D. UN ATTACHEMENT AU MINISTÈRE DE L'AGRICULTURE QUI SE DÉLITE CHEZ UNE PARTIE DU CORPS ENSEIGNANT, POUR DES RAISONS STATUTAIRES ET DE POSITIONNEMENT INSTITUTIONNEL

1. Un sentiment de déclassement de la part de certains personnels de l'enseignement agricole, par rapport à leurs homologues de l'Éducation nationale
a) Un effort réel de revalorisation indiciaire qui ne se retrouve pas sur le plan indemnitaire

La mission d'information a été interpellée à plusieurs reprises sur les conditions statutaires et en particulier de rémunération des personnels travaillant au sein de l'enseignement agricole.

Selon la Cour des comptes, comme pour les personnels titulaires de l'Éducation nationale (mêmes indices de rémunération), les membres des corps de conseillers principaux d'éducation (CPE), professeurs certifiés (PCEA) et professeurs de lycée professionnel (PLPA) de l'enseignement technique agricole public, qui représentent 61% des effectifs rémunérés par le programme 143, ont bénéficié d'une revalorisation indiciaire.

En revanche, sur le plan indemnitaire, à la différence du ministère de l'éducation nationale, et malgré le principe de convergence posé par l'article L. 811-4 du code rural et de la pêche maritime 39 ( * ) , le ministère de l'agriculture n'a pas mené de réformes indemnitaires majeures. Enfin, pour les personnels contractuels de l'État affectés dans les lycées publics agricoles, un effort de revalorisation des rémunérations servies aux enseignants et personnels d'éducation contractuels sur moyens permanents a été entrepris depuis le 1 er septembre 2018, assurant un gain moyen de 19 points d'indice par agent. Cette revalorisation vise à assurer un rapprochement (et non un rattrapage) avec la grille de rémunération appliquée par le ministère de l'éducation nationale, afin de limiter la tension sur les recrutements contractuels dans les zones de proximité avec les EPLE relevant de ce ministère.

La Cour des comptes estime qu'au total, sur la période, les améliorations de conditions salariales ont été globalement similaires à celles de l'Éducation nationale, sans toutefois permettre un réel rattrapage lorsqu'il serait nécessaire.

b) Des écarts avec l'Éducation nationale qui subsistent et un sentiment d'être « à la traîne »

Un écart subsiste toutefois par rapport aux conditions de rémunération dans l'Éducation nationale et, en outre, certaines catégories d'emplois semblent avoir été « oubliées » ou négligées.

Tel est notamment le cas des assistants d'éducation, qui jouent pourtant un rôle essentiel dans le projet éduco-social de l'enseignement agricole . Ils participent à l'encadrement des élèves dans les internats et lors des temps extra-scolaires. Or, comme le dénonce depuis maintenant deux ans le Sénat à l'occasion de l'examen des projets de loi de finances successifs, les assistants d'éducation de l'enseignement agricole n'ont toujours pas bénéficié de l'augmentation de leurs indices, mis en place pour leurs collègues de l'Éducation nationale par l'arrêté du 24 septembre 2019.

Ce sont les établissements qui, sur leurs fonds propres , prennent en charge le différentiel de rémunération : celui-ci s'établit désormais à près de 1 400 euros par assistant d'éducation par an - ou sont amenés à réduire le nombre d'heures des assistants d'éducation.

La mission d'information considère anormal que des établissements doivent prendre en charge sur leurs fonds propres des dépenses relevant normalement de l'État, au détriment de la qualité pédagogique. La mission d'information alerte sur les conséquences concrètes sur la vie des élèves et le projet pédagogique des lycées agricoles. Ainsi, dans un établissement visité dans la Drôme, par manque de budget pour les assistants d'éducation, la direction est obligée de fermer l'internat le mercredi après-midi. Dans d'autres lycées, comme l'a indiqué Gisèle Brunaud, vice-présidente de la fédération de la Peep, responsable de la section « PEEP AGRI », « par manque de moyens, les études surveillées [le soir] n'ont pas lieu dans une salle avec un assistant d'éducation (AED), mais la plupart du temps dans les chambres d'internat, car c'est plus simple pour la gestion du personnel. Sauf, qu'en tant que parent, lorsque l'on vous informe qu'il y aura des études surveillées le soir en internat, et que vous apprenez que votre enfant est dans sa chambre, peut y faire ce qu'il veut, on est un peu déçu ».

De manière générale, l'article L. 811-4 du code rural et de la pêche maritime prévoit une parité entre les statuts des enseignants de l'enseignement agricole et ceux de l'éducation nationale. Mais comme a pu l'indiquer le SNETAP-FSU, syndicat enseignant majoritaire de l'enseignement public, « le ministère de l'agriculture demeure systématiquement à la traîne pour mettre en oeuvre toute disposition visant à améliorer un tant soit peu les carrières et rémunérations ».

