EXAMEN EN COMMISSION

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MERCREDI 22 JUILLET 2020

M. Philippe Bas . - Nous examinons le rapport d'information de nos collègues Jacques Bigot et André Reichardt sur la responsabilité civile. Cette question, d'apparence technique, concerne en réalité le quotidien des familles. Les articles du code civil en la matière, qui datent de l'époque napoléonienne, ont suivi l'évolution des moeurs grâce à la jurisprudence. Il est utile, par sécurité juridique, que ces éléments forts soient inscrits dans le code civil.

M. André Reichardt . - Le droit de la responsabilité civile, c'est-à-dire la possibilité pour une personne qui a subi un dommage d'en obtenir réparation auprès de son auteur ou de la personne qui en répond, repose sur cinq articles du code civil inchangés depuis 1804. Ce régime, enrichi par plus de deux siècles de jurisprudence des juridictions judiciaires et, notamment, de solutions prétoriennes de la Cour de cassation, a connu des changements profonds destinés à mieux assurer la réparation des victimes de dommages. Il en résulte un corpus de règles écrites qui ne reflète plus, aujourd'hui, la réalité de la responsabilité civile organisée par le droit français.

Ce constat, largement partagé, est à l'origine d'intenses réflexions engagées depuis les années 2000. En 2005, un premier groupe de travail, dirigé par Pierre Catala et Geneviève Viney, a remis au garde des sceaux un projet de réforme des obligations et de la prescription, dit « avant-projet Catala ». Un autre projet, dit « avant-projet Terré », a été élaboré à partir de 2008 par un groupe de travail constitué au sein de l'Académie des sciences morales et politiques, sous la direction de François Terré. S'inscrivant dans le sillage de ces réflexions, le Sénat a proposé dès juillet 2009, sur le rapport des sénateurs Alain Anziani et Laurent Béteille, 28 recommandations pour une réforme de la responsabilité civile, reprises dans une proposition de loi déposée en 2010 par Laurent Béteille. Ce n'est pourtant que le 13 mars 2017 que la Chancellerie a présenté son projet de réforme de la responsabilité civile, après une consultation publique menée d'avril à juillet 2016 sur un avant-projet.

Désireuse que le Parlement puisse se saisir rapidement de ce projet de réforme, la commission des lois a créé en novembre 2017 une mission d'information sur ce sujet, afin de préparer la discussion parlementaire et de marquer ses choix d'évolution. Cette mission a été confiée à un binôme de rapporteurs, Jacques Bigot, et François Pillet auquel j'ai succédé comme co-rapporteur en février 2019, à sa nomination comme membre du Conseil constitutionnel.

Après avoir entendu 77 personnes (ministère de la justice, magistrats, universitaires, représentants d'avocats, d'acteurs du monde d'économique et d'associations de victimes ou de consommateurs), et reçu près de 50 contributions écrites dans le cadre de nos travaux, nous faisons le constat de la nécessité de faire aboutir une réforme du droit de la responsabilité civile attendue et utile. Nous avons fait le choix de dégager les axes les plus consensuels de la réforme qui pourraient être inscrits rapidement au sein du code civil, grâce au dépôt et à l'examen d'une proposition de loi sénatoriale.

À cette fin, il a semblé nécessaire d'exclure certaines modifications, ni urgentes ni abouties, mais de nature à bloquer l'aboutissement du projet : la création d'une amende civile ; la reconnaissance d'une responsabilité « collective » en cas d'impossibilité de déterminer l'auteur d'un dommage parmi un groupe de personnes ; la définition spécifique de la faute des personnes morales. De même, la réécriture de certains régimes spéciaux suscite des oppositions marquées au regard de leurs incidences économiques dans les secteurs d'activité concernés. C'est pourquoi nous n'évoquerons pas dans notre rapport l'extension du champ de la loi Badinter à tous les accidents impliquant un chemin de fer ou un tramway circulant sur une voie propre, qui pourrait avoir des implications financières importantes pour les gestionnaires de réseaux de transports publics, ni la modification du régime spécial de responsabilité du fait des produits défectueux, contestée tant par les acteurs économiques au nom de la défense de la compétitivité que les associations de victimes et certains professeurs de droit qui souhaiteraient au contraire aller plus loin. Enfin, nous ne reviendrons pas non plus sur les dispositions relatives à la réparation du préjudice écologique, issues de la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, déjà inscrites aux articles 1246 à 1252 du code civil que le projet de la Chancellerie se contentait de renuméroter.

