D. LA RESPONSABILISATION DE LA VICTIME

1. Intégrer les dépenses préventives dans le préjudice réparable

La Chancellerie souhaite inclure dans le préjudice réparable les dépenses de prévention de la réalisation du dommage ou de son aggravation ( article 1237 du projet ). Cette disposition, qui existait déjà en matière environnementale 98 ( * ) , n'a pas suscité de réserves lors des auditions. L'idée est d'inciter la victime à prendre rapidement les mesures nécessaires à la prévention du dommage ou de son aggravation - diligences qui seraient désormais exigées d'elle en application de l'article 1263 du projet ( cf. 2 ci-après) - tout en lui assurant une prise en charge, dans le cadre de la réparation de son préjudice.

La rédaction de la Chancellerie reprend une disposition de l'avant-projet Catala 99 ( * ) , tout en conditionnant la prise en charge de ces dépenses à leur caractère « raisonnable » .

Estimé une première fois par la victime du dommage au moment de l'engagement des frais, le caractère raisonnable serait appelé à être apprécié in fine par le juge en cas de contestation. Certains intervenants ont critiqué l'aléa que cette appréciation a posteriori pourrait faire courir à la victime et ont souhaité une suppression de la mention. Les chercheurs de l'Université de Savoie-Mont-Blanc ont relevé que cet aléa était particulièrement élevé en matière de dommage corporel compte tenu de la diversité des dépenses pouvant être engagées : la victime pourrait par exemple entreprendre une chirurgie réduisant son préjudice esthétique, une formation afin de limiter ses pertes de gains professionnels grâce à une reconversion. Ils suggèrent donc de prévoir la saisine d'un juge des référés afin qu'il se prononce sur le caractère raisonnable des dépenses préventives et, éventuellement, mette à la charge du défendeur ces dépenses.

Pour leur part, les rapporteurs sont favorables à l'effet pédagogique de la mention du caractère « raisonnable » dans le texte . Se fondant sur une suggestion du groupe de travail de la Cour d'appel de Paris, ils estiment toutefois opportun d' « appliquer le standard du raisonnable, non pas à l'engagement des dépenses, mais bien aux mesures elles-mêmes » 100 ( * ) , à l'instar de ce qui est prévu à l'article 1263 du projet. La victime serait ainsi incitée à ne prendre que les mesures justifiées et proportionnées au risque encouru, leur coût étant un élément d'appréciation parmi d'autres de leur caractère raisonnable. Ils souhaitent également suivre la Cour d'appel de Paris en prenant en compte non pas les seules dépenses engagées, mais également les coûts et pertes supportés par la victime lorsqu'elle met en oeuvre elle-même les mesures de prévention.

Proposition n° 22 :  Inclure dans le préjudice réparable les dépenses engagées et les coûts ou pertes supportés pour prévenir, par des mesures raisonnables, la réalisation imminente d'un dommage, éviter son aggravation ou en réduire les conséquences.

Quant à l'intervention du juge des référés, elle est déjà possible pour obtenir une provision sur préjudice dans le cadre de l'article 835 du code de procédure civile : le juge pourrait alors apprécier le caractère raisonnable des dépenses envisagées. Il semble donc inutile de prévoir une disposition supplémentaire.

L'article 1237 du projet de la Chancellerie est conçu comme une disposition commune aux responsabilités contractuelle et extracontractuelle. En matière contractuelle, cette mesure pourrait sembler faire doublon avec l'actuel article 1222 du code civil, issu de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, qui régit l'exécution forcée en nature d'une obligation contractuelle. Cet article permet au créancier, après mise en demeure, et « dans un délai et à un coût raisonnables », de faire exécuter lui-même l'obligation ou, sur autorisation préalable du juge, de détruire ce qui a été fait en violation de celle-ci. Dans ce cadre, il peut demander au débiteur le remboursement des sommes engagées à cette fin. L'article 1237 semble malgré tout conserver un intérêt en matière contractuelle lorsque le créancier ne souhaite pas une exécution en nature aux frais du débiteur, mais expose des dépenses pour limiter l'étendue du préjudice subi 101 ( * ) , ce qui semble un apport utile aux rapporteurs.

