C. UNE PERSPECTIVE TRÈS COMPLEXE POUR L'ÉNERGIE NUCLÉAIRE

Parce qu'elle est, à la fois, indispensable, pour répondre aux besoins en électricité - induits par la neutralité carbone d'ici 2050 - mais fragilisée - à raison d'un « effet falaise » à compter de 2040 -, l'énergie nucléaire est confrontée une perspective très complexe sur le long -terme.

La réduction des émissions de GES nécessite une électrification massive d'ici 2050 . L'article 4 de l'Accord de Paris, du 12 décembre 2015 assigne aux 196 États parties un objectif de neutralité carbone à cette date. L'enjeu est de maintenir le réchauffement climatique en dessous de 2°C, depuis la COP21 de Paris de 2015, et de 1,5°C, depuis la COP26 de Glasgow de 2021. Pour y parvenir, à l'échelle européenne, des objectifs de réduction des émissions de GES ont été fixés d'ici 2030 : 20 % par le Paquet 3x20 de 2008, 40 % par le Paquet d'hiver européen de 2020 et 55 % par le Paquet Ajustement à l'objectif 55 , en cours. Selon le Commissaire européen au marché intérieur 99 ( * ) , pour réaliser ce dernier paquet, « le volume de production d'électricité devra avoir doublé ». De plus, à l'échelle nationale, la loi « Énergie-Climat », de 2019 100 ( * ) , a retranscrit l'objectif de neutralité carbone d'ici 2050, et un volet énergétique a été ajouté à la loi « Climat-Résilience », de 2021, à l'initiative de la commission des affaires économiques 101 ( * ) . Dans ce contexte, RTE a indiqué, lors de son audition que « les perspectives d'évolution de la consommation d'électricité ont été revues à la hausse partout dans le monde et notamment en Europe sous l'effet d'objectifs climatiques plus ambitieux (- 55 % en 2030, neutralité carbone en 2050) » 102 ( * ) .

L'énergie nucléaire fait partie des solutions pour faire évoluer le système énergétique . C'est une option reconnue à l'échelon international. Ainsi, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) fait figurer « l'énergie nucléaire » parmi ses « options d'atténuation » 103 ( * ) . De plus, l'Agence internationale de l'énergie (AIE) plaide pour « contribuer aux efforts d'adaptation au changement climatique à travers la recherche et la coopération technique dans les science et technologie nucléaires » 104 ( * ) . Plus concrètement, elle a proposé de faire passer la capacité de production nucléaire mondiale, de 413 GW en 2012 à 812 en 2050 105 ( * ) . Le nucléaire est aussi une option reconnue à l'échelon européen. L'article 194 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) stipule que les mesures prises dans le domaine de l'énergie ne doit pas affecter « le droit d'un État membre de déterminer les conditions d'exploitation de ses ressources énergétiques, son choix entre différences sources d'énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique ». Aussi, le Conseil européen, dans sa Stratégie de développement à long terme à faibles émissions de gaz à effet de serre, du 6 mars 2020 106 ( * ) , a rappelé ce droit, précisant que « certains États membres ont indiqué qu'ils utilisaient l'énergie nucléaire comme part de leur mix énergétique ». Le nucléaire est enfin une option reconnue à l'échelon national. Ainsi, la SNBC et la PPE l'assimilent à une source d' « électricité bas-carbone » 107 ( * ) ou « d'électricité non-carbonée » 108 ( * ) .

