II. POUR LES ANIMAUX D'ELEVAGE, UNE STRATEGIE RIGOUREUSE D'ABATTAGE DANS LES EXPLOITATIONS CONTAMINÉES QUI N'EXCLUT PAS LE BESOIN DE CERTAINES SOUPLESSES

A. UNE POLITIQUE D'ERADICATION BEAUCOUP PLUS STRICTE QUE POUR LES ANIMAUX SAUVAGES : DEUX POIDS, DEUX MESURES ?

1. Lutte contre la brucellose : une problématique spécifique pour les animaux d'élevage.

Par construction, la problématique de lutte contre une maladie comme la brucellose n'est pas la même pour les animaux d'élevage que pour ceux de la faune sauvage, d'autant que les uns vivent dans un espace clos et pas les autres. La surveillance et le cas échéant l'euthanasie des animaux d'élevage malades apparaissent de fait beaucoup plus simples à mettre en oeuvre que pour les bouquetins vivant dans nos montagnes. En outre, la logique des impératifs de la politique de santé publique, y compris pour l'homme, prime sur la logique économique : les chaînes de contamination doivent être brisées au plus vite dans les exploitations, sauf à prendre le risque d'une croissance incontrôlable de la maladie.

Toutes ces raisons expliquent que la politique d'éradication de la brucellose soit différente pour les bovins, ainsi par extension que pour les ovins et les caprins, dans les fermes qui viendraient à devenir des foyers de contamination.

Enfin, le cadre juridique de référence est lui aussi distinct.

Dans ce contexte, l'économie générale de la politique menée contre la brucellose par les pouvoirs publics diffère à l'égard des bovins soupçonnés de contamination et des bouquetins dans la même situation. L'approche adoptée pour les premiers s'inscrit dans une logique beaucoup plus stricte : il s'agit de frapper vite et fort pour empêcher la maladie de se développer, quitte à sacrifier les animaux sains se trouvant à proximité des animaux malades. Pour les animaux sauvages protégés comme les bouquetins, en revanche, les opérations sont conduites de manière radicalement différente, d'où un sentiment croissant de « deux poids, deux mesures » chez les éleveurs à mesure que l'épidémie de brucellose persiste.

2. Une politique d'abattage très rigoureuse des bovins, suscitant inquiétudes, voire le désespoir parmi les éleveurs.

Dans le cas d'un foyer de brucellose bovine, les pouvoirs publics français considèrent que seul l'abattage total des bovins de l'exploitation infectée peut assurer l'enrayement de la maladie et le maintien de l'économie de la filière .

Les autorités font également valoir qu'un abattage sélectif - à savoir l'abattage d'une fraction du cheptel reconnu infecté par la zoonose ne peut pas être envisagé en raison des risques sanitaires et économiques, qu'il ferait encourir au niveau individuel et collectif .

Cette approche, largement inspirée par le principe de précaution, procède d'une logique qui ne souffre guère d'objection, du moins si elle produit des résultats dans un délai socialement acceptable.

Or la résurgence de la brucellose dans le massif du Bargy date de 2012 et l'horizon de l'éradication espérée de l'épidémie semble fuyant. Bien que le taux de prévalence ne soit plus estimé qu'à hauteur de 4 % parmi la population des bouquetins, la maladie demeure présente. Les travaux de l'Anses ont élaboré divers scénarios d'évolution qui visent une disparition de la maladie, mais à l'horizon 2030. 23 ( * )

Depuis déjà plus de dix ans, les agriculteurs s'astreignent à une discipline très stricte, ainsi qu'à de durs sacrifices lorsqu'un foyer de contamination est mis en évidence, ce qui entraîne l'abattage total du troupeau concerné. Certes, une indemnisation financière est prévue pour compenser le manque à gagner, mais elle intervient tardivement et n'est pas totalement à la hauteur des pertes économiques subies par l'éleveur. Au surplus, certains exploitants se désolent alors de la perte de tout un patrimoine génétique. En dernière analyse, l'abattage d'un troupeau de vache laitière est souvent vécu par les agriculteurs intéressés comme l'anéantissement de l'oeuvre d'une vie.

3. Une priorité donnée à la santé publique sur les considérations économiques

Les autorités françaises ne méconnaissent pas les difficultés des agriculteurs savoyards, ni ne mésestiment leurs efforts depuis 2012.

