MOBILITÉ : DES ENJEUX AU CoeUR DE L'ARTICULATION DES TEMPS DE VIE

Les enjeux liés à la mobilité sont les premiers évoqués par les diverses personnalités et organisations entendues par la délégation, ainsi que par les élues locales ayant répondu au questionnaire réalisé par la délégation, mis en ligne sur la plateforme participative du Sénat entre le 10 juin et le 12 juillet 2021, et auquel plus d'un millier d'élues ont répondu. 46 % des participantes estiment en effet que la mobilité constitue l'une des principales difficultés rencontrées par les femmes en milieu rural.

Les difficultés de mobilité signifient un accès plus compliqué à l'emploi, aux services publics, aux offres de soins, aux modes de garde des enfants, aux commerces, aux associations et aux loisirs . Elles sont aussi à l'origine d'un isolement plus grand des femmes, phénomène qui a été renforcé au cours de la crise sanitaire, et entravent la lutte contre les violences conjugales , en rendant complexes le déplacement en gendarmerie comme le départ du domicile. La mobilité est ainsi à l'intersection de tous les sujets qui touchent de près les femmes vivant dans les territoires ruraux et au coeur de l'articulation des temps de vie.

C'est pourquoi, en sus de nombreuses auditions thématiques qui avaient toutes évoqué les enjeux de mobilité, la délégation a organisé le 24 juin 2021 une table ronde consacrée spécifiquement à cette question. Celle-ci a permis de dresser une analyse plus fine des difficultés rencontrées par les femmes rurales mais aussi d'identifier des initiatives innovantes mises en place à petite, voire très petite échelle et qui pourraient être dupliquées sur le territoire.

I. UN MANQUE DE SOLUTIONS DE MOBILITÉ ET DE SERVICES QUI PÈSE SUR LES VIES PROFESSIONNELLE ET PERSONNELLE DES FEMMES RURALES

A. LE DÉFICIT DE MOBILITÉ, PRINCIPAL FREIN À L'AUTONOMISATION ET À L'INTÉGRATION PROFESSIONNELLE ET SOCIALE DES FEMMES EN MILIEU RURAL

1. Un usage plus limité de la voiture par les femmes des territoires ruraux

En zone rurale, la voiture est le mode de transport le plus utilisé. Selon l'enquête mobilités déplacements menée en 2018-2019 1 ( * ) , elle y représente 80 % des déplacements , contre 34 % dans l'agglomération parisienne. Au sein même de l'Ile-de-France, les différences sont marquées : selon une enquête de l'ancien Institut d'aménagement et d'urbanisme d'Ile-de-France (IAU IDF) de 2010, dans les zones rurales d'Ile-de-France, 55 % des déplacements se font en voiture contre 10 % à Paris.

Disposer d'une voiture peut souvent constituer un critère d'embauche et, comme l'avait souligné le rapport de la délégation sur les femmes et l'automobile en 2016 2 ( * ) , la voiture est un enjeu de lutte contre la précarité, d'orientation professionnelle et de déconstruction des stéréotypes.

Cet élément se retrouve par exemple dans le témoignage d'Amandine Chastan, directrice-adjointe de la Maison Médicale de la Durance, recueilli lors d'une table ronde organisée dans les Hautes-Alpes par Jean-Michel Arnaud : « Je suis confrontée au problème du recrutement, et en ce moment par exemple, j'ai quatre postes à pourvoir. Nos recherches se tournent vers le bassin de vie de Tallard. Mais le plus souvent, nos candidates sont des mamans isolées qui vivent dans des petits villages alentour, et qui n'ont pas de voiture ou pas assez de moyens pour faire le plein d'essence trop souvent . (...) Quand il s'agit de postuler à un emploi, les obstacles pour ces femmes sont nombreux. C'est en priorité le transport, puis la garde des enfants . »

On estime qu'aujourd'hui 80 % des femmes françaises sont détentrices du permis B contre 90 % des hommes . Les chiffres de l'Enquête Transport de 2008 étaient respectivement de 76 % et 91 % mais ces données ne figurent pas dans la dernière enquête mobilités déplacements . Encore aujourd'hui, les dernières statistiques de l'Observatoire national interministériel de la sécurité routière indiquent un différentiel de réussite à l'épreuve pratique du permis B de 10 points : 63 % de taux de réussite chez les hommes contre 53 % de taux de réussite chez les femmes en 2018.

