avons pas de réponse à apporter aux personnes, et nous n'avons rien entendu du côté de Lubrizol. Habituellement, pour les particuliers, un accord-cadre est proposé. Pour l'instant, nous n'avons rien de tel. L'association d'aide aux victimes ne peut pas agir à la place des victimes, mais celles-ci constituent un groupe atomisé, qui n'a pas forcément les ressources pour se mobiliser et entamer une démarche collective.

M. Hervé Maurey , président . - Quelles suggestions pourriez-vous formuler ?

M. Jérôme Bertin . - Il serait souhaitable qu'un groupe opérationnel regroupant la justice, les associations d'aide aux victimes, les associations de victimes, les avocats et peut-être un représentant de l'État puisse officiellement se faire connaître auprès de Lubrizol. Nous ne connaissons toujours pas leur assurance, et ils n'ont pas de correspondant déclaré à la Fédération française des assurances (FFA) : nous n'avons pas d'interlocuteur ! Après l'incendie du Cuba libre , le comité de pilotage s'était réuni et, dans les semaines qui ont suivi, l'assureur AXA participait aux réunions et faisait des propositions pour les particuliers.

M. Hervé Maurey , président . - Nous leur poserons la question la semaine prochaine. L'État devrait-il prendre en charge le rôle d'assistance et de conseil pour une catastrophe de ce type ?

M. Jérôme Bertin . - Oui. En tout cas, il doit garantir que chacun a accès au droit et à de l'aide s'il en a besoin, comme les textes le prévoient. Je ne dis pas que rien n'a été fait. Le procureur a réquisitionné la déléguée interministérielle et est intervenu pour que le CLAV se mette en place. Un numéro d'information du public a été diffusé, mais avec des informations très partielles : il avait pour fonction de rassurer, notamment sur les conséquences sanitaires et environnementales, mais n'apportait aucune réponse sur les questions juridiques, les précautions à prendre et le cadre juridique dans lequel l'indemnisation s'organiserait. De plus, ce numéro n'est plus disponible, deux mois après l'événement. Et le 116 006 n'est pas diffusé officiellement. Dans une telle crise, il faut un numéro unique et bien diffusé. Le 116 006 n'a reçu que 36 appels...

Et la coordination est tardive. En cas d'événements collectifs, il faut qu'un comité de liaison s'assure que les jalons sont bien posés. Les accords-cadres en matière d'indemnisation permettent de bien encadrer les problématiques individuelles. Il n'est pas normal que des victimes aient à payer une franchise alors même qu'on est sur le principe d'une réparation intégrale à terme. Pour l'instant, nous n'avons pas posé les jalons, alors que les textes le permettent. Il y a beaucoup plus de particuliers que de commerçants ou d'agriculteurs qui viennent nous voir.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Quelle différence faites-vous entre victimes, sinistrés et impactés ? Dans cette zone industrielle héritée de l'histoire, le risque zéro n'existe pas. N'avez-vous pas un rôle pédagogique à mener pour aider cette population fragile à relire ses contrats d'assurance, à les comprendre et à éviter toutes les mauvaises surprises que l'on découvre ?

Le préfet a donné un avis favorable au projet de réouverture partielle de l'usine Lubrizol. Pourtant, le dossier soumis au Conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst) souligne quelques problèmes et interrogations, puisque plusieurs prescriptions du préfet n'ont pas été encore mises en oeuvre. Que pensez-vous de cette réouverture ?

M. Jérôme Bertin . - Victimes, sinistrés, impactés, impliqués : ces débats ont lieu à chaque événement collectif. Ce n'est pas aux associations d'aide aux victimes de qualifier, puisque nous recevons par principe toute personne qui en éprouve le besoin et exprime des demandes. Pour autant, nous nous interrogeons sur l'influence que peut avoir ce choix sur les dispositifs mis en place. Si on parle rapidement de victimes, on imagine des droits. Mais on ne sait pas s'il y en aura pour tout le monde. Le guide méthodologique sur la prise en charge des victimes d'accidents collectifs est très clair : un événement soudain, qui crée des dommages humains et matériels, nécessite, par son ampleur, la mise en oeuvre de moyens importants et de mesures spécifiques pour la prise en charge des victimes. Pour nous, la définition est très large, même si les droits peuvent être différents : tout le monde a besoin d'une écoute, d'une information.

M. David Delaunay . - En février 2019, nous avions soulevé la question des risques industriels : personne ne sait ce que sont les plans de prévention des risques technologiques (PPRT), même s'ils figurent dans les actes de vente des habitations. Le classement d'une usine en Seveso seuil haut signifie qu'on est au niveau maximal de sécurité. Les habitants n'ont pas la conception du risque, mais de la sécurité. Et ils raisonnent par analogie : comme employeur, les exigences vis-à-vis des salariés sont nombreuses. Comment un incendie, qui n'est certes pas le pire sinistre possible, a-t-il pu provoquer une pareille catastrophe ? Ils ont le sentiment d'une rupture du pacte de bonne compréhension industrielle. Le CLAV travaille aussi en amont. Pourtant, son activité demeure largement inconnue.

M. Jérôme Bertin . - La prise en charge dépend de ce que les victimes ont vécu. Avec un bon accompagnement, on comprend les raisons du sinistre et l'on comprend que l'usine ne puisse pas rester fermée éternellement. Si l'on pense que la réouverture obéit surtout à des motifs économiques, on la vit négativement. Le comité de transparence devra en tout cas expliquer cette réouverture.

La catégorisation des victimes ne doit pas être un frein. Pour l'attentat sur la promenade des Anglais à Nice, tout le monde n'était pas concerné par l'indemnisation, mais des gens ont été choqués, des tiers sont intervenus : ils ont tout autant le droit d'être accompagnés psychologiquement, même s'ils ne sont pas concernés par le fonds de garantie. Avec les services de l'État, nous savons procéder au classement. Le guichet unique d'accueil est difficile à concevoir, car des milliers de personnes auraient pu pousser sa porte. Il y a donc eu une adaptation, par le biais de permanences.

Mme Nelly Tocqueville . - Vous avez exprimé une certaine déception en disant n'avoir reçu que 254 personnes. Les autres vont rester avec leurs souffrances, leurs questionnements, leurs inquiétudes. Réfléchissez-vous à un nouveau mode de communication tourné vers les habitants éloignés de la couronne rouennaise, pour les informer de ce qu'ils peuvent venir vous contacter et déposer des recours ? Ne craignez-vous pas que, en l'absence d'interlocuteur, certaines victimes se découragent ?

M. Jérôme Bertin . - Si, c'est pourquoi nous insistons sur la coordination. La mission des associations d'aide aux victimes s'inscrit dans le cadre de conventionnements et, demain, d'agréments. Nous agissons avec les pouvoirs publics : France victimes ne communiquera pas d'elle-même sur le 116 006, car ce numéro ne nous appartient pas. Grâce à notre réseau de 1500 intervenants, nous pouvons apporter des renforts. Et le ministère de la justice a accordé une subvention complémentaire à l'Avipp pour qu'elle se renforce. Il faut mettre tous les acteurs autour de la table, y compris le responsable supposé, pour encadrer les suites.

M. David Delaunay . - Nous travaillons sur le temps long. Nous avons bénéficié d'une dotation complémentaire du ministère de la justice ; elle ne va pas nous permettre d'effectuer un recrutement, qui est en cours. Nous continuons à maintenir des permanences dans les zones rurales. Elles sont toujours complètes : dix ou quinze personnes par matinée. C'est le seul espace de parole pour pouvoir raconter l'événement à un tiers. L'écoute et la verbalisation de l'événement sont très importantes. Elles font aussi émerger des détails. Parfois, des assureurs oublient les VMC, si bien que les pollutions demeurent. À Mont-Saint-Aignan, une expertise a révélé des niveaux de pollution anormaux dans un appartement. Il serait étonnant que les appartements voisins ne soient pas touchés et nous pouvons suggérer aux habitants de communiquer entre eux.

Sur l'absence d'interlocuteur, j'espère bien que les choses vont évoluer.

Mme Céline Brulin . - L'Avipp est-elle membre du comité de transparence et de dialogue ? Des fonds sont débloqués pour les agriculteurs, les entreprises, les collectivités locales, et le Premier ministre est venu lui-même mettre le dispositif en place, pour que, sans attendre que la justice ait fait son travail, sans attendre même de savoir qui est l'assureur de Lubrizol, Lubrizol débloque déjà des sommes pour payer les premières dépenses qui incombent aux victimes. Pourquoi les particuliers n'ont-ils pas été mis dans cette boucle ?

M. David Delaunay . - L'Avipp n'est membre que du comité local d'aide aux victimes.

M. Hervé Maurey , président . - Avez-vous demandé à rejoindre le comité de transparence et de dialogue ?

M. David Delaunay . - Pas du tout.

M. Hervé Maurey , président . - Vous paraîtrait-il pertinent de le rejoindre ?

M. David Delaunay . - Peut-être. Des associations de victimes y participent ; nous échangeons avec d'autres associations, comme l'association des sinistrés de Lubrizol ou Respire.

M. Jean-Claude Tissot . - On constate de nouveau une difficulté de transmission de l'information. Vous êtes-vous rapprochés des associations d'élus comme l'AMF ou l'association des maires ruraux de France (AMRF) ?

M. David Delaunay . - Nous avons eu recours à l'association des maires de Seine-Maritime. Un message a été envoyé aux municipalités qui auraient souhaité mettre en place des permanences. Nous nous sommes rendus disponibles pour tout le monde. Le niveau pertinent est celui des centres-bourgs. Certaines municipalités n'ont pas souhaité notre aide.

M. Jérôme Bertin . - Le travail avec l'AMF est primordial, car il y a un gros effort de pédagogie à faire en direction des élus locaux. Notre réseau associatif préexiste à tout événement. Or les élus découvrent l'existence de nos associations à l'occasion d'un sinistre. Nous sommes intervenus au Congrès des maires de France et nous allons sans doute passer un accord avec l'AMF pour que les élus locaux perçoivent mieux qu'ils peuvent eux aussi utiliser nos associations d'aide aux victimes.

M. Hervé Maurey , président . - Merci. N'hésitez pas à nous faire parvenir vos propositions.

MM. Sylvain Schmitt, président, et Christian Boulocher, directeur général, Normandie Logistique
(Jeudi 12 décembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Nous poursuivons nos auditions de la semaine en entendant MM. Sylvain Schmitt, et Christian Boulocher, respectivement président et directeur général de Normandie Logistique. Nous avions déjà rencontré M. Boulocher lors de notre déplacement sur le site de l'usine Lubrizol à Rouen. Il nous a semblé essentiel que vous puissiez témoigner devant notre commission d'enquête.

Vous avez prononcé devant l'Assemblée Nationale une phrase qui fut largement reprise par les médias : « Si vous êtes près d'un site Seveso, fuyez ! ». Cette phrase a interpellé toutes les personnes qui en ont eu connaissance et peut-être éclairerez-vous la signification que vous lui donnez.

Nous avons entendu une soixantaine de personnes et nombre d'entre elles ont évoqué la situation de votre entreprise. Le directeur régional de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) nous a par exemple indiqué avoir relevé plusieurs manquements à votre encontre, notamment une « incohérence entre l'inventaire du stock fourni par l'exploitant et ceux fournis par ses clients ». Nous souhaiterions que vous nous disiez où vous en êtes, un mois après la mise en demeure du préfet vous ayant demandé de retirer et d'inventorier la totalité des produits et matériels stockés dans les deux bâtiments.

Nous avons également entendu des témoignages et recommandations sur le rôle de la sous-traitance en général, plus particulièrement s'agissant des entreprises classées Seveso. Nous aimerions également que vous nous éclairiez, à la lumière de votre expérience, sur la façon dont vous fonctionnez ou fonctionniez avec Lubrizol en termes de relations de sous-traitance, notamment sur la question importante de la formation des salariés.

Un certain nombre de témoignages laissent penser que, d'une manière générale, les personnels des entreprises sous-traitantes n'ont pas toujours un personnel ayant la formation requise pour intervenir dans les entreprises dans lesquelles elles sont appelées à le faire.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Messieurs Schmitt et Boulocher prêtent serment.

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Nous avons préparé un diaporama afin de resituer notre entreprise dans son contexte. Nous sommes un groupe de logistique et une petite entreprise, par comparaison avec Lubrizol.

Normandie Logistique est une entreprise multisites, présente à la fois dans les régions de Rouen, Caen, Le Havre et Angers. Nous faisons trois métiers différents : le transport (qui représente 80 % de notre activité), l'entreposage et des prestations de transitaire. L'activité touchée par le sinistre représente une petite structure d'une cinquantaine de salariés. Son activité est répartie entre six sites logistiques, dont trois à Rouen, un au Havre et un à Caen. Dans sa globalité, le groupe Normandie Logistique emploie 500 salariés. Le site impacté n'emploie que 4 à 5 salariés. Les prestations réalisées sur ce site étaient des prestations logistiques de base, c'est-à-dire des activités de stockage pour le compte de différents clients.

Nous sommes présents principalement dans l'agroalimentaire. Dans le domaine de la chimie, Lubrizol était notre seul client et l'était devenu du fait de sa proximité. Nous ne sommes aucunement des spécialistes de la chimie. C'est l'opportunité née de la proximité avec Lubrizol qui nous a conduits à travailler avec cette entreprise. J'ai repris Normandie Logistique en 2011. Les relations commerciales avec Lubrizol existaient alors de longue date.

Le site qui a connu le sinistre s'appelle « Quais de France », du fait de sa localisation en bordure de Seine. Ce site est mitoyen de celui de Lubrizol sur une longueur de 300 mètres, ce qui constitue une situation tout à fait particulière. Sur la photo projetée, vous voyez, à gauche, le site Lubrizol et à droite, en bas, le site Triadis, qui est également une installation classée Seveso. La bande de terrain que nous occupions représentait 30 mètres de large dans sa portion la plus étroite. Si, aujourd'hui, nous devions reconstruire un site de stockage, il serait impossible de le faire sur un terrain présentant cette configuration, d'autant plus qu'il faut en principe laisser vingt mètres de chaque côté d'un bâtiment.

Il se trouve que ce site date des années 1920. Une autre photo montre la configuration du site en 1978, date à laquelle Lubrizol n'existait pas en tant que tel. Des activités de stockage de bois se trouvaient de chaque côté de notre site. Ces activités se sont collées aux entrepôts. C'est la raison pour laquelle nous bénéficions d'une « antériorité ».

Vous voyez sur le schéma projeté une zone rouge quadrillée. L'impact, sur notre entreprise, prévu par le plan de prévention des risques naturels (PPRT) correspond à la destruction qui a effectivement touché le bâtiment. L'image suivante indique les bâtiments qui ont été touchés par l'incendie. Ces bâtiments (T3, 4ème trimestre, T2b, T2c, TRB, TRC) correspondent exactement à ce que prévoyait le PPRT. Nous n'avons pas été acteurs du PPRT. Nous avons eu un rendez-vous avec l'administration, qui est venue nous voir et nous a dit : « oui, c'est vrai, vous auriez peut-être dû être délaissés, mais l'État n'a pas d'argent », donc « on continue comme ça », nous a-t-elle dit en substance.

M. Hervé Maurey , président . - Pouvez-vous préciser ce que signifie l'expression « vous auriez dû être délaissés » ?

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - En vertu des dispositions existantes, lorsque vous vous trouvez dans une zone rouge, dite d'interdiction, l'État peut vous exproprier.

Lorsque nous avons pris connaissance du PPRT, des discussions avaient déjà été engagées avec Lubrizol en vue d'une acquisition du site. Compte tenu de la zone de danger, il nous a paru plus sage que Lubrizol acquière ce site. Des discussions ont eu lieu durant plusieurs années. Elles ont failli aboutir en 2017, mais, alors que tout était prêt, de notre côté, pour déménager, Lubrizol s'est dédit du fait de problèmes financiers.

La direction régionale de l'environnement de l'aménagement et du logement (DREAL) avait visité notre site de fond en comble en 2017 et un certain nombre d'études (notamment des études de sol) avaient été réalisées afin que les prescriptions nécessaires à l'intégration de notre site dans le site Seveso soient réalisées. Cela faisait partie d'une condition posée par Lubrizol pour acquérir le site. Lorsqu'un site de la nature de celui que nous occupons est intégré à une installation Seveso, il faut en effet que les prescriptions liées à ce régime soient applicables à l'ensemble du site intégré.

Dans ces bâtiments, nous stockions uniquement des produits combustibles, qui répondent à une nomenclature ICPE (rubrique 15.10). Un produit combustible n'est pas un produit inflammable. Nous ne stockions pas de produits toxiques dangereux. Il s'agissait de produits d'une nature très différente de ceux stockés par Lubrizol dans ses bâtiments. Ceci a d'ailleurs été confirmé par le président-directeur général de Lubrizol et par la DREAL. Nous ne sommes pas un site Seveso, encore moins un site Seveso « seuil haut ». Notre installation est une installation de stockage, qui stocke des produits utilisés par Lubrizol et provenant de Lubrizol mais ces produits ne sont pas de même nature. Ils sont combustibles, mais ne nécessitent pas des prescriptions spécifiques qui auraient pour objet de se prémunir de dangers particuliers.

M. Hervé Maurey , président . - Nous avons souvent entendu dire, notamment par les médias, que vous auriez eu à stocker des matières que Lubrizol ne voulait pas garder sur son site. Cela aurait permis à Lubrizol d'avoir, dans son périmètre, des installations qui ne soient pas classées Seveso - ce qui pourrait peut-être expliquer que l'achat de votre site n'ait pas eu lieu.

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Nous devions reprendre les discussions en octobre 2019 car Lubrizol était toujours intéressé par cette acquisition. De nombreux échanges entre Lubrizol et notre entreprise le prouvent. Cela n'a pas abouti, mais c'est du seul fait de Lubrizol et non du nôtre. Le prix, notamment, était négocié depuis longtemps.

Notre métier est de stocker des produits que nous proposent des clients, correspondant aux caractéristiques de produits que nous pouvons stocker. Bien que nous soyons voisins d'un site Seveso, nous n'avions aucun lien avec Lubrizol sur ce type de sujet. Nous stockions des produits correspondant à ces classifications, mais nous n'étions aucunement concernés, de près ou de loin, par les problématiques liées au classement Seveso du site de stockage de Lubrizol. Je ne saurais vous dire pourquoi Lubrizol stockait des produits chez nous. Je suppose qu'ils n'avaient pas la place de stocker ces produits sur leur site.

M. Hervé Maurey , président . - Ne peut-on imaginer qu'il était plus simple pour Lubrizol, du fait de moindres contrôles, de stocker ces produits chez vous plutôt que chez eux ?

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Non, il ne s'agit pas d'une question de contrôle puisque nous pouvions stocker ces produits. Ces produits auraient-ils été soumis, dans l'hypothèse où ils eussent été stockés sur leur site, à d'autres obligations ? Je n'en sais rien. Je ne suis pas en mesure de le dire.

Ces produits sont des produits « de base » : ils correspondent au premier niveau de la nomenclature ICPE. Ce sont des produits banals. Aucune caractéristique ne les relie à une activité dangereuse, chimique ou toxique. Je pense qu'ils étaient stockés chez nous pour des questions de coût, compte tenu de la proximité du site, qui réduisait les coûts logistiques de transfert d'un site à un autre. Je pense que c'est la seule raison.

Nous avons constaté, a posteriori , que la zone où s'est produit, a priori , le départ de feu correspond à la zone de stockage qui se trouve à l'extérieur du bâtiment. La photo projetée à l'écran est assez ancienne puisqu'elle date de 2012. Il y avait énormément de stockages extérieurs et nous supposons que ces stockages débordaient un peu. C'est le problème de Lubrizol et non le nôtre.

Nous nous considérons comme une victime de cet incendie. Comme nous l'avons dit plusieurs fois, il nous paraît impossible que l'incendie ait pris naissance chez nous. Nos assureurs ont effectué des enquêtes et ont fait intervenir un laboratoire spécialisé dans les enquêtes relatives à des incendies. Ces spécialistes sont formels : l'incendie ne peut pas avoir pris naissance chez nous.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure . - N'est-ce pas parce que vous stockez des produits combustibles que le feu ne peut être parti de vos locaux ?

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - C'est une partie des raisons pour lesquelles le feu ne peut avoir démarré chez nous. C'est une question de point éclair. Pour faire démarrer un feu, plus le point éclair est bas, plus l'incendie peut se déclarer rapidement. C'est comme dans une cheminée. Vous mettez des bûches, mais cela prend un certain temps avant que le feu ne démarre. Compte tenu de nos dispositifs de détection (notamment des alarmes incendie) et de la nature des produits stockés, nous avons la conviction que le feu n'a pas démarré chez nous. L'expert en assurance, qui a fait son travail, nous a dit la même chose. Cela lui paraît impossible.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure . - Nous réfléchissons à l'interdiction éventuelle de la sous-traitance ou à son encadrement, dans la mesure où les sous-traitants n'ont pas nécessairement le degré de formation nécessaire pour intervenir sur des sites Seveso. Si votre site ne compte que 4 à 5 salariés, j'imagine que vous ne faites pas intervenir de sous-traitants sur ce site.

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Nous ne faisons intervenir des sous-traitants que pour des activités de maintenance. Il peut s'agir de la maintenance d'équipements de sécurité par exemple.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure . - Quelle approche avez-vous de la sous-traitance pour les sites classés et a fortiori les sites Seveso ?

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Je voudrais revenir sur la problématique du classement. Deux principaux critères déterminent le classement ICPE : la nature des produits stockés et la taille du bâtiment où ils sont stockés. Nous nous situions au deuxième niveau, c'est-à-dire à un niveau qui n'implique pas de classement. Le régime de déclaration s'applique à partir de 500 tonnes de produits stockés, ce qui est très peu. Un volume de 500 tonnes représente à peu près le stockage contenu dans un bâtiment de 500 mètres carrés.

Notre entrepôt représentait plus de 50 000 mètres cubes, ce qui correspond à un autre seuil. Le premier seuil est un seuil de poids. Les seuils suivants sont définis par le volume des bâtiments de stockage pour une adresse donnée. Le volume de nos bâtiments dépassant légèrement 50 000 mètres carrés, nous étions soumis à un régime d'enregistrement, avec un régime d'antériorité. La DREAL a fait naître une polémique sur cet aspect. Nous réfutons cette polémique, mais c'est un sujet en tant que tel. Le troisième niveau est celui de l'autorisation, concernant des bâtiments de plus de 300 000 mètres cubes. Les seuils suivants concernent les sites Seveso et « Seveso seuil haut ».

Quant à la nature des produits stockés, le premier niveau de la nomenclature correspond à la rubrique 15.10, qui désigne des marchandises générales : il est possible de stocker tous produits, à l'exclusion de produits spécifiques encadrés par la législation (par exemple des produits plastiques ou des produits inflammables).

Les produits que nous stockions dans ces bâtiments étaient des produits « de base » et non des produits justifiant des prescriptions extraordinaires du fait de leur dangerosité. Nous bénéficiions d'une antériorité dans la mesure où ces entrepôts étaient très anciens et où le niveau de prescription, pour les produits que nous stockions, était relativement bas par rapport à une entreprise qui aurait stocké d'autres types de produits, même si le site se trouvait, selon les termes du PPRT, dans une zone de danger.

Nous ne sommes pas un sous-traitant. Nous sommes un prestataire de services indépendant, ayant de multiples clients. Nous stockions des produits en quantité significative pour Lubrizol et des produits pour d'autres clients, notamment de la gomme arabique, à hauteur d'environ 2 000 tonnes, ce qui représente une quantité importante, pour un autre client. Nous stockions aussi de la bauxite par exemple. Ce sont des produits correspondant à la classification du site et non des produits liés à Lubrizol.

Nous ne faisions intervenir sur le site une sous-traitance que de façon extrêmement ponctuelle. Nous ne sommes pas soumis, pour ce type d'installation, à une sous-traitance active qui nécessiterait des formations spécifiques. Notre personnel était formé pour le type de produit que nous stockions. Le personnel prestataire intervenait très peu, peut-être une fois par mois ou deux fois par mois peut-être. Il n'avait pas à être formé de façon spécifique.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure . - Y avait-il du personnel sur le site la nuit ?

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Neuf à dix heures se sont écoulées entre le départ de la dernière personne qui était présente au sein des entrepôts et l'heure de départ du sinistre. Personne ne se trouvait sur le site depuis environ neuf heures.

Le site dispose d'un système de surveillance relié à un PC. Ce dispositif de surveillance est confié à un prestataire agréé APSAD. Nous avions également un dispositif de détection d'intrusion dans l'entrepôt et un système de détection d'incendie. Tout signal d'alarme était reporté à ce PC, ce qui déclenchait une intervention. J'évoquais le déclenchement des alarmes, qui conforte l'hypothèse d'un départ de feu extérieur à notre site. Le PC a reçu des reports d'alarme. Nous savons exactement à quel moment les fumées se sont déclenchées dans les bâtiments et à quel moment le sinistre est devenu un incendie, dans les différents bâtiments touchés, jusqu'à ce qu'il devienne un brasier relativement important. Nous avons découvert plus tard que l'incendie s'était déclaré de façon extrêmement rapide. Nous avons visionné un film concernant un silo qui se trouve dans l'axe des bâtiments. Nous avons nous-mêmes été surpris par la vitesse à laquelle l'incendie s'est propagé.

M. Christian Boulocher, directeur général, Normandie Logistique . - Souvent, la sous-traitance s'entend au sens où des sociétés extérieures interviennent sur le site du donneur d'ordres. Nous n'effectuons aucune intervention sur les marchandises qui nous sont confiées, qu'il s'agisse de Lubrizol ou d'autres clients. Lorsque nous stockons dans notre entrepôt une palette comportant quatre fûts, on ne touche à rien. On ne déconditionne pas. On ne reconditionne pas. On ne fait pas de mélange. Ce sont des opérations très basiques de déchargement (avec un chariot élévateur) de palettes se trouvant sur un camion. Ces opérations sont effectuées par du personnel qui a été formé pour la manutention et la mise en dépôt de produits. Aucune intervention technique ni mécanique n'a lieu, au contraire de certains industriels qui font appel à des sociétés extérieures sur leur site pour effectuer des opérations sur leur site. En d'autres termes, nous n'intervenions pas dans la chaîne de production des produits que nous stockions.

Mme Pascale Gruny . - Je vais d'abord poser une question au nom de ma collègue Christine Bonfanti-Dossat, rapporteure de la commission, qui a dû partir : l'administration, bien qu'exerçant, selon elle, une surveillance très étroite du site Lubrizol, a déclaré pendant plusieurs jours ne pas connaître les produits stockés dans cet établissement comme dans les entrepôts mitoyens de Normandie Logistique. Cela atteste de dysfonctionnements, en violation de la directive Seveso 3 de 2012. Ainsi, selon les dispositions de l'article 7, l'exploitant doit communiquer à l'autorité compétente les informations qui permettent d'identifier les substances dangereuses, leurs quantités, leur forme physique tout comme l'activité exercée ou prévue dans la zone de stockage. D'évidence, cela n'a pas été le cas. Pourquoi, alors que la loi vous y obligeait, n'avez-vous pas indiqué clairement à l'administration, notamment, les quantités stockées ?

J'ai également plusieurs questions à vous poser. Il me semble d'abord que, lorsque des matières dites dangereuses sont stockées par des entreprises de transport et logistique, un référent « matières dangereuses » (dispositif dit « ADR ») est identifié. Cette personne était-elle identifiée dans votre entreprise et se trouvait-elle à proximité du site ?

Par ailleurs, cet accident vous conduit-il à apporter des modifications à vos processus, par exemple dans votre document d'évaluation des risques ?

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Vous évoquez des produits dangereux et des obligations afférentes à un site Seveso. Nous ne sommes pas un site Seveso et nous ne stockons pas de produits dangereux ni de produits inflammables. On peut regretter que les voisins immédiats d'un site Seveso ne soient pas soumis aux mêmes obligations et je comprends votre question dans l'hypothèse d'un « effet domino », par exemple, qui est d'ailleurs prévu dans le PPRT. Il n'en demeure pas moins que nous n'étions pas soumis aux mêmes obligations.

Dans l'entreprise de transport que nous exploitons, nous faisons très peu de transport type « ADR ». Nous faisons un peu de « conditionné ». Nous avons effectivement un référent sécurité et des prescriptions spécifiques s'appliquent en cas de transport de produits dangereux. Cela peut arriver, dans des quantités relativement réduites, pour des classes « ADR » relativement basses. Nous n'avons pas de citernes. Ce sont plutôt des produits conditionnés en palette.

Quant aux enseignements qui peuvent être tirés de cette crise, il faut d'abord avoir à l'esprit qu'il s'agissait du seul site de cette nature. Nos autres sites sont soumis à un régime d'autorisation, ce qui est très différent. Ils sont beaucoup plus récents. Y sont stockés des produits relevant des marchandises générales également, c'est-à-dire relevant de la rubrique 15.10.

Le recul nous conduit aujourd'hui à considérer que nous n'étions pas très préparés à ce type de crise. Nous avons vécu une période très difficile fin septembre et nous n'y étions, à l'évidence, pas préparés, tant en termes de communication qu'en termes d'équipe. La nature du sinistre et son importance nous ont totalement submergés.

Aurions-nous pu faire mieux si nous avions été mieux préparés à ce type de circonstances ? Il est difficile de le dire. Nous devons en tout cas préparer nos équipes à être plus disponibles en termes de communication par exemple. Nous avons été quelque peu défaillants en la matière, car nous sommes une entreprise discrète. Ce type d'accident induit des processus et nous nous sommes fait quelque peu maltraiter. Plusieurs amis, dont un psychologue, me disaient que nous avions été un bouc émissaire parfait dans cette crise.

M. Hervé Maurey , président . - Vous affirmez être une victime et un bouc émissaire. Je n'ai pas d'avis sur le sujet. Un certain nombre de manquements sont tout de même relevés par le préfet dans son arrêté du 8 novembre. Vous avez, semble-t-il, commis quelques manquements, pour prendre un terme assez neutre.

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Nous avons répondu à la DREAL. Six écarts ont été relevés. La DREAL a parlé de huit manquements, mais il n'y en avait que six. Il y en avait un septième qui était la conséquence des six autres. Nous avons été très étonnés de l'attitude de la DREAL à notre encontre et des déclarations de Monsieur Berg.

