Sylvie Derridj
Nièce de Gaston Monnerville

Monsieur le président du Sénat,

Mesdames et messieurs,

Je suis très sensible à l'invitation du Sénat pour évoquer, à l'occasion du trentenaire de la disparition de mon oncle, le président Monnerville, certains aspects de sa vie privée et je vous en remercie.

Il fallait des qualités exceptionnelles pour accéder au sommet de l'État français lorsque vous êtes né 50 ans après la suppression de l'esclavage de vos ancêtres. Mon oncle a dû cette ascension à ses talents et aux valeurs républicaines de la France qu'il a appliquées et dont il se sentait redevable. Ce fut un homme d'action au service de l'humanité et de la démocratie.

D'une manière un peu plus inédite, je me propose de partager avec vous « quelques briques » qui constituent pour moi des souvenirs de jeunesse. Depuis l'âge de 5 ans, ma soeur et moi nous nous rendions toutes les semaines au Petit Luxembourg et aux petites vacances, dans les résidences de l'Oise ou de Corse de mon oncle. À cette occasion, il nous a insufflé sa chaleur humaine, sa vitalité, sa joie de vivre. Il nous communiquait aussi son sens de l'effort et du travail, sa droiture et son honnêteté. Il nous rappelait souvent avec émotion les douleurs indélébiles vécues dans sa jeunesse, en particulier le licenciement de son père, modeste fonctionnaire à Cayenne, au motif qu'il avait revendiqué le droit de voter librement, une décision de l'administration coloniale injuste qui s'abattait brutalement sur la famille ; la perte de deux frères lorsqu'il était encore très jeune, l'un brûlé dans son berceau et l'autre qui, avant de mourir, l'a prié de ne pas alerter leur mère ; la misère humaine profonde représentée par les bagnards blancs, libérés sans ressources, assignés à Cayenne, déambulant et dormant dans les rues, atteints de maladies tropicales ; son éloignement à 14 ans, à l'époque à un mois de bateau de sa terre natale pour faire, selon ce que sa tendre mère avait demandé, « ce que tu dois ». Toute sa vie, ses souvenirs l'ont poursuivi et l'ont guidé pour lutter contre l'injustice et les inégalités.

De son enfance, il avait aussi gardé l'amour de la nature. Il aimait les grands horizons. Quel que soit l'endroit où il habitait, il admirait les couchers du soleil pour lesquels il nous prenait à témoin. Il nous décrivait dans la nuit claire les différentes constellations et leur utilité dans la marine. En dehors des promenades à pied, qu'il pleuve ou non, il passait de longs moments à l'entretien de ses jardins. Bien souvent, il nous demandait de commencer à dîner sans lui à cause d'une dernière plante à remettre en place ou d'un feu d'automne de mauvaises herbes à surveiller avant que la nuit ne tombe. À la pelouse bien tondue, il préférait une prairie verte qu'il fauchait lui-même en aiguisant la longue lame recourbée de la vieille faux inusable. Ses soins pour faire repartir un rosier abandonné pendant plusieurs mois avaient pour terme l'éclosion d'une rose qui était d'autant plus appréciée qu'attendue.

Au travers du jardinage, il montrait son amour de la terre et de l'importance de semer pour récolter. Dans le même esprit, notre oncle s'employait à semer les graines du savoir chez les enfants en rendant cela attrayant. L'enseignement était selon lui une liberté fondamentale et il avait la volonté d'apprendre aux autres avec clarté et en fonction de leur appétence. Par exemple, en promenade à la campagne, il en profitait pour nous sensibiliser à l'utilité du remembrement. C'était un homme simple. Il ne fréquentait pas les diners en ville. Il connaissait la nature humaine, ses richesses, sa complexité et ses limites.

Fidèle à ses proches et ses amis, il savait faire apprécier à ses invités, dans la jovialité, le punch martiniquais en apéritif et le vin du Lot à table. Il avait une hygiène de vie régulière. Il savait associer effort et détente. Il pratiquait régulièrement gymnastique, exercices respiratoires, natation, marche, ski et la sieste. La nuit, il dormait sans chauffage, fenêtre ouverte. Concernant les arts, il pratiquait la flûte traversière et parfois le soir, au Petit Luxembourg, il jouait du Mozart. Néanmoins, Beethoven était son compositeur préféré. Il retrouvait certainement dans son oeuvre les valeurs que lui-même défendait : la construction d'une humanité meilleure, l'amour de l'homme, de sa liberté, de la justice, sans rompre avec la communauté sociale, la réconciliation de l'homme avec la nature. Il aimait fredonner sous sa douche aussi bien des airs d'opéra que des airs pierrotins issus de l'âme populaire martiniquaise ressuscitée par Stellio et Léardée.