Pour autant, l'impératif absolu consiste à prévenir et à éliminer tout risque de santé publique , pour l'homme d'abord ainsi que pour les animaux, au vu de l'extrême contagiosité de la brucellose.

Dans un second temps, les considérations économiques sont également prises en compte, puisque l'intérêt général suppose de préserver à tout prix le statut de pays indemne de la brucellose dont peut se prévaloir la France.

Enfin, retenir une politique d'abattage partiel des animaux ne serait guère aisé à mettre en oeuvre, ni dénué de risque, en premier lieu pour la santé de l'éleveur et de sa famille.

À l'échelle de l'exploitation concernée par un foyer de contamination, tout d'abord, les mouvements des animaux, des sous-produits et des produits non pasteurisés devraient être en cas interdits durant une période minimum de 12 mois 24 ( * ) à compter de l'élimination de tous les bovins infectés. Compte tenu de ce délai, la viabilité économique de l'activité serait donc de toute façon remise en question 25 ( * ) . De plus, d'un point de vue épidémiologique, le risque de résurgence de la maladie serait accru dans des élevages en abattage partiel, en raison des difficultés précédemment décrites de détection de la brucellose. À titre d'illustration, les analyses réalisées à la suite de l'abattage total des bovins du foyer en Haute-Savoie en 2021 ont mis en évidence in fine que 9 bovins avaient développé des anticorps, en plus de la vache reconnue infectée initialement. Or ces mêmes animaux ne présentaient pas de signe clinique et n'avaient pas réagi aux tests classiques de dépistage. En outre, l'éleveur peut lui-même avoir été contaminé s'il était présent lors de la mise à bas d'une bête infectée, ou s'il a été en contact avec des sécrétions.

À l'échelle territoriale ensuite , le choix d'une stratégie d'abattage partiel pourrait entraîner la perte du statut indemne de brucellose bovine a minima pour une région française , Auvergne-Rhône-Alpes. Les conséquences économiques pour la filière bovine française seraient forcément très conséquentes, puisque que les mouvements d'animaux ne se feraient plus librement d'une région non indemne vers une région indemne (tests requis 30 jours avant le départ pour les bovins de plus 12 mois et les petits ruminants de plus de 6 mois). Dans la région non-indemne, les valorisations du lait seraient limitées et les débouchés réduits en filières agro-alimentaires. En particulier, la viabilité des élevages bovins et de petits ruminants valorisant des races rustiques locales via des produits au lait cru serait compromise.

À l'échelle nationale, enfin, certains marchés à l'exportation pourraient être remis en cause, tandis que des exigences supplémentaires à l'exportation pourraient être imposées à tous nos producteurs.

Enfin, recouvrer après l'avoir perdu un statut de pays indemne de la brucellose nécessiterait de faire état d'une durée de 2 ans sans cas pathologique pour être en mesure de démontrer à nouveau le retour à une situation épidémiologiquement satisfaisante.

4. Les conditions de la préservation pour la France du statut de pays « indemne de brucellose »

Les autorités françaises considèrent que la gestion des foyers de brucellose bovine par abattage total a permis l'obtention et le maintien du statut indemne de brucellose bovine de la France depuis 2005, à l'issue d'une action collective de l'ensemble des acteurs de la filière bovine et de l'État. Ce statut indemne a autorisé notre pays à alléger de façon très conséquente la prophylaxie sur l'ensemble des cheptels français et de profiter d'allègements dans la certification pour permettre la fluidité du commerce national et européen.

Ainsi, toutes les régions de France métropolitaine sont reconnues indemnes de brucellose ovine et caprine depuis 2021 26 ( * ) .

Le statut indemne de la brucellose

« Le statut indemne de brucellose est établi et reconnu dans l'Union Européenne en premier lieu à l'échelle de l'établissement d'élevage et ne concerne pas la faune sauvage. Dès lors qu'un établissement possède un animal infecté de brucellose, il perd son statut indemne. De plus, les États membres peuvent faire reconnaître un statut indemne de brucellose à l'échelle de l'État ou de la zone (région française par exemple), à condition notamment qu'au cours de trois années consécutives, 99,8 % des établissements représentant 99,9 % des animaux soient indemnes de brucellose (Annexe IV, Partie 1 du Règlement délégué (UE) 2020/689). Les dispositions pour l'obtention du statut indemne et son maintien n'exigent pas une maîtrise de la maladie dans la faune sauvage.

