E. LA PLACE PARTICULIÈRE DU SERVICE PUBLIC

Le paysage audiovisuel français se caractérise par une double spécificité : des industriels propriétaires de grands groupes de médias et la présence de deux concentrations publiques : France Télévisions, qui regroupe 5 chaînes de télévision, et Radio France, composé de 5 stations à diffusion nationale (France Inter, France Culture, France Musique, Franceinfo et France Bleu) ainsi que des programmes à portée plus réduite : FIP et Mouv'.

Comme l'a rappelé Patrick Eveno, professeur des universités en histoire des médias à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne, le 17 janvier, devant la commission d'enquête : « Les chiffres d'affaires des groupes audiovisuels français sont similaires : 3,4 milliards d'euros pour TF1, M6 et RTL, contre 3,6 milliards d'euros pour France Télévisions et Radio France ». S'agissant des audiences, Roch-Olivier Maistre, président de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), a souligné devant la commission d'enquête le 7 décembre dernier, l'existence d'un duopole tant en télévision qu'en radio, associant acteur public et acteur privé : « France Télévisions et TF1 ont capté en 2020 56 % de l'audience de la TNT et Radio France et RTL 50 % de l'audience radio ».

Sans remettre en cause la nécessité d'un service public fort, cette part du secteur public peut conduire, directement ou indirectement, à des distorsions de concurrence avec le secteur privé.

1. Conséquence indirecte, la fusion TF1-M6 conduirait à l'émergence d'un véritable duopole public/privé

Le groupe France Télévisions rassemblait une part d'audience de 28,2 % en 2021. De fait, en cas de fusion TF1-M6, comme l'a indiqué Stéphane Courbit, président de Banijay, devant la commission d'enquête le 31 janvier : « nous aurions un vrai duopole : le service public, client important et spécifique pour tous les producteurs ; dans le secteur privé, le groupe TF1-M6 représenterait 90 % des achats de programmes ».

Part d'audience des chaînes des groupes France Télévisions, TF1 et M6

(en pourcentage)

Source : commission d'enquête, d'après Mediamat annuel 2021

La fusion annoncée des deux groupes privés et la force du groupe public conduit, dans ces conditions, à s'interroger sur les marges d'audience restantes pour les autres chaînes et donc leur viabilité. Céline Pigalle, directrice de la rédaction de BFM TV, a ainsi indiqué devant la commission d'enquête le 10 décembre dernier, que ses services avaient calculé « que le futur groupe TF1-M6 détiendrait, sur la tranche d'information de la mi-journée, une part de marché de 62 %. On peut toujours dire qu'il se passe d'autres choses par ailleurs, sur Internet, mais on arrive tout de même à des niveaux problématiques, d'autant plus que France Télévisions, à la même heure, a une part de marché de 34 %. Il reste donc 3 % pour les autres ».

Au-delà des incidences pour les autres chaînes, la spécificité du service public pourrait-elle être remise en cause par cette situation particulière ? Delphine Ernotte Cunci, présidente-directrice générale de France Télévisions, lors de son audition par la commission d'enquête le 24 janvier, a indiqué que la fusion ne changerait rien en matière de création pour France Télévisions : « Si l'on additionne ce que fait Arte avec ce que fait France Télévisions en matière de séries, cela représente plus de 60 % du marché. Je ne suis pas sûre que la fusion entre TF1 et M6 ait de grandes conséquences dans ce domaine - mais c'est un point à étudier ».

De plus, comme précisé précédemment, France Télévisions devance l'éventuelle fusion TF1-M6 en termes de journalistes et de production audiovisuelle.

Cette analyse doit cependant être remise en perspective. Comme l'a relevé Mme Ernotte Cunci, il s'agit également de « faire en sorte que les services publics (...) demeurent des contenus d'intérêt général ». Or, par exemple, s'agissant du traitement de l'information, Bastien Morassi, directeur de la rédaction de LCI, lors de son audition par la commission d'enquête, le 10 décembre a relevé une sorte d' uniformisation : « La ligne éditoriale créée par Jean-Pierre Pernaut pour le 13 heures [de TF1] qui se voulait proche des territoires et des régions, a pu inspirer ailleurs, y compris dans le service public, et c'est tant mieux ».

