C. CONSERVER LE RÔLE CENTRAL DÉVOLU À LA COMMISSION DANS LA RÉGULATION DES CONTRÔLEURS D'ACCÈS MAIS Y ASSOCIER LES AUTORITÉS DE RÉGULATION NATIONALES ET LES UTILISATEURS

1. Un règlement d'harmonisation maximale qui n'interdit pas de saisir le juge

La régulation des plateformes structurantes étant un enjeu déterminant pour le bon fonctionnement du marché intérieur, la proposition de règlement, qui est fondée sur l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), interdit expressément aux États membres d'imposer leurs propres règles aux plateformes structurantes qu'il régit. Ainsi que l'indique le considérant n° 9, il est en effet souhaitable d' éviter une fragmentation du marché intérieur .

Il reste tout de même possible pour un utilisateur de réclamer des compensations devant le juge national en cas de pratiques illicites au regard du DMA. Les entreprises utilisatrices conservent ainsi le droit de contester les pratiques déloyales dont elles s'estiment victimes, ce qui devrait entraîner l'illicéité de toute clause venant restreindre ce droit, telle une clause de confidentialité.

Pour autant, il résulte du considérant n° 39 que le contrôleur d'accès et les entreprises utilisatrices conservent le droit d'introduire dans leurs accords des clauses de recours à des mécanismes alternatifs de règlement des litiges ou relatives à la compétence de tribunaux déterminés, dans le respect du droit de l'Union et du droit national 18 ( * ) .

2. Renforcer les moyens humains et techniques du régulateur européen

En raison des objectifs du DMA, de la taille des contrôleurs d'accès et de leur présence très large sur le territoire européen, la Commission s'impose naturellement comme le régulateur pertinent des plateformes structurantes sur le marché intérieur. Dès lors, logiquement, en cas de suspicion de méconnaissance des obligations définies par le règlement, le chapitre V la dote de pouvoirs étendus d'enquête de marché , y compris sur place et avec le concours d'experts, et d'un droit d'accès aux algorithmes (art. 21), sans que le secret professionnel lui soit opposable (art. 31).

Lorsqu'il apparaît qu'un dommage irréparable risque d'être causé aux utilisateurs, la Commission peut en outre prendre des mesures provisoires (art. 22). Elle peut également accepter des engagements pendant l'enquête ou lorsqu'elle constate une méconnaissance des règles (art. 23), et elle prend les mesures nécessaires pour s'assurer de leur respect (art. 24).

Lorsqu'elle constate que les règles ou engagements n'ont pas été respectés (art. 25), la Commission peut infliger des amendes à concurrence de 10 % du chiffre d'affaires annuel mondial total (art. 26) et prononcer des astreintes à concurrence de 5 % du chiffre d'affaires annuel mondial total (art. 27). En cas de manquements systématiques, elle peut en outre imposer des mesures comportementales ou structurelles , dont la vente de divisions, d'actifs, de propriété intellectuelle ou de marques (art. 16)

On notera que la question du démantèlement des grandes plateformes en cas de menace majeure pour le marché, qui fait actuellement l'objet de débats intenses aux États-Unis, n'est pas exclue mais que la vice-présidente de la Commission européenne chargée de la concurrence, Mme Margrethe Vestager, a indiqué que cette solution serait envisagée « seulement en dernier recours ». 19 ( * ) .

L'exercice effectif de ces pouvoirs suppose toutefois que la Commission se dote de moyens techniques et humains de suivi , d' analyse et de contrôle . La création de 80 ETP dédiés a été annoncée, ce qui paraît fort modeste au regard des moyens des contrôleurs d'accès, même si la preuve du caractère anticoncurentiel des comportements contraires aux prescriptions du texte ou aux engagements pris n'a pas à être rapportée. On voit donc mal comment la Commission pourrait mettre en place une surveillance et un suivi ( monitoring ) pourtant indispensables .

3. Alléger le standard de preuve pour le prononcé de mesures conservatoires

L'article 22 reprend les critères habituels du droit européen de la concurrence en matière de prononcé de mesures provisoires par la Commission en le subordonnant au constat prima facie d'un comportement d'un contrôleur d'accès présentant un risque de préjudice grave et irréparable pour les entreprises utilisatrices ou les utilisateurs finaux.

Ainsi que le Sénat a eu l'occasion de le dire à plusieurs reprises 20 ( * ) , ce niveau d'exigence ne permet pas de prendre effectivement de telles mesures, surtout dans des délais raisonnables, pour qu'elles aient un effet significatif sur la préservation de l'équilibre du marché européen du numérique.

En droit interne, l'article L. 464-1 du code de commerce permet de façon plus opérationnelle à l'Autorité de la concurrence d'imposer, en cas d'urgence, des mesures conservatoires aux entreprises dès lors que leur comportement anticoncurrentiel porte une atteinte grave et immédiate à l'économie en général, à celle du secteur concerné, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante.