Si l'énergie nucléaire est reconnue internationalement, le parc nucléaire français fait face à un double défi d'ici 2050 . Dans son étude Futurs énergétiques à l'horizon 2050 109 ( * ) , RTE a alerté sur ce double défi. D'une part, la consommation d'électricité devrait augmenter, de 400 TWh à 645 TWh, soit 60 %, dans le scénario de référence. Elle atteindrait 555 TWh (+ 40 %), dans le scénario de sobriété, et 752 TWh (+ 90 %), dans le scénario de réindustrialisation. D'autre part, les réacteurs ayant été installés dans les années 1970 et 1980, si leur durée de vie s'achève entre leurs 50 et 60 ans, il faut s'attendre à un « effet falaise », c'est-à-dire à une conjonction d'arrêts de réacteurs, dès la décennie 2040 : au total, une production de 400 TWh devrait être renouvelée, à l'horizon 2050-2060 ( voir graphique ci-après 110 ( * ) ). Lors de son audition, RTE a rappelé que « la France fait face à deux défis : produire plus d'électricité décarbonée pour couvrir l'augmentation liée à l'électrification des usages [et] renouveler le parc nucléaire de seconde génération qui aura probablement fermé pour des raisons industrielles, d'ici 2060, la totalité des réacteurs ayant atteint 60 ans ».

Le renouvellement du parc nucléaire fait l'objet d'études . Dans son étude Futurs énergétiques à l'horizon 2050 111 ( * ) , RTE a proposé 6 scénarios, allant de 100 % d'énergies renouvelables (scénario « M0 » ) à 24 GW de nucléaire existant et 27 GW de nucléaire nouveau (scénario « N03 » ). La réalisation de ce dernier scénario, le plus nucléarisé, nécessite 14 EPR2, 4 GW de SMR, la prolongation du parc existant, au-delà de 50 voire 60 ans, ainsi qu'un effort de R&D visant à « fermer le cycle ». Pour RTE, le coût du scénario le plus nucléarisé est de 800 Mds€, ce qui est inférieur de 200 Mds€ à celui le plus renouvelable. Concernant l'hydrogène, RTE a estimé la consommation électrique nécessaire en 2050 à 50 TWh (pour une consommation de 45 TWh d'hydrogène) dans le scénario de référence et à 171 TWh (pour une consommation de 130 TWh d'hydrogène) dans une variante « Hydrogène + ». Dans son étude Transition(s) 2050 , l'Ademe a proposé 5 scénarios, allant de 2 GW de nucléaire existant (scénario « S1 » ) à 16 GW de nucléaire existant et une même proportion de nouveau nucléaire (scénario « S4 » ) 112 ( * ) . L'Ademe a précisé que le scénario « S1 » maintient « uniquement Flamanville 3, avec [une] sortie anticipée du nucléaire » tandis que le scénario « S4 » suppose « environ 5 paires [d'EPR] » . Pour l'Ademe, le coût du scénario le plus nucléarisé est de 1 518 Mds€, ce qui est supérieur de 473 Mds€ à celui le plus renouvelable. S'agissant de l'hydrogène, l'Ademe a évalué la consommation électrique requise en 2050 à 62 TWh, dans le scénario « S1 » , 135 TWh dans le scénario « S2 » , 65 TWh pour le scénario « S3 » et 33 TWh dans le scénario « S4 » .