2. L'extension du périmètre du service public en question
a) La création annoncée d'une plateforme commune France Télévisions-Radio France dédiée à l'information locale et ses conséquences potentielles

La ministre de la culture a annoncé, en novembre dernier, le lancement d'une nouvelle structure dédiée à devenir le grand média numérique de la vie locale, sous l'égide de France Télévisions et Radio France 164 ( * ) . L'offre serait composée d'un site, de sites mobiles et d'une application. Les contenus produits le seraient de façon indépendante par France Bleu ou France 3. Delphine Ernotte Cunci, présidente-directrice générale de France Télévisions, a ainsi indiqué devant la commission d'enquête le 24 janvier que le premier semestre 2022 marquait « le début d'un travail d'enrichissement de cette offre de proximité ; une première proposition sera faite en mars. Il nous faut beaucoup apprendre ; cette approche à la fois globale, rassemblant France Télévisions et Radio France, et locale - l'offre est censée s'adapter aux centres d'intérêt et à la position géographique de chaque usager - est neuve pour nos équipes. Cette offre évoluera donc sans doute au fur et à mesure de notre cheminement ». Sibyle Veil, présidente-directrice générale de Radio France a, de son côté, indiqué lors de cette même table ronde que : « C'est un projet auquel on travaille beaucoup. Il entend répondre au besoin actuel de médias locaux ; c'est essentiel quand on est écrasé par des faits dont la dimension n'est pas toujours facilement perceptible par le citoyen. Avec cette offre à la fois locale et numérique, en joignant nos moyens, on pourra faire quelque chose de plus ambitieux que ce que chacun de son côté ne pourrait pas aussi bien développer. Ce projet doit marquer l'utilité du service public sur tout le territoire ». Le dispositif serait mis en place à budget constant pour les deux partenaires, ce qui signifie un redéploiement de crédits ou l'apport de nouvelles recettes publicitaires.

Cette initiative de grande ampleur pourrait être une des réponses de l'audiovisuel public qui devra peut-être davantage s'ancrer sur les territoires et sur le local pour faire face aux plateformes mondiales que sont les Gafam. En effet, si les entreprises numériques américaines proposent différents services sur notre vie quotidienne (Google Map, Google News, groupes Facebook d'habitants, etc.), avoir un réel ancrage et une connaissance du territoire est une valeur ajoutée chère aux Français.

Sans remettre en cause le bien-fondé de ce nouveau dispositif, il convient d'être vigilant sur les incidences de celui-ci sur le marché de la presse locale , déjà marqué par une importante concentration des titres, qu'il s'agisse des publications ou des télévisions locales, en vue de faire face à l'attrition des recettes publicitaires. Le lancement de cette plateforme pourrait ainsi avoir pour effet l'éviction des derniers titres, stations ou chaînes indépendants, faute de recettes publicitaires happées par cette nouvelle structure. Il convient à ce titre de rappeler les propos d'Alain Liberty, président du syndicat des radios indépendantes (SIRTI), devant la commission d'enquête, le 17 janvier : « En 2021, le Sirti, associé à l'ensemble des radios privées, a dû se battre pour obtenir le maintien du plafond des recettes publicitaires de Radio France, dans un contexte économique plus que catastrophique pour notre média. Le retrait de ces sources de financement dévasterait le paysage radiophonique, en particulier localement, où il est irremplaçable ».

b) Le précédent Franceinfo

Le renforcement de l'offre locale de France Télévisions constitue dans les faits une deuxième extension du service public après la création, le 1 er septembre 2016, sur la TNT de la chaîne Franceinfo, déclinaison de la station de Radio France. Celle-ci n'avait pas été non plus sans incidence pour les groupes ayant déjà investi sur le format des chaînes d'information.

Patrick Drahi, propriétaire du groupe Altice a ainsi rappelé, le 2 février, devant la commission d'enquête le contexte entourant le rachat de BFM TV : « Lorsque je rachète BFM, on me fait deux cadeaux, au cours des mois suivants. On permet à LCI de passer en diffusion hertzienne, alors que c'était jusqu'à présent une chaîne du câble et du satellite. Au même moment, on lance une chaîne supplémentaire de service public, comme si nous n'en avions pas déjà beaucoup. Alain Weill m'appelle. Il panique, d'autant plus que je n'avais acheté que la moitié du capital. Il paniquait surtout pour la deuxième partie. Je lui dis "ne t'inquiète pas, nous allons investir plus qu'eux". C'est ce que nous avons fait ».