Dans le même esprit, et aux mêmes fins, il serait plus efficace d'alléger l'exigence de qualification dudit comportement, en prévoyant que des mesures provisoires peuvent être prononcées, dès lors que la Commission estime que comportement d'un contrôleur d'accès est susceptible de porter une atteinte grave et immédiate , mais non irréparable, à l'intérêt d'une entreprise utilisatrice ou d'utilisateurs finaux.

4. Associer les autorités nationales sectorielles et les États membres

Chaque État membre est doté de régulateurs sectoriels, qu'il s'agisse des autorités de concurrence, des contrôleurs des données à caractère personnel ou encore des régulateurs des communications électroniques. Ces régulateurs échangent des informations et coopèrent sur les dossiers transfrontières. Ils sont en outre réunis, aux côtés de la Commission européenne, dans des structures européennes communes comme le REC,
- Réseau européen de la concurrence -, créé par le règlement (CE) n°1/2003, qui permet une division du travail et une application efficace et homogène des règles de concurrence de l'Union européenne, le CEPD, - Comité européen de la protection des données institué par le règlement sur la protection des données (RGPD) -, ou encore l'Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE), également connu sous son sigle anglais BEREC.

a) Prévoir que la Commission puisse faire appel aux compétences des autorités nationales et leur déléguer des enquêtes

Ces autorités ont une bonne connaissance des comportements des acteurs du numérique et plusieurs d'entre elles ont développé une véritable expertise dédiée en la matière, à l'image de l'Autorité de la concurrence française 21 ( * ) . Dès lors, il apparaît hautement souhaitable, dans un souci d'efficacité renforcée, que la Commission puisse faire appel aux compétences de ces autorités en tant que de besoin, y compris en leur déléguant la réalisation d'enquêtes de marché.

b) Prévoir des possibilités de saisine de la Commission qui devra y donner suite

Les autorités nationales, qui sont par nature plus près des réalités du fonctionnement territorial des marchés que la Commission, ont également la capacité de détecter des comportements déloyaux contraires aux prescriptions du DMA ou encore de recevoir des signalements et de procéder à une première analyse. Il apparaît donc opportun de prévoir qu'elles peuvent saisir la Commission lorsqu'elles font de tels constats

Il pourrait en outre être indiqué, à l'article 25, qu'en cas de plainte d'un État membre ou d'une autorité nationale pour non-respect d'une obligation, la Commission serait tenue de donner suite à la plainte dans un délai de trois mois.

Il est par ailleurs prévu à l'article 33 que trois États membres peuvent demander à la Commission d'ouvrir une enquête aux fins de désignation d'un contrôleur d'accès. Dans la mesure où les situations de marché peuvent différer d'un territoire à l'autre, il est préférable que tout État membre ou autorité nationale compétente puisse demander l'ouverture d'une enquête sur le marché , et ce non seulement au titre de l'article 15 (désignation des contrôleurs d'accès) mais également des articles 16, en cas de non-respect systématique des obligations prévues par le règlement et 17, aux fins d'inscrire de nouvelles pratiques déloyales ou susceptibles de limiter la contestabilité des services de plateformes essentiels.

Sauf justifications dûment documentées, la Commission serait alors tenue d'ouvrir une enquête .

c) Créer un réseau européen de la régulation numérique

La création d'un réseau européen de la régulation numérique réunissant les autorités nationales sectorielles faciliterait sans nul doute les échanges entre les autorités nationales et la Commission sur les pratiques identifiées ainsi que la cohérence des approches avec les règles sectorielles . Sauf à prendre le risque de submerger les services de la Commission, il n'apparaît en revanche pas nécessaire d'imposer à la Commission d'examiner systématiquement tous les signalements transmis.

Les échanges d'informations permettraient en outre d'éviter les doubles poursuites et de choisir la base légale la plus pertinente entre le droit de la concurrence et le DMA . Ce risque de doubles poursuites n'est en effet pas exclu dans la mesure où les comportements prohibés sont issus de constats effectués par la Commission dans le cadre du contrôle du respect des principes de concurrence européens.

d) Associer les entreprises utilisatrices à la définition matérielle des remèdes

La proposition de règlement entend réduire la dépendance des entreprises utilisatrices et des utilisateurs finaux à l'égard des contrôleurs d'accès. Pour autant, elle ne prévoit ni modalités de recueil de plaintes et signalements, ni association des entreprises utilisatrices à la définition des mesures correctrices.

Des guichets nationaux de dépôt de signalements et une procédure de transmission à la Commission pourraient ainsi être utilement prévus.

Surtout la Commission devrait associer, en tant que de besoin, des entreprises utilisatrices à la définition des modalités de mise en oeuvre des obligations prévues par le règlement et des mesures correctives (art. 7 et 23). Ce sont en effet les entreprises victimes des pratiques d'un contrôleur d'accès qui sont en mesure d'évaluer si les engagements proposés par celui-ci permettent effectivement de remédier aux blocages techniques identifiés qui leur interdisent d'avoir accès aux boutiques d'applications ou de proposer aux utilisateurs d'autres services que ceux du contrôleur d'accès, notamment, par exemple, en matière d'identification ou de paiement.