Nous avons considéré qu'il protégeait son administration avant tout. Il a participé à cette ambiance délétère à notre encontre, nous faisant un peu passer pour le « vilain petit canard » alors que nous avons répondu par écrit aux écarts réglementaires qui nous ont été notifiés. Quelques écarts pouvaient peut-être nous être opposés, mais ils n'ont aucune conséquence en termes de survenue ni d'aggravation éventuelle du sinistre. Cette polémique nous paraît donc sans objet.

Nous avons quelques années d'expérience des relations avec la DREAL. En cas de contrôle sur un site faisant partie des installations classées, l'administration formule ses remarques. Je vais vous donner un exemple. Un des manquements qui nous est reproché avait trait à notre système de détection incendie, car la législation nous oblige à une maintenance régulière de ces installations. Il se trouve qu'un de nos caristes a enfoncé une porte, en conséquence de quoi la société de maintenance qui devait intervenir sur le système de détection incendie s'est présentée, mais n'a pu effectuer ses opérations de maintenance à la date prévue. Cette maintenance annuelle a ainsi été différée au mois d'octobre. Il se trouve que pour accéder au système de détection, il fallait une nacelle, laquelle ne pouvait entrer dans le bâtiment, du fait de la détérioration de la porte. C'est un manquement, mais ce n'est pas un manquement grave. Le système de détection fonctionnait. Nous pouvons le prouver. Nous avons répondu à l'ensemble des écarts réglementaires qui nous ont été notifiés. Une enquête judiciaire a été ouverte donc le juge tranchera. Nous estimons en tout cas qu'il n'y avait aucun écart majeur susceptible d'avoir aggravé - ni a fortiori causé - le sinistre.

M. Hervé Maurey , président . - Par arrêté du 8 novembre, il vous a été demandé d'inventorier et de retirer la totalité des produits et matériels stockés sur votre site. Où en êtes-vous de ce point de vue ?

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Il y a une chose que je n'ai pas précisée à propos des stocks. Notre établissement se trouvait à cinquante mètres de notre siège administratif. Durant toute la crise, nous ne sommes pas revenus dans notre siège, où se trouvaient bien sûr tous nos documents, l'informatique, etc. Nous étions donc en quelque sorte en « camping » à l'extérieur de notre site et nous avons eu du mal à reprendre nos esprits, puis à nous organiser pour aller chercher les documents qu'il fallait, réinstaller une informatique provisoire, etc. Nous avons ainsi été dans une situation assez précaire qui nous a desservis.

M. Christian Boulocher, directeur général, Normandie Logistique . - En ce qui concerne l'arrêté préfectoral de mise en demeure concernant la sortie des fûts, une première étape concernait le bâtiment dit « T1 ». Ce bâtiment devait être vidé au plus tard le 30 novembre et cette condition a été satisfaite. La DREAL l'a constaté en venant sur le site.

Le bâtiment T2, qui se trouve en haut à gauche sur la photo à l'écran, est en train d'être vidé et étayé, car il avait été considéré comme fragilisé. La date limite pour vider ce bâtiment est fixée au 31 décembre 2019. Nous sommes donc dans le délai d'organisation logistique nécessaire pour effectuer ces opérations, compte tenu des opérations de manutention à effectuer. Il faut également nettoyer les fûts et travailler dans des conditions spécifiques, dans la mesure où une partie des fûts reste en zone « amiante ». A moins que Lubrizol n'ait plus de place dans les entrepôts qu'il a trouvés pour placer les fûts, nous serons dans les délais permettant de respecter la date du 31 décembre.

Chaque sortie est bien sûr inventoriée et pointée. Nous avons fourni, le 30 septembre dernier, les états de stocks, en indiquant qu'il existait des incohérences avec ceux fournis par Lubrizol. Cela dit, le mode de comptabilisation n'était pas tout à fait le même puisque nous dénombrions des palettes (dans la mesure où nous refacturions des surfaces de stockage de palettes) tandis que Lubrizol comptabilisait les produits stockés en poids. La nature des produits stockés a été connue par la DREAL dès qu'elle nous l'a demandé, ce qui est un point extrêmement important, s'agissant notamment du panache de fumée. Aucun produit n'était inconnu. Il fallait préciser les quantités, ce que nous avons fait, avec des difficultés d'ordre matériel et humain. Nous ne pouvions pas accéder à nos installations et des documents de pointage étaient restés à l'intérieur du site. Une partie du sinistre n'était pas encore traitée puisque les pompiers sont restés sur site jusqu'au 7 octobre, date à laquelle nous avons pris le relais des pompiers en faisant appel à des pompiers privés.

Mme Nelly Tocqueville . - A vous écouter, et même avant que de vous auditionner, on a compris que la partie n'était pas facile entre vous et Lubrizol. En tant qu'observateur extérieur, on a l'impression que chacun se renvoie la balle, ce qui ne peut évidemment satisfaire les personnes qui ont directement subi les nuisances.

Vous avez indiqué être un prestataire. Ceci vous oblige-t-il à la mise en place d'exercices de simulation de situations de crise ? Si vous y êtes contraint, avez-vous organisé ces entraînements à des situations de crise ? Vous dites avoir été dépassés et que vous n'étiez pas prêts. Est-ce parce que ces entraînements n'ont pas été mis en oeuvre ?

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Non, nous n'avons pas d'obligation au regard de notre classement.

Mme Nelly Tocqueville . - Lubrizol a indiqué, lors du comité de transparence du 18 novembre, avoir décidé de stocker les produits finis chez un prestataire spécialisé. Ce n'est sans doute pas vous et cela laisse entendre que vous n'êtes pas un prestataire spécialisé. Cette notion a-t-elle un sens particulier ?

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - La situation de Lubrizol et la nôtre sont extrêmement différentes. Nous avons conservé des relations avec Lubrizol, mais quoiqu'en pense la presse, nous avons des intérêts distincts dans le cadre de cette crise. Vous l'avez souligné à juste titre.

L'un des enjeux majeurs de la crise consiste à connaître la cause de l'incendie. Nous sommes très sereins de ce point de vue. Lubrizol souhaiterait naturellement que l'incendie ait pris naissance chez nous, car cela le dégagerait de toute responsabilité. L'enquête en cours et l'expertise judiciaire en cours détermineront ce qu'il en est. Nous sommes très sereins, mais nous ne pouvons raisonner qu'à partir des éléments que nous connaissons.

M. Christian Boulocher, directeur général, Normandie Logistique . - Nous n'avons pas d'obligation du fait du classement. Je pense qu'à partir du 1 er janvier 2020, des exigences supplémentaires s'imposeront à nous en matière de sécurité et de sûreté.

Je crois pouvoir dire que Lubrizol a choisi des prestataires logistiques qui sont classés Seveso « seuil bas ». Ce classement permet à ces entreprises d'offrir à Lubrizol des prestations que nous n'offrions pas, concernant le stockage de produits toxiques ou dangereux. C'est un choix stratégique qui supposerait une nouvelle organisation logistique pour Lubrizol, qui a indiqué qu'il diminuerait le plus possible les quantités stockées, en particulier les quantités stockées sur leur propre site. Ces propos ont été tenus publiquement.

On ne peut comparer l'offre de services spécialisée que des confrères vont apporter au regard d'un nouveau besoin qu'exprimerait Lubrizol, à l'utilisation, par Lubrizol, de notre proximité. Lubrizol connaissait parfaitement notre situation ICPE puisque nous avions fourni, dans le cadre des réflexions que cette entreprise menait, l'ensemble des documents relatifs à notre classement ICPE. Lubrizol savait quels produits elle ne pouvait stocker chez nous.

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Vous faites allusion à ses propres sites de stockage, ce qu'on appelle les bâtiments A5 et A4. Rien n'indique que les produits que Lubrizol stockait chez nous seront stockés chez un spécialiste « Seveso ». Ils n'en ont pas besoin. Parmi les produits qui ont brûlé figurait principalement du « vin. 43 », c'est-à-dire un polymère.

Connaissant Lubrizol et ses usages sur le plan financier, si je puis dire, je pense que si l'entreprise pouvait éviter de payer un stockage beaucoup plus onéreux, elle le faisait. Nous avons bien vu, dans le cadre du PPRT, que le site que nous occupions aurait dû être délaissé ou acheté. La DREAL en avait parfaitement conscience. Elle a même joué un rôle de facilitation. C'était aussi, pour elle, une façon de régler le problème.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure . - C'est plus dangereux pour vous que pour Lubrizol.

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Bien sûr. Nous aurions bien voulu nous débarrasser de ce site, car nous avons bien compris qu'il y a un souci. Mais nous évoluons dans un monde économique et nous devons composer avec les données et les contraintes qui s'imposent à nous.

M. Hervé Maurey , président . - A cet égard, le projet qu'avait Lubrizol d'augmenter sa capacité de stockage aurait-il conduit, selon vous, à alléger le stockage que vous effectuez pour Lubrizol ?

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Je n'en sais rien.

M. Hervé Maurey , président . - Je le dis pour mes collègues. Une autorisation d'augmentation de la capacité de stockage avait été accordée.

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Je ne suis pas sûr que nous parlions du même sujet. En fait, nous ne connaissons pas Lubrizol. Pour nous, cette entreprise était un client qui nous proposait de stocker des produits.

Dans la mesure où cela répondait aux rubriques et aux types de produits que nous pouvions stocker, nous aurions pu stocker des produits pour tout autre client. Nous nous intéressons assez peu à ce que font nos clients. Nous faisons notre métier, qui est déjà assez dur, du fait de la législation et de l'ensemble des contraintes qui encadrent notre activité. Celle-ci devient extrêmement compliquée.

Vous demandiez tout à l'heure s'il fallait envisager de faire évoluer certaines choses. Je pense que nous nous efforcerons d'effectuer des audits plus fréquents afin de nous assurer du respect de la réglementation, qui change très fréquemment. Les entreprises de notre taille doivent constamment se mettre à jour, ce qui est compliqué. Une partie du travail de la DREAL réside dans un rôle de conseil afin d'amener des entreprises comme la nôtre à faire évoluer leurs installations de façon à toujours se conformer à la réglementation.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - N'est-ce pas ce qu'elle fait ?

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Si, la DREAL effectue son travail avec les moyens disponibles, sachant que le nombre d'installations classées est très important.

M. Hervé Maurey , président . - Vous indiquez que vous n'étiez pas préparés à ce type de crise. Si l'on pouvait remonter le temps, que feriez-vous afin de vous préparer à ce genre de crise, outre ce que vous venez d'indiquer ?

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Je pense que j'aurais demandé à Lubrizol de façon beaucoup plus pressante de débarrasser notre site de ses produits.

En réalité, on ne peut pas être préparé. Pour nous, la crise fut majeure. Durant un mois, nous avons été totalement submergés par des pressions de toutes parts, de l'administration, des médias, de notre personnel, de nos banques... Au-delà même du sinistre, qui est très important, c'est une difficulté pour notre entreprise car nous sommes impactés, indirectement, même dans nos autres métiers, bien que nos clients, pour l'instant, nous soutiennent, ce qui limite fortement, à ce stade, l'impact économique. C'est plutôt un impact indirect.

M. Christian Boulocher, directeur général, Normandie Logistique . - Une particularité est aussi à signaler. Je ne sais pas si elle existe beaucoup ailleurs en France : nous ne sommes pas seulement à côté d'un site Seveso « seuil haut », nous en sommes mitoyens. Nous avons fait état, en vous projetant quelques photos, de notre antériorité car auparavant, il n'y avait rien autour de nous. Notre situation est tout à fait particulière dans la mesure où deux sites Seveso sont devenus mitoyens du nôtre.

On sait que des exercices sont effectués très régulièrement sur les sites Seveso. Malgré cette mitoyenneté, nous n'avons jamais été intégrés par nos voisins à quelque exercice que ce soit. On nous disait parfois « nous allons effectuer un exercice, donc vous entendrez des sirènes, ne vous inquiétez pas ». Je ne sais pas si, dans la relation commerciale, le site soumis aux plus fortes exigences, en matière de sécurité, doit avoir un rôle de conseil vis-à-vis d'un site mitoyen. Il pourrait par exemple dire au site voisin : « s'il se passe quelque chose, nous avons nos équipes « qualité, hygiène, sécurité et environnement » (QHSE). Nous allons venir chez vous et vous apporter un coup de main ». On peut d'autant plus se poser la question que Lubrizol connaissait parfaitement notre site, ne serait-ce que du fait de visites quasi-quotidiennes pour des raisons liées au matériel, aux stockages, à des opérations de manutention ou de pointage à effectuer. Il est arrivé aussi que des représentants de Lubrizol viennent sur notre site, dans le cadre du processus de cession, afin d'anticiper des travaux que l'entreprise envisageait de réaliser.

Dans le cas d'une telle mitoyenneté, il ne suffit peut-être pas de prévoir une salle de confinement, laquelle est utile si l'accident a lieu dans la journée. Il se trouve que l'incendie s'est produit de nuit. La nuit, notre entreprise est totalement fermée. Rien ne se trouve à l'extérieur. Peut-être faut-il élargir le raisonnement à l'ensemble de la zone d'activité ou de la zone industrielle, et raisonner à l'échelle de la communauté de sécurité que peuvent former toutes les parties prenantes.

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Lubrizol a d'ailleurs admis qu'il n'avait pas prévu que le feu vienne de chez nous.

Mme Catherine Morin-Desailly . - Beaucoup a été dit sur la communication suite à l'événement. Qu'en avez-vous observé et comment avez-vous vécu cela ? Qu'auriez-vous souhaité voir mieux communiqué, et de quelle manière ?

M. Christian Boulocher, directeur général, Normandie Logistique . - Nous avons beaucoup souffert, car nous avons eu en permanence du retard sur la situation, dans la mesure où l'incendie n'était pas définitivement éteint chez nous, ce qui constituait notre première préoccupation. Durant cette période où toute notre attention et tous nos efforts étaient tournés vers cette préoccupation, la DREAL effectuait un contrôle approfondi, ce qui a aussi accaparé une grande partie de notre temps, le 30 septembre et le 7 octobre. Tout ce temps mobilisé en faveur de l'enquête judiciaire ne pouvait être consacré à la communication. Notre entreprise se veut au service de ses clients et se soucie de la qualité. Nous n'avons pas voulu entrer dans des polémiques - peut-être était-ce une erreur - lorsque le DREAL a déclaré que notre situation présentait des écarts qui relevaient, à ses yeux, de sanctions pénales. De notre point de vue, il appartient à un juge de décider si un écart est passible de sanctions pénales. Il a très régulièrement mis en cause la qualité de notre entreprise, pourrait-on dire. Je sais qu'il a eu, devant votre commission, des propos plus apaisés. Nous ne sommes pas entrés dans la polémique, laissant la presse s'en emparer, car nous étions quatre ou cinq personnes à gérer, en permanence (pour ainsi dire 24 heures sur 24), la fin de l'incendie et les obligations définies par les arrêtés préfectoraux. Cette équipe est toujours au travail.

Nous devions intégrer et comprendre les obligations qui nous étaient faites, lesquelles étaient d'un niveau identique aux prescriptions auxquelles devait se conformer Lubrizol concernant le « suivi environnemental ». Il a été demandé d'effectuer des prélèvements de terre, d'air et d'eau dans l'ensemble des communes impactées par le panache de fumée, jusque dans les Hauts-de-France. Nous n'avons pas eu de temps à consacrer à la communication et on peut se demander s'il vaut mieux ne pas communiquer ou mal communiquer. Je n'en sais rien. Nous avons beaucoup subi, dans un premier temps. Puis nous avons subi et agi. Aujourd'hui, nous agissons plus que nous ne subissons. Il nous est désormais plus facile de communiquer.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure . - J'ai une dernière question relative au volontariat chez les sapeurs-pompiers. Une proposition consiste à favoriser le volontariat des personnels des entreprises dont le site est classé Seveso. Cela vous paraît-il une bonne idée ?

M. Sylvain Schmitt, président, Normandie Logistique . - Nous ne sommes pas classés Seveso, mais certains de nos salariés sont pompiers volontaires. Un de ces salariés était présent le jour de l'incendie et est intervenu - ce qui est une bonne chose. Encore faut-il que cette personne soit présente sur le site au moment du sinistre. Il est heureux, cela dit, que personne ne fût présent sur le site car nous n'aurions de toute façon rien pu faire, compte tenu de l'ampleur du sinistre. Je pense qu'il fallait des équipes spécialisées, expérimentées et disposant de l'équipement requis pour faire face à l'incendie.

M. Hervé Maurey , président . - Messieurs, merci beaucoup. Je vous rappelle que vous pouvez nous adresser tout document complémentaire et si vous avez d'autres informations que vous souhaiteriez porter à notre connaissance, y compris en termes de propositions, n'hésitez surtout pas à le faire.

Mme Isabelle Striga, directrice générale de Lubrizol France et MM. Laurent Bonvallet, directeur du site Lubrizol de Rouen, et Christophe Piérard, docteur en chimie analytique et environnement, manager-conseil sécurité sûreté environnement de Lubrizol France
(Mercredi 18 décembre 2019)

M. Hervé Maurey , président . - Le 22 octobre dernier, nous avons entamé nos travaux avec l'audition de M. Éric Schnur, président-directeur général du groupe Lubrizol. Nous achevons nos travaux pour l'année 2019 avec l'audition de Mme Isabelle Striga, directrice générale de Lubrizol France et de MM. Laurent Bonvallet, directeur du site Lubrizol de Rouen, et Christophe Piérard, docteur en chimie analytique et environnement, manager-conseil sécurité sûreté environnement de Lubrizol France.

L'incendie de l'usine de Lubrizol de Rouen a créé de nombreuses inquiétudes par l'ampleur du panache de fumée, mais aussi par l'opacité sur les causes de l'incendie, sur les produits incendiés, sur les effets de cet incendie, sur l'effet cocktail des substances brûlées et sur le devenir de l'amiante qui avait brûlé. Alors que l'usine est désormais partiellement rouverte, les inquiétudes demeurent. Quelles mesures avez-vous prises en amont de cette réouverture, en matière notamment de sécurité et d'information ? Quelles adaptations préconisez-vous pour les sites Seveso en matière de formation du personnel, de sous-traitance et de sécurité incendie ? Il semblerait également que tous les dommages subis, notamment par les particuliers, ne seraient pas indemnisés : qu'en est-il ?

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Isabelle Striga et MM. Laurent Bonvallet et Christophe Piérard, prêtent serment.

Mme Isabelle Striga, directrice générale de Lubrizol France . - Je suis directeur général de Lubrizol France et directeur manufacturing de Lubrizol pour les zones Europe, Afrique, Moyen-Orient et Inde. Je vous remercie de nous recevoir. Je me joins aux propos qu'Éric Schnur a tenus devant vous, afin d'adresser nos plus sincères excuses aux personnes qui ont été touchées par l'incendie du 26 septembre. Nous sommes profondément désolés pour l'émotion suscitée dans le territoire. Les centaines d'employés de Lubrizol à Rouen, dont nous faisons partie, ainsi que nos familles, appartiennent également à ce territoire.

De nombreuses questions relatives à la santé et à l'environnement ont été soulevées : nous le comprenons parfaitement et nous nous attachons à y répondre. Nous disposons aujourd'hui de plus de 124 000 résultats d'analyses en données chiffrées, tous rassurants, et nous poursuivons la surveillance. Depuis le 26 septembre, Lubrizol a veillé à maintenir le dialogue en invitant de nombreux interlocuteurs sur le site de l'usine : c'est ainsi que nous avons reçu les membres du comité de riverains ainsi que, à deux reprises, 200 maires de la métropole rouennaise et de Seine-Maritime. Nous avons également rencontré de nombreuses associations socioprofessionnelles et consulaires. Cette communication continuera en 2020, car la poursuite des échanges est essentielle pour nous, alors que les causes de l'incendie n'ont pas encore été déterminées et que nous continuons de penser que l'incendie s'est déclenché à l'extérieur de nos installations.

Nous avons répondu aux préoccupations des agriculteurs, des entreprises et des collectivités touchées par cet incident. Il y a plusieurs semaines, Éric Schnur est venu exprimer sa solidarité. Depuis, Lubrizol a mis en place, proactivement, des fonds d'aide d'urgence : c'est probablement la première fois en France qu'une entreprise apporte des aides aussi rapidement, sans même y avoir été contrainte.

Le 26 septembre restera à jamais gravé dans nos mémoires : en une nuit, les entrepôts ont brûlé et la réputation de l'entreprise a été balayée. Nos équipes, aux côtés des sapeurs-pompiers, se sont battues avec courage pour éteindre l'incendie. Grâce à elles, aucun blessé n'est à déplorer et nos installations de production sont intactes. Dès l'alerte donnée, nous avons enclenché notre processus de maîtrise des situations d'urgence, en lien avec l'administration. Depuis le 26 septembre, j'assiste quotidiennement à une mobilisation sans faille de nos salariés, de nos fournisseurs, de nos sous-traitants, de nos clients et de la société civile afin de construire le Lubrizol de demain. Dans les moments les plus difficiles, je pense à cette mobilisation et à tous nos soutiens qui nous donnent du courage : c'est parce que Lubrizol restera debout que nous pourrons préserver les emplois, aider notre territoire et, progressivement, restaurer la confiance. Je vous remercie pour le temps que vous nous accordez et nous sommes à votre disposition pour répondre à vos questions dans le respect des procédures en cours.

M. Laurent Bonvallet, directeur du site Lubrizol de Rouen . - Je me présente à vous : je suis présent sur le site de Rouen depuis le 1 er juin 2015 et dirige ce site depuis le 1 er juin 2018.

M. Christophe Piérard, docteur en chimie analytique et environnement, manager-conseil sécurité sûreté environnement de Lubrizol France . - Je suis docteur en chimie analytique et environnement. Je suis également sapeur-pompier volontaire et expert en risques chimiques pour le département de l'Eure. Enfin, je suis conseiller sécurité transport marchandises dangereuses déclaré pour Lubrizol France ainsi que conseiller sécurité sûreté environnement pour Lubrizol Europe, Moyen-Orient et Afrique. Je suis chez Lubrizol depuis mars 2011.

Mme Isabelle Striga . - Vous avez tout d'abord parlé d'opacité, mais Lubrizol n'a pas pour habitude de travailler dans l'opacité. Ceux qui nous connaissent depuis de nombreuses années ont pu le constater, que ce soit les services de l'État ou nos riverains. Dans le cas d'un incendie comme celui que nous avons vécu, la principale difficulté réside dans la complexité des informations, qui incorporent ce qu'on peut appeler du « jargon métier » : cette technicité se manifeste en particulier à travers la publication de 479 fiches de données de sécurité dont certaines faisaient plusieurs dizaines de pages. C'est la raison pour laquelle, dès le premier jour, nous avons cherché à produire des données plus consolidées permettant de comprendre ce qui était en train de brûler. Nous avons notamment fourni une analyse des produits faisant apparaître leur composition en carbone, oxygène, hydrogène et soufre. Je précise que les produits comprenaient en moyenne 7 % de soufre : c'est un taux élevé qui explique les odeurs lors de l'incendie. Nous avons un système de gestion d'entrepôts qui nous permet de savoir très précisément quel produit est stocké et à quel endroit. Cela a facilité la transmission de la liste des produits.

L'un des deux bâtiments qui ont brûlé sur le site de Lubrizol datait des années 90 et avait un toit en fibrociment. Du fait de l'incendie et des températures élevées atteintes dans le foyer de l'incendie, le toit s'est effondré sur la zone incendiée. Certains morceaux de fibrociment subsistent dans les décombres et d'autres se sont envolés avec les fumées : on en a retrouvé à plusieurs centaines de mètres, emportés dans le panache. Nous avons donc, très rapidement, avec les services de l'État, mis en place un numéro vert et mandaté une entreprise agréée en désamiantage pour ramasser ces débris de fibrociment. Au départ, nous avons eu de nombreux appels, puis de moins en moins, et il reste deux ramassages programmés.

M. Hervé Maurey , président . - Le ramassage a été réalisé sous votre responsabilité et à votre demande, mais qu'a-t-il été fait des débris ainsi collectés ?

Mme Isabelle Striga . - Ces débris collectés ont été ensachés et conservés pendant 80 jours avant d'être mis en décharge.

M. Hervé Maurey , président . - Vous considérez donc qu'il n'y a plus de risque amiante ?

Mme Isabelle Striga . - Il subsiste des morceaux de fibrociment sur le lieu de l'incendie. Nous allons établir un protocole avec la direction régionale des entreprises, de la concurrence, du travail et de l'emploi (Direccte) pour les déblayer. Très rapidement, juste après l'incendie, nous avons procédé à des mesures - à 300 mètres, 800 mètres et jusqu'à 12 kilomètres du site - afin de vérifier qu'il n'y avait pas de fibres d'amiante dans l'air : les résultats n'en ont pas mis en évidence.

M. Hervé Maurey , président . - Monsieur Piérard, qui est docteur en chimie, peut-il donc confirmer, sous serment, qu'il n'y a pas de risque amiante en dehors du site aujourd'hui ?

M. Christophe Piérard . - Je peux confirmer que les résultats des analyses montrent que, sur le site, au plus proche de l'incendie, il n'y avait pas de fibres d'amiante dans l'air. Et les mesures que nous avons faites jusqu'à douze kilomètres, ce qui excédait la demande des autorités, montrent qu'il n'y a pas de risque amiante.

Mme Isabelle Striga . - À l'issue du quatrième comité de transparence qui s'est tenu vendredi matin à Rouen, nous avons obtenu le feu vert du préfet pour reprendre une activité partielle sur le site. Nos équipes ont travaillé d'arrache-pied depuis le 26 septembre, et plus encore dans les trois dernières semaines, pour augmenter, au-delà des exigences réglementaires, la sécurité sur le site en ajoutant des moyens de détection et d'extinction là où il n'y en avait pas et en posant des murs de rétention. Cela nous met en capacité de reprendre les activités de mélange, qui ne s'accompagnent pas de réactions chimiques, et qui nous permettent à la fois de maintenir de l'emploi ainsi que de répondre a minima aux besoins de nos clients.

En amont de cette réouverture, nous avons reçu les riverains et les élus pour expliquer ce qui s'était passé et pourquoi nous étions en mesure de redémarrer une partie des activités. Nous voulions en effet tenir compte de l'inquiétude que nous sentions toujours présente. De nombreuses personnes auraient préféré que nous consacrions plus de temps au dialogue et aux améliorations ; c'est aussi ce que nous aurions souhaité, mais chaque jour, à partir de la mi-novembre, la viabilité du site diminuait. C'est pourquoi nous avons souhaité donner des garanties de sécurité renforcées pour pouvoir reprendre progressivement une activité.

M. Laurent Bonvallet . - Les circonstances de l'incendie et ses prolongements nous ont semblé d'autant plus injustes que nous avons toujours fait de la sécurité l'une de nos priorités. Nous consacrons près de 10 000 heures chaque année à la formation sur le site, dont 4 000 heures sur la maîtrise des situations d'urgence, avec des entretiens et des exercices réguliers avec les pompiers. Tout notre personnel est mobilisé pour aller très au-delà de ce qui nous est demandé : les fosses de rétention ont été très largement dimensionnées, les systèmes de détection été doublés voire triplés dans certains cas et les systèmes d'extinction ont tous été renforcés. Nous avons également repris toutes les formations avec nos opérateurs pour bien leur expliquer la mise à jour du plan d'opération interne (POI). Nous avons donc fait un effort tout particulier pour nous réformer.

Mme Isabelle Striga . - La formation à la sécurité incendie est particulièrement importante pour les équipes de l'usine et notamment pour les équipes postées 24 heures sur 24. Lorsque l'incendie a été signalé, l'équipe était présente et elle a montré qu'elle était bien formée : elle a su, aux côtés du service départemental d'incendie et de secours (SDIS), lutter contre l'incendie et prendre les mesures de protection appropriées.

Je précise également que Lubrizol a recours à la sous-traitance depuis très longtemps, en particulier pour des métiers qui ne sont pas les nôtres - notre métier c'est la fabrication d'additifs pour huile moteur et boîte de vitesses -, comme la maintenance. Cela nous permet d'avoir des gens formés et de faire appel à des techniques dont nous ne disposons pas dans l'entreprise. Dans l'industrie chimique, nous faisons appel à des entreprises qui répondent au référentiel du manuel d'amélioration sécurité des entreprises (MASE) pour répondre aux exigences de la loi du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages, dite loi Bachelot : ces entreprises sont certifiées et leurs personnels sont habilités N1 ou N2. Ces formations doivent être régulièrement recyclées et nous enregistrons leurs dates de fin de validité. Nous dispensons également des formations spécifiques à notre entreprise pour le personnel des sous-traitants.

En ce qui concerne l'indemnisation des particuliers, il n'y a pas de fonds spécifiquement prévu. Nous avons mis en place un fonds pour les agriculteurs ainsi que les maraîchers et un autre pour les activités économiques et les collectivités, mais s'agissant des particuliers, ceux-ci doivent nous envoyer directement leurs demandes. Nous en avons reçu beaucoup après l'incendie, nous en recevons moins ces jours-ci. Notre service juridique traite chacune d'entre elles avec beaucoup d'attention.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Quelles sont vos relations avec Normandie Logistique ? Pourquoi des substances appartenant à Lubrizol étaient-elles stockées sur le site de Normandie Logistique ? Cette situation avait-elle été signalée aux services de l'État, avec le détail des substances et des quantités ? Quel contrôle Lubrizol effectuait-il sur ses stocks auprès de Normandie Logistique ?

Autre question : comment les entreprises de votre secteur distinguent-elles les produits combustibles des produits inflammables ? Lors de l'audition des dirigeants de Normandie Logistique, nous avons appris que leur stock était uniquement composé de produits combustibles. Par ailleurs, France Chimie nous a confirmé que vous deviez appliquer le principe de REACH ( Registration, evaluation, authorisation and restriction of chemicals ) qui vous oblige à prouver l'innocuité des substances. Êtes-vous en mesure de fournir à la commission d'enquête un dossier détaillé des garanties apportées par Lubrizol concernant les risques, substance par substance, conformément à l'application du principe de REACH ? J'imagine que vous avez déjà fourni un tel dossier détaillé à la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) dans le cadre de votre demande de réouverture du site.

