B. UN CADRE JURIDIQUE QUI COMPLIQUE MAIS N'EMPÊCHE PAS L'ACTION PUBLIQUE, ENTRAVÉE PAR DE MULTITUDES RECOURS CONTENTIEUX

1. Les bouquetins figurent parmi les espèces protégées, tant par le droit européen que par le droit français.

Réglementairement, le bouquetin des Alpes figure à l'annexe V (espèces animales et végétales d'intérêt communautaire dont le prélèvement dans la nature et l'exploitation sont susceptibles de faire l'objet de mesures de gestion) de la directive 92/43/CEE dite « Habitats Faune Flore » du 21 mai 1992 12 ( * ) concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages.

Les bouquetins des Alpes se trouvent également dans le champ d'application :

- de la directive 2003/99/CE du 17 novembre 2003 sur la surveillance des zoonoses (et mentionnant en annexe I la brucellose) ;

- du règlement (UE) 2016/429 (« législation sur la santé animale ») du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 relatif aux maladies animales transmissibles et modifiant et abrogeant certains actes dans le domaine de la santé animale, (sur la base des considérants n° 19, 39 et 40, ainsi que des articles 2, 5, 9, 32, 70, 71, 81 et 82 traitant à un titre ou à un autre des animaux sauvages s'agissant de leurs modalités d'éradication en cas de maladie répertoriée, ou de mesures d'urgence à l'article 257 b) IV et de mesures supplémentaires plus strictes à l'article 269, complétées par l'annexe II présentant le tableau des maladies répertoriées y compris la brucellose) ;

- du règlement délégué (UE) 2020/689 de la Commission du 17 décembre 2019 complétant le règlement (UE) 2016/429 (sur la base des considérants n° 30 et n° 34, de l'article 2 pour la définition de la notion de population animale supplémentaire, de l'article 4 pour celle de la population animale cible, des articles 12, 16, 17, 18, 20, 23, 27 et 28 portant sur les stratégies de lutte et les programmes d'éradication des maladies répertoriées, complétés par l'annexe IV sur les exigences du statut indemne de la maladie) ;

Le bouquetin fait donc l'objet d'une protection au niveau européen, dont la gestion repose largement sur les États membres. S'y ajoutent les dispositions du droit national français venant transposer ou compléter les mesures relevant du droit européen. Il s'agit :

- des articles L. 411-1 et L. 411-2 du code de l'environnement ;

- des articles R. 411-1 et suivants (et notamment articles R. 411-8) du même code ;

- de l'arrêté du 19 février 2007 fixant les conditions de demande et d'instruction des dérogations définies au 4° de l'article  L.  411-2 du code de l'environnement portant sur des espèces de faune et de flore sauvages protégées (voir en particulier l'article 1 et l'article 5 avec une possibilité de dérogation ministérielle à l'interdiction de principe d'abattage des mammifères protégés) ;

- de l'arrêté du 23 avril 2007 fixant la liste des mammifères terrestres protégés sur l'ensemble du territoire et les modalités de leur protection (voir en particulier l'article 2 y compris la mention spécifique au bouquetin et l'article 3). À ce titre, le bouquetin des Alpes bénéficie des protections accordées aux espèces protégées de l'article L. 411-1 du code de l'environnement et des modalités de dérogation à cette protection, détaillées au 4° de l'article L. 411-2 du code de l'environnement.

2. Le droit européen n'interdirait pourtant pas un éventuel plus large abattage des bouquetins, ciblé au massif du Bargy.

D'une façon générale, la protection juridique conférée par le droit européen aux bouquetins des Alpes n'est cependant pas absolue, puisque des dispositions exceptionnelles de gestion des épidémies sont prévues : sur la base de la directive précitée 92/43/CEE dite « Habitats Faune Flore », si les États membres l'estiment nécessaire à la lumière de la surveillance prévue à l'article 11, ils prennent des mesures pour que le prélèvement dans la nature de spécimens des espèces de la faune et de la flore sauvages figurant à l'annexe V, ainsi que leur exploitation, soit compatible avec leur maintien dans un état de conservation favorable (article 14).

L'espèce doit donc demeurer dans un état de conservation favorable.