5. Prévoir l'information des autorités nationales de concurrence lors de la mise en oeuvre du contrôle préalable systématique des acquisitions envisagées par un acteur systémique

Pour limiter la poursuite du renforcement du pouvoir de marché des contrôleurs d'accès et les empêcher de racheter des entreprises innovantes afin de tuer leur potentiel de concurrence ( killer acquisitions ), l'article 12 prévoit que toute nouvelle acquisition par un contrôleur d'accès d'un autre fournisseur de services numériques doit être préalablement notifiée à la Commission, qu'elle concerne une entreprise qui fournit un service pouvant constituer un coeur d'activité ou dans tout autre domaine lié au numérique, et ce, quel qu'en soit le montant.

Les seuils d'application du contrôle des concentrations d'entreprises définis par le règlement (CE) 139/2004 sont ainsi écartés au profit d'un contrôle qui devrait permettre de prendre en compte les stratégies d'acquisition mises en oeuvre par les plateformes structurantes pour éliminer la concurrence potentielle ou développer de nouveaux services complémentaires leur permettant de bénéficier pleinement des effets de réseau.

Cette problématique du contrôle des acquisitions est en effet particulièrement sensible sur les marchés numériques quand on sait, par exemple, que Google a acquis dans les dix dernières années plus de 200 entreprises, sans aucun examen au titre du contrôle des concentrations.

L'acquéreur potentiel devra fournir à la Commission, avant la réalisation de l'opération, un ensemble d'informations relatives à l'activité de la cible (services de plateformes essentiels concernés, chiffres d'affaires annuels au sein de l'EEE, nombre d'entreprises utilisatrices au sein de l'EEE actives par an et nombre d'utilisateurs finaux actifs par mois notamment) et documenter la justification du projet d'acquisition. Cette approche devrait permettre à la Commission d'avoir une appréhension du projet du contrôleur d'accès qui prenne en compte les spécificités du secteur, en particulier les effets de réseau et les écosystèmes.

Sous réserve de ces éléments, le texte renvoie toutefois implicitement au droit commun pour la mise en oeuvre de la procédure de contrôle définie par le règlement de 2003, en particulier les pouvoirs d'investigation et les phases d'enquête.

Sans doute faudra-t-il revoir, à l'occasion de l'actualisation du droit européen de la concurrence que le Sénat appelle de ses voeux 22 ( * ) , les standards d'analyse des opérations de concentration pour les adapter au numérique.

Dans l'immédiat et afin de garantir une bonne coordination des procédures de contrôle des concentrations, il convient de préciser que lorsqu'une opération est notifiée à la Commission, celle-ci en informe l'autorité nationale compétente.

*

La progression des travaux au niveau européen sur la proposition de règlement , tant au Conseil, - la présidence slovène ambitionne d'atteindre une approche générale avant la fin de l'année -, qu'au Parlement européen, - trois commissions y sont associées et le passage en plénière est prévu courant décembre -, permet d'espérer un compromis et une adoption début 2022, pendant la présidence française de l'Union européenne .

La régulation des grands acteurs du numérique aura ainsi franchi une première étape fondamentale, inédite au niveau mondial, alors même que les États-Unis en particulier réfléchissent à la mise en place d'une régulation forte de ces plateformes transfrontières.


* 18 Il est à noter que de telles clauses pourraient désigner les tribunaux d'un pays tiers.

* 19 Fin octobre 2020, lors d'une audition devant la commission du Marché intérieur du Parlement européen (IMCO.

* 20 Notamment dans la résolution européenne du Sénat n° 131 (2016-2017) pour une réforme des conditions d'utilisation des mesures conservatoires prévues par le règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence, sur le rapport n° 674 (2016-2017) de M. Philippe Bonnecarrère et faisant suite à la proposition n° 613 (2016-2017) de Mme Catherine Morin-Desailly, ou la résolution européenne du Sénat n° 122 (2019-2020) du 20 juillet 2020 faisant suite à la proposition de résolution n° 593 (2019-2020) de MM. Alain Chatillon et Olivier Henno sur la réforme du droit européen de la concurrence, issue du rapport d'information n°603 (2019-2020), fait au nom de la commission des affaires économiques et de la commission des affaires européennes, par MM. Alain Chatillon et Olivier Henno.

* 21 Lors de son audition par les rapporteures, la présidente de l'Autorité de la concurrence, Mme de Silva, a présenté ce service récemment créé, son expertise et ses attributions. De son côté, le ministère de l'économie et des finances a mis en place un service à compétence nationale dédié au numérique - le PEReN-, dont les rapporteures ont entendu le responsable.

* 22 Voir notamment le rapport d'information n° 603 (2019-2020) précité fait par MM. Alain Chatillon et Olivier Henno sur la modernisation de la politique européenne de concurrence et la résolution du Sénat n°122 (2019-2020) qui s'en est suivie.

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