Nous avons fait le choix de concentrer nos travaux sur les lignes de force de la réforme, qui s'articulent autour de deux grands principes : garantir l'accessibilité et la sécurité juridiques du droit de la responsabilité civile et une meilleure cohérence dans le traitement des victimes.

M. Jacques Bigot . - Monsieur le président, vous nous avez confié cette mission en octobre 2017 afin de travailler sur l'avant-projet de loi de la Chancellerie, convaincu qu'après 10 ans de réflexion nous aboutirions très vite à un débat au Parlement. Au début de nos travaux, après avoir auditionné le directeur des affaires civiles et du sceau, nous avons cru que cette réforme avancerait rapidement mais il n'en a rien été. C'est la raison pour laquelle nous préconisons le dépôt d'une proposition de loi reprenant le projet de la Chancellerie, en l'amendant et en écartant ce qui fait débat. Nous répondrions ainsi à une attente importante. Je demanderai au garde des sceaux, que la commission des lois auditionne tout à l'heure, s'il envisage de faire de cette réforme une de ses priorités.

Nous proposons tout d'abord de stabiliser la situation du tiers qui subit un préjudice causé par l'inexécution d'un contrat. Il pourrait, à titre subsidiaire, s'il a un intérêt légitime à la bonne exécution du contrat, demander réparation sur le fondement de la responsabilité contractuelle en se soumettant à l'ensemble des règles du contrat.

En matière de responsabilité du fait d'autrui, la jurisprudence s'est peu à peu éloignée des cas prévus par le code civil qui concernent les commettants, parents et enseignants, pour créer un régime général de responsabilité du fait des personnes dont on a la garde. Nous estimons, comme la Chancellerie, que la loi doit limiter ces hypothèses de responsabilité, pour des raisons de sécurité juridique. Chacun doit pouvoir connaître à l'avance les cas dans lesquels sa responsabilité peut être engagée et souscrire une assurance le cas échéant. Nous formulons des propositions définissant la responsabilité du fait des mineurs ou la responsabilité du fait d'un majeur protégé dont la charge a été confiée à une personne par décision administrative ou judiciaire.

Nous souhaitons, tout comme le projet de la Chancellerie, assurer un traitement préférentiel de la victime d'un dommage corporel. C'est une avancée très importante sur la réparation du dommage corporel. Le cocontractant victime d'un dommage corporel causé à l'occasion de l'exécution du contrat doit pouvoir choisir la voie contractuelle ou la voie extracontractuelle. Nous proposons également que seule la faute lourde de la victime puisse exonérer partiellement l'auteur du dommage corporel. Nous soutenons également le principe d'un régime d'indemnisation du dommage corporel commun aux deux ordres de juridiction, pour éviter toute inéquité entre les victimes.

La question de l'évaluation du préjudice suscite un vrai débat. Le décret publié par le ministère de la justice le 27 mars dernier, dit « DataJust », a choqué le monde judiciaire car il fait craindre une barémisation automatique de l'indemnisation des préjudices. Nous sommes favorables à l' open data , c'est-à-dire la diffusion de la jurisprudence afin que les magistrats et praticiens, notamment les inspecteurs d'assurances qui proposent les indemnisations, sachent ce que les juridictions allouent. La barémisation ne peut être une solution car les situations sont toutes différentes de sorte que l'indemnisation du préjudice doit être individualisée.

Nous avons eu un débat sur le recours des tiers payeurs en ce qui concerne la prestation de compensation du handicap (PCH). Le projet de la Chancellerie propose que la PCH versée par un conseil départemental à la victime d'un dommage corporel, puisse faire l'objet d'un recours subrogatoire contre la personne tenue à réparation ou son auteur. Ce serait légitime. Mais ce recours s'exercerait au moment de la décision d'indemnisation de la victime, or le montant de la PCH évolue dans le temps. Une réflexion doit donc être engagée préalablement sur le régime juridique de cette prestation.

Le dernier axe que nous souhaitons mettre en avant concerne l'obligation qui serait faite à la victime de prendre des mesures afin de ne pas aggraver son préjudice. Cela ne concerne que le dommage patrimonial, à l'exception du dommage corporel.

