C. LES CARENCES DU FINANCEMENT DE L'INNOVATION DE DÉFENSE

Si un certain nombre d'entreprises de la BITD se trouvent déjà dans une situation très difficile, on a vu que le plus dur est encore à venir. Cela doit amener à s'interroger avec une insistance particulière sur le financement de l'innovation, pour deux raisons :

- À court terme, confrontée à un manque de trésorerie, toute entreprise a tendance à couper dans ses investissements, car à quoi bon investir si cela conduit l'entreprise au défaut et à la disparition ;

- mais, à moyen et long terme, couper les investissements garantit la mort de l'entreprise. C'est vrai dans de nombreux secteurs, mais c'est une réalité incontournable dans le secteur de la défense, pour une raison très simple : les matériels sont destinés à équiper des forces qui sont confrontées à d'autres forces, qui travaillent en permanence à se renforcer. Par conséquent, l'arrêt ou même l'insuffisance des investissements conduit à un déclassement rapide.

L'importance critique de l'investissement de défense ayant été rappelée, il faut malheureusement constater que le cadre français lui est encore trop peu favorable.

1. Un cadre public présent et en renforcement

De nombreux travaux ont été menés sur la nécessité d'encourager l'innovation de défense 4 ( * ) . Cette prise de conscience s'est notamment traduite par la création en 2018 de l'Agence de l'innovation de défense (AID). Nos auditions ont abouti à la conclusion qu'après sa période de rodage, l'AID avait trouvé sa place et constituait un apport réel. Du reste, sa réactivité et son utilité ont été démontrés à l'occasion de la crise sanitaire de la covid-19, notamment par un apport très rapide en financement à des projets libres permettant d'apporter des solutions matérielles de réponse à l'épidémie.

Plus généralement, il existe un cadre multiforme et complexe de dispositifs de soutien à l'innovation. Certains sont généraux, comme le crédit impôt recherche (CIR), d'autres ciblent plus spécifiquement les innovations de défense 5 ( * ) .

a) Le cadre général du crédit d'impôt recherche (CIR)

Le crédit d'impôt recherche (CIR) est un dispositif général d'aide à la recherche/développement (R&D). Il consiste à déduire de l'impôt dû par les sociétés une partie des dépenses de R&D : 30 % de ces dépenses jusqu'à 100 millions d'euros dépensés 6 ( * ) , puis 5 % au-delà. Il s'agit d'un dispositif massif, puisqu'il a représenté 6,5 milliards d'euros en 2017. Les entreprises de la BITD sont, comme les autres, éligibles au CIR pour leur dépense de R&D.

b) Les dispositifs spécialisés (ASTRID, RAPID et fonds Definvest)
(1) ASTRID et ASTRID-Maturation

Le programme ASTRID (« Accompagnement spécifique de travaux de recherche et d'innovation défense »), est entièrement financé par la DGA. Sa gestion est confiée à l'Agence nationale de la recherche (ANR). Créé en 2011, le programme soutient des projets spontanés de laboratoires de recherche et de PME innovantes ;

Lancé deux ans plus tard, le programme ASTRID-Maturation a pour objectif d'aider au transfert vers les entreprises des résultats des recherches les plus prometteuses obtenus au titre des premiers projets ASTRID, de thèses financées par la DGA ou, depuis 2015, de projets financés par la DGA dans les écoles placées sous sa tutelle.

(2) Le programme RAPID

Le programme RAPID (régime d'appui pour l'innovation duale) existe depuis 2009. Il tend à soutenir l'innovation duale des PME et ETI, dans une proportion qui peut aller jusqu'à 80 % des dépenses d'innovation duales. Depuis 2015, la dotation du programme est de 50 millions d'euros par an.

(3) Le fonds Définvest

Le fonds Définvest relève d'une logique différente. Il ne s'agit plus ici de compenser une partie des coûts de R&D, mais de consolider les start-ups, PME et ETI innovantes en matière de défense en abondant leurs fonds propres 7 ( * ) . Ces participations minoritaires, portées par la Banque publique d'investissement (BPI France), sont comprises entre 0,5 et 5 millions d'euros, pour une durée maximale de 12 ans.