Pour Céline Drapier, représentante de la Fédération nationale des centres d'information sur les droits des femmes et des familles (FNCIDFF), entendue lors d'une table ronde organisée par la délégation le 24 juin 2021, « le fait que les femmes ne disposent pas du permis doit évidemment être mis en lien avec les difficultés économiques pour le financer et, à terme, entretenir le véhicule. Il questionne également l'impact des stéréotypes de genre. En zone rurale, les jeunes filles n'ont pas les mêmes opportunités que les jeunes garçons, jugés plus compétents pour conduire sur des routes dites « dangereuses » et pour intervenir en cas de panne. Elles sont donc moins encouragées à passer le permis. Très tôt, elles intègrent le fait que la conduite n'est pas pour elles. »

Alors que les Français parcourent en moyenne 50 kilomètres par jour, les femmes parcourent une distance inférieure de 25 %. Pour Sylvie Landriève, co-directrice du Forum Vies Mobiles , « dans une société où la mobilité est une liberté - peut-être même le droit des droits, comme l'affirme François Ascher, le fait que les femmes se déplacent moins laisse penser qu'il y a un problème à résoudre . »

Cette dernière précisait en outre devant la délégation que « les femmes sont deux fois plus nombreuses que les hommes à abandonner la grande mobilité liée au travail, en particulier à l'arrivée d'un enfant. »

Par ailleurs, lorsqu'un ménage possède une voiture, c'est principalement l'homme qui l'utilise. Pour prendre l'exemple du département de la Dordogne : 89 % des ménages ont une voiture, 58 % d'entre eux n'en ont qu'une.

Les femmes sont aussi moins nombreuses à se déplacer en deux roues motorisées ou à vélo.

2. Un manque de transports en commun adaptés

Les transports en commun peuvent apparaître comme une solution aux difficultés de mobilité individuelle des femmes. D'ailleurs, les deux tiers des passagers des transports en commun sont des femmes .

Cependant, les transports publics desservent de moins en moins de communes rurales.

Le rapport de la délégation sénatoriale à la prospective intitulé Les mobilités dans les espaces peu denses en 2040 : un défi à relever dès aujourd'hui, publié en janvier 2021 3 ( * ) , relève que, dans les zones peu denses, les systèmes de transport collectif sont plus faiblement développés et sont souvent conçus pour des publics spécifiques (personnes âgées, population scolaire et personnes fragiles). En outre, les politiques de mobilité n'ont pas visé à y diversifier l'offre, faute de volonté de remettre en question la prééminence de la voiture, mais également parce que d'un point de vue technique, il apparaissait difficile de développer autre chose que des services réguliers, comme en ville.

Selon l'enquête mobilités déplacements , les transports en commun ne représentent que 3 % des déplacements du quotidien en zone rurale, contre 10 % dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants et 25 % dans l'agglomération parisienne .

Une étude de l'Autorité de la qualité de service dans les transports (AQST), publiée en 2019, a comparé la qualité de la desserte en transports publics réguliers depuis les zones rurales en France, en Espagne et en Allemagne. Les transports français apparaissent plus lents (le temps moyen d'un voyage de moins de 50 kilomètres dépasse les trois heures, dont 80 minutes perdues en correspondances ; contre 2h38 en Espagne et 2h06 en Allemagne) et moins fréquents (en moyenne trois liaisons par jour, sur les trajets de moins de 50 kilomètres, contre dix en Espagne et treize en Allemagne, avec une plus faible amplitude horaire). Ils sont cependant moins onéreux pour les usagers.