Les exemples sont malheureusement nombreux :

- depuis le décret du 2016-1171 d'août 2016, les agents contractuels bénéficient de nouvelles conditions de recrutement et d'emplois. Les agents contractuels de l'Éducation nationale bénéficient notamment de contrats de remplacement couvrant toute la période d'absence du fonctionnaire qu'il remplace, alors qu'au ministère de l'agriculture et de l'alimentation, ces contrats ne couvrent pas les périodes de vacances. Ces économies de « bouts de chandelle » ont des répercussions importantes sur l'attractivité des postes de l'enseignement agricole ;

- le décret n° 86-83 relatif aux agents contractuels dans la fonction publique d'État prévoit la prise en compte de l'expérience pour établir leur rémunération. Tel n'est pas le cas dans l'enseignement agricole ;

- fin novembre 2020, le ministre de l'éducation nationale a annoncé le versement d'une prime d'équipement informatique de 150 euros. Le décret a été pris le 5 décembre 2020 et le versement effectué en février 2021 pour les enseignants de l'Éducation nationale. Fin juin 2021, cette prime n'a toujours pas été versée.

Devant la mission d'information, Julien Denormandie, ministre de l'agriculture et de l'alimentation, a indiqué que son ministère fait partie intégrante du Grenelle, notamment sur le sujet de la rémunération des enseignants.

L'enjeu est de taille. En effet, par manque d'attractivité, chaque année, toutes les places offertes au concours de l'enseignement agricole ne sont pas pourvues. Comme l'a exprimé devant la mission le directeur de l'UNREP, Laurent Carles, « Nous rencontrons de nombreux problèmes pour recruter des enseignants. (...) Par exemple, les professeurs de mathématiques de même que ceux d'anglais ou certains profils techniques ou professionnels, dont le machinisme agricole, sont aujourd'hui très recherchés par les établissements. Malheureusement, nous sommes confrontés à une crise des vocations. De nombreux jeunes estiment qu'enseigner n'est plus aussi bien valorisé ou valorisant et s'avère encore moins rémunérateur. Dès lors, de moins en moins de jeunes professeurs, même s'ils sont passionnés à leurs débuts, sont prêts à rester dans nos établissements sur le long terme. Pour dire les choses simplement, ils ne s'y retrouvent pas financièrement. Depuis quelques années maintenant, nous alertons à ce sujet la direction générale de l'enseignement et de la recherche (DGER) et le ministère. Nous aspirons à redonner de réelles valeurs à l'enseignement et aux enseignants ».

2. Un ministère perçu comme« suiveur » dans la gestion de la crise de la covid-19

La crise de la covid-19 a été symptomatique d'un changement de perception du positionnement de l'enseignement agricole, passant de « poisson pilote » de la formation à « suiveur de l'Éducation nationale ».

Bien évidemment, il ne s'agissait pas pour le ministère de l'agriculture et de l'alimentation de traverser seul cette crise. Mais il ressort des auditions que, bien souvent, le ministère de l'agriculture n'a pas été associé aux réflexions d'adaptation et a été placé devant des décisions unilatérales prises par le ministère de l'éducation nationale, qu'il s'agisse en 2020 des modalités de passage du baccalauréat ou de reprise des cours - sans prendre en compte les spécificités de l'enseignement agricole (éloignement géographique, internat...).

De même, et si la mission d'information salue cette décision en raison des difficultés financières qu'ont pu connaître certaines familles du fait de la crise de la covid-19, l'annonce d'un versement d'une aide exceptionnelle de 150 euros pour les étudiants boursiers de l'enseignement supérieur, qui s'est également appliquée à l'enseignement technique agricole, s'est faite dans un contexte d'annulation de crédits au détriment de l'enseignement technique agricole (- 6 millions d'euros) 40 ( * ) et de l'enseignement supérieur agricole (- 10 millions d'euros).

3. Un rattachement ministériel contesté par le syndicat majoritaire chez les enseignants de l'enseignement agricole public

Cette perception de déclassement de l'enseignement agricole, en termes de statut et de positionnement institutionnel, fragilise de fait le lien unissant le ministère de l'agriculture et de l'alimentation et une partie des personnels, représentés par le syndicat majoritaire dans l'enseignement agricole public qui l'a fortement relayée auprès des membres de la mission, tant lors d'une table ronde que lors des échanges dans les départements.