L'enveloppe de ce fonds était jusqu'à présent de 50 millions d'euros sur 5 ans. La ministre des armées a annoncé le 9 juin 2020 son intention de doubler cette enveloppe pour la faire passer à 100 millions d'euros, et ce en réponse à la fragilisation des entreprises par la crise de la covid-19. Cette augmentation est bienvenue. Toutefois, le dispositif reste très inférieur aux besoins de cette partie de la BITD .

c) Une piste d'amélioration : le fonds Définnov (AID)

En janvier 2020, la ministre des armées a annoncé que l'AID travaillait sur un nouveau fonds Définnov , pour tenter de répondre à la grande lacune du dispositif, à savoir le manque d'accès au capital développement. Lors de son audition le 9 juin 2020, le directeur de l'AID nous a confirmé que ce projet était bien en cours de développement. Il s'agirait d'un fonds de 200 millions d'euros sur 5 ans (soit quatre fois l'enveloppe actuelle de Définvest).

La participation à des tours de table de 100 à 150 millions d'euros pourrait monter jusqu'à 20 millions d'euros,

Ce projet montre que le Minarm, et notamment l'AID, ont reconnu la réalité du besoin, ce dont il faut se réjouir. Il faut malheureusement craindre que cette enveloppe, bienvenue, soit là encore très inférieure aux besoins .

d) La montée en puissance des programmes d'études-amont

La LPM 2019-2025 a prévu l'augmentation d'un tiers des crédits des programmes d'études-amont (PEA), inscrits au programme budgétaire 144. Les crédits doivent ainsi passer d'environ 720 millions d'euros à un milliard d'euros en 2022. Comme nous avons eu l'occasion de le souligner lors de la discussion du PLF pour 2020, cette évolution positive est toutefois tempérée par deux nuances 8 ( * ) :

- d'une part, les crédits inscrits sont légèrement inférieurs à ceux prévus par la trajectoire inscrite, à l'initiative du Sénat, dans la LPM ;

- d'autre part, ces crédits sont assez inégalement répartis entre les différents domaines. Ils bénéficient ainsi très peu aux projets terrestres, comme on peut le voir dans le tableau ci-dessous :

Répartition des crédits d'études amont en 2018

Paiement 2018

Thales

253

ARIANEGROUP

85

Dassault

74

MBDA

56

Safran

53

Ets Public (ONERA, ISL, CNES, ...)

46

Naval Group

27

AIRBUSGROUP

26

CEA

21

Nexter

13

ARQUUS

3

Soutien à l'innovation (RAPID, ASTRID, Definvest, ...)

79

Autres

68

Total

803

Source : DGA

e) L'arrivée prometteuse des crédits communautaires (AP, PEDID et FEDef)

La grande nouveauté de ces dernières années en matière de financement de l'innovation de défense reste naturellement l'entrée sur ce secteur de l'Union européenne. Ce processus a déjà été analysé par notre commission 9 ( * ) . L'analyse développée par nos collègues il y a tout juste un an doit juste être actualisée par deux éléments :

- Le programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense (PEDID) tient toutes ses promesses ;

- L'enveloppe prévue pour le FEDef est en revanche menacée par la volonté de certains membres de l'Union européenne de réduire l'ambition initialement affichée par la Commission européenne. Notre commission a exprimé une position de principe forte sur ce sujet, qui constitue à son sens une véritable ligne rouge 10 ( * ) .

2. Une défaillance marquée du financement privé

Au-delà des différents dispositifs publics d'aide au financement des entreprises innovantes, l'innovation de défense repose bien entendu d'abord sur l'initiative privée. Il convient de rappeler l'équation économique des entreprises de tous secteurs, à savoir que les résultats de l'entreprise lui permettent, s'ils sont positifs, de dégager une capacité d'autofinancement de ses investissements. Cela étant, dans de nombreux pays, et en particulier aux Etats-Unis, la puissance publique soutient beaucoup plus massivement l'investissement des entreprises en matière de R&D de défense.