Voici les principaux points que nous pourrions reprendre dans une proposition de loi sénatoriale, faute d'initiative gouvernementale, afin de faire aboutir une réforme attendue par les praticiens et préparée de longue date.

M. Philippe Bas , président . - Derrière cette terminologie juridique de responsabilité civile, il y a des situations diverses, mais c'est une matière qui touche à la vie quotidienne des français, que ce soit dans leur vie familiale ou dans les rapports commerciaux. Il est donc important que la commission des lois, à travers nos deux rapporteurs, se soit investie sur ce thème.

Mme Muriel Jourda . - Il s'agit d'un travail passionnant, au moins pour les juristes. La responsabilité civile pose des questions sur la vie quotidienne : le cas des beaux-parents est-il traité dans le cadre de la responsabilité pour autrui ? Il faudra peut-être légiférer un jour sur ce point. Les familles recomposées font qu'il y a des personnes qui n'ont pas de lien juridique avec des enfants et qui pourtant s'en occupent au quotidien et les ont, d'une certaine manière, sous leur responsabilité. Ce point a-t-il été abordé dans le cadre de la mission que vous avez conduite et a-t-il vocation à être traité dans votre proposition de loi ?

M. Alain Richard . - Je dois avouer que je suis très tenté par la formule des rapporteurs qui consisterait à lever cette immobilité de la Chancellerie en prenant une initiative par le biais d'une proposition de loi. Cependant, toucher au code civil, surtout sur cette matière qui s'applique à beaucoup, est un processus qui mérite d'être conduit avec précaution : il existe une instance, au sein de laquelle siègent des parlementaires, qui veille non seulement à la construction des codes en regroupant des textes non encore codifiés mais aussi à la maintenance des codes existants : il s'agit de la commission supérieure de codification. Il pourrait être judicieux d'avoir son appréciation sur ce que nous proposons au regard de la cohérence d'ensemble du code civil.

M. Jacques Bigot , rapporteur . - Pour répondre à Mme Jourda, la question de la responsabilité du fait d'une personne sur laquelle on n'exerce pas d'autorité parentale me semble difficile à traiter. Prenons l'exemple d'un couple séparé, ne vivant donc plus ensemble, mais disposant d'une autorité parentale conjointe sur ses enfants. Dans cette hypothèse, imaginons que l'enfant vive en résidence alternée chez ses deux parents remariés ou en couple. Faudrait-il alors cumuler la responsabilité de plein droit des parents avec celle du beau-père ou de la belle-mère si l'enfant vit avec eux ? La question peut se poser, mais il me semblerait étrange de prévoir une responsabilité de plein droit du beau-parent alors qu'il ne détient pas l'autorité parentale. Tenter de résoudre cela en l'inscrivant précisément dans une réforme de la responsabilité civile est une mauvaise idée, ou en tout cas prématuré, parce qu'en réalité, c'est une question de droit de la famille.

La jurisprudence a mis deux siècles pour traiter ces situations parfois complexes. Aujourd'hui, à partir de cinq articles de loi seulement, cinq tomes d'encyclopédie Jurisclasseur « responsabilité civile » ont été écrits, ce qui me permet de répondre à Alain Richard en précisant que la particularité de ce sujet est que l'essentiel du droit de la responsabilité civile n'est pas codifié. Ce droit n'existe que de manière très partielle dans la loi. Nous n'avons pas par exemple inclus le préjudice écologique dans notre proposition de loi, parce qu'une loi récente de 2016 a créé en la matière un chapitre du code civil et nous avons préféré que ce chapitre soit maintenu. Le code civil a été revu sur le droit des obligations. Il nous semble qu'il faut aussi le faire sur le droit de la responsabilité et c'est attendu par les praticiens.

M. Philippe Bas , président. - Je propose que la proposition de loi que vous avez rédigée et qui est pratiquement prête puisse être cosignée par l'ensemble des membres de la commission des lois. Soit elle servira d'aiguillon au Gouvernement pour déposer enfin un projet de loi, soit elle permettra, après son adoption par le Sénat et sa transmission, de soumettre le sujet à l'Assemblée nationale. Ce thème n'est pas clivant politiquement.

La commission émet un avis favorable à la publication du rapport d'information.

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