Une valeur essentielle et libératrice qu'il transmettait était le travail. Celui-ci, quel que soit son domaine, devait être fait avec sérieux et goût. La précision dans ses démarches et ses actions laissait peu de marge à l'à-peu-près, et tous ceux qui ont travaillé avec lui en ont acquis et conservé une rigueur particulière. Tous les membres de son cabinet vous le diront. Son don de narrateur, avec souvent des notes d'humour, s'exprimait en famille lors du déjeuner. Le soir lorsque nous étions à la campagne, nous aimions l'écouter nous conter des histoires issues de son imagination et d'événements probablement vécus.

Pour finir, je vous conterai à mon tour une histoire vraie, pleine de coïncidences émouvantes entre un homme et un voilier.

Lorsqu'il était un jeune garçon, enjoué, gai et turbulent, il aimait observer du haut du promontoire de Cayenne où il était né, un magnifique trois-mâts nommé le Belem. Ce voilier le faisait rêver à la métropole vers laquelle il voguait. Or, le Belem a été fabriqué en 1896, un an avant la naissance du jeune Monnerville, à Nantes, un port négrier et une ville dans laquelle Monnerville, devenu avocat, s'est illustré en s'élevant contre la politique coloniale de la France, ce, en défendant des insurgés de Cayenne et le respect de leurs droits. De Nantes, Monnerville est né à la vie politique comme le voilier.

En 1902, le Belem a échappé au désastre de l'éruption de la montagne Pelée à la grâce d'un bateau qui avait pris sa place dans la rade de Saint-Pierre-de-la-Martinique. Malveillance aux dires de mon oncle qui, de la même manière, lui a permis de devenir Président du Conseil de la République au lieu d'une réélection qui eut été légitime en tant que député de la Guyane, et ce, pour 22 ans. Quel destin ! Enfin, en 1981, la rencontre entre l'homme et le voilier. Alors qu'il se rendait à pied de l'avenue Raymond Poincaré où il habitait au Conseil constitutionnel dont il était membre, le président Monnerville tombe sur le Belem, amarré sur les bords de la Seine. Bonheur personnel qu'il a rapidement souhaité partager avec ses proches, et d'abord avec les plus jeunes. Le Belem a été classé monument historique en 1984. Il est devenu l'un des plus grands voiliers-écoles civils au monde à accueillir du public en navigation en haute mer, lieu où les cendres de mon oncle ont été répandues. Quelle coïncidence !

De passage sur cette terre parmi les hommes, il a « fait ce que doit » et sa volonté était que soient poursuivies certaines de ses actions pour les jeunes générations : défendre la démocratie, respecter un équilibre entre les pouvoirs, notamment un bicamérisme représentant l'individu et le collectif, un Sénat ayant des pouvoirs législatif, politique et social, veiller à la représentation des citoyens des « quatre vieilles » à égalité avec ceux de la métropole, respecter l'homme et sa diversité, respecter la Constitution qui protège et libère le peuple. Pour cela, il nous avait offert en 1961, à ma soeur et moi, son discours intitulé : « Cette puissante flamme, l'espérance ». En dédicace, il avait ajouté de sa plume à l'encre violette ses souhaits de bonheur dans une société où doivent triompher la fraternité et la compréhension humaines. C'est aujourd'hui ce que nous vous souhaitons à tous.

Notre oncle, le président Gaston Monnerville, appliquait les mêmes principes sans distinction entre sphère publique et sphère privée et sans compromission.

Je vous remercie de votre attention.

Stéphane Artano, président . - Merci pour ce témoignage inédit, sensible et personnel. Avant de vous redonner la parole pour la lecture d'un extrait de ce discours, j'invite mon collègue Olivier Serva à la tribune pour nous faire part d'une initiative commune concernant la mémoire de Gaston Monnerville.

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