Lorsque l'autofinancement et les dispositifs publics, précieux mais insuffisants, ne permettent pas d'assurer le développement des entreprises, et donc la pérennité de leur activité et de leurs investissements, elles devraient pouvoir se tourner vers l'investissement privé.

Il semble malheureusement que la France se distingue de ses principaux concurrents dans ce domaine, par la difficulté des entreprises de défense à accéder à ces financements privés.

a) La difficulté de l'accès au marché coté

Pour les start-ups, PME et ETI françaises, l'accès au marché coté ne semble pas être une option véritablement disponible, sauf à se faire coter au NASDAQ américain. Sur le plan pratique, cette voie est ardue.

b) La coupable carence des banques et le dévoiement des règles de compliance

A de nombreuses reprises au cours de la préparation de ce rapport, notre attention a été appelée sur le fait qu'en matière d'industrie de défense, les banques ne jouent pas leur rôle économique et social de financement de l'activité économique. S'il y a, de façon générale, sans doute beaucoup à dire sur la prise en compte par les banques des besoins de l'économie du pays, ce n'est pas le lieu ici. En revanche, il convient d'insister sur le traitement particulièrement défavorable dont font l'objet les entreprises de la BITD. Au nom d'une application extensive et dévoyée des règles de conformité réglementaire ( compliance ), de nombreux acteurs français de la finance refusent de financer le développement des entreprises de la BITD, brisant le cycle normal de croissance des entreprises.

Cette situation fragilise d'autant plus les entreprises de la BITD que celles-ci, comme on l'a vu, sont le plus souvent inscrite dans des cycles de R&D, puis de production, de long terme, qui nécessitent des investissements importants et dans la durée.

C'est bien souvent là l'origine des situations trop fréquentes dans lesquelles des pépites technologiques françaises passent sous contrôle étranger, par défaut de financement français. D'une part, il n'existe pas de fonds spécialisés de surface suffisante pour investir de façon significative et diversifiée dans les PME et ETI de défense ; et il n'existe pas non plus d'offre bancaire directe à la hauteur des enjeux, à la différence par exemple de ce qui existe en Allemagne, où les banques régionales ont vocation à soutenir les entreprises de leur territoire, y compris naturellement les entreprises de défense.

3. La solution ne peut être l'absorption par les grands groupes
a) L'exemple du cas Photonis

A l'origine du présent rapport, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat nous avait chargé d'examiner le cas de l'entreprise Photonis , entreprise française spécialisée dans les tubes amplificateurs de lumière, et produisant donc notamment des équipements de vision nocturne pour les forces. L'entreprise réalise un chiffre d'affaires d'environ 150 millions d'euros, pour un millier de salariés.

Il apparaît que le problème principal que soulève la situation de cette pépite technologique n'est pas un risque de prédation par un acheteur étranger, mais surtout l'incapacité de l'économie française de proposer à cette entreprise un financement français de son développement.

De fait, Photonis est une entreprise tournée vers l'international, puisque ses employés se situent pour moitié environ en France, pour un tiers aux Pays-Bas 11 ( * ) , et pour 15 % aux États-Unis. Par ailleurs, les produits qu'elle fournit aux armées françaises ne représentent que 6 % de son chiffre d'affaires. Enfin, il est utile de signaler qu'il s'agit d'une entreprise duale, qui est le numéro 1 mondial des analyseurs de spectromètres de masse.

Selon les informations parues dans la presse, la société américaine Teledyne était disposée à acquérir Photonis pour environ 500 millions d'euros. On voit bien qu'une telle opération se situe dans des ordres de grandeurs qui excèdent très largement ceux des dispositifs existants ( Définvest ) ou à venir ( Définnov ).

Le constat n'est pas nouveau : il manque un ou des fonds français de taille à financer ce type d'investissements, dès lors que l'entreprise en question aurait été jugée stratégique.