Mme Isabelle Striga . - Normandie Logistique est un fournisseur de Lubrizol et nous faisons appel à cette entreprise pour stocker certains de nos produits conditionnés, matières premières ou produits finis. Tous les industriels peuvent stocker des produits chez des logisticiens et Normandie Logistique ne stockait pas uniquement des produits pour le compte de Lubrizol. Grâce à notre système de gestion d'entrepôt, nous étions attentifs à n'envoyer chez Normandie Logistique que des produits qui pouvaient y être stockés, c'est-à-dire des produits non couverts par la réglementation Seveso. En 2017, nous avons organisé une visite des installations de Normandie Logistique conjointement avec les services de l'État : les services de l'État étaient donc parfaitement au courant que Normandie Logistique était un fournisseur de Lubrizol.

Quel contrôle Lubrizol effectue-t-il sur ses fournisseurs ? Nous avons un processus de sélection de nos fournisseurs et nous les évaluons régulièrement via des audits ou des évaluations opérationnelles. En cas de dysfonctionnement ou d'améliorations à apporter, nous leur demandons des actions correctives. Par ailleurs, au moins une fois par an, nous réalisions un inventaire conjoint avec Normandie Logistique : nous avions donc accès à leurs locaux.

Je précise que le « point d'éclair », qui mesure la capacité d'un produit à s'enflammer, permet de distinguer les combustibles des inflammables.

M. Christophe Piérard . - Un combustible est une matière qui brûle en libérant de l'énergie : cette table, nos vêtements ou nous-mêmes, sommes des combustibles. Dans le règlement relatif à la classification, à l'étiquetage et à l'emballage, dit CLP ( Classification, labelling and packaging ), qui date de 2008, on met dans la « catégorie 4 » les produits liquides qui ont un point d'éclair entre 60° et 93° : ils sont considérés comme combustibles. Les produits que nous stockions chez Normandie Logistique avaient tous un point d'éclair supérieur à 60°.

Mme Isabelle Striga . - Je souligne que plus le point d'éclair est élevé, et moins le produit brûle facilement car il lui faut atteindre de hautes températures.

Comment gère-t-on les produits combustibles, qui ont plus de mal à brûler, et les produits inflammables, qui s'enflamment plus facilement ? Cela correspond à différentes rubriques des installations classées pour la protection de l'environnement, avec des conditions de stockage différentes : les normes de détection, de rétention, etc. sont plus exigeantes pour les inflammables que pour les combustibles.

Concernant « Reach », il s'agit d'une réglementation européenne que nous avons appliquée de bout en bout en plusieurs années en préparant un listing de toutes les substances et un dossier que nous avons finalisé mi-2018.

Cette réglementation incite les industriels à mieux comprendre les risques attachés aux différents produits, sur lesquels des fiches de données de sécurité sont préparées, qui contiennent plus d'informations qu'auparavant. Reach se focalise surtout sur la santé et la sécurité au travail, avec des scénarios d'exposition, ainsi que sur l'environnement, avec des risques chroniques et des rejets qui pourraient être réguliers. Dans le cas de cet incendie, cette procédure a eu l'intérêt de nous apporter des fiches de données de sécurité étendues, comprenant une annexe sur la santé et la sécurité au travail ainsi que sur l'environnement. La Dreal en possède une copie et les fiches concernant le stock de produits bloqués ont été également publiées sur le site de la préfecture.

Le groupe américain a travaillé sur la totalité des fiches de données de sécurité des produits que nous manipulons et que nous produisons : l'ensemble a été mis en ligne et chaque salarié peut donc avoir accès à la fiche préparée par le fournisseur comme à celle de Lubrizol.

M. Hervé Maurey , président. - Je m'étonne que vous ayez bénéficié d'un accès libre au site de Normandie Logistique. Est-ce usuel ? Il nous a de surcroît été indiqué que les méthodes de comptabilisation divergeaient entre vos deux entreprises.

Mme Isabelle Striga. - Nous n'entrions pas sur leur site librement, mais sur rendez-vous ; des camions - et non pas des chariots élévateurs - faisaient la navette d'un site à l'autre pour stocker ou rapatrier des matières.

Ce qui diffère entre les entreprises, en matière de recensement des stocks, c'est que nous disposons de notre progiciel d'entreprise qui gère un système de codes-barres permettant de tenir les inventaires à jour à chaque utilisation de produit dans un mélange ou dans une fabrication. Nous savions ce que nous stockions chez Normandie Logistique, mais pas précisément dans quel bâtiment ou dans quel emplacement, puisque nous ne géront pas nous-mêmes l'entrepôt.

M. Laurent Bonvalet. - La sûreté impose qu'il n'y ait pas d'accès libre : c'est un élément essentiel de notre stratégie. S'agissant d'un site Seveso, il n'y a pas d'accès incontrôlé ni chez nous ni chez qui que ce soit. Si nous allions chez notre voisin pour faire un inventaire ou vérifier un stock, c'était en toute transparence, après sollicitation de celui-ci.

Mme Nelly Tocqueville . - Lorsque l'incendie s'est déclaré, des failles dans le dispositif anti-incendie ont été constatées, ainsi qu'une sous-évaluation du risque.

Lorsque cet « accident majeur » - et non pas cet « incident », comme vous le qualifiez - se déclenche, ce n'est pas un salarié de Lubrizol, mais de Triadis qui donne l'alerte. Le gardien de Lubrizol semble n'avoir pas pris la mesure du sinistre qui commençait ; les pompiers qui arrivent sur place sont pourtant étonnés par l'ampleur du feu.

Nous avons interrogé le colonel Lagalle sur la pertinence du système de sprinklers c'est-à-dire les installations fixes d'extinction automatique à eau - pour cet entrepôt contenant des substances cancérigènes, mutagènes, etc., il nous a répondu que c'était à Lubrizol de répondre. Qu'en est-il ?

Mme Isabelle Striga. - Sans entrer dans tous les détails, la chronologie détaillée indique que plusieurs alertes ont été lancées de façon concomitante et pendant une durée très restreinte. Les pompiers ont été en effet étonnés par l'importance du feu, tout comme nos salariés qui sont venus faire une « levée de doute » : quand il a été identifié, le feu était déjà puissant.

Il nous manque toujours le relevé précis du fonctionnement des alarmes sur le site de Normandie Logistique pour reconstituer entièrement la chronologie : nous avons besoin, en particulier, de savoir si des alarmes signalant des intrusions ou un incendie se sont déclenchées chez eux. Nous disposons en revanche de notre propre listing de la totalité des alarmes qui se sont déclenchées chez nous dans la nuit du 26 septembre, qui a été fourni aux enquêteurs.

Les sprinklers avaient été installés dans le bâtiment A5, c'est-à-dire le plus grand des deux qui a brûlé. J'étais sur place à quatre heures quinze, alors que M. Bonvalet était déjà sur le site avec toute notre structure d'astreinte. Le bâtiment A5 était alors toujours sur pied et a été protégé pendant environ deux heures après le déclenchement des sprinklers . Le système est donc bien adapté à la protection du bâtiment, mais il se trouve que le feu se situait à l'extérieur et que les sprinklers ont été déclenchés à l'intérieur en raison de la hausse de la température. Le fait que les produits stockés aient des caractéristiques et des étiquetages différents ne nuit pas à la pertinence d'un système dimensionné pour éteindre un feu qui se déclarerait à l'intérieur du bâtiment.

Mme Pascale Gruny. - Quelles conséquences allez-vous tirer de cette expérience pour la prévention des risques, pour vous-mêmes et vos prestataires ? Vous indiquez que le feu serait venu de l'extérieur, cela peut donc recommencer, comment vous protégez-vous ?

Par ailleurs, je suis élue de l'Aisne, dans les Hauts-de-France, et nos agriculteurs ont été très touchés par les conséquences de l'incendie. Ont-ils accès aux aides d'urgence que vous proposez ? Ils ont en effet subi un préjudice financier, moral et d'image. S'agissant de ce fonds d'aide exceptionnelle, pouvez-vous en communiquer le montant ?

Mme Isabelle Striga. - Sur la prévention des risques et les enseignements que nous tirons de ce sinistre, nous avons mis en oeuvre un certain nombre d'éléments avant de reprendre partiellement l'activité. Nous nous sommes également engagés à ne pas reconstruire les bâtiments A4 et A5 qui ont été détruits. L'inventaire sur site est donc réduit de façon importante : cela n'a pas d'incidence sur la probabilité de dysfonctionnement mais cela réduit considérablement le risque potentiel à la source.

Nous avons mis en place des systèmes de détection supplémentaires en allant au-delà de la réglementation afin de déceler immédiatement un départ de feu et nous avons renforcé les systèmes d'extinction, y compris par le pré-positionnement de systèmes automatiques avec une possibilité d'action manuelle, afin de faciliter leur mise en service en cas de nécessité. De même, nous avons créé des rétentions, car plus la surface en feu est limitée, moins l'incendie est difficile à éteindre. Nous avons donc encore plus partitionné le site afin de créer des surfaces plus petites.

Nous n'avons pas encore tout compris de l'incendie, mais nous avons dialogué et échangé des données avec France Chimie et je suis intervenue auprès de l'association Mase, qui évalue les sous-traitants, afin que ceux-ci tirent également des enseignements de cet incendie. Le partage d'expérience a donc commencé et je suis certaine qu'il sera renforcé et formalisé.

S'agissant des agriculteurs et les maraîchers des Hauts-de-France, nous prenons en considération toutes les zones où la mise sur le marché des produits a été mise en restriction par les cinq arrêtés préfectoraux. Les agriculteurs et les maraîchers qui s'y trouvent peuvent soumettre leur demande pour les aides que nous avons mises en place. Ces fonds ont été ouverts de manière proactive par l'entreprise et nous traitons chaque jour des dossiers avec notre prestataire Exetech. Des règlements sont effectués au fur et à mesure et il est trop tôt pour évoquer un montant.

M. Hervé Maurey , président . - Que va-t-il advenir des activités qui ne se déroulent plus sur le site de Rouen ?

Mme Isabelle Striga. - Il s'agit du conditionnement et du stockage de produits finis, qui seront effectués par d'autres entreprises. Nous avons conclu des accords en ce sens avec trois d'entre elles qui sont des fournisseurs et non pas des sous-traitants puisqu'ils n'interviennent pas sur notre site. Par le passé, les fabrications du site de Rouen partaient en vrac par camions-citernes ou - après conditionnement - en fût ou en conteneurs de mille litres vers les clients. Aujourd'hui, le vrac continue à partir chez les clients, mais des entreprises des environs - fournisseurs et non sous-traitants - s'occupent de la mise en bidon et du stockage du reste avant expédition.

Mme Céline Brulin . - Tout d'abord, je me souviens que les pompiers ont déploré la rupture en eau de votre réseau interne. Pourquoi cela s'est-il produit ?

Ensuite, je voudrais être certaine d'avoir bien compris : vous nous avez indiqué que la gestion de votre entrepôt vous permettait de savoir ce que vous stockiez, mais qu'il était difficile de porter à la connaissance de tiers ces informations qui ne sont intelligibles que pour des spécialistes. Quand les avez-vous fournies ?

Qu'en est-il du suivi de la santé de vos salariés, notamment de ceux qui ont été exposés aux fumées et aux suies ?

Enfin, les dirigeants de Lubrizol ont été très affirmatifs sur le fait que l'incendie ne serait pas parti de l'enceinte de Lubrizol. Pouvez-vous nous donner les éléments dont vous disposez à ce sujet ?

Mme Isabelle Striga. - S'agissant du réseau d'eau, nous disposons d'un stockage d'eau incendie de 2 000 mètres cubes, ce qui correspondait aux besoins du site, et plus encore aujourd'hui puisque les volumes de produits ont été fortement réduits et représentent moins de 20 % des volumes antérieurs. Ces 2 000 mètres cubes d'eau ont permis de faire face au début de l'incendie mais nous luttions contre un sinistre qui touchait les entrepôts de deux entreprises. En tant que site Seveso seuil haut, nous avons un plan d'opération interne, un plan de lutte contre les incendies ainsi que des moyens en eau et des équipements, mais ce n'est pas le cas des entreprises de plus petite taille ou des logisticiens.

Les pompiers ont, bien sûr, traité ce sinistre comme un seul incendie en utilisant tous les moyens à leur disposition et la réserve en eau a fini par se tarir : nous le savions puisque nous suivions l'évolution de son niveau. Je travaillais alors en préfecture avec les services de l'État et les pompiers et nous avons vite compris que, compte tenu de l'ampleur du feu, cette réserve ne suffirait pas. Le débit des bornes publiques étant également insuffisant, les pompiers ont fait venir un remorqueur pour pomper l'eau dans la Seine. Ils ont ensuite décidé de ne pas injecter l'eau dans le système d'extinction de l'entreprise, craignant que celui-ci soit endommagé et ont reconstitué le système en utilisant plus de quinze kilomètres de manches à incendie.

S'agissant de notre connaissance du contenu des entrepôts, j'étais en préfecture le 26 septembre et j'ai obtenu l'aide de deux personnes, dont l'une était en capacité de communiquer très vite aux services de la Dreal la liste des produits stockés dans les bâtiments A4 et A5, qui étaient en feu, ainsi que les fiches de données de sécurité des dix produits que nous stockions en plus gros volumes. Ces fiches sont très longues et il fallait les imprimer. Nous avons complété ces informations, dès le 27 septembre avec les emplacements en stockage à l'air libre, dont la liste n'avait pas été communiquée. On nous a demandé plus tard ce qui était stocké chez Normandie Logistique : nous avons fourni les informations dont nous disposions sans toutefois pouvoir indiquer quels produits se trouvaient dans les entrepôts qui avaient brûlé.

Les salariés qui sont intervenus au feu, comme les prestataires qui nous ont aidés, par exemple à pomper et à stocker l'eau destinée à lutter contre l'incendie, ont tous fait l'objet d'un protocole de santé, qui a été proposé par notre médecin du travail après des échanges avec le médecin du travail des pompiers, ceux-ci étant plus expérimentés que nous sur cette question. Ce protocole comprend des analyses de sang et d'urine, y compris six mois après l'événement, afin d'en déceler d'éventuelles conséquences à plus long terme. Une quarantaine de salariés présents dans la lutte contre l'incendie se sont vus offrir cette possibilité ainsi que d'autres, qui étaient à distance ou dans le PC de crise. Au total, 130 salariés sont concernés et nous disposons des premiers résultats.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - Nous avons appris que vous envisagiez de racheter les bâtiments de Normandie Logistique, qu'une étude était en cours, mais que cela ne s'était finalement pas fait. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Vous avez indiqué que vous connaissiez Normandie Logistique, notamment grâce à une visite conjointe effectuée en 2017, mais organisiez-vous des exercices communs avec cette entreprise ? On nous a informés que Normandie Logistique n'avait jamais été intégré aux exercices que vous-mêmes organisiez, ce qui aurait pourtant permis d'optimiser le stockage en eau, dont vous avez convenu qu'il était insuffisant en raison du fait que l'incendie a touché deux entreprises.

Enfin, s'agissant des indemnisations, vous avez fait des annonces, mais nous voudrions que vous précisiez quel calendrier vous avez établi, pour quels montants, avec quelle méthode d'évaluation et pour quels bénéficiaires. Envisagez-vous de régler tout ou partie de ces préjudices par voie amiable ?

Mme Isabelle Striga. - Je n'ai pas répondu sur les raisons qui nous permettent de penser que l'incendie s'est déclaré à l'extérieur de notre site. Nous stockons des produits conditionnés dans des fûts ou des conteneurs et il n'y a pas d'activité sur ces lieux de stockage. La probabilité d'un départ de feu en l'absence d'activité a été évaluée par l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) à une fois tous les 100 000 ans. Il nous manque, en outre, les éléments relatifs au site voisin pour reconstruire la chronologie, mais beaucoup d'éléments nous amènent donc à penser que le feu a très probablement pris à l'extérieur de notre site.

Des discussions avaient été conduites avec Normandie Logistique en vue d'un potentiel rachat du site, mais elles n'avaient pas abouti, car cette transaction n'était pas véritablement prioritaire pour nous, ni, semble-t-il, pour eux. Les pourparlers étaient en cours et nous comptions, à terme, y revenir.

M. Hervé Maurey , président. - On ne nous a pas présenté cela comme une négociation au fil de l'eau ! Normandie Logistique nous a indiqué que les discussions n'avaient pas abouti.

Mme Isabelle Striga. - C'était ouvert, il était possible d'y revenir, elles n'étaient pas closes.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - Aux yeux de Normandie Logistique, elles avaient été rompues.

M. Laurent Bonvalet. - Des discussions étaient en cours à propos d'un rachat potentiel du site, sans urgence spécifique, depuis deux ans.

Mme Isabelle Striga. - Sur les exercices de prévention des risques, en effet, nous n'avions pas organisé d'exercices en commun avec Normandie Logistique. Cela se fait plus facilement sur des plateformes, ce qui n'est pas le type d'organisation que nous avons à Rouen. On peut y penser maintenant, mais cela n'avait pas été proposé auparavant.

S'agissant de la ressource en eau, nous devons en disposer pour nos installations, mais nous ne sommes pas responsables des ressources des voisins.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - Certes, mais des exercices communs auraient pu vous permettre de vous rendre compte, l'un comme l'autre, qu'il manquait de l'eau.

Mme Isabelle Striga. - Il est vrai que ce sujet n'avait pas été étudié. Nous mettons en oeuvre ce type d'exercices sur nos sites du Havre et de Pau, dans le cadre de plateformes ou d'associations d'industriels. Lors de la dernière étude quinquennale complète des dangers, les risques des sociétés voisines avaient été évalués, mais Normandie Logistique n'avait pas été retenue pour cela, compte tenu de la faible probabilité d'un incendie ou d'un autre risque dans un entrepôt de ce type.

En ce qui concerne les fonds d'aide mis en place avec le Fonds national agricole de mutualisation sanitaire et environnemental (FMSE) ainsi que la Caisse des dépôts et consignations, les mécanismes d'indemnisation ont été définis et fonctionnent, de sorte que chaque jour, des agriculteurs, des activités économiques ou des collectivités reçoivent des paiements. S'agissant d'un dispositif qui a été mis en oeuvre, de manière proactive et sans obligation, par notre numéro un mondial, je vous propose de respecter le fait que l'entreprise ne souhaite pas communiquer plus d'informations à ce sujet, qui ne me semble pas entrer dans le champ de l'explication de cet incendie et des leçons que l'on peut en tirer.

M. Hervé Maurey , président. - Je ne partage pas ce point de vue : le préjudice doit être réparé. Au-delà de la responsabilité civile, des engagements ont été pris et il entre dans nos compétences de savoir comment vous comptez les réaliser. Nous avons eu des retours selon lesquels les indemnisations ne satisfaisaient pas tout le monde. L'argument selon lequel, s'agissant d'un geste philanthropique, son détail ne nous regarderait pas ne saurait être entendu.

Mme Isabelle Striga. - Je souhaite que soit respectée la volonté de discrétion de notre numéro un mondial. Je vous propose une réponse par écrit.

M. Hervé Maurey , président. - Cela ne me semble pas recevable. Vous pourriez nous opposer la discrétion si je vous demandais la liste des personnes indemnisées, mais ce n'est pas le cas.

Mme Isabelle Striga. - Le processus est entre les mains d' Exetech avec le FMSE pour ce qui concerne les agriculteurs et la Caisse des dépôts et consignations pour les activités économiques et les collectivités. Nous avons reçu des centaines de dossiers et d'appels de particuliers, notamment dans les jours qui ont suivi l'incendie. Toutes les demandes sont instruites par notre service juridique, mais il est trop tôt pour connaître l'ensemble des dommages, qui recouvrent plusieurs thématiques. Par exemple, le chantier de la dépollution du Bassin aux Bois est en train de se terminer dans les meilleures conditions. Je vous propose de vous adresser une réponse plus détaillée par écrit.

M. Hervé Maurey , président. - Je prends note de cet engagement.

J'ai une dernière question : le préfet de région nous a confirmé par un courrier du 17 décembre que certaines non-conformités relevées dans le rapport d'inspection du 28 octobre dataient d'avant l'incendie et avaient été signalées à plusieurs reprises, sans que les mesures nécessaires aient été prises pour y mettre fin. Il en va ainsi du plan de défense incendie, en particulier en ce qui concerne la prise en compte du nombre important de récipients mobiles, de même en ce qui concerne le plan d'opération interne (POI), s'agissant spécifiquement des actions à mettre en oeuvre pour effectuer des prélèvements d'air en cas d'émissions accidentelles. Qu'en est-il ?

Mme Isabelle Striga. - Après l'incendie, la Dreal a diligenté une inspection post-accidentelle, comme cela relève de ses prérogatives. Dans ce cadre, elle nous a demandé de mettre en place des actions prioritaires, parmi lesquelles la mise à jour du plan de défense incendie, au vu de ce qui s'était passé. Nous avons ainsi retravaillé avec les services de l'État sur des bâtiments ressemblant à ceux qui ont brûlé et qui servaient au stockage de matières premières conditionnées. Nous en avons vidé un et l'autre ne contient plus que des produits non combustibles. Nous avons également développé une supply chain « juste à temps » (qui consiste à attendre la commande du client pour s'approvisionner) pour réceptionner les matières au fur et à mesure que nous les utilisons, ce qui a été complexe, car auparavant, nous stockions sur place les substances dont nous avions besoin. Le plan de défense incendie a donc été revu, ainsi que les modalités de fonctionnement du site. Ce point a été levé avant la reprise partielle des activités et les services de l'État ont attesté que les nouvelles modalités étaient satisfaisantes.

M. Hervé Maurey , président. - Ce n'est pas ma question : je fais référence à deux points de non-conformité signalés, mais pas traités, avant l'incendie.

Mme Isabelle Striga. - Je n'ai pas connaissance de non-conformité avant l'incendie, mais d'un échéancier contenant des projets d'amélioration attaché à l'arrêté d'autorisation d'exploitation de la totalité du site de juillet 2019. Cet échéancier a été resserré pour les activités qui ont repris, mais, à ce jour, le plan de défense incendie, qui a été soumis au SDIS 76, lequel a d'ailleurs passé une journée entière la semaine dernière sur notre site avec la Dreal et notre propre service Hygiène, sécurité et environnement (HSE), a été validé à la fois par le SDIS et par la Dreal. Cet élément figurait dans l'arrêté de mise en demeure du 8 novembre 2019.

S'agissant du POI et des actions de prélèvement d'air, nous avions des obligations et nous y avons répondu avec Atmo Normandie et le SDIS 76 ; ces points ont été intégrés dans le POI. Nous avons un accord avec Atmo Normandie qui conserve des canisters (absorbeur de gaz) ainsi que des sacs Tedlar et est en mesure de les mettre à disposition du SDIS, ce qui a été parfaitement fait le 26 septembre. Ces éléments n'étaient pas copiés-collés dans le POI ; ils le sont désormais.

M. Hervé Maurey , président. - Encore une fois, ce n'est pas la réponse que j'attends. Sur la question des récipients mobiles, par exemple, vous aviez reçu une lettre de rappel en avril 2018, il y a plus d'un an et demi.

MM. les professeurs André Picot, président de l'association Toxicologie Chimie, Patrick Lagadec, directeur de recherche honoraire à l'École polytechnique
(Mardi 21 janvier 2020)

M. Hervé Maurey , président . - C'est aujourd'hui la première réunion de l'année 2020 de notre commission d'enquête ; j'adresse tous mes voeux aux membres de la commission, ainsi qu'à M. Lagadec. M. Picot nous rejoindra dans quelques instants. Nous avions également invité M. Narbonne, professeur honoraire de toxicologie, qui ne peut malheureusement pas être présent aujourd'hui en raison d'un problème de santé.

Nous souhaitons aujourd'hui aller plus loin sur deux points qui concernent la gestion des risques industriels.

La catastrophe de l'incendie de l'usine Lubrizol a suscité une grande inquiétude dans la population, renforcée par la persistance d'odeurs d'hydrocarbures pendant plusieurs semaines et par les déclarations pas toujours rassurantes des pouvoirs publics. Ainsi, lorsque le ministre de l'intérieur a expliqué qu'il n'existait pas de « toxicité aiguë », les habitants se sont logiquement interrogés sur cette notion : que faut-il entendre par « toxicité aiguë » ? S'il n'existe pas de toxicité aiguë, y a-t-il néanmoins toxicité ? Et quel type de toxicité ? Les substances nées de la combustion et les « effets cocktail », dont on mesure mal les effets, posent question encore aujourd'hui.

Lors de leur audition par notre commission, les dirigeants de Lubrizol nous ont affirmé que tout risque lié à la présence d'amiante était écarté. Peut-on considérer que leurs affirmations sont totalement fiables ? Qu'en est-il d'autres produits susceptibles d'avoir une incidence grave sur la santé ?

L'autre sujet sur lequel nous souhaitons votre éclairage, c'est la gestion et le pilotage de la crise. Vous avez récemment publié un article sur ce sujet, monsieur Lagadec. Quels enseignements pouvons-nous, selon vous, tirer de cet incendie en termes de gestion de crise ? Y a-t-il eu selon vous défaillance de l'État en la matière ? Quelles mesures préconisez-vous pour améliorer la situation dans des cas semblables ?

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Lagadec prête serment.

M. Hervé Maurey , président . - Je vous laisse la parole pour une présentation de quelques minutes.

M. Patrick Lagadec, directeur de recherche honoraire à l'École polytechnique . - Je laisserai à André Picot le soin de répondre à vos questions sur la toxicologie, car je ne suis pas expert en la matière. Mon travail consiste à réfléchir à la maîtrise des risques aujourd'hui et au pilotage des crises. Je ne reviendrai pas sur les différents éléments que j'ai déjà fait parvenir à votre commission, préférant vous livrer mes convictions.

J'évoquerai tout d'abord la maîtrise des risques. Selon moi, l'incendie de l'usine Lubrizol est davantage un révélateur qu'un accident.

Ma première conviction est que la maîtrise des risques industriels peut nous échapper et qu'il faut la repenser. Deux lignes sont à considérer.

Il est tout d'abord urgent de mettre en oeuvre une approche des systèmes à risque, et non plus installation par installation. Dire que le sinistre est venu de l'autre côté de la clôture traduit une défaillance stratégique dans l'examen des risques. Cet enjeu est pourtant connu depuis la fin des années 1970.

Il existe ensuite un risque de décrochage en matière de prévention. Il faut s'interroger aujourd'hui sur une possible perte de rigueur, d'exigence, de compétence, dans la gestion, le pilotage et le contrôle des risques. Nous sommes à l'ère du Boeing 737 MAX, du Dieselgate et autres falsifications, comme l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) l'avait déploré en 2017 dans le domaine nucléaire. Il faut également s'interroger sur la perte de statut et de moyens des autorités de contrôle, lesquelles doivent être fortes, indépendantes et respectées pour être efficaces. Il serait tragique de ne plus avoir ni les moyens ni la volonté de mener une politique très exigeante en matière de prévention des risques. À nous de relever ce défi pour que la catastrophe ne devienne pas « normale ».

Ma seconde conviction est que nos pilotages de crise sont dépassés et qu'ils doivent être réinventés. Nos moyens d'alerte sont d'un autre âge, cela a beaucoup été dit. Les sirènes, même si elles restent utiles dans certaines conditions, ont des limites. Le passage au Cell Broadcast semble poser des problèmes insurmontables en France, ainsi que l'intégration des réseaux sociaux. Il ne faudrait toutefois pas rester bloqué sur la seule technologie Cell Broadcast ; il nous faut du multicanal.

Ce qui nous fait bien plus défaut encore, c'est la capacité culturelle à donner des informations, même si l'on ne peut pas rassurer, ainsi que celle des citoyens à se les approprier. Cela semble pour l'heure hors de notre univers culturel. Il serait utile de méditer l'exemple de la Belgique, qui a une génération d'avance sur nous à cet égard. Sauf nouvelle donne décisive, nous nous exposons à des drames, et nous laisserons alors à Google ou à d'autres toute latitude pour prendre en charge les alertes, et éventuellement les manipuler à leur aise.

Notre vision du pilotage de crise est dépassée. Nous fonctionnons avec une pyramide hiérarchique, détentrice de l'expertise officielle, alpha et oméga de la communication, sous l'emprise de la crainte, de la panique de populations affolées. Or nous vivons désormais dans des sociétés complexes, où l'information est distribuée, où les dynamiques de connexion sont foisonnantes, l'hypervigilance poussée à l'extrême, la confiance perdue. L'ère des donjons est révolue.

Notre politique de santé publique est encore embryonnaire en matière de crise. La comparaison pathétique avec le feu d'habitation ne pourra pas nous convaincre que nous sommes en phase avec les défis actuels : incertitudes sur les rejets, sur les cocktails de combustion, analyses complexes, interprétations délicates, suivi à long terme quand on ne dispose pas de point zéro, etc. En dépit de tout cela, et alors même que l'on commençait à mobiliser de gros moyens en termes d'expertise, on a mis l'accent sur l'absence de risques. Le processus était bien mal engagé, et les raisons en sont non pas circonstancielles, mais structurelles.

Nous constatons également un déficit en matière d'aide à la décision. La première victime des situations de crise est la capacité de prise de recul, qui doit venir en complément immédiat du traitement des hémorragies. J'ai proposé une « force de réflexion rapide » pour aider à cette nécessaire prise de recul. Pareille compétence aurait été nécessaire pour venir instantanément en appui au préfet, mais elle n'existe pas, même à l'échelon national. Or, l'incendie de Rouen n'était pas AZF.

Il existe aussi un problème de préparation de l'expertise à opérer en univers largement inconnu. Comme le rappelait Dominique Dormont, chef de file du groupe d'experts sur le dossier de la vache folle : « Le premier message à faire passer doit concerner les limites des connaissances à disposition. » La première chose que doit faire le décideur est d'interroger l'expert sur les limites de son expertise.

Nous faisons également face à un problème de préparation des dirigeants. La question n'est plus seulement de coordonner des acteurs au sein d'un centre opérationnel départemental (COD), ni même de communiquer avec la télévision régionale. Il s'agit de naviguer dans des univers de très haute turbulence, en mutation permanente, sur fond d'expertise en grande difficulté, dans un univers médiatique pulvérulent et alors que la crédibilité sociale est en chute libre et le contrat social déchiré.