Le renouvellement du parc nucléaire pourrait ne pas suffire . Tout d'abord, la construction de nouveaux réacteurs est limitée par des délais incompressibles et les capacités industrielles. Dans son étude précitée 113 ( * ) , RTE a ainsi rappelé que la première paire d'EPR serait en service autour de 2035, 2040 pour la seconde et 2045 pour la troisième. Au total, la durée de construction est de 12 à 14 ans, contre 6 à 8 pour les plans précédents ( voir graphique ci-après 114 ( * ) ). Cela est dû à un changement de contexte : « L'écart avec l'historique s'explique en partie par un contexte économique et industriel différent, l'augmentation de la complexité de la conception des réacteurs du fait d'exigences de sûreté renforcées, mais également la durée des procédures de débat public, d'autorisation et de concertation » . Cela suppose une décision très en amont : « seule une décision politique sur la construction de nouveaux réacteurs au cours de l'année 2022 ou 2023 permettrait de disposer de nouvelles tranches à l'horizon 2035, et elle ne pourrait conduire à une accélération du rythme de mise en service qu'à compter de 2045. La fenêtre d'action pour permettre à une relance du nucléaire de contribuer à l'atteinte des objectifs de baisse des émissions de CO 2 à horizon 2040 et 2050 est donc extrêmement étroite ». Cette vision est partagée par la CRE, qui a indiqué que l'énergie nucléaire est « une énergie du long terme » , rappelant qu' « en France nous n'aurons pas de nouveaux réacteurs avant 2035 voire 2037 ». Plus encore, même engagée, la construction de nouveaux réacteurs pourrait ne pas suffire à couvrir les besoins en électricité. Lors de son audition, The Shift Project 115 ( * ) a indiqué que son Plan de transformation de l'économie française (PTEF) 116 ( * ) repose sur le scénario « N03 » proposé par RTE, qui reste toutefois insuffisant : « Le PTEF envisage une diminution d'un facteur 2 de la consommation d'énergie finale en 2050 (de 2 000 à 1 000 TWh), avec une augmentation de la part de l'électricité (de 25 à 60 %). Le plan s'est calé sur le scénario “ N03 ” de RTE {...] Mais cela ne permet pas de satisfaire une demande croissance d'électricité attendue, compte tenu de l'électrification des usages ».


* 99 Le Figaro, « Tensions sur le prix de l'énergie : “Cela peut durer tout l'hiver” » , 26 septembre 2021.

* 100 Loi n° 2019-1147 du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat (article 1 er ).

* 101 Sénat, Communiqué de presse « La commission des affaires économiques du Sénat dote le projet de loi Climat-Résilience d'un volet énergétique mieux proportionné au défi climatique » , 15 juillet 2021.

* 102 Réseau de transport d'électricité (RTE), Futurs énergétiques à l'horizon 2050, Principaux résultats , 2021.

* 103 Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), Rapport spécial du GIEC sur les conséquences d'un réchauffement planétaire de 1,5 °C, Résumé à l'intention des décideurs, 2019.

* 104 Agence internationale de l'énergie (AIE), Science et technologie nucléaires dans l'adaptation au changement climatique , 2021.

* 105 Agence internationale de l'énergie (AIE), Énergie nucléaire et transition énergétique sécurisée, 2022 .

* 106 Conseil européen, Stratégie de développement à long terme à faibles émissions de gaz à effet de serre , 6 mars 2020, p. 3.

* 107 Ministère de la transition écologique (MTE), Stratégie nationale bas-carbone (SNBC). La transition écologique et solidaire vers la neutralité carbone, 2020, p. 53.

* 108 Ministère de la transition écologique (MTE), Stratégie française pour l'énergie et le climat (SFEC). Programmation pluriannuelle de l'énergie 2019-2023 et 2024-2028, 2020, p. 19.

* 109 Réseau de transport d'électricité (RTE), Futurs énergétiques à l'horizon 2050 , Principaux résultats , 2021.

* 110 Source : Réseau de transport d'électricité (RTE).

* 111 Réseau de transport d'électricité (RTE), Futurs énergétiques à l'horizon 2050. Principaux résultats. L'analyse économique. L'hydrogène et le rôle des couplages entre les secteurs du gaz et de l'électricité, 2022.

* 112 Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), Transition(s) 2050. Feuilleton Mix électrique : quelles alternatives et quels points communs? , 2022.

* 113 Réseau de transport d'électricité (RTE), Futurs énergétiques 2050, La production d'électricité, pp. 164 et 165.

* 114 Source : Réseau de transport d'électricité (RTE).

* 115 La position de The Shift Project , mentionnée dans le présent rapport d'information, est celle de Jacques Treiner, président du comité des experts, qui a été auditionné par les rapporteurs et leur ont transmis une contribution écrite.

* 116 Shift Project, Climat, crises : le plan de transformation de l'économie française, 2022.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page