D'après le Règlement délégué (UE) 2020/689, les États membres indemnes d'infection à Brucella abortus, B. melitensis et B. suis maintiennent leur statut indemne en cas de détection de l'infection (annexe IV, Partie 1 du Règlement délégué (UE) 2020/689) à condition :

- que l'établissement infecté et tous les établissements en lien épidémiologique soient immédiatement soumis aux mesures pertinentes de lutte, jusqu'au rétablissement ou au recouvrement de leur statut « indemne de maladie » ;

- que dans les 60 jours suivant la confirmation de l'infection, l'autorité compétente ait mené des enquêtes épidémiologiques et investigations afin de déterminer la source probable et la répartition de l'infection. Elle a tiré des conclusions sur la source probable de l'infection et seul un nombre limité d'établissements ont été infectés, lesquels présentent un lien épidémiologique avec le premier foyer détecté ;

- que la surveillance de la maladie ait été adaptée et ait permis de démontrer que l'incident avait été résolu.

Ainsi, si un État membre indemne de brucellose gère un épisode d'infection dans les 60 jours, assure l'enrayement de la diffusion de la maladie via notamment des enquêtes épidémiologiques et atteste qu'il s'agit d'un événement isolé, il maintient son statut indemne de brucellose. »

Source : réponses du ministère de l'Agriculture aux questions du rapporteur

Depuis l'acquisition du statut indemne de la France, seuls deux foyers de brucellose bovine ont été identifiés en France, en 2012 et 2021, tous deux en Haute-Savoie. La gestion de ces foyers par abattage total des bovins et la preuve qu'il s'agissait de foyers isolés ont permis à la France de maintenir son statut indemne. Pour ces deux foyers, un lien avec l'infection persistante dans les populations de bouquetins du massif du Bargy avait pu être établi. La gestion rapide des deux foyers en 2012 et 2021 a permis de circonscrire la diffusion de la maladie. En effet, les investigations épidémiologiques ont démontré l'absence de diffusion aval de la maladie à d'autres élevages de ruminants.

5. La prudence requise en cas de comparaison avec la Suisse et avec la tuberculose animale

Les éleveurs savoyards font valoir deux sources majeures d'incompréhension : en premier lieu, la politique menée en Suisse serait beaucoup plus souple 27 ( * ) , en second lieu, les règles de police vétérinaire contre la tuberculose prévoiraient, quant à elles, la possibilité d'un abattage partiel des animaux d'élevage dans les fermes touchées par des foyers de contamination.

Ces deux arguments, s'ils sont exacts, méritent cependant d'être l'un et l'autre nuancés.

En effet, les abattages partiels menés en Suisse correspondent à des spécificités propres à ce pays. Les agriculteurs suisses produisent essentiellement pour leur marché intérieur. La prise de risque et l'enjeu de la perte du statut de pays indemne de la brucellose pour les exportations d'animaux n'est donc pas comparable. Enfin, la Suisse dispose d'une large souveraineté normative, puisqu'elle n'est pas membre de l'Union européenne.

Les différences de gestion sanitaire en France entre la tuberculose bovine et la brucellose bovine s'expliquent, quant à elles, par plusieurs raisons.

En premier lieu, la situation sanitaire n'est pas la même : on dénombre une centaine de cas tous les ans en élevage pour la tuberculose, contre un cas tous les dix ans en brucellose bovine.

En second lieu, les conditions d'octroi et de maintien du statut indemne sont différentes . Pour la tuberculose bovine 28 ( * ) , le statut sanitaire indemne est octroyé puis maintenu à l'échelle d'un État membre si le nombre de cas détectés chaque année est inférieur à un seuil donné (incidence inférieure à 1 %). S'agissant de la brucellose, le statut sanitaire indemne est accordé et maintenu à l'échelle d'un État membre si aucun cas de brucellose n'est détecté, avec cependant une dérogation possible pour un cas ponctuel, isolé et rapidement enrayé qui se présenterait (situation de la France en 2012 et en 2021).

En troisième lieu, la contagiosité des maladies n'apparaît pas comparable. La tuberculose est une maladie insidieuse et d'évolution chronique lente (les vaches n'expriment aucun signe clinique de tuberculose). Les modalités de contamination nécessitent des contacts rapprochés et répétés. A contrario , la brucellose est associée à une forte excrétion de bactéries à certains moments clés (mise-bas) et à une très forte contamination de l'environnement. La brucellose fait partie des maladies les plus contagieuse connues. A titre d'illustration, un seul avortement peut, par la charge bactérienne délivrée (plusieurs milliards de bactéries), contaminer tout un élevage.