Au surplus, même l'hypothèse d'un abattage total ciblant de l'ensemble des bouquetins du massif du Bargy ne saurait menacer l'espèce, car il s'agit d'une population de l'ordre de 373 animaux 13 ( * ) , sur un total estimé de 9.000 à 10.000 pour l'ensemble de la France et d'environ 50.000 en Europe.

Le droit national français prévoit explicitement, à l'article L 411-2 (4°) du code de l'environnement 14 ( * ) , une possibilité de dérogation à la protection des espèces protégées comme le bouquetin. Il faut pour cela « qu'il n'existe pas d'autre solution satisfaisante » (...) « et que la dérogation ne nuise pas au maintien dans u état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ». Parmi les cas de figure explicités dans ledit article, le point c, qui évoque un abattage « dans l'intérêt de la santé et de la sécurité publiques, ou pour d'autres raisons impératives d'intérêt public majeur » trouve à l'évidence à s'appliquer au cas d'espèce qui nous occupe.

En définitive, le droit européen comme français ne constituerait pas un obstacle à un niveau de prélèvement éventuellement plus important sur la population des bouquetins du Bargy, ainsi que cela a d'ailleurs été le cas par le passé (avec 263 animaux euthanasiés en 2013). Au-delà du prisme exclusivement juridique, c'est un choix politique et scientifique qu'il s'agit de faire.

Le juge administratif s'est fondé sur le critère de « pas d'autre mesure satisfaisante » exposé à l'article L.411-2 du code de l'environnement pour annuler les arrêtés préfectoraux, avec une lecture extensive qui peut sembler trop contraignante. Dès lors, il pourrait être opportun de remplacer cette rédaction dudit article par un autre critère indiquant que la solution doit être recommandée par des scientifiques et viser le bon état de conservation des animaux sauvages, d'autant plus que le bouquetin est bien plus protégé en France que dans d'autres États membres 15 ( * ) .

3. La Commission européenne s'en tient à son rôle de surveillance et de supervision de la gestion de l'épidémie.

Au titre de ses obligations européennes, la France est tenue, d'une façon générale, d'assurer le maintien ou le rétablissement du bouquetin des Alpes, dans un état de conservation favorable dans son aire de répartition naturelle.

Cette obligation se matérialise, pour les autorités françaises, par la remise d'un rapport tous les six ans sur l'état de conservation de l'espèce.

D'après les renseignements recueillis par le rapporteur , la Commission européenne n'a pas engagé un suivi spécifique de la question de la brucellose dans le massif du Bargy.

Quant au volet animaux d'élevage, la brucellose bovine ou infection à Brucella abortus, B. melitensis et B. suis est une maladie de la catégorie dite BDE, c'est-à-dire à éradication obligatoire dans tous les États membres de l'Union Européenne : « tous les États membres doivent lutter afin de les éradiquer dans l'ensemble de l'Union » (article 9 du règlement (UE) 2016/429). En d'autres termes, les États membres doivent viser l'obtention et le maintien du statut indemne de brucellose et tout foyer domestique de brucellose bovine doit être enrayé. Par ailleurs, les États membres sont tenus de garantir que les opérateurs et les autres personnes physiques et morales pertinentes concernées prennent les mesures nécessaires pour « empêcher la propagation de ladite maladie répertoriée à partir des animaux, établissements et autres sites touchés dont elles ont la responsabilité à d'autres animaux non touchés ou aux êtres humains » 16 ( * ) .

4. Les motifs scientifiques et opérationnels justifiant d'écarter l'abattage non ciblé ou la vaccination des bouquetins pour éradiquer la brucellose

Selon les informations recueillies par le rapporteur, le ministère de la Transition écologique s'opposerait à une éventuelle stratégie d'éradication qui reposerait sur l'éventualité d'un abattage de l'ensemble des bouquetins du massif du Bargy. Le ministère de l'Agriculture n'est pas non plus favorable à cette option, jugée contre-productive et irréalisable, en dehors même de considérations strictement juridiques.

En effet, l'élimination d'une espèce une unique fois sur un territoire donné entraîne un vide écologique, aussitôt colonisé par migration d'individus en périphérie ou par augmentation de la natalité des individus ayant échappé aux opérations de capture.