Maxime Saada, président du directoire du groupe Canal+ a, de son côté, indiqué, devant la commission d'enquête, le 28 janvier, que le changement de format de CNews, désormais présentée comme une « chaîne de débats » était pour partie lié au lancement de la chaîne publique : « Nous avons le record du monde de chaînes d'informations gratuites, avec un passage de LCI en clair dont on ne s'explique pas complètement la nécessité et la création de la chaîne franceinfo après. À cela s'ajoutent toutes les chaînes où l'information est reprise, ce qui aggrave le déficit de CNews. (...) Comment résorber ce déficit ? En se différenciant sur un marché pléthorique (...) À partir de là, nous sommes partis sur une notion de débat qui est la réalité du positionnement éditorial de la chaîne aujourd'hui » .

Il convient de rappeler à ce stade que la chaîne publique d'information enregistre de moins bonnes audiences que ses concurrentes.

Part d'audience des chaînes d'information de la TNT en 2021

(en pourcentage)

Source : commission d'enquête, d'après Mediamat annuel 2021

Un élément explicatif régulièrement avancé pour expliquer ce classement consiste à remarquer qu'il correspond au numéro des différentes antennes sur la TNT : BFM (15) et Cnews (16) précédant LCI (26) et FranceInfo (27). Cela pose une nouvelle fois la question de la numérotation des différentes chaînes, qui devraient être plus logiquement rassemblées en « blocs » cohérents.

c) Le droit de préemption des fréquences radio

Disposant d'une part d'audience estimée à 32,1 % du lundi au vendredi et de 28,4 % du samedi au dimanche, Radio France est le principal acteur radiophonique français. Comme l'a rappelé Matthieu Pigasse, fondateur de Combat Media à laquelle est rattachée Radio Nova, devant la commission d'enquête le 28 janvier : « Radio France, réalise un chiffre d'affaires de 650 millions d'euros, dont 600 millions d'euros de redevance, 40 millions d'euros de publicité et 10 millions d'euros de divers (...) [et] compte sept radios, représentant un tiers des fréquences françaises. Face à ce groupe public, 330 radios dont Radio Nova, réalisent un chiffre d'affaires de 560 millions d'euros. Cette situation signifie que Radio France contrôle 54 % du marché radiophonique français ».

Parts d'audience des principaux groupes de radio en novembre-décembre 2021 165 ( * )

(en pourcentage)

Source : commission d'enquête d'après Médiamétrie, L'Audience de la Radio en France en novembre - décembre 2021

Cette part de marché peut être facilitée par l'utilisation d'un droit de préemption sur les fréquences laissées libres. En effet, aux termes du II de l'article 26 de loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, dite loi Léotard, l'Arcom peut accorder en priorité, à la demande du Gouvernement, des fréquences radio aux fins d'exercice de la mission de service public. Matthieu Pigasse a ainsi noté que « non seulement Radio France se trouve en position dominante, mais de plus il peut renforcer sa position sans aucune difficulté mois après mois, grâce à son droit de préemption sur les fréquences qui se libèrent. Radio Nova subit cette situation, alors même que nous ne disposons que de vingt-neuf fréquences » . L'utilisation du droit de préemption n'apparaît pas, dans ces conditions, sans conséquence sur l'équilibre du marché. Arnaud Lagardère, président-directeur général du groupe Lagardère, a ainsi relevé, devant la commission d'enquête le 17 février, à propos d'Europe 1 : « Comparons notre radio à la radio publique. France Inter possède 660 émetteurs, quand nous en avons 330 ».

Réservations prioritaires pour Radio France autorisées par l'Arcom depuis 2016

Année

Nombre de décisions attribuant des fréquences
à Radio France

Nombre de fréquences accordées à Radio France

2016

3

9

2017

2

21

2020

1

14

2021

2

11

Source : commission d'enquête

3. La question cruciale de la publicité

Pascal Breton, président de Federation entertainment, a insisté devant la commission d'enquête le 31 janvier sur le fait de renforcer l'audiovisuel public en « libérant la publicité (...) Cela pourrait résoudre une partie du problème de financement du service public, et cela rajeunirait le public de France Télévisions. Quand on fait de la publicité, on est obligé d'avoir un public plus jeune. L'âge du public est l'un des problèmes de France Télévisions. Cela recréerait une concurrence, positive pour les annonceurs. Il est très rare qu'un marché monopolistique fonctionne mieux ».

Si la publicité est aujourd'hui limitée, s'agissant de France Télévisions, aux programmes avant 20 heures, force est de constater que sa régie publicitaire est aujourd'hui la troisième du secteur, devançant celles des groupes Canal+ et Altice.