En conséquence, l' encadrement réglementaire autorise une possibilité d'abattage sélectif pour la tuberculose, sur la base d'un arrêté ministériel. S'y ajoutent des critères scientifiques reconnus et définis pour la sélection des animaux à abattre.

Les conditions du maintien du statut de pays indemne de tuberculose

« La France est considérée comme indemne de tuberculose depuis 2001.

D'après le Règlement délégué (UE) 2020/689, les États membres indemnes d'infection par le complexe M.tuberculosis (CMTB) maintiennent leur statut indemne en cas de détection de l'infection (annexe IV, Partie II du Règlement délégué (UE) 2020/689) à condition :

- que la recherche systématique et l'examen de lésions susceptibles d'être caractéristiques de l'infection par le CMTB chez tous les bovins abattus dans le cadre de la surveillance ante mortem et post mortem soit réalisée,

- qu'une surveillance annuelle aléatoire ou fondée sur une analyse de risque permette de démontrer que le taux d'incidence des établissements dans lesquels une infection a été confirmée durant l'année ne dépasse 0.1 %.

De plus, le statut d'un État membre ou d'une zone indemne d'infection par le CMTB n'est pas compromis en cas de confirmation de l'infection dans une population animale autre que les bovins détenus pour autant que des mesures efficaces aient été mises en oeuvre.

La surveillance de la tuberculose bovine en France vise à s'assurer du maintien du statut indemne d'une part, et à éradiquer la maladie in fine par la détection et gestion des foyers de tuberculose bovine d'autre part. Les arrêtés du 7 décembre 2016 et du 8 octobre 2021 définissent les mesures de surveillance et de lutte contre la tuberculose en élevages et dans la faune sauvage. En élevage bovin, la surveillance de la tuberculose est basée sur :

- la recherche post mortem des animaux infectés fondée sur l'observation puis l'analyse de lésions suspectes à l'abattoir ou après autopsie ;

- la recherche en élevage des animaux suspects ainsi que dans les cheptels considérés à risque sanitaire ;

- le dépistage des bovins mis en mouvement à partir de certains cheptels considérés à risque sanitaire ;

- l'exploitation des résultats de la surveillance de la faune sauvage issus du dispositif Sylvatub.

Le dépistage en élevage ne cible que les cheptels situés ou pâturant dans des zones caractérisées par la persistance ou l'apparition inexpliquée d'élevages infectés ou de cas avérés dans la faune sauvage (ZPR = zone à prophylaxie renforcée).

En 2021, 99 foyers de bovins ont été détectés infectés en France métropolitaine (104 foyers en 2020). Une centaine de cas de blaireaux et une douzaine de sangliers ont également été détectés dans ces ZPR. »

Source : réponses du ministère de l'Agriculture aux questions du rapporteur


* 23 Voir les six scénarios exposés aux pages 5 et 26 à 36 de l'avis de l'Ansesm en réponse à la saisine n°2021-SA-0200.

* 24 Par ailleurs, dans ce délai, il serait obligatoire de pasteuriser l'ensemble du lait produit par l'éleveur, ce qui serait bien moins intéressant économiquement pour l'exploitation.

* 25 Même si le lait pasteurisé pouvait être vendu, il serait moins cher que le lait non-pasteurisé.

* 26 Voir l'annexe I du règlement d'exécution (UE) 2021/620 de la Commission du 15 avril 2021 établissant les modalités d'application du règlement (UE) 2016/429 du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne l'approbation du statut «indemne de maladie» et du statut de non-vaccination de certains États membres ou de zones ou compartiments de ceux-ci au regard de certaines maladies répertoriées et l'approbation des programmes d'éradication de ces maladies répertoriées.

* 27 En Suisse, il n'est pas obligatoire d'éliminer tout le troupeau en cas d'infection d'un animal à la brucellose. Le choix est laissé à l'éleveur, qui peut décider de procéder à l'abattage par facilité ou pour raison économique.

* 28 Voir le règlement délégué (UE) 2020/689 de la Commission du 17 décembre 2019 complétant le règlement (UE) 2016/429 du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne les règles applicables à la surveillance, aux programmes d'éradication et au statut «indemne» de certaines maladies répertoriées et émergentes

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page