Dans les années 2000, sous la direction du préfet Christian Frémont, nous avions mis en place pour les préfets des séminaires sur ces questions abyssales. L'initiative fut abandonnée dès sa nomination en tant que préfet de zone à Bordeaux. Lorsqu'il a ensuite été nommé directeur de cabinet à la Présidence de la République, il m'a dit qu'il allait être possible de passer à la vitesse supérieure sur ces sujets hors cadres. Quand il quitta ses fonctions, il me confia que, malheureusement, cela n'avait pas été possible.

Un travail repensé avec les citoyens est nécessaire. Il ne s'agit plus de dire : « on va vous expliquer », « on vous dira ce qu'il faudra faire », mais : « on va travailler avec vous sur les questions que vous vous posez, à partir des ressources qui sont les vôtres et les nôtres. » Cela change radicalement l'approche de l'information et des exercices.

Il est nécessaire, désormais, d'intégrer cette nouvelle donne. Il serait dangereux de se dire qu'on n'a plus le choix, et qu'il faut avancer à l'aveugle sur une terre brûlée en termes de confiance.

En conclusion, en matière de maîtrise des risques, je retiendrai l'avertissement de la commission d'enquête sur l'accident nucléaire de Three Mile Island aux États-Unis en 1979 : « Nous sommes convaincus que si les exploitants et les autorités de sûreté n'entreprennent pas de transformations, ils finiront par détruire totalement la confiance du public, et ce seront bien eux les responsables de l'élimination de l'énergie nucléaire comme source viable d'énergie. »

En matière de pilotage des crises, il nous faut faire un bond décisif pour dépasser le constat de la commission d'enquête de la Chambre des représentants aux États-Unis sur la déroute après l'ouragan Katrina : « Mais pourquoi avons-nous toujours une guerre de retard ? ».

Il importe désormais de penser et de nous préparer différemment. Comme l'a souligné l'administrateur de la sécurité civile américaine peu après l'ouragan Sandy : « Nous devons fracturer nos univers mentaux. »

M. Hervé Maurey , président . - J'ai l'impression, en vous écoutant, que nous ne sommes pas encore au stade des propositions concrètes et opérationnelles. Nous sommes tous convaincus qu'il faut davantage sensibiliser les populations, mais comment ? Le but d'une commission d'enquête est de parvenir à des propositions très concrètes.

Nous accueillons maintenant M. André Picot, que nous allons entendre sur les dangers en termes de toxicité de la catastrophe de Rouen, notamment sur les risques liés à la présence d'amiante.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. André Picot prête serment.

M. André Picot, président de l'association Toxicologie Chimie . - Je vous remercie de votre invitation et je vous prie d'excuser mon retard.

Chimiste de formation, j'ai fait mes études au Conservatoire des arts et métiers. J'ai un double diplôme d'ingénieur chimiste et de biochimiste. J'ai fait de l'interdisciplinaire, à une époque où ce n'était pas du tout à la mode. J'ai commencé ma carrière dans le groupe pharmaceutique français Roussel-Uclaf, spécialisé dans les hormones stéroïdes, où j'ai travaillé à la synthèse de la pilule contraceptive. J'ai ensuite travaillé au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), où j'ai peu à peu évolué vers la prévention des risques chimiques. J'ai pris mon bâton de pèlerin pour essayer de convaincre mes collègues chimistes d'améliorer leurs façons de travailler avec les produits chimiques.

J'ai mené, avec mes collègues, une réflexion sur ce que nous avons appelé la toxico-chimie et sur les relations structure-activité. Notre association a été interpellée par le cas de Lubrizol dès 2013. La communication tant de la part de l'entreprise elle-même que des pouvoirs publics était biaisée. Ils ont à l'époque déclaré que le produit rejeté était un mercaptan, ce qui n'était pas faux.

Un mercaptan est un produit soufré organique. Il constitue une famille, comme les alcools, les acides, etc. Les mercaptans dérivent d'un produit minéral extrêmement toxique, l'hydrogène sulfuré, beaucoup plus toxique que le monoxyde de carbone par exemple. Combiné à des composés carbonés, l'hydrogène sulfuré forme des organo-soufrés. La toxicité d'une molécule comprenant un atome de carbone reste très proche de celle de l'hydrogène sulfuré, qui sent très mauvais. Plus on augmente le nombre d'atomes de carbone, moins les molécules sont toxiques.

Le problème à l'époque est qu'on a laissé courir le bruit dans les médias que le produit était du méthyl-mercaptan, comprenant un seul atome de carbone, soit une molécule extrêmement toxique, alors que l'entreprise et le ministère savaient d'emblée qu'il s'agissait d'une molécule d'isopropyl-mercaptan, contenant trois atomes de carbone, et donc très peu toxique. Tout le monde le savait, mais personne n'a rien dit pendant deux mois. C'est un gros problème à mon sens.

En 2019, le processus a été exactement le même. Dans la première dépêche du préfet, il a été dit que les produits qui avaient brûlé étaient des hydrocarbures (des solvants, des carburants), soit des molécules en général peu toxiques, et des huiles, sans préciser s'il s'agissait d'huiles alimentaires ou industrielles. On est resté dans le flou. On n'a pas dit qu'il s'agissait d'huiles industrielles, dont la toxicité peut être extrêmement variable. Les huiles alimentaires, on le sait, ne sont en général pas très dangereuses. C'est ce qui explique qu'on ait perdu la confiance de la population. Elle s'est fait berner une première fois, pas la deuxième !

M. Hervé Maurey , président . - Quels ont été les effets toxiques de cet incendie sur la population ?

M. André Picot . - C'est difficile à dire. À mon sens, ceux qui ont été le plus exposés et qui pourraient rencontrer à long terme le plus de problèmes, ce sont les pompiers, non pas ceux qui étaient directement au feu - ceux-là portaient une combinaison étanche et n'ont pas respiré les vapeurs -, mais ceux du deuxième rang, qui portaient des masques en papier - c'est le terme utilisé, mais ces masques ne sont bien entendu pas en papier. S'ils sont adaptés pour les poussières en général, ils sont moins efficaces contre celles dont la taille est comprise entre 300 et 100 nanomètres, c'est-à-dire les nanoparticules. Or il se trouve que le toit de l'entrepôt de l'usine était en fibrociment, à base d'amiante, que l'entrepôt contenait sûrement des bouteilles de gaz comprimé, lesquelles ont explosé et complètement pulvérisé l'immense toit, qui a été dispersé. Des morceaux d'amiante ont été retrouvés jusqu'à deux kilomètres. Ce qui est très ennuyeux, c'est qu'il est ensuite tombé une pluie de poussières d'amiante.

M. Hervé Maurey , président . - Vous ne partagez pas le point de vue des responsables de Lubrizol, qui écartent tous les risques liés à la présence d'amiante ?

M. André Picot . - C'est leur parole.

Tout le monde connaît la toxicité de l'amiante à long terme. On ne parle pas là de toxicité aiguë. En toxicité aiguë, il est évident que l'amiante est surtout un irritant, sans plus, des voies pulmonaires, aériennes et profondes. En revanche, plusieurs enquêtes épidémiologiques, faites en particulier sur des pompiers en Californie, aux États-Unis, montrent que cette profession, à qui il arrive d'être au contact de l'amiante, est à haut risque à long terme. L'amiante a la propriété de déclencher des mésothéliomes, des cancers de la plèvre, l'enveloppe des poumons. Les chances de survie des personnes atteintes sont en général très faibles.

Lors de l'incendie de Lubrizol, les pompiers portaient des masques qui ne couvraient pas toute la zone. D'après la presse rouennaise, ces pompiers ont eu du mal à récupérer. Le ministère de la santé n'était pas très au fait du problème. Sous la pression des médias, Mme Buzyn a demandé que des analyses de sang soient pratiquées sur les pompiers afin de connaître l'état de leur foie. Or, on le sait, l'amiante n'a aucun impact sur le foie ! Il aurait mieux valu vérifier l'état de leur tractus pulmonaire.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Monsieur Lagadec, disposez-vous d'exemples de communication réussie autour d'un incident industriel comparable à celui de Rouen ? De quelles bonnes pratiques la France pourrait-elle s'inspirer ?

Monsieur Picot, selon vous le danger principal n'est pas l'effet cocktail à long terme, mais les risques liés à l'exposition des pompiers à l'amiante. Pourriez-vous développer ce point ?

M. André Picot. - J'ai dit que la population qui a été menacée immédiatement était celle des pompiers et des personnes qui sont intervenues pendant deux jours - la police, le personnel sanitaire - sur le site.

Les suies générées par la combustion de substances posent un problème totalement différent. En la matière, mon opinion personnelle est que l'on est incapable d'évaluer les retombées sur la population, car nous ne disposons d'aucun élément. Il est toutefois évident que cela n'aura pas arrangé le problème des asthmatiques, et que les femmes enceintes et les enfants sont des populations fragiles, donc plus exposées.

Il faut distinguer les effets immédiats et les effets de plus long terme.

M. Patrick Lagadec. - Le problème est avant tout culturel : suis-je ouvert et à l'aise, en tant que décideur, pour aller sur les terrains que je ne connais pas ? Ou bien est-ce que j'affirme mon identité en donnant les réponses que j'ai déjà et qui sont sûres ? Si je suis dans cette deuxième optique, je ne peux pas gérer les crises d'aujourd'hui.

L'exemple qui m'a le plus frappé est celui du conseiller spécial auprès du directeur de la Federal Emergency Management Agency (FEMA) à Washington chargé de la gestion de l'ouragan Sandy. Il a ouvert instantanément trois cellules : détection des erreurs
- comme on ne peut pas ne pas faire d'erreur, il faut les détecter le plus rapidement afin de les corriger ; détection des dynamiques émergentes ; et enfin invention, car quand on se trouve dans une situation qui n'est pas prévue, qui n'est pas dans les cartons, il faut bien inventer.

On ne gère pas AZF comme Rouen. À chaque fois, il faut s'arracher au terrain connu. En ce moment, la Chine est frappée par une épidémie de pneumonie liée à un coronavirus : on fait le point sur tout ce que l'on sait du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), mais finalement on se rend compte que ce n'est pas le SRAS, donc on est en situation d'invention.

En 1998, la tempête de glace au Canada a entraîné une perte complète de réseau. Les autorités pouvaient communiquer autant qu'elles voulaient à la télévision : les populations concernées n'y avaient pas accès. Les Canadiens ont donc travaillé quartier par quartier, petite région par petite région, au travers de missions en prise directe avec les populations, chargées d'écouter leurs questions et d'y répondre.

S'agissant de Lubrizol, la cellule nationale belge, qui a une génération d'avance sur nous, a tout de suite été à l'écoute des réseaux sociaux pour savoir sur quoi elle serait interrogée et comment elle pouvait entrer en relation avec les populations.

Mais si vous avez peur, si votre seule identité consiste à apporter les réponses définitives dont vous disposez afin de rassurer les populations pour qu'elles ne paniquent pas, vous ne pouvez pas gérer les crises actuelles. Ce n'est pas un fer à repasser que l'on passe à droite puis à gauche ; tout est pétri d'incertitudes qui vont muter dans le temps, donc si vous commencez par dire que vous avez les bonnes réponses, vous avez déjà perdu.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Monsieur Lagadec, vous dites que nous n'avons pas de culture du risque. Quelle serait selon vous une vraie politique de prévention ? Vous avez dit qu'il était nécessaire, par exemple, de ne plus mener des actions site par site, mais de mettre en place un système. Pourriez-vous formuler des propositions concrètes ?

Monsieur Picot, le président de Lubrizol a comparé l'incendie à celui d'une habitation. Ces propos nous ont choqués. Qu'en pensez-vous ? Mme Buzyn nous a dit que la combustion des molécules empêchait de retrouver les substances initiales dans l'environnement. Quelles sont vos réflexions à ce propos ? J'aimerais enfin connaître votre point de vue sur la problématique des effets cocktail.

M. Patrick Lagadec. - Je n'ai pas dit que nous n'avions pas de culture du risque, mais seulement que le risque est sorti du domaine de compétence de nos outils, et que sa prise en compte impose une réflexion système et non installation par installation.

L'argument selon lequel « ça vient de l'extérieur, donc ce n'est pas nous » montre qu'il y a un problème de philosophie et de politique générale de gestion des risques. Nous n'en sommes plus là aujourd'hui.

Dans les années 1970, l'étude pionnière menée sur la zone de Canvey Island dans l'estuaire de la Tamise portait sur l'ensemble des interactions et des risques. J'ai assisté à des réunions très intéressantes avec les populations et la British Gas, qui ont permis de mettre au jour un certain nombre de problèmes de communication. Par exemple, il avait été dit aux écoles qu'en cas d'intoxication, il suffisait, s'il s'agissait d'un gaz léger, de placer les élèves sous les tables. Mais comment déterminer le type de gaz en cause ?

Il faut ouvrir des espaces de discussion avec les populations. Par exemple, lorsqu'un exercice est organisé, il faudrait interroger les directeurs d'école et d'hôpitaux pour savoir ce qui leur serait utile.

Il faut développer une forme de confiance dans l'apprentissage collectif pour aider les gens à aller au-delà des évidences du moment.

En 2001, 80 centimètres de neige sont tombés sur l'autoroute A8 en deux heures. Une fois la crise passée, nous avons invité tous ceux qui le souhaitaient à participer à une réunion. Les participants ont formulé des propositions d'une richesse fantastique. C'est une philosophie appliquée concrètement sur le terrain, par petits morceaux, et non à coup de grandes déclarations.

M. André Picot. - Le président de Lubrizol aurait dû s'informer auprès de ses pompiers, puisqu'il en a ! Ils lui auraient dit qu'en cas d'inondation chez un particulier, en général, ils n'ont qu'à pomper l'eau. En revanche, la même intervention dans une usine chimique où sont stockés des produits qui réagissent violemment avec l'eau nécessite des moyens totalement différents. Une telle déclaration est d'autant plus surprenante que le président de Lubrizol dispose de services de communication.

Par ailleurs, Mme Buzyn est une brillante biologiste, mais elle a dû oublier quelque peu la chimie ! De fait, les listes de produits qui ont été distribuées étaient totalement inexploitables. Parmi les huiles présentes sur le site, certaines contenaient de l'azote, qui, en brûlant, peut donner de l'ammoniac, puis des oxydes d'azote. Le préfet avait d'ailleurs tout de suite fait remarquer que les premières analyses d'air réalisées montraient la présence de dioxyde d'azote. Du reste, dans les villes, les moteurs diesel sont une des sources les plus importantes de dioxyde d'azote.

Une deuxième catégorie, de loin la plus abondante, est celle des produits soufrés. Le soufre donne d'abord de l'hydrogène sulfuré, très toxique, qui s'oxyde immédiatement en anhydride sulfurique, le SO 2 , qui est un irritant. La présence de SO 2 a été détectée très vite.

Enfin, et c'est à mon sens le plus problématique, une grande partie de ces huiles contenaient des phosphates, qui en brûlant, donnent de l'acide phosphorique puis de l'anhydride phosphorique qui a une odeur âcre. Or les médias ont immédiatement signalé, après le deuxième accident, non pas une odeur d'oeuf pourri comme après le premier, mais bien une odeur âcre.

M. Hervé Maurey , président . - Pourquoi ne pas l'avoir précisé ?

M. André Picot. - Je pense que la direction de Lubrizol a voulu garder le secret.

M. Hervé Maurey , président . - Mais pourquoi la préfecture ne l'a-t-elle pas dit ?

M. André Picot. - La préfecture était parfaitement au courant. La direction de Lubrizol savait ce que contenaient ses dépôts, et le ministère de l'environnement, par le biais de ces ingénieurs des sites classés, le savait aussi parfaitement.

M. Hervé Maurey , président . - Dans ces conditions, comment expliquer ce silence ?

M. André Picot. - Parce que la communication, ce n'est pas leur truc !

M. Hervé Maurey , président . - Monsieur Lagadec ne semble pas partager votre avis...

M. Patrick Lagadec. - Il est possible que les autorités, publiques ou privées, sachent et ne communiquent pas, mais, dans ce type d'affaires, il y a parfois des angles morts complets.

À la suite de l'accident ferroviaire de Mississauga, en 1978, 216 000 personnes ont été évacuées parce que, contrairement aux recommandations, un wagon de chlore avait été placé entre un wagon de propane et un wagon de gaz. Or on s'est aperçu ensuite que, grâce à l'incendie énorme causé par les hydrocarbures, le chlore n'a pas posé de problème.

Les questions ont-elles seulement été posées ? Seule la main courante pourrait nous permettre de savoir qui a posé quelles questions à quel moment. Peut-être que tout était clair du côté de Lubrizol, mais peut-être que non ; je ne le sais pas. Peut-être que sur le moment, on ne savait pas et qu'on n'a pas cherché à savoir. Dans des univers aussi flous et incertains, la vraie question-clé est : « qu'est-ce que je ne sais pas ? »

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Monsieur Picot, la directrice générale de l'Agence régionale de santé (ARS) nous a dit qu'il n'était pas nécessaire de faire réaliser de scanners pulmonaires pour recherche d'amiante, car il n'y en avait pas dans l'air.

M. André Picot. - C'est un peu désolant. Du fait de mon vécu, j'ai beaucoup de mal à faire confiance à l'ARS. Je me suis intéressé au problème des mines abandonnées : toutes les enquêtes menées par l'ARS se concluent par : « Circulez, il n'y a pas de problème. » C'est un peu désespérant.

S'agissant de l'amiante, il n'est pas question de faire des fibroscopies. Mais il aurait été mille fois plus utile de contrôler l'état pulmonaire des pompiers que d'analyser leurs transaminases.

M. Hervé Maurey , président . - Est-ce qu'on peut encore procéder à ces examens ?

M. André Picot. - Oui, en particulier si des pompiers sont pré-asthmatiques. Il faut toutefois être conscient que les pompiers sont sélectionnés pour leur condition physique. Alors effectivement, ils résistent !

M. Daniel Gremillet . - Monsieur Picot, l'amiante est interdite depuis 1997. Ce n'est donc pas un sujet si l'ensemble des couvertures date d'après 1997. Il faut être précis pour ne pas faire naître de fausses inquiétudes. Si le fibrociment date d'avant 1997, la chaleur peut-elle fragmenter l'amiante et générer des particules fines d'amiante ?

Monsieur Lagadec, comment ne pas polluer l'information si l'on a recours à des canaux tels que les réseaux sociaux ?

M. André Picot. - Les bouteilles comprimées ont explosé et sont parties comme des fusées, si bien que l'on a retrouvé des morceaux de fibrociment à deux kilomètres de l'incendie. Si ces derniers ne présentent aucun danger, leur pulvérisation a fait tomber une pluie de particules. C'est pourquoi le suivi des personnes qui sont intervenues aurait dû être respiratoire avant d'être hépatique.

M. Daniel Gremillet . - Mais êtes-vous certain qu'il y avait de l'amiante ?

M. André Picot. - Oui, les services qui sont intervenus ont dosé des quantités non négligeables d'amiante.

M. Hervé Maurey , président . - Cela a d'ailleurs été implicitement reconnu par Lubrizol.

M. Patrick Lagadec. - Les réseaux sociaux impliquent une nouvelle donne. Il faut donc être compétent en la matière. De nombreuses préfectures, les sapeurs-pompiers, des réseaux citoyens s'y mettent.

Le fake va devenir structurel. Comme il y a beaucoup d'angoisse, cela va se compenser par beaucoup de faux sur les réseaux sociaux. Sachant qu'on ne pourra pas l'éteindre, le problème numéro un est de ne pas favoriser le phénomène. Cela suppose d'entretenir un terrain de confiance en permanence. « We know, we do, we care, we come back » : telle est la règle de la cellule nationale de crise belge.

Il y a deux semaines, une firme canadienne a eu un grave problème en Afrique. Dans son premier communiqué, elle indiquait l'état de la situation, mais elle prévenait aussi que ce premier communiqué se révélerait peut-être faux et qu'elle y reviendrait le plus rapidement possible, dès qu'elle aurait de nouvelles informations.

Cela n'empêchera pas qu'il y ait du fake , mais au moins, on ne laisse pas le champ complètement libre.

M. Gilbert-Luc Devinaz . - Monsieur Lagadec, la détection des erreurs pose un problème culturel, notamment vis-à-vis de l'autorité préfectorale. J'apprécie vos propos, mais ils soulèvent de nombreuses questions, y compris de formation.

Quelles sont les défaillances dans la tenue de nos sites à haut risque et comment y remédier ?

M. Patrick Lagadec. - Dans les années 1970-1980, on a mis en place des révolutions en termes de compétences et d'analyse des systèmes à risques. Quand je vois les pertes de compétences dans certaines affaires emblématiques, je ne suis pas sûr que nous soyons encore dans cette dynamique.

Quand le patron de Facebook déclare qu'il ne se présentera pas devant une commission d'enquête au motif que la sécurité est le problème de l'État et non le sien, il me semble que nous sommes sur un trend dangereux, et je dis attention pour la tenue de nos systèmes à risque.

M. Jean-Claude Tissot . - Monsieur Picot, pensez-vous qu'il y ait un risque chronique du fait des suies pour les pâtures, l'eau et les animaux ? Est-il possible que des conserves soient contaminées ?

M. André Picot. - Mon opinion personnelle est que les risques immédiats, donc aigus, concernent toutes les personnes qui sont intervenues tout de suite, et que ces personnes devraient être suivies.

Les suies sont des mélanges complexes qui contiennent des hydrocarbures quelques fois très dangereux, comme le benzène, qui peut causer des leucémies chez l'homme, et des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), dont certains sont des cancérogènes à long terme chez l'homme.

Les analyses ont rapidement montré que les suies contenaient notamment un marqueur, le benzoapyrène, qui est un cancérogène avéré chez l'homme. J'ai été étonné de constater qu'on ne l'avait pas trouvé dans les premières analyses, alors qu'il est présent dans les suivantes, bien qu'en quantité extrêmement faible.

Ce cancérogène pénètre d'abord par voie pulmonaire, mais surtout par contact avec la peau. Les agriculteurs qui ont manipulé à mains nues des produits contenant de la suie ont été exposés, mais nous sommes incapables d'évaluer cet impact.

La presse a mis en avant le problème des dioxines. Les huiles présentes sur le site contenant peu de produits chlorés, on a dit qu'il n'y avait pas de dioxines. Mais les parois des bâtiments étaient en PVC, qui est le meilleur donneur de dioxines. On était donc encore une fois à côté de la plaque !

Les dioxines sont un bon marqueur, car elles ne se transforment pas dans l'organisme et que leur demi-vie est d'environ 20 ans. Contrairement aux hydrocarbures, que le corps élimine dans les urines, les dioxines se retrouvent dans le lait et les graisses.

M. Patrick Lagadec. - La question que vous posez est complexe : que fait-on quand on ne connaît pas les effets à long terme ?

J'ai étudié le cas de l'incendie de Villeurbanne en 1986. Une fuite importante de polychlorobiphényles (PCB) avait alors suscité l'inquiétude. En laissant les experts s'exprimer devant la presse et les populations, le préfet Gilbert Carrère avait quasiment mis fin à toute inflation verbale.

Il faut donc naviguer entre la négation de toute retombée et l'évacuation de Marseille quand il se passe peut-être quelque chose à Rouen... Le terrain restera marqué par beaucoup d'incertitudes. Ce qui compte, c'est la qualité du pilotage : ce n'est pas parce que j'ai l'autorité que j'ai la connaissance finale et le monopole de la décision. Il faut tenir cette ligne de crête.

M. Jean-Claude Tissot . - Mais comment peut-on l'anticiper ?

M. Patrick Lagadec. - Il faut déjà que la question soit ouverte. Si elle est ouverte, nous pouvons réfléchir ensemble aux erreurs à ne pas commettre et au cône de pertinence de l'action.

M. André Picot. - Pour vous répondre au sujet des récoltes, en la matière, il me semble que le Gouvernement a été à la hauteur. À long terme, ce n'est peut-être pas pour les bovins, mais pour les abeilles qu'il faut s'inquiéter.

M. Jean-Pierre Vial . - Monsieur Lagadec, pourriez-vous revenir sur le travail que vous aviez engagé avec le préfet Frémont ?

Mme Nelly Tocqueville . - Monsieur Lagadec, j'ai vécu l'épisode mercaptan en tant que maire : absence de communication, flou total... Pourriez-vous préciser comment vous concevez l'aide stratégique aux dirigeants que vous évoquez dans l'article que vous nous avez communiqué ?

Monsieur Picot, fallait-il autoriser la reprise de l'activité d'une partie du site ? Une telle décision ne faisait-elle courir aucun risque aux salariés ?

M. Patrick Lagadec. - Le travail que j'ai entrepris avec le préfet Frémont se nommait « Nouvelles crises, nouvelles attitudes ». Nous réunissions environ 25 préfets, que je rencontrais en amont pour savoir quels cas ils pourraient évoquer. Nous avons notamment organisé un séminaire « Tempête 1999 » et un séminaire « Erika ».

L'idée n'était pas de regarder le plan Orsec pour y trouver les réponses, mais de mettre en commun la capacité de poser des questions sur des situations qui sortent de notre cadre d'analyse. Le dispositif « force de réflexion rapide » est un groupe qui doit s'interroger en permanence sur quatre questions : de quoi s'agit-il ? Quels sont les pièges ? Qui sont les acteurs ? Quelles combinaisons d'invention immédiate devons-nous mettre en oeuvre tout de suite ?

M. Hervé Maurey , président . - Est-ce compatible avec la réduction des moyens humains qui sont mis à la disposition des préfectures ?

M. Patrick Lagadec. - Il faut se débrouiller. Cela peut très bien se faire au niveau national. Par exemple, deux ou trois personnes de la cellule interministérielle de crise (CIC) pourraient être formées. Leur rôle serait d'attirer l'attention sur la nécessité non pas seulement de stopper l'hémorragie ou de communiquer des éléments rassurants, mais d'analyser la situation, de poser des questions... Si on y est préparé, ce genre d'intervention peut être très rapide.

Ce n'est pas dans notre culture, parce que le rôle de la CIC, tel que fixé dans les textes gouvernementaux, est d'anticiper ; or l'anticipation peut freiner ce type de démarche. La force de réflexion rapide peut mettre par terre toute la conception de l'intervention. La lecture même de l'affaire peut vous échapper : vous êtes dans une logique de sapeurs-pompiers, certes nécessaire, alors que le premier problème est un problème de santé publique.

M. Hervé Maurey , président . - Monsieur Picot, fallait-il rouvrir partiellement l'usine de Lubrizol ? Que faudrait-il faire en matière de suivi de la population pour mesurer l'impact de l'incendie ?

M. André Picot . - Pour compléter ce que vient de dire Patrick Lagadec, mon collègue Jean-François Narbonne propose la mise en place auprès de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) d'un groupe d'experts de différents domaines, par exemple notre association dans celui de la chimie ou de la toxicologie, capable de donner un avis immédiat. Notre association, en 2013 comme en 2019, aurait été capable d'indiquer immédiatement la nature des produits et, en 2019, celle des produits de combustion. On n'a parlé en 2019 que des produits stockés, mais on s'en moque ! Le véritable problème, c'est la combustion. Nous sommes vraiment à côté de la plaque... Il faut toujours dire la vérité, c'est important.

Fallait-il ou non rouvrir l'usine Lubrizol ? Seuls deux petits ateliers ont été rouverts. À mon sens, ce n'est pas grave du tout. C'est en revanche catastrophique d'un point de vue médiatique. Les gens vont dire qu'on ne leur dit rien sur ce qu'il faut faire, mais qu'on rouvre. Cette réouverture est juste pour les médias.

En matière de suivi, je pense qu'il faudrait faire des enquêtes non pas épidémiologiques, mais au moins assez précises de la population impactée.

M. Hervé Maurey , président . - Comment ?

M. André Picot . - Il appartient au ministère de la santé, aux agences régionales de santé de dire ce qu'il faut faire ; c'est leur travail.

Sur l'amiante, nous avons du recul. On sait que les gens exposés à l'amiante peuvent développer un mésothéliome vingt, trente ou quarante ans plus tard.

M. Hervé Maurey , président . - Même si l'exposition a été brève ?

M. André Picot . - Absolument. Nos systèmes se saturent très vite. C'est très mauvais d'être exposé à des concentrations très fortes pendant un temps très bref.

M. Hervé Maurey , président . - Nous vous remercions, messieurs, d'apporter des réponses écrites aux questionnaires qui vous ont été soumis et de nous transmettre tout document qui pourrait nous être utile, ainsi que toute proposition opérationnelle que vous auriez à formuler sur l'ensemble des aspects qui ont été évoqués ce matin. Nous sommes preneurs afin de remédier aux dysfonctionnements que nous avons observés.

M. André Picot . - Je vous ai apporté un document de présentation de notre association, dans lequel nous faisons le parallèle, en termes de communication, entre ce qui s'est passé en 2013 et en 2019. C'est très intéressant. On constate que les recommandations que nous avions alors formulées n'ont pas été mises en oeuvre, à l'exception de la mise sur pied d'un service d'intervention rapide.

M. Alain Thirion, préfet, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises
(Jeudi 23 janvier 2020)

M. Hervé Maurey , président . - Nous entendons aujourd'hui M. Alain Thirion, préfet, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises.

Il y a quatre mois, quasiment jour pour jour, l'incendie de l'usine Lubrizol de Rouen a créé la stupéfaction dans la population. Un fort sentiment d'abandon puis de défiance s'est installé, amplifié par la persistance d'odeurs d'hydrocarbures pendant plusieurs semaines. Avec le recul, on mesure mieux ce qui a fonctionné et ce qui a moins bien fonctionné, notamment en matière de systèmes d'alerte ou de gestion de la communication publique.

Dès le démarrage de nos travaux, nous nous sommes rendus sur place pour nous rendre compte au plus près des conditions dans lesquelles cette crise avait été gérée. Certaines pistes d'évolution sont apparues très rapidement, par exemple la nécessité de moderniser nos systèmes d'alerte. Dès 2010, le Sénat avait préconisé le déploiement d'un système de cell broadcast ; c'est dire si nous sommes déjà convaincus de son utilité.