En outre, un abattage indiscriminé de plus d'une trentaine de bouquetins pourrait conduire à la fuite de ceux échappant aux tirs vers d'autres massifs et entraîner une propagation de la maladie sur d'autres secteurs. En effet, il a été observé par les agents de l'Office française de la biodiversité qu'en dessous de trente animaux abattus, le comportement de la harde n'était pas modifié : les animaux apeurés auront tendance à s'échapper en montant en altitude, mais pas en allant vers d'autres massifs. En revanche, en cas de dépassement de ce seuil, les bouquetins se déplacent de manière horizontale, ce qui les conduit à se rendre vers d'autres massifs où ils pourraient contaminer d'autres hardes.

Comme cela a été souligné au travers des nombreuses réponses de l'Anses 17 ( * ) qui a été saisie pour avis scientifique sur le sujet, l'élimination totale de la population des bouquetins du massif du Bargy n'est pas la solution optimale pour éradiquer la maladie, d'autant plus qu'elle est jugée trop difficile techniquement, car des bouquetins échapperaient forcément aux opérations de destruction. Un abattage total présenterait également l'inconvénient d'empêcher tout suivi de la maladie, car les animaux ayant réussi à s'échapper seraient trop craintifs et se réfugieraient dans des endroits trop escarpés qui seraient inatteignables pour les agents de l'Office français de la biodiversité. Les animaux restant seraient de surcroît trop peu nombreux pour être représentatifs.

La vaccination des bouquetins est techniquement possible. Mais elle s'avère également être une solution inadaptée. En effet, il a été observé que si la vaccination permet de réduire la quantité de bactéries excrétées par un bouquetin malade, elle va en revanche créer une excrétion chez les bêtes saines. Autrement dit, la vaccination va rendre contagieux un animal initialement non malade et donc participer à la propagation de la maladie.

La gestion de la brucellose bovine, qui peut toucher de nombreuses espèces, doit être appréhendée de façon systémique afin d'agir sur les différents facteurs identifiés. Une action ciblée sur une espèce en particulier sans tenir compte de ses interactions avec son environnement et les autres espèces est vouée à l'échec.

En définitive, les mesures de gestion arrêtées par les autorités françaises se fondent sur le scénario scientifique de l'Anses le plus favorable 18 ( * ) à l'éradication naturelle de la brucellose, qui est ainsi devenu l'objectif de l'État en la matière.

L'orientation directrice de la stratégie des pouvoirs publics repose sur l'idée qu'il est possible, à la fois, de préserver le bouquetin des Alpes (espèce protégée) dans le massif du Bargy et d'atteindre l'extinction naturelle de la maladie de brucellose. Cette stratégie suppose néanmoins du temps, implique la continuité au fil des années de l'action menée et requiert beaucoup de patience de la part des agriculteurs, directement confrontés à la menace de l'épidémie.

5. Une stratégie publique entravée par de multiples recours contentieux

La multiplication au cours des dix dernières années des recours contentieux a représenté un facteur de perturbation pesant lourdement sur la continuité - et l'effectivité - de la politique publique de lutte contre la brucellose. En effet, le tribunal administratif de Grenoble a annulé plusieurs arrêtés du Préfet de la Haute-Savoie tendant à prévoir des opérations de prélèvement sur la population des bouquetins. Par ricochet, la stratégie préconisée par l'Anses n'a jamais pu être suivie dans les conditions initialement prévues.

Certaines associations 19 ( * ) semblent manifestement avoir entretenu la tentation d'engager une sorte de guérilla juridique à l'encontre des initiatives préfectorales. Force est de constater également que les décisions du juge des référés suspendant les récents arrêtés préfectoraux, ou une partie de ces derniers, n'ont jamais fait l'objet d'un appel devant la juridiction supérieure

Plus précisément, un recours devant la juridiction supérieure permettrait de recueillir un éclairage supplémentaire, par rapport à celui du seul juge des référés du tribunal administratif de Grenoble. Au surplus, il serait pour le moins utile que le fond de l'affaire soit désormais jugé, ce qui permettrait de savoir définitivement si la stratégie recommandée est contraire ou non aux dispositions de l'article L.411-2 du code de environnement et si la notion même d'abattage indiscriminé doit ou non être abandonnée du champ de réflexion stratégique.