Même si cette position n'est pas celle de l'ensemble des syndicats de personnels et encore moins des responsables de filières, qui ont pour leur part largement affiché leur souhait d'un maintien de l'enseignement agricole dans le périmètre du ministère de l'agriculture et de l'alimentation, les arguments avancés par le SNETAP-FSU, qui prône une concertation et une réflexion sur la création d'un ministère unique de l'éducation et de la formation, doivent être pris en considération avec attention.

Dans la réponse écrite adressée à la rapporteure, le syndicat considère ainsi que :

« - le ministère n'assume plus correctement la responsabilité de la tutelle de l'enseignement agricole ;

« - les textes prévoient la parité entre les deux ministères pour l'application de mesures statutaires par exemple mais ces dernières se mettent en place avec beaucoup de retard au ministère de l'agriculture ;

« - un ministère professionnel ne peut pas être à la fois celui de la profession (et plus particulièrement d'une profession soumise aux aléas climatiques, sanitaires....) et celui de l'éducation ;

« - ce ministère est soumis à différents lobbys dont ceux de la profession agricole, des groupes pharmaceutiques et industriels...

« D'autres professions n'ont pas leur propre ministère sans que cela n'empêche l'excellence dans la formation et les qualifications - ici c'est bien l'agriculture qui fait figure d'exception, y compris à l'échelle européenne... »

Même si elle est loin d'être partagée par tous les acteurs de l'enseignement agricole et encore moins par les syndicats agricoles, cette prise de position forte invite à réévaluer le rôle et le positionnement institutionnel du ministère.

4. L'émergence de nouveaux acteurs privés, suite logique d'une stratégie défaillante de l'État ?
a) L'incapacité des écoles nationales vétérinaires à former un nombre suffisant de professionnels en France

Lors de sa rencontre avec les équipes de direction de l'École nationale vétérinaire d'Alfort (ENVA), la rapporteure a été frappée par la stratégie très erratique qu'a eue l'État à l'égard de ce site, profondément délabré avant 2008 et promis à une fermeture avant qu'à la suite d'une visite de Michel Barnier, alors ministre de l'agriculture, ne soit lancé, en 2008, le « Grand Projet Alfort », qui a conduit à de très importants travaux de réaménagement du site.

Cette absence d'investissement dans le temps n'est pas propre à l'ENVA : l'École nationale vétérinaire de Toulouse rencontre également des difficultés liées à la vétusté de certaines installations, en particulier des cliniques, dont la non-conformité à certains standards, en matière d'équipements, de biosécurité et de disponibilité du service d'urgence, a conduit l'Association européenne des établissements d'enseignement vétérinaire (A3EV) à prendre une décision de non-accréditation préjudiciable à l'école 41 ( * ) .

Au-delà des bâtiments, c'est le pilotage d'ensemble de la formation vétérinaire en France qui interroge. L'État, qui avait la main sur les quatre écoles nationales vétérinaires, a longtemps maintenu un numerus clausus très bas qui aboutit aujourd'hui, d'une part, à une désertification vétérinaire en milieu rural et, d'autre part, à ce qu'une majorité (52 %) des nouveaux inscrits au tableau de l'Ordre aient été formés hors de France. Comme le relève le directeur de l'ENVA, Christophe Degueurce 42 ( * ) , « ce que je comprends du modèle français, c'est qu'il a choisi de déléguer partiellement la formation des jeunes vétérinaires à d'autres pays. Tout se résume à quelques chiffres : la France forme 9 vétérinaires par million d'habitants quand les valeurs sont de 13 pour l'Allemagne, 14 pour les Pays-Bas, 27 pour l'Autriche et 44 pour la Belgique. Notre modèle est donc structurellement déficitaire et s'alimente des vétérinaires formés à l'étranger ».

C'est dans ce contexte que s'est inscrite l'initiative des sénateurs Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques, et François Patriat, adoptée dans le cadre de la loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030, visant à autoriser l'ouverture d'établissements d'enseignement supérieur privés, agréés par le ministre de l'agriculture, en vue d'assurer une formation préparant au diplôme d'État de docteur vétérinaire.

Au-delà de ce projet privé, porté par UniLaSalle à Rouen, le président de la région Nouvelle Aquitaine a également annoncé fin 2020 son souhait de créer une nouvelle école vétérinaire publique à Limoges.