Transmettre plus rapidement des informations contribuerait à rétablir la crédibilité de la parole publique, concurrencée par les réseaux sociaux. Afin de lutter contre la diffusion de fake news , le ministère de l'intérieur a signé une convention avec l'association Visov, spécialiste de la gestion de crise sur les réseaux sociaux. Certaines préfectures ont accompli la même démarche, mais pas celle de Seine-Maritime. Le ministère ne doit-il pas s'efforcer de la généraliser ?

Autre sujet de préoccupation majeure, la politique de prévention des risques technologiques. Sans dévoiler les enseignements de la consultation des élus que notre commission d'enquête a lancée et qui s'achèvera à la fin du mois, je crois pouvoir dire que peu se sentent directement concernés, et encore moins véritablement armés, pour faire face à un risque qui reste souvent mal identifié.

Très concrètement, quel est, selon vous le bon niveau pour mettre en oeuvre les documents d'information communaux sur les risques majeurs  (Dicrim)? Vous avez évoqué la complexité de mise en place des plans communaux de sauvegarde (PCS) : quelle évolution préconisez-vous sur ce point ? Pourriez-vous aussi faire le point sur l'avancée des travaux de la mission de retour d'expérience et les mesures envisagées ?

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75.000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain Thirion prête serment.

M. Alain Thirion, préfet, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises. - Merci de m'accueillir. J'avais accompagné le ministre de l'intérieur lors de son audition par votre commission. Je présenterai le point de vue de la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises. Je vous ferai parvenir par écrit une réponse plus précise au questionnaire que vous m'avez adressé.

Nous devons aborder la question des risques avec humilité, car notre société est fragile. Nous devons nous inscrire dans une logique d'amélioration continue devant les risques naturels et technologiques, même si nous possédons une capacité d'anticipation plus importante pour les risques naturels, tandis que les risques industriels relèvent de l'aléa. Une mission interministérielle sur les retours d'expérience a été lancée et couvrira l'ensemble des ministères concernés.  Je pense qu'elle nous fournira une analyse précise de ce qui s'est passé et des points qui méritent d'être améliorés. Nous en tirerons les conclusions.

En matière de gestion de crise, la DGSCGC intervient en amont - pour assurer la prévention, organiser des formations, définir des plans d'action - et, en cas de crise, pour la circonscrire et protéger les  populations. Elle ne gère pas la crise directement : c'est le rôle du préfet, conformément à l'article L. 742-2 du code de la sécurité intérieure. Celui-ci travaille alors étroitement avec tous les services de l'État et avec les collectivités. On entend beaucoup de commentaires sur la solitude du préfet. En réalité, si celui-ci est l'autorité décisionnaire, il est entouré de toute une équipe : un centre opérationnel départemental (COD), les équipes de la zone concernée et de l'échelon central. La mobilisation des moyens se fait d'abord au niveau du département, mais en cas de besoin des renforts peuvent être fournis par les autres départements ou par le niveau national. C'est ce qui s'est passé pour éteindre l'incendie de l'usine Lubrizol : les départements voisins ont ainsi fourni des produits pour éteindre et étouffer l'incendie, ainsi que des tuyaux - une quinzaine de kilomètres de tuyaux ont été nécessaires ! - tandis que d'autres moyens complémentaires ont été engagés dans le cadre du plan pollution maritime (Polmar).

Dans la gestion de l'événement, des choix tactiques ont été faits qui se sont révélés pertinents. Il s'agissait de maîtriser un feu d'hydrocarbures de très grande ampleur sur un site Seveso en milieu urbain. Les objectifs étaient donc de contenir ce feu, pour empêcher son extension, de le maîtriser, pour éviter une explosion et un phénomène de souffle, et de le traiter. En tout, grâce à la mobilisation des moyens complémentaires de différents départements et de l'État, près de 900 sapeurs-pompiers sont intervenus, ce qui est considérable, appuyés par différents véhicules, comme le véhicule de détection, identification et prélèvement (VDIP), ainsi que deux hélicoptères de la sécurité civile ; le laboratoire central a aussi été sollicité. L'enjeu était de ne pas perdre la maîtrise de l'événement, ce qui est primordial.

La sécurité civile a joué son rôle classique de coordination entre l'ensemble des acteurs et de lien entre les différents ministères. Les experts, y compris les experts en météorologie puisqu'il fallait évaluer l'évolution du nuage, se sont vite rendus au centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (Cogic). Tout cela a permis d'agir rapidement.

Un mot sur les alertes. Elles ont eu lieu en deux temps : par appel téléphonique puis par le biais de l'outil de Gestion d'alertes locales automatisées (GALA). Nous pensons que le contenu des messages d'alertes GALA gagnerait à être formalisé. Les sirènes ont fonctionné. Elles sont déployées dans plus de 80 % du territoire de la Seine-Maritime et constituent un outil qu'il faut sauvegarder, mais cet outil n'est plus suffisant. Une réflexion est en cours ; vous avez évoqué le cell broadcast , mais il existe d'autres possibilités. Une directive européenne nous impose certains délais.

Nous devons aussi nous attacher à traiter la question des fake news. L'association Visov réalise un travail de repérage sur les réseaux sociaux et fournit une cartographie des questions et des interrogations, ce qui peut permettre de cibler les éléments de réponse. Nous réfléchissons à un dispositif qui pourrait permettre, sur la base des questions posées sur les réseaux sociaux, de constituer une foire aux questions (FAQ), de manière à informer non seulement les élus, mais aussi la population. Il est indispensable que l'on intègre pleinement, dans notre réflexion, les réseaux sociaux et que l'on élabore un dispositif de lutte contre les fake news qui ont pu déstabiliser l'action publique et porter atteinte à sa crédibilité.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Si les autorités ont pris les mesures nécessaires en matière de prévention des risques, on note toutefois une certaine improvisation dans l'urgence, qui est peu acceptable pour une installation Seveso.

Nous avons reçu Patrick Lagadec : selon lui, la France aura une guerre de retard en matière d'alerte, tant qu'elle s'en remettra aux seules sirènes. Les élus locaux ont aussi attiré notre attention sur la nécessité, en cas d'accident industriel, d'être informés de façon précoce, en évitant les injonctions contradictoires. Les maires des communes à risques ont l'obligation de se doter d'un PCS et celui-ci doit être actualisé tous les cinq ans. Ils se plaignent du manque de retour de la part de la préfecture. Qu'en est-il ?

M. Alain Thirion. - Le déploiement du Système d'Alerte et d'Informations aux Populations (SAIP) est en cours d'achèvement. Ce système a fonctionné, mais chacun reconnaît qu'il présente des limites et doit être complété par d'autres dispositifs d'alerte, comme le cell broadcast service , même si les pays qui l'utilisent conservent en général plusieurs dispositifs, au cas où l'un des systèmes ne fonctionnerait pas correctement. Très concrètement, une réflexion avait été engagée, avant même l'incendie de Lubrizol, sur les dispositifs possibles, leurs coûts d'investissement et de fonctionnement, les modalités de déploiement dans le temps - je rappelle que nous devons respecter un délai, fixé par l'Union européenne - et dans l'espace, pour savoir par quels territoires commencer : le préfet Durand a proposé de commencer par les territoires les plus peuplés et où les risques sont les plus élevés, ce qui semble une mesure de bon sens.

En ce qui concerne l'information des maires, les maires ont été informés, mais je suis convaincu qu'il faut généraliser l'utilisation de GALA et formaliser son contenu pour définir les informations qui doivent figurer : la nature de l'événement, les dispositions à prendre, le périmètre concerné, etc.

Les plans communaux de sauvegarde couvrent 75  % du territoire. La question de la généralisation des PCS à toutes les communes se pose. Il faut les simplifier : on constate qu'ils sont très divers, en fonction des moyens des communes. Ensuite, il faut voir comment on pourrait faciliter, en termes d'ingénierie, la mise au point de ces outils. C'est une réponse à la question que vous avez posée sur l'information et le développement d'une culture de sécurité civile.

Il conviendrait aussi de faciliter les exercices de formation. Le préfet de département a évoqué à plusieurs reprises les actions de formation et les exercices qui avaient été organisés, mais ils mobilisent assez peu de monde, il faut bien le reconnaître, et on doit pouvoir faire des progrès significatifs en la matière.

La question du développement d'une culture de sécurité civile est très importante. La DGSCGC y est très favorable. On pourrait ainsi instaurer une « journée japonaise » pour permettre à la population d'avoir une connaissance des risques sur les territoires où elle vit. On peut s'appuyer aussi sur le service national universel (SNU), formidable outil de citoyenneté, car il est intéressant de relier la sécurité civile à la citoyenneté, ou accroître les réserves de sécurité civile. Tout cela contribuerait à développer l'acculturation à la sécurité civile, de même que la présence de sapeurs-pompiers volontaires dans les entreprises.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Deux accidents industriels ont eu lieu récemment en Espagne et ont donné lieu à des mesures de confinement immédiat. Que pensez-vous de cette mesure ?

M. Alain Thirion. - Vous avez parlé tout à l'heure d'improvisation dans la gestion de crise. Je ne partage pas cette opinion. En effet, dans le cas de Lubrizol, le plan particulier d'intervention (PPI) et le plan d'opération interne (POI) de l'entreprise ont bien fonctionné. La mise à l'abri, un peu différente du confinement, et le déclenchement des sirènes, pour inciter à écouter la radio, dans le cadre de la convention signée avec France Bleu, constituaient des mesures appropriées. Si l'on avait commencé par procéder à une évacuation massive de la population, on aurait créé des phénomènes de panique injustifiés, sans parler des difficultés logistiques, alors que les éléments d'analyse sur la qualité de l'air étaient plutôt rassurants à ce moment-là. Ces derniers ont éclairé le directeur départemental d'incendie et de secours, dont je tiens, comme vous l'avez fait, à saluer le travail sur le terrain et les décisions du préfet. Dans les autres sites, la réaction doit dépendre de la nature de l'activité, du risque et de l'accident. Si nous avions eu à faire face à une pollution susceptible de s'avérer nocive pour la population, nous en aurions tiré les conséquences. En l'occurrence, la manière dont on a activé le POI, puis le PPI et les différents périmètres d'intervention mis en place pour lutter contre le feu, était conforme aux plans et n'a pas été improvisée. Cela a permis de traiter le sinistre en douze heures.

M. Hervé Maurey , président . - Pourriez-vous préciser ce qu'est une « journée japonaise » ?

M. Alain Thirion. - Il s'agit de consacrer partout une journée par an à la sécurité civile - dans les écoles, les entreprises, les services publics... - pour faire connaître les risques en fonction du lieu - tremblement de terre, inondation, pollution industrielle, risque technologique, etc. - et les réflexes à avoir en cas de danger. À Rouen, on pourrait ainsi évoquer les risques technologiques, décrire les entreprises installées à proximité et informer sur les procédures appropriées.

M. Hervé Maurey , président . - Vous avez évoqué la nécessité d'étendre les PCS tout en soulignant leur complexité et la difficulté de les réaliser. Ne serait-il pas opportun de confier leur réalisation aux intercommunalités ?

M. Alain Thirion. - Absolument. Il ne faut pas que les PCS deviennent des encyclopédies des risques. J'ai vu des PCS de 300 pages, sans doute très bien faits, mais qui ne sont pas proportionnés à la réalité des risques sur le terrain. On constate aussi des distorsions entre les communes ; selon leurs moyens, les réponses varient, ce qui n'est pas acceptable au regard du principe d'égalité. L'intercommunalité peut fournir des outils pour aider à mettre au point ces plans. Leur niveau d'exigence ne doit pas être excessif par rapport au risque. Un PCS doit permettre de déterminer les périmètres à mettre en oeuvre, les réflexes à avoir et les populations à prévenir, en fonction des risques et des situations. Mieux vaut un PCS simple que pas de PCS du tout !

Mme Brigitte Lherbier . - Le Nord est criblé d'entreprises Seveso. J'ai longtemps été adjointe à la sécurité à Tourcoing. L'agglomération de Lille-Roubaix-Tourcoing est entourée d'entreprises Seveso. Il est donc essentiel de développer la prévention. Les attentats ont marqué une rupture. Auparavant, le PCS était réalisé par une personne, de manière isolée, un peu en dilettante si j'ose dire. Nul ne voyait l'importance du plan qui semblait simple à réaliser. Après les attentats, j'ai commencé à regarder avec attention le plan pour m'assurer qu'il était au niveau. J'ai constaté que beaucoup de points auraient mérité d'être approfondis, notamment sur la communication, car celle-ci est très difficile dans une agglomération dense. Tout le monde ne sait pas comment interpréter le retentissement des sirènes, par exemple. Les PCS doivent donc être affinés.

Nous avions des réunions fréquentes avec le préfet et nous nous focalisions sur les risques d'attentat dans les lieux publics. On s'est peu occupé des entreprises et on a négligé de chercher à diffuser la culture de sécurité dans les entreprises, comme on a pu le faire dans les écoles, les lycées, etc. Il est dommage qu'il faille attendre un accident pour que les élus prennent conscience de cette dimension. En outre, nous sommes dans une zone frontalière de la Belgique, qui abrite également beaucoup d'entreprises à risque, avec des procédures différentes. Il faut donc développer la coordination au niveau européen.

Sur le risque terroriste, on travaillait beaucoup avec France urbaine. Toutes les trois semaines, les adjoints à la sécurité des grandes villes et des villes voisines se réunissaient pour en savoir plus sur telle ou telle procédure. Pourquoi ne pas insérer dans ces échanges un volet sur la sécurité des entreprises ?

M. Alain Thirion. - Vous avez abordé plusieurs dimensions fondamentales. Il est indispensable, en effet, au niveau international, que les pays entretiennent des relations étroites. Au niveau européen, les échanges sous l'égide de la direction générale ECHO, en charge de la protection civile et des opérations d'aide humanitaire européennes, devraient permettre de déployer une politique convergente de sécurité civile entre les États. Les attentes sont fortes en la matière et je suis plutôt optimiste. Dans le cas de l'incendie de l'usine Lubrizol, la DGSCGC a eu des contacts avec l'ambassadeur de Belgique en France, pour l'informer et le rassurer car, on le sait bien, les nuages ne s'arrêtent pas aux frontières.

Les problématiques de sécurité civile peuvent aussi renvoyer à des approches de sécurité pure ; c'est ce que l'on appelle les risques hybrides. Des personnes malveillantes peuvent agir dans des lieux à risque. Cela a fait partie des sujets prioritaires qui ont été abordés lors de la réunion des directeurs de la sécurité civile des pays européens qui s'est tenue à Helsinki.

En ce qui concerne les entreprises, il existe des marges de progrès : nous pouvons aller au-delà du travail de planification, de contrôle et d'évaluation sur le volet réglementaire relatif à l'environnement. Ces missions sont importantes - le POI de l'établissement a fonctionné -, mais il importe d'aller plus loin pour diffuser une vraie culture de sécurité civile dans les entreprises. On constate que dans celles qui comptent des sapeurs-pompiers volontaires, l'approche est sensiblement différente.

Vous avez évoqué France urbaine et les associations d'élus. Vous avez raison : la politique de sécurité civile est une politique partenariale qui ne doit pas concerner que l'État, mais aussi tous les acteurs, notamment les collectivités territoriales, et le travail que nous réalisons au quotidien avec elles est remarquable. Tous les citoyens doivent être des acteurs de la sécurité civile.

Mme Brigitte Lherbier . -Les entreprises ne sont pas figées à un endroit précis. Du matériel dangereux peut être déplacé. Les élus doivent aussi être au courant de ces déplacements, notamment dans des zones extrêmement peuplées.

Mme Nelly Tocqueville . - Lors de l'événement de 2013 à Rouen, que j'ai vécu en tant que maire, j'ai eu, comme les élus qui ont été confrontés à la catastrophe de Lubrizol, le sentiment d'une absence de communication.

Le maire est le premier interlocuteur des concitoyens. Il doit, en principe, pouvoir répondre à leurs inquiétudes. Cela n'a pas été le cas en 2013 - on sait désormais que l'incident était plus grave et plus lourd de conséquences que ce que l'on a bien voulu dire à l'époque. En 2019, les maires ne disposaient pas de plus d'informations que les habitants. Que le maire ne puisse pas apporter d'éléments de réponse aux habitants quand ceux-ci l'interpellent crée évidemment une situation d'inconfort pour le maire et d'inquiétude pour les habitants.

L'implantation sur notre territoire des sites aujourd'hui classés Seveso n'est pas récente. Elle a plus de deux siècles. À ce titre, la situation de Lubrizol est assez révélatrice, puisque l'entreprise est située à proximité d'habitations ainsi que d'une zone en développement. Cela pose la question de la cohabitation des populations et des sites industriels. C'est une vraie question. L'inquiétude latente de nos habitants se trouve accrue lors d'accidents de ce type. Vos services réfléchissent-ils à cette question ?

Des dysfonctionnements ont été relevés. Avant-hier, le professeur Lagadec nous a expliqué qu'il fallait changer notre façon d'appréhender l'événement et nos modes de communication. Une réflexion est-elle engagée sur cette dimension ?

Lors des « journées japonaises », les acteurs sont prévenus de ce qui va se passer. Ne faudrait-il pas, au contraire, privilégier les exercices d'entraînement où les acteurs ne sont pas prévenus ? Quand les acteurs sont au courant, les réactions ne sont absolument pas les mêmes que lorsque les entraînements ont lieu de manière spontanée. Une réflexion est-elle menée sur ce point ?

Afin de rétablir la confiance, les élus ont proposé la constitution d'une commission chargée, sur la base d'un constat partagé par les autorités, les élus et les associations d'usagers, de tirer les conclusions de l'événement et pouvant être force de proposition. Une telle commission serait-elle un interlocuteur intéressant pour vous ?

On pourrait également envisager l'institution, au sein de la métropole de Rouen, d'une instance politique spécifique qui serait force de proposition et permettrait, en particulier, d'organiser la réflexion autour de la cohabitation de l'industrie et des citoyens.

M. Alain Thirion . - Le sujet de la communication et de l'information est essentiel. Dans ce sujet, il y a, en fait, deux questions. Il faut informer les maires et les populations concernées, mais nous nous sommes rendu compte qu'il fallait aussi faire passer une information plus générale à ceux qui, sans forcément être concernés, se posent des questions.

Le préfet du département a listé l'intégralité des démarches qu'il avait effectuées : tweets, conférences de presse, communiqués de presse... On ne peut pas dire qu'il n'y a pas eu d'information et de communication, mais celles-ci ont été polluées par un certain nombre de fausses informations sur les réseaux sociaux. Elles l'ont aussi un peu été, à mon sens, par le fait qu'il y a eu un double dispositif d'information des maires, lesquels ont d'abord été avertis par téléphone.

Nous devons aujourd'hui distinguer l'information que l'on doit donner aux personnes qui se situent dans le périmètre concerné, dans le cadre du plan particulier d'intervention (PPI), de celle qui doit être diffusée au reste de la population. L'une des sources d'inquiétude, sur le terrain, tenait évidemment aux odeurs et aux manifestations visibles de l'événement. Ceux qui ne disposaient pas d'informations, notamment parce qu'ils ne couraient pas forcément de risque, se sont retrouvés un peu désappointés. Il y a là une piste d'amélioration.

Nous devons structurer l'offre en matière d'information, comme l'a d'ailleurs indiqué le professeur Lagadec. L'information doit être plus « foisonnante », pour reprendre son terme. Il faut que nous soyons en mesure de répondre systématiquement à toutes les questions qui se posent sur le territoire. J'ai évoqué, par exemple, la foire aux questions. Il faut aussi que nous soyons très clairs sur les fausses informations qui circulent et qui peuvent déstabiliser la population.

Dans le cadre du retour d'expérience, je ne doute pas que sera évalué le fait de pouvoir disposer, sur place, d'une commission de concertation.

Deux instances peuvent être mobilisées dans ce cadre : le Conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst), qui se réunit pour évoquer tous les sujets concernant les installations classées et que vous connaissez bien, mais aussi la commission départementale de la protection civile. On peut parfaitement concevoir qu'une information régulière puisse apportée dans le cadre de celle-ci, peut-être, d'ailleurs, en ajustant sa composition, de manière que personne ne soit laissé à l'écart.

Vous avez parlé de dysfonctionnements, évoquant ce qu'a indiqué le professeur Lagadec. Je ne crois pas qu'il y ait eu une volonté de rétention d'information. Peut-être faut-il que nous renforcions nos canaux d'information. Nous avons une convention avec France Bleu. Ce n'est peut-être pas suffisant. Il faut peut-être que nous passions un certain nombre de messages, de manière à ce que l'information que nous diffusons ne soit pas noyée dans le fatras de toutes les informations qui sortent face auxquelles les gens se sentent parfois un peu perdus. Un travail en ce sens doit peut-être être réalisé.

Monsieur le président, vous avez évoqué la convention signée avec l'association Visov. Il faut vraiment développer et intensifier cette démarche. C'est un outil très efficace. J'ai pu en mesurer la performance sur d'autres territoires.

M. Hervé Maurey , président . - Sur l'information, il existe peut-être un problème de transparence d'ordre culturel. Je pense à une certaine culture administrative, qui n'est pas forcément très ouverte à la transparence et à la communication. D'ailleurs, l'amélioration de la culture de transparence et de communication des décideurs publics fait partie des plans de formation à envisager...

M. Alain Thirion . - À titre personnel, je n'ai pas senti de volonté de ne pas être transparent. Au contraire, je pense que toutes les informations ont été communiquées tout au long de la gestion des événements.

Il faut peut-être simplement que nous disposions d'outils plus adaptés à la réalité des outils de communication d'aujourd'hui. Nous devons avancer en ce sens.

Je pense qu'il y a une vraie volonté de transmettre les informations. Cependant, nous devons être vigilants sur la nature du message transmis. Il ne suffit pas de dire qu'il faut informer mais également définir l'information à transmettre. Je pense qu'un travail en ce sens peut être effectué, éventuellement en prévoyant qu'une personne unique soit chargée de sa diffusion.

Mme Nelly Tocqueville . - Le Coderst compte 25 membres, dont seulement 5 représentants des collectivités territoriales. Les maires qui ont été confrontés à l'accident demandent la mise en place d'une structure qui leur permette d'être mieux représentés, afin de pouvoir procéder à un retour d'expérience et de faire entendre leurs demandes concernant une amélioration de la communication et de l'information sur les sites spécifiques « seuil haut », comme Lubrizol.

M. Alain Thirion . - J'ai évoqué la commission départementale de la protection civile. Il peut être utile que cette instance, en période normale, procède à une information régulière de la population par l'intermédiaire des élus. On peut d'ailleurs l'élargir. Il est assez logique que les élus qui siègent dans cette instance soient représentatifs des risques du territoire. De même, on peut inviter un certain nombre de personnes au Coderst.

Pour ce qui concerne le dispositif local, le préfet a mis en place une instance de concertation, de « transparence » - c'est le terme qui a été utilisé -, qui s'est réunie régulièrement. Je pense que cette instance sera informée très précisément à la fois des conclusions de vos travaux et du retour d'expérience en cours, dont les conclusions, si j'ai bien compris, devraient être connues au cours du mois de mars.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Monsieur le préfet, peut-on s'inspirer du guide des meilleures pratiques de gestion d'urgence qui a été élaboré par la Nouvelle-Zélande en 2012 ? Il comporte des pistes assez intéressantes sur la question de la gestion des médias.

M. Alain Thirion . - Je ne connais pas spécifiquement ce guide, mais il faut faire ce travail systématique de parangonnage - de « benchmarking », pour reprendre le mot anglais. Nous le faisons dans de nombreux domaines. Si vous avez la gentillesse de me transmettre le document, nous l'examinerons.

Il faut toujours conserver un peu d'humilité. Ce qui se fait bien ailleurs peut aussi bien se faire ici. Nous essayons systématiquement d'étudier les approches des risques et les modes d'intervention sur les différents territoires. Nous l'avons également fait pour le guide Orsec. Ce document doit être dynamique et évolutif.

M. René Danesi . - Je souhaite revenir sur les risques naturels et technologiques transfrontaliers. Il faudrait parvenir à gommer les frontières en question, ce qui est plus facile à dire qu'à faire...

J'ai été rapporteur, au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, d'une convention entre la France et l'Allemagne qui n'a pas d'équivalent : elle permet aux aéronefs de la police et de la gendarmerie françaises de poursuivre tout délinquant suspecté en Allemagne sans avoir à demander l'autorisation des autorités de l'autre pays, et réciproquement. Il faut évidemment en informer le pays voisin, ne serait-ce que pour que celui-ci poursuive la traque s'il y a lieu.

Plus récemment, j'ai été rapporteur d'une autre convention, entre la France, d'une part, le Luxembourg et la Suisse, d'autre part, sur la coopération sanitaire. L'objectif de cette convention-cadre est également de gommer les frontières. L'affaire sera difficile, ne serait-ce que parce que chacun est attentif au coût des soins chez son voisin...

Vous avez déclaré que vous aviez engagé une action pour l'amélioration de la coopération, concernant aussi bien la prévention que le traitement de la catastrophe. Personnellement, je pense que, si l'on ne se fixe pas des objectifs élevés, avec des conventions entre les pays, nous aurons des difficultés à parvenir à coopérer avec nos voisins, parce que les cultures du risque ne sont pas les mêmes et parce que les administrations ont leurs habitudes.

J'habite à la frontière avec la Suisse. Nous nous rendons bien compte qu'il est difficile de faire travailler ensemble toutes les parties concernées de manière efficace et, surtout, instantanée. Cette coopération se fait de manière progressive pour la police. Nous avons des équipes communes et des équipages communs entre la France et l'Allemagne.

Même si cela prend du temps, il faudrait parvenir à des conventions internationales.

M. Alain Thirion. - Objectivement, la Suisse est un cas un peu particulier : s'il y a un pays frontalier avec lequel la coopération est plus difficile, c'est celui-ci.

Nous utilisons trois dispositifs, qui fonctionnent plutôt bien, même s'il existe encore des marges de progression.

Premièrement, les préfets de toutes les régions frontalières peuvent s'appuyer sur un conseiller issu du ministère des affaires étrangères, qui sert de go-between entre les départements français et les pays voisins, sur tous les sujets. Par exemple, dans l'Aude, où j'étais en fonction auparavant, ce conseiller, qui est un ambassadeur, permet de faire le lien avec les Espagnols sur les questions viticoles, qui sont très sensibles.

Ce dispositif est intéressant. De fait, il permet d'éviter de faire remonter tous les sujets au niveau central, ce qui est extrêmement lourd. Il est tout de même plus facile de traiter au niveau local ce qui peut l'être, en vertu du principe de subsidiarité.

Deuxièmement, on peut actionner le mécanisme européen de protection civile - la Suisse n'en fait pas partie. Ce mécanisme peut être actionné extrêmement rapidement, dans la demi-heure. Il permet de discuter avec nos homologues des autres pays et même de travailler ensemble dans un certain nombre de situations, dans le respect, évidemment, des règles de souveraineté.

Troisièmement, un certain nombre d'accords font intervenir le centre de crise et de soutien (CDCS) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, qui fonctionne vraiment main dans la main avec nous et que l'on peut actionner quasiment dans l'heure, principalement pour les situations individuelles - pour les ressortissants étrangers dans notre pays et réciproquement. Cela permet d'agir extrêmement vite.

Avec ces trois outils, nous parvenons, globalement, à traiter environ 90 % des situations, sauf avec la Suisse, où c'est un peu plus compliqué.

Cela dit, je pense que le dispositif européen sera de plus en plus intégré. La vraie solution, à terme, est la convergence des politiques publiques.

M. Hervé Maurey , président . - On a le sentiment, aujourd'hui, que les incidents se multiplient dans les sites Seveso. Il y a encore eu un problème en Mayenne très récemment.

La population s'inquiète lorsqu'elle découvre qu'elle vit à proximité d'un établissement qui présente des risques objectifs. Elle est, par exemple, plus attentive qu'auparavant aux odeurs qui peuvent se dégager de certains sites.

Quelles propositions pourriez-vous faire aujourd'hui pour tenir compte de cette situation ? On voit bien que l'inquiétude s'amplifie au fur et à mesure que les incidents se multiplient.

M. Alain Thirion . - Je suis convaincu qu'il y a, derrière, une question de confiance. Les interrogations tiennent d'abord au fait que les sociétés sont fragiles. Il suffit de quinze centimètres de neige pour que les trains soient bloqués ! La population s'interroge d'autant plus que la connaissance des risques est partielle.

Je suis convaincu qu'un travail de fond permettra d'avoir une meilleure connaissance de la réalité des risques. Je pense notamment aux travaux autour des plans de prévention des risques technologiques (PPRT), qui visent à réduire les probabilités d'incidents, voire, dans certains cas, d'empêcher un certain nombre d'actions, pour en limiter les effets.

Il faut également développer deux outils, à mon avis incontournables.

Notre culture de sécurité civile doit être aussi importante que celle des Japonais.

M. Hervé Maurey , président . - Changer la culture prend du temps.

M. Alain Thirion . - Certes, mais cela peut passer par un certain nombre d'élus et d'outils et par les actions de fond auxquelles j'ai fait référence.

Nous devons travailler sur l'alerte. Sur ce plan, vos travaux doivent nous éclairer. Il faut achever le déploiement du SAIP et le dispositif de sirènes, y compris dans les territoires ultramarins. Nous devons aussi nous doter d'autres types de réponses.

Nous devons également faire en sorte que le dispositif de communication en cas de crise soit pleinement intégré, peut-être en renforçant les coopérations avec les médias ou encore en travaillant sur le contenu des messages que l'on veut faire passer.

Je ne reviens pas sur la gestion stricto sensu de l'événement à Lubrizol, du point de vue de la sécurité civile. Celui-ci a été traité. En revanche, il faut intégrer les inquiétudes et les interrogations qu'il a suscitées et qui ont aussi été alimentées par des éléments de communication malveillants.

Nous devons être en mesure de réfléchir à la mise en place d'outils permettant de rétablir la confiance. Il y a là un travail de longue haleine à effectuer.

Il y a aussi un travail à réaliser sur les outils de communication et sur la manière de communiquer. En ce sens, mon propos ne me paraît pas contradictoire avec celui de M. Lagadec. Il peut y avoir un certain nombre de convergences, sur lesquelles nous devons avancer.