Lorsque les réseaux de transports en commun existent, ils ne prennent pas en compte les spécificités des habitudes de déplacement des femmes . En effet, les femmes effectuent 75 % du travail domestique et cela affecte leurs besoins en déplacement. Selon une étude du Forum Vies Mobiles de 2018, les femmes effectuent 75 % des déplacements d'accompagnement des enfants ou des parents . Alors que les trajets des hommes sont essentiellement des trajets domicile-lieu de travail, les femmes multiplient et enchaînent les trajets, vers leur lieu de travail, les commerces, les écoles, les personnes de l'entourage à aider, etc. Or le manque d'interconnexions et la faible fréquence des liaisons en zones rurales rendent extrêmement complexes et chronophages de tels enchaînements via des transports en commun.

Par ailleurs, l'utilisation par les femmes des transports en commun soulève des questions d'équipements (sièges enfants, place pour des sacs de course, etc.) mais aussi de sécurité . Si la question de la promiscuité dans les transports en commun semble plus évidente en ville, elle est aussi un sujet pour les femmes rurales, qui sont en outre contraintes d'effectuer à pied des trajets parfois longs pour rejoindre leur domicile depuis l'arrêt de bus.

De nombreux témoignages recueillis sur la plateforme participative de consultation du Sénat mettent en avant ces enjeux de mobilité individuelle et collective.

PAROLES D'ÉLUES

« En milieu rural, il faut faire des kilomètres pour tout. Il y a très peu de moyens de transports collectifs . » Une élue du Jura

« Notre territoire rural manque d'accès facile et de liaisons de toute sorte. Se déplacer, trouver de l'aide et du travail valorisant demandent une voiture et un ordinateur. Ce que tout le monde n'a pas forcément . » Une élue des Hautes-Alpes

« J'habite une commune rurale et il n'existe aucun moyen de transport en commun pour se rendre dans la ville centre, située à 8 km. Certaines femmes ne peuvent de ce fait pas exercer d'emploi si elles ne disposent pas de moyen de locomotion . » Une élue de Haute-Savoie

« Les personnes ne disposant pas d'un véhicule rencontrent de grosses difficultés pour les déplacements courants : transports en commun quasiment inexistants, manque de souplesse dans les horaires de transport scolaire et durée des voyages importante. Beaucoup de difficultés d'accès aux infrastructures sportives, culturelles, et à l'emploi, d'où des enfants moins autonomes qu'en ville et des mamans obligées d'assumer, en plus de leur travail, les trajets liés aux activités de leurs enfants .» Une élue de la Sarthe

« En milieu rural avec une très faible densité de population, un emploi rare, des transports inexistants, la vie des femmes est compliquée par le manque de structures d'accueil d'enfants et/ou la distance des écoles ou structures d'enseignement. Le temps passé sur la route, les horaires improbables, limitent la vie sociale et accentuent l'isolement . » Une élue de l'Aveyron

« Des familles arrivent ici pour les prix ou les loyers bas, sans solution de mobilité et se retrouvent complètement coincées : accès aux services et aux commerces difficile et impossibilité de trouver un emploi sans véhicule. Pas de centre social ni d'associations de ce type, donc beaucoup d'isolement . » Une élue du Finistère

Source : Consultation des élues locales issues des territoires ruraux - Plateforme participative du Sénat (10 juin - 12 juillet 2021)


* 1 https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/comment-les-francais-se-deplacent-ils-en-2019-resultats-de-lenquete-mobilite-des-personnes

* 2 https://www.senat.fr/notice-rapport/2015/r15-835-notice.html Les femmes et l'automobile : un enjeu de lutte contre la précarité, d'orientation professionnelle et de déconstruction des stéréotypes - Rapport d'information de Chantal Jouanno et Christiane Hummel, fait au nom de la délégation aux droits des femmes, n° 835 (2015-2016).

* 3 http://www.senat.fr/notice-rapport/2020/r20-313-notice.html - Mobilités dans les espaces peu denses en 2040 : un défi à relever dès aujourd'hui - Rapport d'information d'Olivier Jacquin, fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective, n° 313 (2020-2021).

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