La mission considère qu'il n'entre pas dans son champ de porter un jugement sur la pertinence de ces nouveaux projets. En revanche, au regard des échanges que la rapporteure a eus à l'ENVA, elle considère que de fait, les carences du pilotage stratégique de l'État ont ouvert un espace à d'autres acteurs de formation qui cherchent à pallier des difficultés réelles et stratégiques pour l'avenir des filières agricoles et alimentaires.

b) Un nouveau campus privé qui entend contribuer au renouvellement des générations d'agriculteurs

Cette situation se retrouve peu ou prou avec le projet d'école gratuite, baptisée Hectar, que l'ancienne conseillère agricole du Président de la République, Audrey Bourolleau, porte avec l'entrepreneur Xavier Niel dans les Yvelines.

De nombreuses personnalités auditionnées par la mission d'information ont dénoncé ce projet et ses supposées visées idéologiques. Marc Janvier, président de l'Union nationale de l'enseignement agricole privé (UNEAP), faisait ainsi part de sa vigilance pour que « ce projet ne soit pas un véhicule destiné à diffuser des idéologies, portant des messages de manière déséquilibrée en faveur du végétalisme, du naturalisme ou du véganisme, qui desservent une grande partie de l'agriculture ».

D'autres personnalités, comme le directeur général d'AgroParisTech, se sont montrées beaucoup plus ouvertes, ce dernier observant que « le projet Hectar comporte de bonnes idées, notamment sur la nature des besoins en types de métiers pour l'agriculture. Nous pouvons nous interroger sur les raisons pour lesquelles elles ne sont pas reprises dans l'enseignement public. Si Hectar, comme d'autres acteurs, souhaite demain collaborer avec AgroParisTech, c'est ouvert et il peut y avoir des projets intéressants à mener ».

Le ministre de l'agriculture et de l'alimentation s'est, quant à lui, montré à la fois en retrait mais positivement ouvert, en déclarant : « S'agissant d'Hectar, je n'ai pas de commentaire particulier à faire sur cette initiative privée. Vous connaissez, en tout cas, l'attachement d'Audrey Bourolleau, sa directrice générale, à une agriculture reposant sur des valeurs, à une vision territoriale et à des modes de production que vous partagez. J'entends dire que cette école viserait à former des personnes opposées à l'élevage. Or, si les informations dont je dispose sont exactes, elle comprendrait elle-même un élevage laitier. J'ajoute que cette initiative ne met pas à mal l'enseignement agricole du ministère, qui est extrêmement fort. Il n'est pas fragile. Ma préoccupation est, en tout cas, de consolider l'enseignement dont j'ai la charge, avec des établissements sous la tutelle de l'État et des établissements conventionnés, ce qui n'est pas le cas de cette école . »

La mission d'information a souhaité auditionner la co-fondatrice de ce nouvel établissement, Audrey Bourolleau, mais celle-ci a refusé à plusieurs reprises de s'exprimer devant la mission d'information et de répondre aux questions des sénateurs, préférant manifestement déployer une communication large mais maîtrisée dans certains médias.

La mission regrette profondément cette attitude. Elle n'a pas d' a priori sur cette initiative qui se positionne désormais comme une « Business School agricole » Elle prend note que cet établissement n'entend « pas challenger l'enseignement technique agricole qui est très bon en France (...). Nous ne sommes pas concurrents mais complémentaires. Notre rôle à nous est de former des entrepreneurs solides et de leur donner des compétences sur les innovations de demain . 43 ( * ) »

Au regard des critiques formulées par nombre de personnes auditionnées, la mission est toutefois prudente vis-à-vis de cette communication idéalisée et soucieuse de la qualité des formations qui seront délivrées aux apprenants et de leur devenir.

La mission considère néanmoins, et cela répond aux observations de certaines personnes auditionnées, que la création de cet établissement est rendue possible par le besoin de renouvellement des générations d'agriculteurs et de reconversion pour gérer une entreprise agricole, un besoin perçu comme ne pouvant pas être totalement satisfait par le système actuel d'enseignement agricole. Cette situation renvoie, une nouvelle fois, à la question du pilotage stratégique de l'enseignement agricole par l'État.


* 39 Cet article dispose que « Les statuts des personnels des établissements visés à l'article L. 811-8 sont harmonisés, jusqu'à réalisation de la parité, avec ceux des corps homologues de l'enseignement général, technologique et professionnel, de telle sorte que l'ensemble de ces personnels soit en mesure d'exercer ses fonctions selon les mêmes conditions et avec les mêmes garanties dans les établissements relevant de l'enseignement général, technologique et professionnel et dans les établissements relevant de l'enseignement agricole. »

* 40 Programme 143.

* 41 Haut conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur, Rapport d'évaluation de l'École nationale vétérinaire de Toulouse, 1 er avril 2021.

* 42 La Dépêche Vétérinaire, n° 1561 du 13 au 19 février 2021, pp. 8-9.

* 43 Web-agri.fr, 1 er septembre 2021.

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