Des exercices de formation en situation ont régulièrement lieu sur le terrain. Or ce sont encore, pour une large part, des exercices « en chambre », si vous me permettez l'expression, auxquels très peu de personnes participent. Il faut, en la matière, que l'on monte d'un cran.

M. Hervé Maurey , président . - On a le sentiment que, face à une catastrophe comme celle qui s'est produite à Rouen, le préfet est un peu isolé dans les décisions qu'il a à prendre.

Ne serait-il pas opportun qu'il puisse s'appuyer sur des cellules, qui seraient sans doute centralisées - on ne peut pas mettre en place des cellules d'aide dans toutes les régions - et qui regrouperaient ponctuellement un certain nombre de compétences que n'a pas le préfet, comme des compétences en chimie ? Nous avons évoqué ce sujet lors de l'audition de M. Picot, de l'association Toxicologie Chimie.

M. Alain Thirion . - Tout à l'heure, j'ai établi une distinction entre l'unicité de la décision - le préfet sera toujours celui qui décide - et la solitude du décideur, qui est à la fois incontournable et, à mon sens, proportionnée à la réalité de la responsabilité.

Je me suis retrouvé, en tant que préfet de l'Aude, dans des situations un peu compliquées. Cette solitude, personne ne pourra la remettre en cause...

Toutefois, il y a, derrière le préfet, un ensemble d'équipes qui sont là pour l'éclairer et faire en sorte qu'il puisse prendre ses décisions en disposant des éléments qui lui permettent d'arbitrer.

Je rappelle que le préfet dispose, d'abord, du centre opérationnel départemental (COD). Le niveau zonal et les états-majors de zone montent en puissance. D'ailleurs, à Lubrizol, la zone s'est réunie et le préfet délégué s'est mobilisé. L'échelon zonal doit encore monter en puissance. Il permet une optimisation des moyens. Tous les départements n'ont pas la possibilité de disposer des moyens qui leur permettent de faire face à tous les risques.

Le dispositif central de la DGSCGC, la mobilisation des experts, de Météo-France et des équipes de techniciens de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris), qui ont apporté un certain nombre d'éclairages, notamment sur la qualité de l'air, ont permis d'armer un peu plus le préfet.

Doit-on en rester là ? Non. Je pense que nous pouvons aller au-delà. Il faut peut-être réfléchir aux questions de communication. Par exemple, le travail réalisé avec Visov n'est pas généralisé dans tous les départements.

Pour certains risques spécifiques et dans certaines circonstances - je pense au récent tremblement de terre qui a eu lieu dans les départements de l'Ardèche et de la Drôme -, on peut réfléchir à une logique de projection des moyens à la disposition du préfet, en s'appuyant sur le savoir-faire et les sachants au niveau central

Il s'agit non pas de remettre en cause le pouvoir du préfet - ce sera toujours lui qui décide -, mais de l'épauler et de mettre à sa disposition des moyens qu'il n'a pas forcément au niveau local, aussi bien en termes de savoir-faire, de capacités d'analyse et d'expertise, que sur le plan quantitatif, pour lui permettre de faire face à certaines situations.

Je pense qu'il existe des marges de progression en matière de communication, à la fois dans le contenu et sur la manière de faire. J'ai évoqué la foire aux questions. Nous sommes capables de déduire les questions à partir de la cartographie et de ce qui circule sur les réseaux sociaux. En ce sens, la pyramide hiérarchique qu'évoque le professeur Lagadec n'existe plus tout à fait en matière de communication. Nous devons intégrer cette évolution.

M. Hervé Maurey , président . - Au-delà de la question de communication, je ne suis pas certain que les préfets aient forcément les compétences pour faire face à toutes les conséquences chimiques d'un accident technologique par exemple. C'est à ce genre de compétences que je pense. Il est plus facile pour un préfet d'améliorer sa politique de communication que d'acquérir des compétences en chimie.

M. Alain Thirion . - Des visioconférences nous ont permis de communiquer avec le département de manière permanente. Des experts en chimie ont été sollicités par la DGSCGC.

L'idée est de pouvoir s'appuyer, au niveau central, sur des sachants, des experts à même de répondre à un certain nombre de questions qui se posent au niveau local, notamment sur le volet chimique, en sus de la capacité d'analyse, non négligeable, des acteurs locaux, en particulier des directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) ou des agences régionales de santé (ARS).

Cette logique, qui peut notamment se concrétiser par des visioconférences, permettra que le préfet ne soit pas seul.

M. Hervé Maurey , président . - Je vous remercie d'avoir répondu à nos questions. Nous attendons les réponses au questionnaire que nous vous avons adressé. Nous sommes preneurs de toute proposition et de toute suggestion qui pourrait éclairer nos travaux.

Mme la rapporteur me rappelle que nous attendons également les résultats du retour d'expérience.

M. Alain Thirion . - Le retour d'expérience est interministériel et sa communication relève des ministres concernés. Je pense qu'ils vous en communiqueront les conclusions lorsque celles-ci leur auront été transmises. D'après ce que j'ai cru comprendre, les inspecteurs essaieront de rendre leurs travaux en mars prochain.

M. Bruno Burel, président de l'Union régionale des médecins libéraux, Mme Maryvonne Le Floch et M. Didier Le Flohic, Union régionale des professionnels de santé (URPS) des pharmaciens,
M. François Casadei, président de l'URPS des infirmiers
(Mercredi 26 février 2020)

M. Hervé Maurey , président . - Mes chers collègues,

Nous débutons cet après-midi studieux par l'audition des représentants de trois unions régionales des professionnels de santé (URPS) de Normandie. Nous terminons ainsi notre cycle d'auditions et entrons dans la phase de rédaction de notre rapport.

Nous auditionnons donc M. Didier Le Flohic et Mme Maryvonne Le Floch qui représentent l'URPS des pharmaciens, M. François Casadei, président de l'URPS des infirmiers et M. Bruno Burel représentant l'URPS des médecins.

Je rappelle que les Unions régionales de professionnels de santé ont été créées dans le cadre de la loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires du 21 juillet 2009, dite loi HPST.

Ces URPS fonctionnent sous le régime associatif et sont au nombre de dix par région, dont trois nous intéressent plus particulièrement aujourd'hui : médecins libéraux, pharmaciens d'officine et infirmiers.

Elles contribuent à l'organisation et à l'évolution de l'offre de santé au niveau régional. À ce titre, elles participent aux actions de prévention, de veille sanitaire, de gestion de crises sanitaires, de promotion de la santé et d'éducation thérapeutique.

L'incendie de l'usine Lubrizol et la dispersion d'un nuage de fumées à grande échelle, ainsi que des odeurs qui ont persisté et créé un réel émoi pendant plusieurs semaines, constituent un cas en grandeur réelle de la mission qui vous est confiée.

Comment avez-vous été parties prenantes à la gestion des conséquences sanitaires de cet accident ? A la lumière de cette expérience, nous aimerions également connaître votre sentiment sur la gestion de cette crise et enfin savoir si des pistes d'amélioration pertinentes peuvent être envisagées. Le but de notre rapport n'est pas seulement de dresser un constat factuel des événements mais bien de formuler des propositions pour l'avenir.

Notre seconde préoccupation touche aux conséquences sanitaires de long terme, qui constituent évidemment une inquiétude majeure pour les populations. Le Gouvernement a annoncé la mise en oeuvre d'une vaste enquête déclarative de santé, qui devrait démarrer début mars ; quelle appréciation portez-vous sur cette procédure ?

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Je vous demande collectivement de lever la main droite et de vous engager à dire toute la vérité, rien que la vérité.

( Mme Le Floch, MM. Burel, Casadei et Le Flohic prêtent serment).

M. François Casadei, président de l'URPS Infirmiers Normandie . - Les infirmiers ont été impactés très vite car leur tournée de soins démarrent dès six heures du matin. La patientèle et les collègues ont d'abord ressenti une angoisse importante face aux odeurs et aux fumées dont la toxicité restait inconnue. Cette angoisse était importante pour des personnes présentes à leur domicile, hors de structures hospitalières ou spécialisées dans lesquelles les règles de confinement sont plus faciles à mettre en place.

Nous avons reçu un premier message d'alerte en provenance de l'agence régionale de santé (ARS) vers 11 heures du matin que nous avons immédiatement répercuté. Nous avons également diligenté une enquête auprès de nos collègues infirmiers pour connaître leur avis. Inutile de vous dire que les retours immédiats n'ont pas été bons car tous étaient dans l'ignorance de la toxicité des produits.

Cette réaction paraît normale car il n'est pas évident au début d'un tel accident de connaître le niveau de dangerosité des phénomènes. Nous avons donc organisé, vers la mi-janvier, une enquête similaire pour connaître l'avis de nos collègues avec un recul plus important sur le suivi sanitaire de la population et l'implication des infirmiers libéraux avec une grille d'évaluation en lien avec nos collègues médecins et pharmaciens.

M. Didier Le Flohic, président de l'URPS Pharmaciens de Normandie . - Les officines assez éloignées du lieu de l'accident n'ont pas été très impactées par celui-ci : peu ou pas de questionnement de la patientèle, pas d'achat en masse de masques de protection ni de délivrance de collutoires ou autres médicaments liés aux affections respiratoires.

Pour les pharmacies situées à proximité du foyer de l'incendie ou sur le parcours du nuage, les réponses sont différentes. Ces pharmaciens sont d'ailleurs étonnés car c'est la première fois qu'ils sont sollicités de manière officielle sur l'événement et ses conséquences.

Parmi les officines les plus proches du site, en raison de la mise en place d'un périmètre de sécurité, une pharmacie est restée fermée. Les autres, situées à environ 500 mètres de l'usine Lubrizol, ont adapté leurs horaires ainsi que la présence de leur personnel soit à cause d'une impossibilité de rejoindre l'officine soit en raison de la mise en place d'un confinement, ou enfin par la volonté du pharmacien de protéger son personnel.

Nos confrères regrettent l'absence d'interlocuteur officiel, de consignes claires. Ils se sont adaptés à la situation grâce aux informations recueillies dans les médias ou bien sur le site internet de l'ARS. Un sentiment d'abandon domine parmi les pharmaciens.

M. Bruno Burel, représentant de l'URPS Médecins de Normandie . - Comme mes collègues infirmiers et pharmaciens ont déjà exprimé des idées que je partage, je me contenterai de vous apporter un témoignage « local » puisque je réside dans le centre de Rouen, sous le panache de fumée et donc aux premières loges de l'événement, avant de répondre aux questions de la commission.

Le jour même, l'accès autoroutier à la ville par l'ouest était interdit mais les habitants de la métropole rouennaise se sont déplacés malgré les messages radiophoniques incitant à demeurer chez soi. Les gens se sont rendus à leur travail et, pour les cabinets médicaux, près de la moitié des consultations a été assurée.

Concernant les informations reçues par les médecins, un message de l'ARS nous a été adressé en fin de matinée que nous avons redirigé par courrier électronique. Cependant, un nombre important de médecins a regretté l'absence d'information le jour même...

M. Hervé Maurey , président . - Quelle était la teneur des informations transmises ?

M Bruno Burel . - L'information envoyée par l'ARS était relativement vague comme je vous l'ai indiqué dans le dossier que je vous ai transmis avant notre audition. Comme indiqué par M. Casadei, on ne savait rien sur les substances ni sur le niveau de toxicité des émanations. L'essentiel était de ne pas se déplacer. Même si l'air à Rouen jusqu'au plateau Nord était irrespirable, les gens se déplaçaient avec des écharpes.

Il faut faire une différence entre la proximité du sinistre marqué par les odeurs et l'irritation ressentie dans les zones plus éloignées dans lesquelles le panache et les retombés de suies constituaient l'élément le plus visible.

Ni les cabinets médicaux ni les hôpitaux n'ont été saturés de consultations. Nous n'avons pas constaté un pic de pathologies respiratoires. Dès le lendemain, l'âcreté de l'air avait pratiquement disparu.

M. Hervé Maurey , président . - Considérez-vous avoir été associés de manière optimale à cet événement ? Si un tel accident se renouvelait, que faudrait-il améliorer dans la transmission de l'information ?

M. François Casadei . - Si nous avons reçu des informations tant de l'ARS, de la préfecture que des différents médias, le problème des URPS a été leur transmission à nos membres. Les URPS ne disposent pas d'une base complète de données de tous les professionnels de leur branche respective. L'adhésion à une URPS se fait sur la base du volontariat. L'échange de fichier est difficile dans le cadre du règlement général sur la protection des données (RGPD).

Une idée qui pourrait être retenue, sur le modèle de la messagerie sécurisée MAILIZ proposé par les différents ordres des professionnels de santé, serait l'ouverture d'une messagerie sécurisée pour les infirmiers qui, par ailleurs, est devenue une obligation aux termes de l'avenant n°6 de notre convention avec la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam).

La transmission de l'information doit se faire par des alertes sur les smartphones des patients avec des messages clairs sur la conduite à tenir (demeurer chez soi, ne pas se rendre à l'hôpital par exemple...).

M. Bruno Burel . - En effet, le vrai problème réside dans les moyens d'alarme et d'information des populations. Jusqu'à présent il y avait des sirènes mais d'autres moyens existent qu'il faut tous actionner (messageries, sms, ...). Pour les professionnels de santé, il faudrait rendre obligatoire un système de communication unique à partir duquel on pourrait communiquer de façon immédiate, avec des consignes précises. Ce système ne peut être optimal que si les professionnels ont le réflexe de consulter régulièrement leurs messageries sécurisées, ce qui n'est pas toujours le cas.

M. Didier Le Flohic . - Je précise que les téléphones personnels des pharmaciens sont référencés en cas de risque nucléaire. Pourquoi n'utiliserions-nous pas cette base de données pour d'autres risques ?

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Vous disiez que les infirmiers libéraux commençaient leur journée très tôt, dès 6 heures du matin pour certains, et que vous n'aviez été avertis qu'à 11 heures ; il vous a donc fallu maîtriser l'inquiétude de vos patients. Ce long délai est bien curieux et ne doit pas se renouveler.

Concernant le suivi des patients, quelles évolutions constatez-vous, six mois après l'incendie, pour ceux qui ont été exposés à ce nuage de fumée, et au-delà, pour reprendre les propos d'une personne auditionnée par la commission, considérez-vous que les personnes les plus impactées ont été les pompiers ? Ils étaient en effet directement exposés et équipés d'un masque en papier non adapté au niveau de gravité des circonstances.

Lorsque l'on exerce auprès d'une usine Seveso à seuil haut, n'êtes-vous pas intégrés avec l'ARS, au moins une fois par an, à un réseau donnant des consignes claires à adopter envers vos patients lors de telles catastrophes ?

M. François Casadei . - Nous avons, en effet, formulé cette proposition au sein des comités avec l'ARS. Des simulations régulières sont indispensables, pour parfaire la communication et sa diffusion car, comme vient de le rappeler le Docteur Burel, tous les professionnels ne sont pas assidus dans la consultation de leur messagerie.

Nous avons tout relayé sur le site de l'URPS et d'après les résultats d'une de nos enquêtes, 50 % des infirmiers consultent le site de l'URPS, et 40 % celui de l'ARS.

Concernant le suivi immédiat des patients, et à la question « Avez-vous ressenti le besoin de consulter un médecin pour vous-même ou vos patients dans l'immédiat ? », 96 % des infirmiers ont répondu négativement pour eux-mêmes mais 93 % ont répondu l'inverse pour leurs patients car beaucoup de personnes âgées ou vulnérables soignées à domicile ont demandé à consulter.

Comme cela a aussi été signalé dans une des enquêtes, n'avoir qu'à 11 heures l'information d'une éventuelle toxicité sans savoir s'il fallait se protéger, notamment pour les patients suivis à domicile, a été très mal vécu par les infirmiers. Ce délai a également engendré des rumeurs.

M. Bruno Burel . - J'ajouterai que le 26 septembre, les premières consignes de l'ARS ont été données à 10 h 57 mais individuellement beaucoup de médecins ont cherché les informations. Les médias annonçaient que les entrées Est et Ouest de Rouen étaient bloquées mais aucune autre information.

Dans un deuxième temps, un certain nombre de familles, notamment les femmes enceintes et allaitantes, sont venues consulter. Nous ne pouvions leur donner que des consignes de prudence.

Aujourd'hui encore, personne ne connaît l'ensemble des substances qui ont brûlé et ce qu'elles deviennent en brûlant.

A quoi les patients ont-ils été exposés ? Selon moi il y a deux accidents : celui du 26 septembre, où les produits de combustion se sont répartis dans le Nord-Est de Rouen provoquant des odeurs âcres, durant 8 à 10 jours, et ensuite, pendant quatre mois, des gaz chimiques liés à des réactions chimiques, d'une autre toxicité, ont touché d'autres populations.

Vous avez évoqué l'enquête en population qui va être lancée non pas en mars mais en juin...

M. Hervé Maurey , président . - On nous avait indiqué en mars...

M. Bruno Burel . - Oui mais le groupe santé animé par Santé publique France auquel je participe est en retard.

Je n'ai d'ailleurs pas pu obtenir qu'il y ait deux enquêtes, une sur l'incendie et ses conséquences, et l'autre sur les conséquences des réactions chimiques des 1 400 fûts, dont certains très endommagés qui persistent encore et qui ont touché une autre population. C'est absurde sur un plan scientifique.

M. Hervé Maurey , président . - Je donne la parole à Mme Bonnefoy, rapporteure, pour aborder la deuxième partie, très importante pour nous, relative aux mesures prises pour évaluer les conséquences sanitaires de l'accident.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Oui et M. Burel vient de répondre à ma première question concernant la présence d'odeurs encore aujourd'hui. La population en est-elle inquiète ? D'où viennent ces odeurs, alors qu'il n'y a plus de combustion ?

M. Bruno Burel . - Elles proviennent de réactions chimiques de tous les produits stockés dans les hangars des deux entreprises concernées, Normandie Logistique et Lubrizol ; ils représentent environ 9 000 tonnes sur chacun des sites.

Les derniers fûts ont été éliminés il y a seulement une dizaine de jours mais il reste encore du nettoyage.

Il ne s'agit donc pas de la combustion, même si cela n'est pas plus rassurant. Et elles touchent d'autres populations. Par exemple, la commune du Petit-Quevilly, proche de Lubrizol mais située au Sud, n'est pas touchée par le panache, mais l'est par les gaz depuis quatre mois.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Que pensez-vous du suivi de ces populations, exposées dans le temps par une toxicité chronique ? Y avez-vous été associé ainsi qu'à la mise en place d'une vigilance sanitaire importante à long terme, par l'ARS ou d'autres autorités sanitaires ? Est-il nécessaire de mettre en place un registre de morbidité à l'échelle du département voire au-delà ?

M. François Casadei . - D'après l'enquête diligentée à quatre mois de l'événement, 86 % des infirmiers pensent qu'un suivi à long terme est nécessaire ainsi qu'une évaluation. Encore faut-il savoir ce que l'on doit évaluer. 95 % sont favorables à un registre de morbidité avec des critères pré-établis fiables.

Les infirmiers libéraux en Seine-Maritime traitent 40 000 patients par jour. La grille d'évaluation devrait être établie par des experts et intégrer les personnes les plus fragiles, celles qui ne consultent plus et qui représentent 20 % de la population. Pour le moment, nous ne sommes pas sollicités.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - N'est-il pas trop tard pour le faire ?

M. François Casadei . - Non, c'est encore possible, car même si l'état de la population semble bon, les signes de toxicologie hépatique ou néphrologique peuvent apparaître plus tard.

M. Bruno Burel . - Ce que vient de dire M. Casadei est très important. Nous nous sommes surtout intéressés aux conséquences aiguës de l'accident (toxicité hépatique ou néphrologique) ; maintenant il s'agit d'étudier la toxicité chronique.

Nous sommes consultés et nous enchaînons les réunions, avec l'ARS et Santé publique France, mais nos avis ne sont pas toujours pris en compte.

Je reviens sur l'enquête déclarative de santé qui sera lancée en juin prochain : elle ne traitera que du ressenti des populations. Il ne s'agit pas du tout d'une enquête de santé publique.

La plupart des produits chimiques et pétro-chimiques, quand ils brûlent et se déposent, sont des perturbateurs endocriniens. Un suivi à long terme est donc indispensable.

Il faut, selon moi, tenir plusieurs registres : sur les malformations foetales et celles des enfants, sur les fausses couches, sur les cancers tous âges confondus, sur les pathologies liées aux modifications hormonales. Ces registres doivent différencier les personnes exposées aux fumées toxiques immédiates et celles exposées à la toxicité chronique. Ils doivent aussi cibler des zones. Par exemple, la zone Nord-Est qui comprend toutes les communes touchées par les retombées de suie, comporte des substances différentes.

J'ajoute que l'ARS et la préfecture ont décidé de ne faire des dosages sanguins que si des traces anormales de différentes substances étaient trouvées dans la terre. Or, le professeur Cicolella a expliqué qu'on ne pouvait déduire les pathologies liées aux dioxines repérées dans le sang à partir de prélèvements des sols. La seule méthode est donc le dosage sanguin.

M. Hervé Maurey , président . - N'est-il pas trop complexe de tenir plusieurs registres ? Un seul, à plusieurs critères et grilles d'entrée, ne suffirait-il pas ?

M. Bruno Burel . - Vous avez sans doute raison, monsieur le président. Il faudrait que des groupes de travail d'experts (épidémiologistes, toxicologues,...) le décident et non pas le ministère ou la préfecture.

M. Hervé Maurey , président . - Confirmez-vous que la politique mise en place en matière de suivi sanitaire et de prélèvements aujourd'hui est insuffisante ?

M. Bruno Burel . - Elle ne me paraît en effet pas adaptée pour en tirer les conclusions nécessaires.

Je pense surtout qu'il faut lever les angoisses permanentes de la population des secteurs concernés. Il faut pouvoir leur apporter des réponses.

M. Didier Le Flohic . - Les pharmaciens n'ont jamais été contactés par l'ARS pour leur donner des réponses aux questions quotidiennes des personnes.

Mme Maryvonne Le Floch . - Je ne travaille pas très loin du Petit Quevilly et dès le premier jour de l'accident, un afflux de patients nous ont dit vouloir quitter les lieux immédiatement. Nous nous sommes sentis abandonnés par l'ARS, malgré le communiqué de 11 heures, même actuellement. La recherche d'informations reste à notre initiative.

M. Hervé Maurey . - Vous vous constituez donc votre propre réseau d'informations ?

Mme Maryvonne Le Floch . - Oui, alors que des patients évoquent des fuites radioactives... Sans oublier les informations véhiculées par les réseaux sociaux.

Mme Brigitte Lherbier . - Il est incroyable que les pharmaciens dont les officines sont proches d'entreprises Seveso n'aient pas été informés en amont des conduites à tenir. Des réunions publiques en présence d'élus sont pourtant prévues dans le cadre du risque nucléaire. Ne pourrait-on pas prévoir, en amont, dans toutes les pharmacies de France, des informations à donner pour soulager la population ?

M. Bruno Burel . - La différence avec le nucléaire, c'est que l'on connaît son fonctionnement. Dans le cas présent, des centaines de substances sont entrées en combustion. Les simulations dont on dispose ont été faites en laboratoire à des températures moindres que celles de l'incendie.

En revanche, les associations de défense de l'environnement prétendent que les différents sites Séveso ont des procédures d'alerte différentes car prévues par les industriels. À Rouen, il y a un défaut d'organisation au départ.

Tout est à revoir en amont. Il est bien difficile de donner des informations quand on ne sait pas réellement ce qui se passe.

M. Pascal Martin . - Notre collègue Christine Bonfanti-Dossat a évoqué la situation sanitaire des sapeurs-pompiers. Lorsqu'ils interviennent sur un sinistre, ils sont malgré tout équipés d'appareils respiratoires isolants. La question me semble davantage être celle du suivi sanitaire des policiers nationaux et municipaux qui ne disposent ni de formation ni d'équipements adéquats : avez-vous eu l'occasion, lors de vos consultations, de les recevoir et d'évoquer le suivi qui leur est proposé ?

En termes d'alerte, vous évoquez l'absence globale de réseau. C'est pourtant arrivé un jeudi matin et non un 15 août à 15 heures ! Êtes-vous en capacité de gérer une permanence dans une situation plus critique un dimanche après-midi ou un samedi soir ?

M. François Casadei . - Notre profession a une obligation de continuité de soins, comme les pharmaciens.

M. Pascal Martin . - Je l'entends mais il y a quand même moins de médecins, d'infirmiers et de pharmaciens un dimanche après-midi qu'un jeudi matin.

M. François Casadei . - Non il y a autant d'infirmiers dans la mesure où il y a autant de patients à voir et nous sommes organisés pour assurer une continuité 7 jours sur 7.

M. Bruno Burel . - Je crois que vous avez raison, Monsieur Martin. S'il y avait un gros problème un 15 août à 15 heures, il y aurait un vrai souci avec les médecins. Notre système de garde fonctionne à peu près mais il n'y a pas assez de praticiens. Il faudrait peut-être prévoir une sorte de réserve sanitaire.

Je reviens sur votre remarque sur les personnels de secours : à part ceux qui sont intervenus dans les vingt premières minutes, les autres avaient effectivement l'équipement nécessaire. Par contre, la question des policiers a disparu avec le nuage...

M. Didier Le Flohic . - Les pharmaciens ont aussi un service de garde mais sont susceptibles de manquer de certains produits, nos grossistes n'ayant pas de système de garde. Une intervention massive pourrait s'en trouver décalée de vingt-quatre heures.

M. François Casadei . - Nous sommes 7 jours sur 7 sur le terrain, encore faut-il savoir pour quoi et avec quels moyens on peut agir.

Mme Nelly Tocqueville . - Depuis l'accident, un point avec l'ARS a-t-il été fait sur votre vécu en tant que professionnels de santé et comment participez-vous aux réunions organisées régulièrement à la préfecture ?

Monsieur Burel, vous êtes également membre du conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst). Que pensez-vous de la reprise d'une partie de l'activité sur le site de Lubrizol ?

Enfin, pensez-vous que l'ouverture d'un traitement de données de santé spécifique, fondé sur le voisinage de l'accident avec une dérogation partielle à l'anonymat des données pour un suivi plus affiné des personnes éventuellement exposées, serait opportune ?

M. Bruno Burel . - Concernant votre dernière proposition, un traitement de données serait tout à fait opportun avec anonymisation des données.

Quant au Coderst, il est composé de 26 membres. Seuls 4 membres, dont j'ai fait partie, ont voté contre la reprise partielle de Lubrizol. Pour des raisons de santé d'abord et principalement, car il subsiste trop d'inconnues. Peut-on se permettre, dans de pareilles conditions, de redémarrer une industrie ?

Alors même que l'on veut développer le patrimoine touristique de l'agglomération, ne fallait-il pas envisager un déménagement, d'autant qu'un éco-quartier est en cours d'aménagement à proximité de ces installations classées Seveso ?

Mme Céline Brulin . - Lors d'une audition, la directrice générale de l'ARS de Normandie a reconnu le dysfonctionnement autour de l'information et de la communication. Depuis, un travail a-t-il été enclenché ?

Je suis très intéressée par tout ce que vous avez dit sur le suivi dans la durée, car cet accident constitue un vrai enseignement dans ce domaine. Nous sommes plus habitués à ce que les incidents industriels provoquent des victimes immédiates, voire des morts, mais les pouvoirs publics n'ont pas encore intégré dans leur action la gestion du risque sanitaire à long terme.

Je suis très sensible à vos propos sur les registres. Comment peut-on faire entendre la nécessité de les mettre en place ? Si les autorités publiques continuent de s'y refuser, y aurait-il des moyens plus indépendants de le faire malgré tout ? Et enfin, peuvent-ils être codifiés, c'est-à-dire prévoir une marche à suivre pré-définie pour chaque type d'accident ?

M. François Casadei . - Au niveau de l'URPS, ce problème de communication immédiat nous a effectivement fait réagir. Nous avons engagé un prestataire qui a fait du « phoning » auprès de tous les cabinets médicaux normands pour tenter de référencer un maximum de messageries, voire de téléphones portables. On a ainsi augmenté notre panel de personnes à alerter. Pour information, même l'ARS et les caisses primaires d'assurance maladie (CPAM) n'ont pas toutes les adresses de messagerie des professionnels de santé.

A l'instar de l'obligation de se référencer auprès de nos ordres professionnels, il faudrait faire de même auprès de l'URPS pour que l'alerte puisse être lancée en amont et touche 100 % des professionnels.

M. Didier Le Flohic . - Au niveau de l'ARS, elle s'est très légèrement améliorée puisque quelques réunions en préfecture nous ont été proposées mais nous en sommes informés le mardi soir à 20 heures pour le lendemain à 9 heures !

Mme Maryvonne Le Floch . - Cela rejoint ce que j'ai dit précédemment. L'information ne nous parvient pas de façon naturelle. Les comptes rendus ne nous sont pas transmis systématiquement. Nous restons démunis face aux questions de la patientèle.

M. Hervé Maurey . - Je souhaiterais vous poser une dernière question : si vous étiez ministre de la santé ou directeur général de l'ARS de Normandie, quelles mesures prendriez-vous pour améliorer le suivi sanitaire des populations concernées de près ou de loin ?

M. François Casadei . - La mise en place de registres spécifiques avec une grille d'évaluation des populations touchées.

M. Bruno Burel . - En réponse à la question de Madame Brulin, tout ce qu'on a évoqué aujourd'hui l'a déjà été en différentes réunions mais pour autant nous ne sommes pas toujours suivis, comme ma demande de mettre en place deux enquêtes en population car il y a bien eu deux accidents.

J'attends beaucoup des résultats de votre commission d'enquête parlementaire car il ne ressort rien du comité de transparence à la préfecture.

M. François Casadei . - Encore faut-il aussi définir la notion de « vulnérabilité » des populations et prendre en compte celles d'entre elles qui se trouvent en établissements hospitaliers et en établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).

M. Hervé Maurey . - Je vous remercie.

M. Loïc Le Dréau, Directeur des Opérations de Paris et représentant légal de la succursale française de FM Insurance Europe S.A.
(Mercredi 26 février 2020)

M. Hervé Maurey , président. - Mes chers collègues, nous accueillons M. Le Dréau, représentant légal de la succursale française de FM Insurance Europe, assureur de Lubrizol.