À défaut, le Gouvernement a demandé aux deux grands groupes Thalès et Safran d'examiner la possibilité d'une reprise de Photonis . On voit bien qu'il s'agit là d'un pis-aller. Il n'y a pas de logique industrielle à ce que ces groupes intègrent cette PME innovante, dont l'activité excède leur propre champ de spécialisation. Par ailleurs, dans un tel contexte, Thalès et Safran se retrouveraient dans une situation de faiblesse pour discuter du prix de l'entreprise avec son propriétaire actuel, le fonds Ardian. Enfin, il n'est pas dit que l'intégration d'une ETI dans un grand groupe mondial puisse se faire en préservant son agilité, ses spécificités et sa capacité d'innovation ; il y a même lieu de penser le contraire, à plus forte raison s'il s'agit d'un rachat par deux groupes.

Ce que l'exemple de Photonis illustre donc surtout, c'est que le cadre français :

- n'offre pas de solution institutionnelle d'envergure, qui aurait par exemple la forme d'un fonds souverain associant des crédits publics et privés pour prendre des participations dans les entreprises stratégiques et faciliter ainsi leurs tours de table. Plusieurs fois évoqué, un tel dispositif de capital-développement est encore à créer ;

- ne permet pas de dissocier la propriété d'une entreprise du contrôle de ses activités stratégiques, à la différence de ce qui existe dans d'autres pays et notamment aux États-Unis avec en particulier le mécanisme de Special Security Agreement (SSA) .

b) L'exemple d'Aubert et Duval

La société de métallurgie spécialisée Aubert et Duval offre un second exemple pour illustrer que la solution ne peut se résumer, pour l'État, à inciter plus ou moins fortement des grands groupes dont il est a minima le principal client, voire également le principal actionnaire, à racheter en catastrophe une entreprise jugée stratégique, soit parce qu'elle serait en difficulté, soit qu'elle soit exposée à un rachat par un acteur étranger.

Aubert et Duval a comme particularité de fournir des pièces métalliques de très hautes performances à un grand nombre d'entreprises de la BITD, y compris pour certains produits-phares de grands groupes. Cette contribution est peu connue du grand public. Tous ces clients ont naturellement intérêt à ce que ce fournisseur de grande qualité, unique en France sur son créneau, poursuive son activité. Mais il n'y aurait pas de logique industrielle, pour un de ces clients, à racheter une entreprise dont l'essentiel de la production ne le concerne pas directement, puisque chaque client n'achète que des quantités limitées de pièces qui lui sont spécifiques.

On se trouve devant une version industrielle du dilemme du prisonnier : tous auraient intérêt à coopérer, mais aucun n'a intérêt à fournir seul l'effort. La solution à ce dilemme des entreprises individuelles ne peut venir que de l'acteur en dernier ressort : c'est à l'État-stratège de faciliter une solution de coopération entre tous les acteurs, dans l'intérêt de tous.


* 4 C'est en particulier le cas du rapport n° 655 (2018-2019) de nos collègues Cédric PERRIN et Jean-Noël GUERINI : « Innovation de défense : dépasser l'effet de mode » .

* 5 Une présentation générale de ce cadre figure dans le rapport n° 655 (2018-2019à précité.

* 6 Ce taux est porté à 50% en Corse et dans les départements d'outre-mer.

* 7 Le dispositif est plus large que la seule question de l'innovation, puisqu'il couvre aussi le soutien à l'export ou l'aide à la pérennité dans la transmission.

* 8 Voir sur ce point notre avis n° 142 (2019-2020) sur le projet de loi de finances pour 2020.

* 9 Cf . rapport du Sénat n° 626 (2018-2019) de M. Ronan LE GLEUT et Mme Hélène CONWAY-MOURET : « Défense européenne : le défi de l'autonomie stratégique » , pp. 50 et sq .

* 10 C f. résolution du Sénat n°61 (2019-2020) du 17 février 2020 ; et rapport de M. Cédric PERRIN n° 305 (2019-2020).

* 11 A noter qu'avec 450 salariés sur son site de Brive, Photonis est le premier employeur privé de Corrèze.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page