Dans l'ordonnance n° 2004308 rendue le 20 août 2020 20 ( * ) , le juge des référés fait valoir « qu'en l'état actuel de l'instruction le Préfet ne justifie pas d'autre solution satisfaisante que l'abattage d'animaux non testés pour parvenir aux buts poursuivis ». Ce constat « est de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité de la décision litigieuse, dès lors il y a lieu d'ordonner la suspension de son exécution ». Selon le juge les critères de nature à permettre la dérogation à la protection de l'espèce (autorisant l'abattage de bouquetins des Alpes sans test préalable) n'étaient pas remplis.

Dans l' ordonnance n° 2202516 rendue le 17 mai 2022 21 ( * ) , le juge des référés a également fait valoir un doute sérieux sur la légalité de la dérogation permettant l'abattage de bouquetins non marqués faute de pouvoir être capturés, dans la limite de 170 individus, afin de limiter le risque de contamination du noyau sain. Au titre des conditions posées au 4° de l'article L. 411-2 du code de l'environnement, celle de l'absence de solution alternative (évitement des points d'agrégation, gardiennage ou présence de chiens, vigilance particulière sur les zones de pâturage précoce au printemps, installation de clôtures adaptées, mise en défense des zones-refuges de la faune sauvage, ...) n'a pas été considérée comme satisfaite.

Sans porter d'appréciation de fond sur la jurisprudence du Tribunal administratif de Grenoble en ces matières, le rapporteur relève 22 ( * ) combien le contrôle exercé par le juge est étroit et poussé jusque dans les moindres détails sur les actes du Préfet. Ce contrôle semble négliger les considérations scientifiques et opérationnelles qui s'attachent aux solutions alternatives envisagées.


* 12 Voir également les articles 12 et 15 de cette même directive. L'article 15, b) de la directive 92/43/CEE du 21 mai 1992 prévoit que l'utilisation d'aéronefs ou de véhicules à moteur en mouvement est interdite en cas de mise à mort d'un mammifère listé à l'annexe V, a) de ladite directive.

* 13 Voir page 53 (données pour 2020) et suivantes de la thèse soutenue le 9 décembre 2020 par Mme Coline Richard - Université de Lyon (campus vétérinaire) - sur le rôle de la modélisation dans la lutte contre la brucellose du massif du Bargy

* 14 Les articles R. 411-1 et R. 411-2 du même code renvoient à un arrêté conjoint des ministres chargés de la protection de la nature et de l'agriculture le soin de fixer la liste des espèces animales non domestiques faisant l'objet des interdictions définies à l'article L. 411-1. Un arrêté du 23 avril 2007 inclut le bouquetin des Alpes dans la liste des mammifères terrestres protégés

* 15 Le bouquetin est chassé en Italie et en Espagne.

* 16 Article 72 du règlement (UE) 2016/429

* 17 Saisines n°2021-SA-0200, n°2021-AST-0203, n°2018-SA-0017, n°2016-SA0229, n°2014-SA-0218, n°2013-SA-0129, n° 2021-SA-0200

* 18 Voir les six scénarios exposés aux pages 5, 26, 32 à 36 de l'avis de l'Anses en réponse à la saisine n°2021-SA-0200

* 19 Si plusieurs associations s'opposent au principe d'un abattage des animaux, un consensus minimal pourrait se dessiner sur la nécessité d'euthanasier les animaux malades.

* 20 Tribunal administratif de Grenoble - Ordonnance n°2004308 du 20 août 2022 du juge des référés (réf 54-035-02) suspendant la décision du 29 mai 2020 prise sur la base de l'arrêté DDT-2020-0722 du Préfet de la Haute-Savoie (autorisation de l'abattage de 20 bouquetins sans vérification d'une infection à la brucellose de ces animaux).

* 21 Ordonnance n°2202516 du 17 mai 2022 du juge des référés (réf 44-045-06) suspendant la décision du 17 mars 2022 prise sur la base de l'arrêté DDT-2022-0450 du Préfet de la Haute-Savoie (autorisation de la capture de bouquetins parmi les individus non marqués sur le massif du Bargy et de l'abattage des autres individus dans la limite de 170 individus).

* 22 Parmi les autres arguments à prendre en compte, il convient de mentionner que les bouquetins malades souffrent de la brucellose. Au surplus, les mesures alternatives évoquées dans les décisions du juge des référés sont difficiles à mettre en oeuvre : ainsi le gardiennage des chiens pourrait participer à la diffusion de la maladie puisqu'ils peuvent être porteurs, tandis que l'installation de clôture est contraire à la tradition pastorale en alpages.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page