Nous avons appris que vous aviez pointé du doigt plusieurs éléments préoccupants au sein de l'usine Lubrizol quelques jours seulement avant l'incendie du 26 septembre. La révélation des dysfonctionnements que vous avez pu observer trois jours seulement avant l'incendie a constitué un motif d'étonnement pour tout le monde, voire de stupéfaction, même pour nous. Nous aimerions que vous puissiez nous rappeler dans quelles conditions cette intervention de votre part a eu lieu. L'usine Lubrizol était-elle visitée régulièrement par votre société ? Faisait-elle l'objet d'une surveillance particulière ?

Nous aimerions bien sûr que vous confirmiez ou infirmiez, ainsi que nous avons pu lire dans la presse, que les faiblesses que vous auriez relevées ont effectivement posé problème le 26 septembre, comme celle du système d'extinction par sprinkler s du bâtiment A5, qui a été entièrement détruit, celle de l'adjonction d'un système de production de mousse, ou la nécessité d'améliorer le système d'évacuation des eaux.

Par ailleurs, nous aimerions également que vous puissiez nous indiquer si, dans le passé, vous aviez eu l'occasion de souligner d'autres points et si l'entreprise - que vous assurez, je crois, depuis 2008 - avait tenu compte de ces remarques et si des améliorations avaient été apportées depuis les visites précédentes.

Je me dois de vous rappeler que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête est passible de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende et vous demande de prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Loïc Le Dréau prête serment.

M. Loïc Le Dréau, directeur des Opérations de Paris et représentant légal de la succursale française de FM Insurance Europe SA. - Monsieur le président, mesdames les rapporteurs, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'accueillir. J'aimerais tout d'abord vous fournir quelques éléments d'information concernant FM Insurance Europe SA, qu'on appelle en abrégé FMIE.

Auparavant, je veux vous dire que nous sommes très sensibles à l'événement qui s'est produit à Rouen en septembre dernier et a touché de nombreuses personnes. Je tiens également aussi à saluer tous ceux qui ont durement oeuvré pour éteindre l'incendie et limiter les dommages. Lorsque la procédure d'expertise visant à déterminer les causes et les origines de l'incendie sera achevée, le processus d'apprentissage relatif à cet événement pourra débuter. En tant qu'assureur dommages aux biens du site de Lubrizol de Rouen, nous cherchons aussi à identifier les principaux enseignements à tirer de cet événement.

FMIE exerce ses activités sous la dénomination de FM Global. Nous sommes une société anonyme de droit luxembourgeois agréée comme entreprise d'assurance par le ministre des finances du Luxembourg et supervisée par le commissariat aux assurances. La société opère en qualité d'assureur sur le territoire de l'espace économique européen au moyen du passeport européen, soit sous le régime de la liberté de prestation de services, soit de la liberté d'établissement pour les territoires où nous disposons d'une succursale, comme en France. FMIE est une filiale de la société Factory Mutual Insurance Company, établie dans le Rhode Island, aux États-Unis.

Ni les évaluations des risques élaborées par FM Global ni ses recommandations en matière de prévention des dommages matériels n'abordent les questions relatives à la sécurité et la santé des personnes ou à l'environnement. En effet, ces sujets ne relèvent pas de nos activités en tant qu'assureur uniquement dédié aux dommages aux biens. Comparé aux autres compagnies d'assurances, notre modèle opérationnel est unique, dans la mesure où il se limite aux assurances de dommages aux biens commerciaux et industriels. Pour cette raison, mes réponses relatives aux normes et pratiques de l'industrie pourraient être limitées.

Nous comprenons bien que la commission d'enquête a notamment pour objet de recueillir des éléments d'information concernant l'application des règles applicables aux installations classées. FMIE étant l'assureur de ce site, j'attire respectueusement votre attention sur le fait que nous sommes impliqués dans une procédure d'expertise judiciaire visant à déterminer les causes et les origines de cet événement, qui fait aussi l'objet d'une procédure d'évaluation interne. Je ferai, bien entendu, de mon mieux pour répondre à vos questions, de manière aussi exhaustive que possible. Si des informations complémentaires que je n'ai pas en ma possession aujourd'hui s'avéraient nécessaires, je vous soumettrai des réponses écrites à la suite de cette audition. C'est avec plaisir que je répondrai à vos questions.

M. Hervé Maurey , président. - Vous pouvez commencer par répondre à celles que j'ai déjà posées. Ce qu'on a lu dans la presse est-il exact ? Avez-vous bien observé les défaillances que j'ai rappelées dans mon propos introductif ?

M. Loïc Le Dréau. - Lorsque nous entamons une relation assurantielle, nos ingénieurs se rendent sur site pour réaliser une visite afin d'identifier les risques que nous devons assurer et les quantifier, de façon à proposer au client un contrat d'assurance et une prime destinés à le couvrir. En 2008, à la suite de cette première évaluation, des recommandations avaient été émises. Nous partageons ce rapport avec nos clients, car c'est une opportunité pour ceux-ci de diminuer la fréquence des sinistres et leur gravité. Ce risque était donc connu en 2008, et nous l'avions pris en compte : c'est l'essence même de notre métier d'assureur.

Les visites de risque sont effectuées de façon régulière. Sur des sites comme celui de Rouen, elles ont lieu environ tous les ans. Le but principal de ces visites est destiné à comprendre l'évolution du risque et savoir si les termes et les primes qui ont été négociés sont toujours en adéquation avec le niveau du risque qui est assuré. Vous mentionniez le manque d'adéquation par rapport aux protections mises en place. Nous l'avons noté. Des recommandations ont été faites en ce sens, mais le risque était connu et nous l'acceptions en tant qu'assureur.

Existait-il d'autres risques ? Le site a-t-il amélioré la couverture du risque au cours des années ? Oui, beaucoup de choses ont été améliorées et plusieurs recommandations ont été suivies d'effet.

M. Hervé Maurey , président. - Aviez-vous déjà eu l'occasion de rappeler les recommandations faites quelques jours avant l'incendie ?

M. Loïc Le Dréau. - Oui, cette recommandation était présente dans le rapport depuis 2008.

M. Hervé Maurey , président. - Vous avez donc, dès 2008, attiré l'attention de Lubrizol sur le fait qu'il existait des défaillances sur les points mentionnés, et vous avez constaté en 2019 que ces problèmes n'avaient toujours pas été résolus.

M. Loïc Le Dréau. - Oui, mais nous sommes assureurs de dommages aux biens. C'est un risque que nous connaissions et que nous acceptions de porter.

M. Hervé Maurey , président. - Peut-être les populations riveraines n'étaient-elles pas prêtes à l'accepter pour leur part !

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - J'ai lu dans la presse que l'expertise de FM Global vise la réduction des risques de perte de l'outil de production mais que ses conclusions ne sont pas centrées sur les risques concernant la santé humaine, la sécurité et l'environnement. Est-ce exact ? Par ailleurs, le fait que les entreprises industrielles salarient des pompiers est-il de nature à diminuer le risque et les primes d'assurance ?

M. Loïc Le Dréau. - La société que je représente est une société d'assurance basée au Luxembourg. C'est une société de dommages aux biens et c'est notre business model . Nous n'assurons que des biens commerciaux et industriels. C'est la seule couverture que nous proposons, depuis 185 ans, même si nous nous tenons à jour des évolutions. Nous assurons donc les bâtiments, les outils de production et les pertes d'exploitation associées à des dommages matériels tels que l'incendie, les bris de machines et les catastrophes naturelles.

Quant aux pompiers présents sur les sites industriels, il s'agit de volontaires et nous les considérons avec beaucoup de bienveillance. Ils connaissent très bien les lieux et sont capables d'intervenir très rapidement. Ce sont des personnes qui possèdent des compétences en matière de prévention. Or nous voyons la prévention au jour le jour dans les entreprises comme un facteur très positif.

Cela a-t-il un impact sur la prime ? Ce n'est que l'une des composantes de celle-ci. Il faut également tenir compte de la qualité générale du risque et du type de risque, du lieu où celui-ci est localisé - proximité d'une rivière, zone de tremblements de terre, exposition aux tempêtes. Il est donc très difficile d'affirmer que la présence de pompiers volontaires va diminuer la prime.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur. - Le risque majeur était-il dans ce cas de figure l'incendie ?

M. Loïc Le Dréau. - En général, dans les entreprises du secteur de la chimie, où l'on trouve des liquides inflammables, l'incendie est en effet le risque majeur.

M. Hervé Maurey , président. - Vous disiez que votre champ d'activité est plus large que celui des entreprises présentant un risque technologique. Assurez-vous des entreprises ayant des activités comparables à celles de Lubrizol ?

M. Loïc Le Dréau. - Oui.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - Les salariés sont-ils couverts par des dispositions particulières en cas d'accident industriel, par exemple en matière de toxicité ? Si c'est le cas, comment ce risque est-il indemnisé ? Par ailleurs, couvrez-vous les risques liés à la toxicité qu'encourent les riverains en cas d'accident ?

M. Loïc Le Dréau. - Le risque toxique n'est pas un risque de dommages aux biens ; or nous n'assurons que les dommages aux biens : c'est notre seul produit.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure. - Savez-vous si Lubrizol dispose d'une autre assurance pour indemniser les salariés, voire les riverains, en matière de risque liés à la toxicité ?

M. Loïc Le Dréau. - Je ne saurai vous répondre. Il faudrait poser la question à notre client.

M. Jean-Claude Tissot . - En 2008, après votre état des lieux, vous définissez un montant de prime d'assurance incluant les manques existants en matière de défense incendie. Indiquez-vous alors à votre client que la prime sera moins élevée s'il améliore les choses ? L'assurez-vous quand bien même il décide de ne rien faire, mais avec un surcoût ? Peut-il ainsi, en payant un supplément de prime, s'affranchir d'une faute que vous avez décelée ?

M. Loïc Le Dréau. - Quand je parle de conformité, ce n'est pas par rapport à la loi ou aux réglementations locales, mais par rapport à des standards internes qui nous permettent de mesurer l'écart entre ce que l'on voit sur un site industriel et ce que nous considérons comme un risque bien protégé.

M. Jean-Claude Tissot . - Vos standards sont bien conformes à la loi...

M. Loïc Le Dréau. - Nous utilisons les mêmes standards partout dans le monde. La régulation locale l'emporte bien évidemment toujours sur nos standards. Lorsque nous détectons un risque et que nous acceptons de le couvrir, il est de notre responsabilité d'assureur de le porter. Nous sommes convaincus que la majorité des sinistres peut être évitée. C'est l'esprit dans lequel nous travaillons. Plus la qualité du risque est bonne, plus les termes, les conditions du contrat d'assurance et les primes sont favorables au client. Il y a donc une adéquation entre le niveau de prime et le niveau de risque. C'est l'essence même de notre approche.

M. Hervé Maurey , président. - Entre la visite de 2008 et celle de 2019, des points ont-ils été améliorés par rapport à ce que vous avez initialement relevé ?

M. Loïc Le Dréau. - Oui, il y a eu une amélioration sur l'ensemble du groupe, et sur le site de Rouen en particulier. Plusieurs recommandations ont été suivies. C'est un site qui a investi dans la prévention.

M. Hervé Maurey , président. - Mais les points que vous avez soulevés en 2019, ainsi que vous l'avez dit tout à l'heure, existaient précédemment ?

M. Loïc Le Dréau. - En effet.

Mme Brigitte Lherbier . - Monsieur le directeur, vous êtes représentant de la France pour votre groupe. Vous avez parlé de standards internes, bien que vous soyez toujours en adéquation avec les lois de chaque pays et les lois européennes...

M. Loïc Le Dréau. - Bien sûr.

Mme Brigitte Lherbier . - Avez-vous des échanges avec les institutions européennes visant à améliorer les directives ? Envisagez-vous de le faire à l'avenir si vous avez remarqué certaines choses ? Par ailleurs, avez-vous déjà connu, par le passé, un accident similaire parmi vos clients, en France ou dans un autre pays européen ?

M. Loïc Le Dréau. - Nos règles techniques sont relatives à la protection des biens. La protection des biens n'est qu'une partie des standards et des lois dont le but principal est de traiter les problèmes de protection des personnes, de protection de l'environnement...

Mme Brigitte Lherbier . - La protection des biens de ce genre d'entreprises représente sûrement un apport important pour vous. Les primes doivent être énormes.

M. Loïc Le Dréau. - Nous ne sommes pas compétents pour traiter de la protection des personnes ou de l'environnement, qui ne correspondent pas du tout à notre domaine d'activité. J'ai très peu de relations avec les organismes locaux ou européens quant à l'établissement de standards.

Mme Brigitte Lherbier . - Étant donné l'importance des entreprises Seveso, vous êtes un interlocuteur intéressant...

M. Loïc Le Dréau. - Merci pour cette remarque flatteuse. Nos règles techniques, par exemple, sont publiques et disponibles sur notre site Internet. Nous sommes plus que disposés à partager avec les organismes qui souhaiteraient discuter avec nous, mais notre domaine de compétences continuera à porter sur la protection des biens.

Mme Brigitte Lherbier . - N'existe-t-il pas d'obligation en matière d'assurance aux tiers pour ce type d'entreprise ?

M. Loïc Le Dréau. - À ma connaissance, il n'existe pas d'assurance dommages obligatoire. C'est plus l'assurance responsabilité civile qui doit selon moi s'appliquer.

Mme Céline Brulin . - Si on comprend bien, vos propres standards sont supérieurs à la réglementation française.

M. Loïc Le Dréau. - Cela dépend.

Mme Céline Brulin . - Les recommandations que vous avez émises n'ont pas toutes été respectées par Lubrizol, qui a estimé être en conformité avec la législation et la réglementation. J'en conclus que vos standards sont un peu supérieurs à la législation française. Comment l'expliquez-vous ? Cela vient-il du fait que la législation et la réglementation françaises ne sont pas assez exigeantes ? La qualité des inspections réalisées par les services de l'État ou par votre propre société pourrait-elle expliquer cette différence d'appréciation ?

Par ailleurs, Lubrizol est engagée dans un processus d'indemnisation par le biais d'un protocole signé avec l'État. J'entends bien que vous n'êtes concerné que par la partie dommages aux biens, mais prenez-vous d'ores et déjà votre part dans cette indemnisation, et sous quelles formes ?

M. Hervé Maurey , président. - Je reviens sur la première question de Mme Brulin. J'ai senti une légère hésitation de votre part. Doit-on effectivement entendre que vos standards sont plus exigeants que ceux de la réglementation et de la législation française concernant les points que vous avez soulevés comme posant problème ?

M. Loïc Le Dréau. - Je ne connais pas la législation française dans le détail, mais il semblerait que ce que nous demandions n'était pas réclamé par la législation française. Nos standards et nos règles techniques sont établis dans le but de protéger les biens. La réglementation est plutôt destinée à assurer la protection des personnes et de l'environnement. Ce sont des buts différents. Il est très difficile pour nous de nous positionner, n'étant compétents que sur un aspect.

S'agissant du processus d'indemnisation, on essaye encore aujourd'hui de comprendre ce qui s'est passé et de connaître les causes et les origines de cet incendie. Les responsabilités ne sont pas encore établies. Une fois qu'elles l'auront été, l'indemnisation pourra vraiment commencer. Notre client a subi un incendie majeur. L'incendie est couvert par notre police d'assurance : d'une façon ou d'une autre, on est avec notre client et on a commencé à travailler avec lui dès qu'on a pu pour engager le processus d'indemnisation, de reconstruction et de remise en état de son outil de production.

Mme Brigitte Lherbier . - Dans ce cas de figure, c'est la loi des contrats qui s'applique. Vous avez défini ce que vous étiez à même de rembourser.

M. Loïc Le Dréau. - En effet.

M. Jean-Claude Tissot . - Si le client se met en conformité avec vos demandes, la prime d'assurance est-elle moins élevée ?

M. Loïc Le Dréau. - Oui.

M. Hervé Maurey , président. - On peut donc imaginer que la prime d'assurance de Lubrizol a diminué entre 2008 et 2019, puisqu'ils s'étaient, selon vous, améliorés...

M. Loïc Le Dréau. - Peut-être...

M. Hervé Maurey , président . - Il me reste à vous remercier. Vous avez adressé des réponses au questionnaire écrit qui vous a été envoyé. Nous en ferons le meilleur usage pour notre rapport.

Mme Élisabeth Borne, ministre de la Transition écologique et solidaire.
(Mercredi 26 février 2020)

M. Hervé Maurey , président . - Mes chers collègues, nous achevons les auditions de notre commission d'enquête en entendant Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire.

Madame la ministre, il y a cinq mois jour pour jour, un incendie de très grande ampleur s'est déclenché à Rouen. S'il a été rapidement maîtrisé, l'ampleur du panache et la persistance d'odeurs sur la ville pendant plusieurs semaines ont alimenté un sentiment de colère et d'incompréhension.

Dès le 2 octobre, vous avez fait parvenir aux préfets une instruction constituant une première réponse après l'incendie. Quel retour avez-vous eu par rapport à ces recommandations et à leur mise en oeuvre ? Lors d'un récent déplacement dans le Rhône, nous avons constaté avec étonnement que de nombreux sites Seveso n'avaient jamais mené d'exercices en dehors des heures ouvrées. Y a-t-il des évolutions à cet égard ?

Voilà deux semaines, vous avez dévoilé un plan d'actions pour éviter qu'un nouvel accident de même ampleur ne se reproduise. Vous avez notamment annoncé une augmentation de 50 % du nombre de contrôles. C'est un objectif ambitieux, et nous ne pouvons qu'y souscrire. Simplement, nous nous interrogeons sur la possibilité de l'atteindre avec des effectifs qui ne devraient a priori pas augmenter en proportion.

S'il est certainement important de renforcer les contrôles, il est, à notre sens, encore plus important de s'assurer que ceux-ci sont suivis d'effets. À cet égard, nous avons un sujet d'interrogation et même d'insatisfaction. Comme cela a été relevé dans l'arrêté de mise en demeure formulé par le préfet à l'égard de Lubrizol le 8 novembre dernier, un certain nombre de remarques avaient été émises par la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) un an et demi plus tôt, plus précisément le 19 avril 2018, concernant notamment le plan de défense incendie pour une meilleure prise en compte des récipients mobiles. Il ne nous semble ni normal ni légitime que des remarques aussi importantes de la part des services de l'État puissent rester lettre morte.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Élisabeth Borne prête serment.

Sans plus attendre, je vous laisse la parole, avant de passer aux questions des rapporteurs, puis des autres membres de notre commission d'enquête.

Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire. - Je vous remercie de me donner à nouveau l'occasion de m'exprimer devant vous sur cette catastrophe industrielle, qui, comme vous l'avez rappelé, a frappé les habitants de Rouen, de la Seine-Maritime et au-delà le 26 septembre dernier.

Dès les premières heures de cet incendie hors norme, l'ensemble des services de l'État a été pleinement mobilisé. L'intervention des sapeurs-pompiers a été exemplaire. Les 280 pompiers mobilisés ont fait preuve d'un immense courage. Je voudrais à nouveau les remercier. Grâce à eux, malgré la violence de l'incendie, on ne déplore aucun blessé, ni a fortiori, aucun mort.

Je voudrais aussi souligner l'implication des agents de la Dreal de Normandie. Depuis la fuite de mercaptan sur le site de Lubrizol en 2013, ce ne sont pas moins de 39 inspections qui ont été réalisées en 6 ans. Ces inspections ont permis de tester le plan d'opérations interne (POI) de Lubrizol ou de renforcer les dispositifs de prévention des incendies. La mise en oeuvre du plan de prévention des risques technologiques de Lubrizol avait également permis de réduire deux facteurs de risques importants avec la suppression d'une cuve de GPL et d'une cuve d'acide chlorhydrique, auparavant situées à proximité des bâtiments ayant brûlé. Cela a clairement permis d'éviter des conséquences encore plus dramatiques.

Le Gouvernement s'est engagé à faire face aux conséquences environnementales et sanitaires de cet accident dans la transparence la plus absolue. C'est pourquoi toutes les informations, toutes les données scientifiques et leurs interprétations ont été rendues publiques. Elles ont été présentées lors des réunions du comité de dialogue et de transparence qui a été mis en place. Le comité s'est réuni à six reprises. Ces données ont également été systématiquement mises en ligne sur le site de la préfecture de Seine-Maritime et sont donc accessibles à tous. Par ailleurs, nous avons imposé la mise en place d'une surveillance environnementale post-accidentelle avec deux arrêtés de mesures d'urgence, en date du 26 septembre pour Lubrizol et du 30 septembre pour Normandie Logistique, dans les jours qui ont suivi l'incendie.

Pour l'alimentation, ce sont plus de 500 prélèvements qui ont été réalisés. Les résultats se sont révélés inférieurs aux normes applicables. Les prélèvements vont se poursuivre dans la durée pour vérifier que tous les résultats restent bien conformes.

J'en viens aux retombées. Les résultats sont cohérents avec le bruit de fond, c'est-à-dire la qualité moyenne des sols avant l'incendie, notamment pour les hydrocarbures, les métaux et les dioxines. Quelques traces de soufre, de zinc et de phosphore ont été mesurées. Ces éléments étaient bien présents dans les produits de Lubrizol. Leur très faible concentration ne nécessite pas de mesures de précaution particulières. Dans les sols, plus de 1 000 prélèvements ont été réalisés dans les 125 communes potentiellement touchées par le panache. En raison d'une saturation des laboratoires d'analyses, seule une première série de résultats pour 23 communes autour de Rouen a été rendue disponible. Ces premiers résultats ne montrent pas d'anomalie particulière, hormis quelques traces de plomb, de mercure et de benzoapyrène, sans qu'il soit possible de les relier à l'incendie.

Par ailleurs, dès le 4 octobre, j'ai demandé la réalisation d'un protocole de suivi des eaux de surface et de la biodiversité à l'Agence française de la biodiversité, désormais Office français de la biodiversité  (OFB), aux agences de l'eau de Seine-Normandie et d'Artois-Picardie, à l'Office national des forêts et au Centre de documentation, de recherche et d'expérimentation sur les pollutions accidentelles des eaux (Cedre).

Les analyses réalisées sur les cours d'eau présentent de faibles concentrations en hydrocarbures dont le lien avec l'accident n'est pas établi, compte tenu de leur localisation géographique. Aucune mortalité piscicole n'a été relevée, en dehors de la darse, qui a accueilli une partie des eaux d'extinction de l'incendie. Le diagnostic complet de cet état des milieux est attendu pour le mois d'avril ; il permettra de mener une étude quantitative des risques sanitaires, dont les résultats seront ensuite expertisés par les agences sanitaires.

C'est la première fois que des analyses sont réalisées sur un spectre aussi large de polluants et sur des volumes aussi importants. Elles permettent d'apporter une information rigoureuse sur les conséquences sanitaires et environnementales de ce sinistre, conformément à notre engagement de transparence.

Pour éviter qu'un tel accident ne se reproduise, nous en avons tiré des premières leçons.

Dès la survenue de l'accident, j'avais diligenté une mission d'inspection générale, en l'occurrence le Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) et le Conseil général de l'économie (CGE). Les recommandations de cette mission ont été présentées lors de la réunion du Conseil supérieur de la prévention des risques technologiques (CSPRT) du 13 janvier dernier, et les membres de ce conseil m'ont eux-mêmes fait part de leurs réflexions et propositions.

Les problématiques relatives à la gestion de crise font l'objet d'une mission d'inspection générale qui rendra ses conclusions au printemps. Le plan d'action que j'ai présenté le 11 février sera ainsi complété dans les prochains mois sur l'alerte des populations et le développement de la culture du risque.

Le premier axe de ce plan d'action consiste à renforcer la transparence lorsqu'un accident industriel a lieu, en mettant à disposition l'ensemble des informations pertinentes. Lors de l'incendie, le 26 septembre, nous avons eu des difficultés à récupérer une liste précise et utilisable des produits qui avaient brûlé. Pour garantir une parfaite transparence, nous allons imposer que soient mises à disposition du public dès la survenue de l'accident et dans des termes intelligibles par les non-spécialistes la nature et la quantité des produits stockés.

En outre, les délais d'analyses sont encore trop longs. Seuls les résultats de 23 communes sont aujourd'hui connus. C'est pourquoi nous demanderons aux industriels d'identifier en amont les moyens de prélèvements et d'analyses associés.

Des études viendront compléter les valeurs toxicologiques de référence et les valeurs de bruit de fond sur un éventail de polluants plus larges pour faciliter l'interprétation des valeurs mesurées. Nous n'avons aujourd'hui pas de valeur toxicologique de référence pour les mesures de dioxines dans l'environnement. Par ailleurs, nous n'avons évidemment pas la cartographie de l'ensemble des teneurs en bruit de fond sur ces différents polluants. Pouvoir disposer de l'ensemble de ces valeurs constitue donc un axe de travail très lourd.

Deuxième axe, nous devons évidemment éviter que des incendies d'une telle ampleur ne se déclenchent à nouveau. L'enquête judiciaire est toujours en cours. Nous n'avons donc pas d'éléments sur l'origine de l'incendie, mais nous savons que son développement rapide découle notamment de la présence d'une nappe enflammée qui a propagé l'incendie entre plusieurs stockages. Cela nous amène à envisager plusieurs axes d'amélioration pour limiter, précisément, la propagation de l'incendie au sein des différents stockages d'un même site. Nous allons donc revoir les mesures de compartimentage, la disposition des stockages des produits et la conception des cuvettes de rétention.

Il nous faut aussi éviter la propagation d'incendies entre des sites voisins. Nous allons désormais inspecter systématiquement l'ensemble des installations classées dans un rayon de 100 mètres autour des sites Seveso. Les moyens d'extinction sur le site Lubrizol se sont révélés insuffisants, ce qui a nécessité de mettre en place en urgence de bateaux-pompes sur la Seine. Des émulseurs, les produits que les pompiers mélangent à l'eau pour obtenir de la mousse, ont aussi dû être recherchés chez les industriels voisins de Lubrizol. Nous allons donc désormais demander aux industriels d'identifier en amont des capacités suffisantes d'eau d'extinction et d'émulseurs.

L'ensemble de nouvelles obligations seront testées lors d'exercices réguliers obligatoirement une fois par an pour les sites Seveso seuil haut, alors que la pratique est d'une fois tous les trois ans actuellement. Nous allons donc renforcer nos moyens de contrôle et d'enquête pour nous assurer que ces nouvelles réglementations sont bien appliquées.

J'ai en effet indiqué que nous nous fixons l'objectif d'augmenter de 50 % le nombre de contrôles d'ici à la fin du quinquennat. L'atteinte de cet objectif reposera sur une réduction des charges administratives des inspecteurs des installations classées, notamment en développant des outils numériques et en privilégiant des contrôles sur sites. Ces dernières années, les inspecteurs ont été de plus en plus chargés de l'instruction de dossiers. Il y avait une charge particulière liée, précisément, à la mise en place des plans de prévention des risques technologiques (PPRT), qui sont quasiment tous élaborés aujourd'hui. Cela a représenté une charge administrative très importante pour nos inspecteurs. Les effectifs d'inspecteurs seront le cas échéant ajustés une fois ces différentes optimisations réalisées.

J'ai aussi souhaité que l'on puisse disposer d'un bureau d'enquêtes accidents en matière de risques industriels et technologiques. Un tel outil existe, par exemple, pour les transports aériens, terrestres et maritimes. Il est très précieux de pouvoir mobiliser une telle expertise, non pas pour doublonner l'enquête judiciaire, mais pour tirer le plus rapidement possible toutes les conséquences d'un accident majeur.

Le Gouvernement s'est engagé à présenter les faits tels qu'ils sont en toute transparence et à tirer le retour d'expérience de cet accident. Le plan d'action que j'ai présenté le 11 février visait à prendre au plus vite les dispositions pour éviter qu'un tel accident ne se reproduise.

J'ai effectivement saisi les préfets pour demander que les Dreal prennent l'attache des responsables de l'ensemble des sites Seveso, afin de vérifier le dimensionnement et le caractère opérationnel des mesures de maîtrise des risques. En particulier, car c'est ce qui permet de prévenir des incendies, des exercices de préparation, indispensables pour vérifier l'effectivité des mesures de protection, doivent être réalisés la nuit. Il s'agit aussi de faire en sorte que les exploitants disposent en temps réel d'une connaissance de la nature et des quantités de produits. La réglementation sera ajustée en conséquence. Par ailleurs, 98 % des exploitants ont fait un retour aux préfets, notamment sur leur capacité à produire les éléments demandés. Nous nous assurerons aussi que l'on pourra organiser des exercices en période nocturne au cours des prochains mois. Théoriquement, ce devrait être le cas.

Les préconisations, recommandations ou injonctions de la Dreal, notamment celles qui visaient à améliorer la défense incendie de Lubrizol, avaient fait l'objet d'une mise en demeure en 2017. Celle-ci a été levée en 2018, l'exploitant s'étant mis en conformité. À mon sens, toutes ces recommandations ont aussi contribué à améliorer le POI de l'entreprise, ce qui a certainement aussi facilité la gestion de cet incendie.

Aujourd'hui, les prescriptions qui sont émises aboutissent le cas échéant à des mises en demeure faisant l'objet de sanctions importantes. En l'absence de régularisation, il peut y avoir des astreintes administratives, voire des suspensions d'autorisation d'exploiter.

Le projet de loi présenté par Nicole Belloubet relatif au Parquet européen et à la justice pénale spécialisée - examiné par le Sénat cette semaine - prévoit de nouveaux outils de répression des atteintes graves à l'environnement permettant d'obtenir la réparation de préjudices et d'appliquer des sanctions dissuasives, sans aller jusqu'à la suspension d'exploitation, mesure effectivement difficile à prononcer par les représentants de l'État.

Mme Nicole Bonnefoy , rapporteure . - Notre commission d'enquête travaille depuis plusieurs mois sur les suites de l'incendie de Lubrizol. Madame la ministre, vous avez formulé un certain nombre de recommandations, dont l'augmentation du nombre des contrôles des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE).