Chiffre d'affaires publicitaire net en 2020 (en milliers d'euros)

Source : commission d'enquête, d'après les estimations Publicis Media et les bilans financiers des groupes

Reste qu'une ouverture plus large à la publicité pourrait avoir une incidence indirecte sur l'équilibre général du secteur et la préservation de l'indépendance de certains médias, comme l'a souligné Alain Liberty, président du syndicat des radios indépendantes (SIRTI), devant la commission d'enquête, le 17 janvier : « Si nous soutenons avec ferveur un audiovisuel public fort, doté de tous les moyens financiers qu'exige sa mission, nous réaffirmons toutefois notre très ferme opposition à une ouverture plus large du marché publicitaire aux éditeurs de télévision ou de radios dites "de service public", alors que cela pourrait être une conséquence prochaine de la création d'un nouveau groupe privé de télévision en France ». Si le principe même d'une présence de publicité après 20 heures n'est, en apparence, pas un problème pour les radios indépendantes, elle pourrait le devenir, si « les grands groupes de télévision privée n'en font pas une forme de monnaie d'échange ou de motif de négociation pour obtenir la fin des règles publicitaires, notamment l'accès aux offres promotionnelles de la grande distribution ». Un tel élargissement « serait extrêmement préjudiciable, voire catastrophique, pour l'ensemble de nos radios et même pour tout l'audiovisuel local et de proximité indépendant » et incite à une réflexion approfondie quant au mode de financement du service public à l'heure de la révision annoncée de la contribution à l'audiovisuel public à l'horizon 2023, dans le prolongement de la disparition de la taxe d'habitation sur laquelle elle est adossée.

Si le consensus est réel sur l'absence de publicité après 20 heures, plusieurs propositions ont été faites, dont celle du rapporteur, concernant la possibilité de mettre de la publicité lors de la diffusion d'événements sportifs après 20 heures.

*

* *

Dans un monde audiovisuel dorénavant dominé par des grands groupes nationaux, mais également internationaux, le service public apparaît comme un pôle de stabilité, avec en particulier un investissement dans la création et le reportage très supérieur à celui des autres chaînes. Si chacun s'accorde à reconnaître la nécessité d'une réforme d'ampleur de la contribution à l'audiovisuel public (CAP), des inquiétudes semblent peser sur le financement de l'audiovisuel public. Déjà en 2015, le rapport de Jean-Pierre Leleux et André Gattolin 166 ( * ) réalisé au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, insistait sur la nécessité de lui assurer des financements et une ligne pérennes : « Les défauts intrinsèques de la contribution à l'audiovisuel public et la situation économique actuelle du secteur audiovisuel public plaident pour une réforme de la CAP destinée à garantir sur le long terme un financement pérenne et prévisible aux sociétés de l'audiovisuel public . »

Lors de son audition le 23 février, la ministre de la culture Roselyne Bachelot a abondé dans le sens d'une défense des services publics audiovisuels : « Je suis convaincue que l'audiovisuel public doit jouer un rôle singulier, central dans notre paysage audiovisuel, que ce soit en matière d'indépendance de l'information, de pluralisme, de diversité culturelle. C'est d'autant plus vrai au moment où nous étudions les phénomènes de concentration dans le secteur . (...) Je suis et je resterai une défenseuse résolue de l'audiovisuel public ! ».

Ce large consensus doit aujourd'hui présider à tout projet de réforme de ses modalités de financement.

Le service public est cependant l'objet de menaces, tant sur ses financements que sur son existence même. À ce titre, on ne peut que regretter les polémiques nées de certaines émissions et expressions maladroites de la chaîne « France tv slash », exclusivement diffusée par voie numérique. L'ampleur de la polémique traduit en définitive de très fortes attentes en termes de respect du pluralisme et de la diversité des opinions. Il appartient aux responsables de l'audiovisuel public de se maintenir au niveau attendu pour demeurer une voix de service public singulière et forte, car incontestable dans son éthique .


* 164 Audition de Roselyne Bachelot, ministre de la culture, sur le projet de loi de finances pour 2022 par la commission de la culture, de l'éducation et de la communication du Sénat, 9 novembre 2021.

* 165 La part d'audience de Radio France n'intègre pas les chiffres de Mouv'.

* 166 https://www.senat.fr/notice-rapport/2014/r14-709-notice.html

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