2. Inciter la victime à ne pas aggraver son préjudice

De manière complémentaire il est proposé, sauf en matière de dommage corporel, de consacrer l'obligation pour la victime de prendre des mesures « sûres et raisonnables, notamment au regard de ses facultés contributives », pour éviter l'aggravation de son préjudice, sous peine de voir ses dommages et intérêts réduits par le juge ( article 1263 du projet ).

La Cour de cassation a toujours refusé cette solution et considère que « la victime n'est pas tenue de limiter son préjudice dans l'intérêt du responsable » 102 ( * ) , ce qu'elle a encore confirmé dans un arrêt du 5 mars 2020 en matière de droit du travail 103 ( * ) , sauf lorsque l'attitude de la victime permet d'établir sa faute 104 ( * ) .

L'innovation proposée s'inscrit en droite ligne des travaux dirigés par Pierre Catala et François Terré, ainsi que ceux de la commission des lois du Sénat conduits en 2009 par Alain Anziani et Laurent Béteille , qui préconisaient de transcrire en droit français le « duty to mitigate » ou « mitigation », c'est-à-dire le devoir de minimiser son préjudice , connu de la plupart des systèmes de droit étrangers et qui impose à la victime de réduire son préjudice ex ante et de ne pas l'aggraver, sans toutefois aller aussi loin . Le projet de la Chancellerie ne retient que la seconde hypothèse, qui suppose que la victime ait connaissance du dommage, ce que les rapporteurs approuvent .

La majorité des personnes entendues est favorable à cette idée, hormis l'association nationale des victimes de dommage corporel (ANADAVI), qui considère qu'il s'agit d'une nouvelle condition de responsabilité à la charge de la victime .

Les rapporteurs estiment qu'il est justifié que la victime ne soit pas dispensée du devoir de diligence qui incombe à toute personne ; sans cette précision, une victime diligente recevrait moins que celle qui n'a pas contenu l'aggravation de son préjudice. Ils considèrent en outre que cela ne heurte pas stricto sensu le principe de la réparation intégrale, contrairement au devoir de réduire le préjudice ex ante . Opportunément circonscrite au dommage non corporel, cette réduction des indemnités s'imposerait si la victime n'a pas pris « les mesures sûres et raisonnables » susceptibles d'éviter l'aggravation de son préjudice.

Les rapporteurs préconisent toutefois d'atténuer la portée de l'article en ouvrant une simple faculté au juge et en permettant un contrôle de proportionnalité des mesures prises par la victime , pour ne cibler que les cas d'espèce les plus manifestes, et éviter que la réduction des dommages et intérêts devienne un présupposé en cas d'aggravation du préjudice, contre lequel la victime devrait finalement fournir des arguments en défense.

Proposition n° 23 : Permettre au juge, sauf en matière de dommage corporel, de réduire les dommages et intérêts versés à la victime lorsqu'elle n'a pas pris les mesures « sûres, raisonnables et proportionnées » propres à éviter l'aggravation de son préjudice.


* 98 Article 1251 qui serait abrogé dans le cadre du projet de la Chancellerie.

* 99 Article 1344.

* 100 Rapport du groupe de travail de la Cour d'appel de Paris, « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avril 2019.

* 101 Dans cette hypothèse, le créancier pourrait engager les dépenses préventives sans mise en demeure préalable de son cocontractant.

* 102 Cour de cassation, deuxième chambre civile, 19 juin 2003, n° 01-13.289 ; troisième chambre civile, 10 juillet 2013, n° 12-13851 ; première chambre civile, 2 juillet 2014, n° 13-17.599.

* 103 Cour de cassation, deuxième chambre civile, 5 mars 2020, n° 18-25981.

* 104 Cour de cassation, première chambre civile, 2 octobre 2013, n° 12-19.887.

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