Parallèlement, le Gouvernement a présenté le projet de loi d'accélération et de simplification de l'action publique (ASAP), qui est en cours d'examen par une commission spéciale. Or l'article 24 de ce texte rend facultative la consultation par le préfet du conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst) et de la commission départementale de la nature, des paysages et des sites (CDNPS) pour l'installation d'une ICPE.

À l'article 25 ce projet de loi, il est prescrit de recourir à une simple consultation publique au lieu d'une véritable enquête publique pour les projets soumis à autorisation environnementale. Enfin, l'article 26 tend à autoriser le début des travaux avant que l'autorité environnementale n'ait donné son autorisation, ou encore à alléger les contrôles environnementaux.

Je considère, pour ma part, que ces articles sont contradictoires avec vos recommandations et préconisations mais également avec la décision du Conseil constitutionnel de janvier 2020, qui a consacré l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement face à la liberté d'entreprendre.

Si je comprends bien, la logique qui sous-tend ce projet de loi est davantage une logique provenant de Bercy, donc économique. Je pense qu'elle va à l'encontre des problématiques environnementales, ce qui est très regrettable. Quelle est votre position, madame la ministre ?

M. Hervé Maurey , président . - En résumé, madame la ministre, pensez-vous qu'il soit opportun d'alléger les contraintes environnementales après ce qui s'est passé à Rouen ?

Mme Élisabeth Borne, ministre . - Je ne partage pas du tout votre lecture du projet de loi. Je sais qu'un certain nombre d'organisations non gouvernementales (ONG) environnementales ont soulevé ces questions, mais j'aurai l'occasion de leur apporter des réponses.

S'agissant par exemple de la consultation du Coderst, vous savez que l'on est dans une situation assez paradoxale, puisque la saisine de ce conseil est facultative dans le cadre d'autorisations et obligatoire pour les installations de moindre importance soumises à enregistrement. On le voit bien, à force de modifier les textes, on arrive à des situations défiant toute logique.

Pour ma part, je pense que l'on peut s'appuyer sur les préfets pour prendre des décisions de bon sens. J'imagine mal un préfet se passer de l'avis du Coderst sur une décision concernant un projet sensible, même si c'est possible, je le répète, en cas d'autorisation d'un établissement présentant des risques.

Avec ce projet de loi, il s'agit simplement de rendre possible, pour des dossiers soumis à enregistrement et ne présentant pas une sensibilité particulière, ce qui l'est aujourd'hui sur des dossiers plus importants soumis à autorisation. En aucun cas, cela ne peut s'analyser comme de moindres précautions sur des autorisations ICPE.

De la même façon, nous introduisons la possibilité de mener une consultation électronique du public, à la place de l'enquête publique classique. Je rappelle que c'est impossible aujourd'hui pour des projets soumis à évaluation environnementale. À mon sens, cette simplification est salutaire, même s'il faut sans doute poursuivre les échanges sur les garanties de transparence offertes pour la prise en compte de tous les avis.

Quant à la possibilité d'engager des travaux sur une partie d'un permis de construire sans attendre la décision d'autorisation environnementale, elle est strictement encadrée. Ce n'est valable que pour une construction sans enjeu d'artificialisation ou de défrichement, donc qui ne pose pas problème au regard de la loi sur l'eau ou de la protection d'espèces protégées.

En conclusion, je le répète, il ne s'agit pas de baisser la garde sur les exigences préalables à une autorisation d'installation classée pour la protection de l'environnement.

M. Hervé Maurey , président . - Permettez-moi d'apporter quelques précisions.

Tout d'abord, les PPRT n'ont pas encore été tous élaborés.

Ensuite, vous prétendez que toutes les prescriptions sont globalement mises en oeuvre dès lors qu'elles sont formulées. Pourtant, j'ai ici la lettre que m'a adressée le préfet de la région Normandie le 17 décembre 2019, dont j'ai déjà lu certains extraits aux hauts responsables de Lubrizol ici même, qui montre très clairement qu'un certain nombre de remarques formulées par le préfet de région en 2018 n'étaient toujours pas prises en compte au moment du sinistre. Cela montre la nécessité de davantage contrôler les entreprises.

Mme Élisabeth Borne, ministre . - Pour revenir sur les PPRT, on en dénombre 385 sur les 390 qui sont prescrits. Il en manque donc 5, plus complexes, qui sont toujours en cours d'élaboration. Une fois que ces PPRT existent, cela ne veut pas dire qu'ils sont tous mis en oeuvre. Il y a deux types de prescriptions.

Tout d'abord, il y a les mesures sur les biens, qui peuvent faire l'objet d'expropriation ou d'un droit de délaissement. S'agissant de ce dernier droit, il est compliqué de savoir où l'on en est dans la mesure où il suppose une initiative du propriétaire. Globalement, on estime à 18 % le taux d'avancement.

Ensuite, il faut considérer tout ce qui concerne les prescriptions de travaux ; 16 000 logements environ sont concernés. Il est important d'accompagner les propriétaires dans cette phase. Aujourd'hui, 9 000 de ces logements ont fait l'objet d'un accompagnement de l'État, notamment grâce à une amélioration de la prise en charge du reste à charge et une simplification de l'accès aux prêts.

Enfin, les exploitants s'abstenant de mettre en oeuvre des prescriptions qui leur ont été faites peuvent se voir infliger une amende ou une astreinte administrative jusqu'à la régularisation. Cela peut aller jusqu'à la réalisation d'office des travaux ou la suspension de l'autorisation.

En 2019 ont été prononcées 86 amendes administratives - le chiffre le plus élevé depuis que cet outil existe -, et 139 astreintes administratives, là encore un chiffre record. 12 travaux d'office ont été effectués, ce qui est conforme à la moyenne des dernières années, et 43 suspensions d'activité ont été décidées.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Madame la ministre, vous avez parlé d'une augmentation du nombre d'inspections de 50 % d'ici à 2022. Peut-on envisager une telle performance sans augmentation des effectifs d'inspecteurs ? Nous les avons auditionnés et ils se plaignent de leurs conditions de travail. Ne devrait-on pas envisager la création d'une véritable police des sites industriels, dont les inspecteurs pourraient notamment demander aux assureurs les documents qu'eux-mêmes exigent ?

Enfin, madame la ministre, au XXI e siècle, comment se fait-il qu'il n'existe pas de registre informatique crypté qui nous renseigne en temps réel sur la composition des stocks de produits sur tous les sites et les risques en cas de combustion ?

Mme Élisabeth Borne, ministre . - J'ai demandé que cela soit mis en place, madame le sénateur. À tout moment, l'industriel doit tenir à jour la liste et le volume des produits sur le site pour tenir immédiatement les secours informés en cas de sinistre.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Il importe que les pompiers et la Dreal soient au courant au moment où ils se rendent sur un sinistre.

Mme Élisabeth Borne, ministre . - Effectivement, et c'est ce que j'ai demandé. On doit connaître la composition du « cocktail » immédiatement, et non pas des semaines plus tard. Pour éviter toute perte des données, les exploitants devront faire en sorte que ces informations soient stockées sur un serveur sécurisé.

Sur la police des sites industriels, je ne suis pas sûre de bien comprendre votre question. Pour moi, telle est bien la mission des inspecteurs des installations classées. Ils ont des pouvoirs de police administrative et peuvent transmettre des procès-verbaux d'infraction au Parquet. Là encore, les dispositions relatives à la spécialisation des juridictions, sur lesquelles nous avons travaillé avec Nicole Belloubet, devraient permettre d'avoir un taux de poursuite plus important.

Mme Christine Bonfanti-Dossat , rapporteur . - Encore faudrait-il que les inspecteurs soient plus nombreux !

Mme Élisabeth Borne, ministre . - Je le répète, madame le rapporteur, l'objectif est d'augmenter de 50 % le nombre des inspections d'ici à la fin du quinquennat. Le cas échéant, nous renforcerons les effectifs pour y arriver.

M. Hervé Maurey , président . - Permettez-moi de douter du réalisme de cet objectif à effectifs constants...

Pour ce qui est de la création de juridictions spécialisées, Mme Belloubet, pas plus tard qu'hier dans notre assemblée, a clairement rappelé qu'elle ne changerait rien pour des accidents de type Lubrizol, qui resteraient de la compétence des juridictions interrégionales de Marseille et Paris.

Mme Élisabeth Borne, ministre . - Nous ferons le bilan, monsieur le président.

M. Jean-François Husson . - Honnêtement, je ne vois pas l'intérêt de votre annonce sur l'augmentation de 50 % des inspections d'ici à la fin du quinquennat. Il vaut mieux raisonner en fonction du nombre de sites et du personnel dont vous disposez.

Il faut être attentif à ne pas trop légiférer et réglementer. Les règles imposées dans les contrats par les professionnels de l'assurance vont bien au-delà de la loi. Si les prescriptions ne sont pas respectées, c'est la prime d'assurance qui augmente. À mon sens, il est préférable de poser un cadre légal et de laisser ensuite les parties à un contrat trouver leur propre solution. Si aucune solution ne peut être trouvée, alors l'État doit intervenir.

Par ailleurs, madame la ministre, je trouve que vous passez trop sous silence le rôle primordial joué par les associations agréées de surveillance de la qualité de l'air (Aasqa). N'oubliez pas de les intégrer ! L'État dispose d'outils et de personnel compétent, mobilisé et mobilisable, et vous donnez le sentiment de ne pas en tenir compte.

Enfin, vous parlez du dépôt de suies sur Rouen. La mise en place de nouvelles normes plus draconiennes supposera des aménagements des règles de construction, qui devront être connues des différents acteurs. La loi et les règles d'assurance n'étant pas toujours les mêmes, l'acteur économique peut se trouver pris entre deux feux, entre l'architecte et l'assureur.

Mme Élisabeth Borne, ministre . - C'est votre liberté que de considérer une augmentation de 50 % comme un effet d'annonce. Celle-ci est parfaitement cohérente avec la nécessité d'inspecter systématiquement les installations classées dans un périmètre de 100 mètres autour des sites Seveso. Je souhaite par ailleurs la réalisation d'exercices de jour comme de nuit. Cela suppose que nous renforcions les contrôles sur site et la présence des inspecteurs, ce qui nous conduit à évaluer le besoin d'augmentation à + 50%.

Je ne peux pas non plus me satisfaire que le nombre de contrôles soit passé de 30 000 en 2006 à 19 725 en 2019, alors même que le nombre d'inspecteurs a augmenté significativement, passant de 848 en 2001 à 1 256 en 2011, et quasiment 1 300 en 2019. Il y a plus d'inspecteurs et moins de contrôles ! Il est de ma responsabilité de les décharger de tâches qui peuvent être effectuées par d'autres pour qu'ils soient présents sur le terrain.

Je suis favorable à la préconisation de la mission d'information de l'Assemblée nationale d'une transmission des recommandations de l'assurance aux inspecteurs. C'est un regard croisé. En revanche, ne mélangeons pas les rôles : le regard des assureurs est différent de celui des inspecteurs. Ce dernier se porte prioritairement sur les risques létaux. Dans l'usine Lubrizol, on a supprimé une cuve GPL présentant un risque important pour les vies humaines. L'assureur peut avoir un regard différent sur les charges qui peuvent incomber à l'exploitant. Les deux sont complémentaires. Néanmoins, il est légitime à vouloir poser des prescriptions plus opérantes sur les conditions de stockage de certaines matières. C'est ce que nous réaliserons par des modifications réglementaires.

Les Aasqa sont au coeur du dispositif mais elles n'effectuent pas toutes des astreintes. Dans ce cas, nous devons trouver d'autres acteurs pouvant intervenir à toute heure du jour ou de la nuit. Je rappelle qu'elles sont non pas sous autorité, mais agréées par l'État. J'ai toute confiance en ce qu'elles produisent. Il y a eu un début de polémique à Rouen quand l'Aasqa a choisi d'arrêter la publication de ses indices, compte tenu du décalage entre des mesures de polluants qui montraient une concentration normale et le ressenti de la population, laquelle pouvait difficilement admettre que la qualité de l'air était satisfaisante alors qu'il y avait des odeurs.

M. Hervé Maurey , président . - Les assurances paraissent parfois plus exigeantes que les services de l'État. Il y a deux heures, l'assureur de Lubrizol nous a dit avoir pointé des défaillances, lesquelles sont malheureusement avérées. Or l'entreprise Lubrizol a répondu qu'elle était en conformité avec la réglementation.

Mme Élisabeth Borne, ministre . - Je n'oppose pas la règlementation aux prescriptions. Je dis que la logique n'est pas la même. Les recommandations de l'assureur étaient certainement pertinentes. On aurait tort de se priver de l'expertise des assureurs. Je l'ai dit, je souscris à la proposition de la mission d'information de l'Assemblée nationale de transmission des prescriptions aux Dreal.

M. Hervé Maurey , président . - Les défaillances soulevées par l'assureur avaient été pointées du doigt dès 2008.

Mme Céline Brulin . - Pour recevoir leur indemnisation à la suite de l'incendie, les agriculteurs doivent signer une quittance subrogative et une cession de droits, aux termes desquelles ils reconnaissent que le règlement versé l'est à titre définitif et qu'ils ne pourront intenter aucun recours ultérieur. Or les professionnels de santé soulignent la nécessité d'études au long cours. Je n'accepte pas que Lubrizol fasse signer de tels documents alors qu'on ne connaît pas les conséquences ultérieures !

Quels recours existe-t-il pour des producteurs qui considèrent que le préjudice subi n'a pas été reconnu en totalité ? Cela concernerait la convention entre Lubrizol, Exetech et le Fonds national agricole de mutualisation du risque sanitaire et environnemental (FMSE). Des agriculteurs ont témoigné qu'Exetech avait opposé une fin de non-recevoir sans aucune justification à leurs demandes d'indemnisation. La puissance publique ne doit pas laisser l'ensemble de ces victimes seules face à Lubrizol ou à son prestataire.

Le projet de loi ASAP nous semble tirer peu d'enseignements de la situation de Lubrizol. Madame la ministre, devant la commission du développement durable, vous aviez vous-même déclaré que cet accident était d'un type nouveau, sans victime immédiate mais avec des conséquences potentielles à plus long terme, qui nécessiterait très certainement une évolution de la réglementation ou de la législation. Le projet de loi pourrait au moins ne pas revenir en arrière en matière de droit de l'environnement. L'un des enseignements à tirer de l'incendie de Lubrizol, c'est la défiance à l'égard de la parole publique. Avoir transcrit dans le projet de loi les seuls éléments de simplification du rapport Kasbarian, et aucun élément sur la culture du risque, la sécurité ou les enquêtes publiques, c'est ne tirer aucune leçon de l'accident !

Mme Élisabeth Borne, ministre . - Les agriculteurs peuvent tout à fait obtenir une réparation au civil. Une procédure transactionnelle a été prévue pour accélérer le processus, mais elle n'est pas satisfaisante : il faut revoir les modalités de l'indemnisation avec Lubrizol. Le ministre de l'agriculture serait le mieux à même de vous répondre.

Le projet de loi ASAP n'est pas la conséquence de l'accident de Lubrizol. Il est issu de réflexions antérieures. Les dispositions qui ont été décidées après l'accident sont, pour l'essentiel, de nature réglementaire. La création d'un bureau enquêtes accidents indépendant facilitant les relations avec l'autorité judiciaire nécessitera une disposition législative.

Je suis sensible au fait qu'une simplification puisse être lue comme une régression. Nous échangerons avec les associations de protection de l'environnement.

Nous mettons en cohérence les règles relatives à la saisine du Coderst, car il est paradoxal que sa consultation soit facultative pour les sites les plus à risque et systématique pour les sites moins à risque. Je continue à penser que les préfets feront preuve de bon sens et ne se dispenseront pas de l'avis de ce conseil sur des projets sensibles.

J'ai également évoqué la possibilité pour des sites sans enjeu concernant l'eau ou les espèces protégées, d'ores et déjà artificialisés, sans besoin d'autorisation de défrichement, de démarrer des travaux, au risque de ne pas obtenir l'autorisation environnementale. Nous ne sommes en aucun cas en train d'assouplir la réglementation des sites ICPE.

M. Hervé Maurey , président . - Vous faites le pari que les préfets auront à coeur, de leur propre initiative, de consulter sur les dimensions environnementales.

Mme Élisabeth Borne, ministre . - Si les préfets n'ont pas une bonne appréciation des dossiers sensibles, alors que l'on a un enjeu d'accessibilité, il y a un problème et il faudra le leur rappeler.

Mme Nelly Tocqueville . - L'article 24 du projet de loi ASAP supprime la consultation systématique du Coderst, au sein duquel les riverains, les associations environnementales, les consommateurs et le monde médical peuvent s'exprimer.

Certes, ce projet de loi n'est pas né de l'accident de Lubrizol, mais considérez que sur le terrain, l'émotion et l'inquiétude sont toujours très vives quant à ses conséquences sanitaires ! Le Gouvernement n'aurait-il pas pu aligner la législation vers le haut en rendant obligatoire la consultation du Coderst et de la CDNPS ? Qui peut le plus peut le moins. Cela va dans le sens de la démocratie environnementale à laquelle nos concitoyens sont attachés.

Je reviens aussi sur l'axe 4 des retours d'expérience : le renforcement des contrôles. On note qu'une réflexion sera menée pour maintenir les compétences rares et l'attractivité des postes d'inspecteur d'installations classées. Si les personnes affectées à des tâches administratives vont sur le terrain, nous devrons nous assurer qu'elles disposent de ces compétences rares.

Pour constituer dans les cinq ans ce corps d'inspecteurs qui devront contrôler ces installations classées et assurer des contrôles ciblés des sites Seveso, il faut un personnel nombreux. Quels crédits seront affectés à la formation de ces personnels ? A-t-on estimé leur effectif ?

Mme Élisabeth Borne, ministre . - Une installation soumise à déclaration ou enregistrement peut être un site de tri de déchets non dangereux ou un entrepôt de cartons en zone artificialisée. Je pense qu'il n'est pas inutile de consacrer les débats du Coderst aux dossiers les plus sensibles, à l'appréciation du préfet. Si l'on part de l'idée que les préfets vont mal utiliser ce pouvoir d'appréciation, il y a effectivement un problème... Faisons leur confiance !

Il ne s'agit pas d'affecter à l'inspection des agents compétents qui se consacrent aujourd'hui à des tâches administratives. Je fais le constat que, malgré la hausse sensible des effectifs d'inspecteurs, le nombre de contrôles a diminué. Je l'explique par le fait qu'ils réalisent des tâches administratives dont on peut les décharger. On pourra ainsi recentrer les inspecteurs sur leur coeur de métier.

M. Jean-Pierre Vial . - Nous arrivons au terme de nos auditions. Le contrôle a été longuement évoqué. On voit bien qu'il y a le champ de la loi et celui du règlement. Le droit commun, c'est le principe de responsabilité. Il a évolué au cours des événements, après Seveso, AZF, Erika et Lubrizol. Jusqu'à récemment, le principe était celui de l'article 1382 du code civil hérité de Napoléon. Le principe pollueur-payeur a été instauré après le naufrage de l'Erika. Plus récemment, la loi du 8 août 2016 a créé le préjudice écologique. Le principe de responsabilité s'est affiné.

Il y a eu des propositions d'indemnisation des victimes de Lubrizol. On se demande si l'industriel ne fait pas un geste de psychologie commerciale pour montrer sa bonne foi, tout en essayant de passer des conventions pour solde de tout compte.

Au regard de l'affaire Lubrizol, peut-on considérer que le cadre législatif est satisfaisant ?

La presse a beaucoup évoqué l'indemnisation, mais nous savons peu comment les choses ont été mises en oeuvre. Il faut des versements rapides tout en évitant de priver les agriculteurs de leurs droits.

Mme Élisabeth Borne, ministre . - Aujourd'hui, l'arsenal juridique est important. Il affirme très clairement la responsabilité de l'exploitant.

Les procédures et les jugements peuvent intervenir tardivement, d'où l'idée que l'industriel assume l'indemnisation sans attendre de décision au civil. Je n'ai connaissance ni des conditions qu'impose Lubrizol ni de la façon dont les préjudices ont été évalués.

Les procédures de réparation des préjudices par l'industriel en cause fonctionnent bien. Vous avez sans doute débattu de la convention judiciaire écologique : elle nous semble une voie intéressante à creuser, par analogie avec ce qui existe en matière de fraude. C'est ce qui a conduit récemment Airbus à payer 3,6 milliards d'euros de pénalités. On voit que ces outils sont très puissants pour obtenir des réparations larges des préjudices. Je pense qu'il est important de se doter d'outils complémentaires.

Il y a peut-être des trous dans la raquette pour ce qui concerne les sanctions des atteintes à l'environnement, qui justifieraient de créer un délit d'atteinte générale à l'environnement sur le modèle du délit de mise en danger de la vie d'autrui. Dans un certain nombre de cas, les sanctions encourues pour non-respect de prescriptions sont insuffisantes au regard de l'ampleur du préjudice.

Il ne s'agit pas non plus de créer une instabilité juridique pour les industriels qui se sont conformés en toute bonne foi aux prescriptions. J'ai en tête le cas d'un industriel, dans le centre de la France, dont les stockages ont brûlé pendant trois mois d'affilée. Il est aujourd'hui passible d'une sanction au titre du non-respect des capacités de stockage de son site. Ce n'est pas à la hauteur du préjudice.

M. Pascal Martin . - Vous souhaitez apporter des améliorations aux politiques de prévention et de prévision. Ce sont deux choses totalement différentes. En matière de prévention, je souscris à l'obligation d'éviter l'effet domino, c'est-à-dire la propagation d'un incendie d'un établissement à un autre. Imposer des compartimentages plus importants m'agrée complètement. En matière de prévention, les exercices me tiennent à coeur. Les établissements recevant du public organisent régulièrement des exercices, notamment les établissements scolaires, en association avec le maire, au titre des pouvoirs de police administrative générale dont il dispose. Pour les établissements classés, les pouvoirs relèvent du préfet.

En Seine-Maritime, département qui accueille le plus grand nombre de sites Seveso, le développement de la culture du risque est très différent dans la métropole rouennaise, d'un côté, et Port-Jérôme-sur-Seine et Le Havre, de l'autre, où des exercices sont régulièrement organisés. Ils sont indispensables pour que les populations, notamment les plus jeunes, intègrent cette culture. Dans la métropole rouennaise, les habitants des communes concernées n'avaient pas totalement réalisé ce que l'implantation de sites Seveso impliquait. Il faut en permanence rappeler aux habitants et aux entreprises la conduite à tenir, en association avec le maire, puisque l'un des premiers réflexes est de se tourner vers lui. Je souhaite que ces exercices soient réguliers.

Pour éteindre les feux d'hydrocarbures, on utilise des émulseurs. Mais aucun service départemental d'incendie ou de secours (SDIS) ni aucune entreprise n'a aujourd'hui, seul, les capacités en émulseurs pour éteindre un sinistre comme celui de Lubrizol. Bien entendu, il existe des conventions de solidarité.

Je voudrais que l'ensemble des coûts de ces exercices, supportés par la puissance publique ou les entreprises, soient intégralement financés par les exploitants des sites Seveso. En effet, un émulseur coûte très cher ; or l'on connaît la situation financière tendue des SDIS.

Mme Élisabeth Borne, ministre . - Pour limiter l'effet domino, nous avons prévu la révision de la réglementation sur les stockages dans les entrepôts - des concertations sont engagées avec les fédérations professionnelles - ainsi que l'inspection de la zone de 100 mètres autour des sites Seveso seuil haut.

Nous attendons les retours d'une mission d'inspection sur la gestion de crise et la culture du risque. En outre, je rappelle le passage à des exercices obligatoires tous les ans sur les sites Seveso seuil haut, et non tous les trois ans comme aujourd'hui.

Je suis frappée par ce que vous dites sur la différence de culture du risque selon le bassin industriel. Les maires ont vraiment pris à bras le corps la question des risques naturels dans le cadre des plans communaux de sauvegarde. Si le nombre de victimes des inondations de l'automne dernier est resté relativement limité, c'est parce que les maires se sont saisis de cette culture. C'est nettement moins le cas pour les risques industriels. On doit certainement réfléchir à la façon de renforcer la culture du risque industriel. Les instances de concertation existantes, les commissions de suivi de sites, ne me semblent pas répondre à la question de la diffusion des informations aux riverains.

M. Pascal Martin . - Quid du financement des exercices ?

Mme Élisabeth Borne, ministre . - Pour moi, ce sont les industriels qui financent les émulseurs et non les SDIS.

M. Jean-Claude Tissot . - L'assureur de Lubrizol que nous avons entendu m'a confirmé qu'une fois l'état des lieux fait et les améliorations apportées, la prime d'assurance serait moins élevée. Quel intérêt a-t-il à encourager les modifications ?

Dans cette même salle, M. Castaner a confirmé que l'eau stockée dans la darse, qui avait servi à éteindre l'incendie, était polluée. Qu'est devenue cette eau ?

Mme Élisabeth Borne, ministre . - La réglementation nationale fixe des règles à tous les industriels. Les préfets peuvent les renforcer. La lecture des assureurs est différente, puisqu'ils sont intéressés par la réduction du risque économique. Leurs recommandations peuvent toutefois être précieuses. Recevoir moins de primes mais ne pas avoir à gérer un sinistre reste, certainement, très utile financièrement.

Les opérations de dépollution sont terminées. L'eau a été confinée. Des protections ont été mises en place grâce, notamment, aux services du port. La destruction de la faune était liée à une sous-oxygénation de l'eau. La situation est revenue à la normale. Compte tenu de l'évacuation des eaux de destruction de l'incendie, un travail important de dépollution et de nettoyage des quais a été mené.

M. Jean-Claude Tissot . - L'eau polluée a-t-elle été rejetée à la Seine ? C'est une question fondamentale.

Mme Élisabeth Borne, ministre . - Je vais vérifier mais je ne pense pas que l'eau polluée ait été rejetée ainsi à la Seine.

M. Hervé Maurey , président . - Je doute que cette eau se soit intégralement évaporée.

Mme Élisabeth Borne, ministre . - L'eau d'extinction aurait dû être stockée dans des bassins de rétention. Cela n'a pas été le cas. Pour moi, l'eau collectée a été envoyée dans des sites de dépollution de la région. Je vais vérifier.

M. Jean-Claude Tissot . - Ce n'est pas ce que l'on nous a dit.

M. Hervé Maurey , président . - Compte tenu des volumes, il paraît compliqué que l'on ait pu tout stocker et transférer.

Mme Françoise Cartron . - On a évoqué la non-culture du risque dès le début des auditions. J'ai effectué des visites en Gironde, où sont implantés un certain nombre de sites Seveso seuil haut. La prise en compte de la culture du risque et de l'information aux populations est très différente selon les communes. L'information est bonne quand l'usine est en coeur de cité. Lorsqu'elle se trouve dans la campagne, à côté d'un village, ce n'est pas le cas. Il est nécessaire d'accompagner fortement les maires qui ont peur d'inquiéter de façon abusive ou de stigmatiser leur commune. Les habitants doivent pouvoir s'approprier la culture du risque en toute quiétude.

Quelle procédure est-elle prévue quant à la remise en marche de l'usine ? Qu'en est-il des phases suivantes ? Avec quel accompagnement ? Qui prendrait les décisions ?

Je partage les doutes de mes collègues concernant le projet de loi ASAP : c'est un mauvais signal. Ne laissons pas croire que nous baissons la garde. Il est bien de faire confiance aux préfets mais ensuite, c'est parfois compliqué.

Mme Élisabeth Borne, ministre . - Le Parlement est souverain pour le vote de la loi. Je vous ai exposé un point de vue strictement technique. Je ne pense pas que nous baissions la garde. Il y a aussi des symboles et je l'entends.

J'entends vos propos sur la culture du risque. C'est l'objet de la deuxième mission inter-inspections en cours. Il existe des structures de concertation, les commissions de suivi de site, les secrétariats permanents pour la prévention des pollutions et des risques industriels. Je ne pense pas que cela favorise l'appropriation de ces enjeux par la population, comme on pourrait le souhaiter. Il faut certainement progresser dans ce domaine. Le Japon organise des journées sur le risque. Nous y avons réfléchi dans les outre-mer pour les risques naturels.

L'industriel a demandé un redémarrage de l'installation, sur une partie strictement limitée. À ce stade, nous n'avons, à ma connaissance, pas reçu d'autre demande d'autorisation de sa part. Par ailleurs, l'enquête judiciaire est toujours en cours.

M. Hervé Maurey , président . - Merci, madame la ministre.

LISTE DES CONTRIBUTIONS

I. LISTE DES CONTRIBUTIONS SOLLICITÉES PAR LA COMMISSION D'ENQUÊTE

- Assemblée des départements de France (ADF) ;

- Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF) ;

- Association des petites villes de France (APVF) ;

- Centre national interprofessionnel de l'économie laitière (CNIEL) ;

- Département de Seine-Maritime ;

- Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) ;

- Métropole de Lyon ;

- Mutualité sociale agricole (MSA) Haute-Normandie ;

- Préfecture de l'Aude ;

- Préfecture de la Côte d'Or ;

- Préfecture de la Corse-du-Sud ;

- Préfecture de la Gironde ;

- Préfecture de la Haute-Corse ;

- Préfecture de La Réunion ;

- Préfecture de la Seine-Maritime ;

- Préfecture de Mayotte ;

- Préfecture du Tarn ;

- Préfecture de la Région Bretagne ;

- Préfecture de la Région Centre-Val de Loire ;

- Préfecture de la Région Hauts-de-France ;

- Régions de France ;

- Union française des industries pétrolières (UFIP) ;

- Ville de Feyzin (69) ;

- Ville de Saint-Fons (69) ;

- Ville de Solaize (69).

II. LISTE DES CONTRIBUTIONS SPONTANÉES

- Association AFILOG ;

- Association La Boise de Saint Nicaise ;

- Association Résiliances ;

- Conseil interdépartemental de l'ordre des infirmiers Haut-Normand ;

- Fédération française des métiers de l'incendie (FFMI) ;

- Fédération syndicale unitaire - Syndicat national unitaire travail emploi formation économie (FSU-Snutefe) ;

- Institut des risques majeurs (IRMa) ;

- Interprofession des fruits et légumes frais (Interfel) ;

- Syndicat national des ingénieurs de l'industrie des mines (SNIIM) ;

- Union des professionnels de la dépollution des sites (UPDS) ;

- Union des victimes de Lubrizol.

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