V. FAIRE ÉVOLUER LE MODÈLE DE COOPÉRATION MILITAIRE

Avec la fin de l'intervention Barkhane et l'hostilité grandissante que la France rencontre dans les pays du Sahel, il serait erroné de faire un simple « copier-coller » de la politique de coopération militaire suivie jusqu'à présent : une réflexion préalable sur les justifications et sur les conditions de la coopération et des interventions militaires françaises en Afrique s'impose. La progression du djihadisme dans le golfe de Guinée rend cette réflexion urgente . L'attractivité des projets français pour les autorités africaines constitue également une condition évidente de réussite.

1. Des évolutions du modèle français d'intervention réelles mais qui ont trouvé leurs limites

La nature et les modalités des engagements français en Afrique ont certes déjà profondément changé au fil des décennies. En particulier, le soutien inconditionnel des régimes en place n'est plus d'actualité . La France s'efforce aussi depuis longtemps de promouvoir le développement de la démocratie et des droits humains. En outre, la présence militaire française en Afrique a déjà connu une très forte déflation depuis le milieu des années 90. La doctrine d'emploi des forces armées françaises a également évolué. Après la mise en oeuvre du concept de « renforcement des capacités africaines de maintien de la paix » (RECAMP), la progression du djihadisme a imposé une évolution vers la lutte contre le terrorisme. Parallèlement, l'accent a été mis sur la formation des cadres militaires locaux , sous l'égide de la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) du Quai d'Orsay, qui s'appuie sur une quinzaine d'Écoles nationales à vocation régionale (ENVR).

Toutefois, les dernières interventions militaires importantes de la France ont illustré les limites de ces évolutions . En Côte d'Ivoire, le conflit des années 2000 a montré la difficulté pour la France d'adopter une politique cohérente face aux crises de régime des pays de l'Afrique de l'Ouest, puisque l'intervention a mécontenté les deux parties en conflit. Au Mali et au Burkina Faso, les succès militaires n'ont pas permis d'enrayer une dégradation radicale des relations diplomatiques, ouvrant la voie à la présence militaire russe.

Ces deux opérations ont souligné le problème de l'« inconcordance des temps », écueil inévitable de toute intervention : alors que les crises sont déterminées par des facteurs structurels comme des conflits politiques et sociaux ou encore la mauvaise gouvernance persistante, les opinions publiques et plus encore les médias exigent des résultats rapides . Ceci peut conduire, soit à surévaluer des succès conjoncturels, soit au contraire à condamner une intervention au bout de quelques mois sans lui avoir laissé le temps de porter ses fruits. En outre, sur la durée, les populations des pays concernés perçoivent toute présence armée d'un État étranger comme une forme d' « occupation ».

Il convient de garder à l'esprit ces facteurs pour imaginer de nouvelles modalités d'intervention et faire évoluer la conception même que la France se fait de la coopération ou du soutien militaire aux pays africains, en un mot de son «offre stratégique » à ces pays .

2. La nécessaire évolution de l' « offre stratégique » faite par la France aux pays de la région

Depuis trente ans a été privilégiée d'une part la formation des cadres militaires , que ce soit en France ou dans les écoles nationales à vocation régionale, d'autre part la coopération opérationnelle , avec notamment les « partenariats militaires opérationnels » (PMO), qui vont de la formation initiale jusqu'à l'accompagnement au combat.

Or, au cours des dernières décennies, le nombre de stagiaires formés dans les écoles françaises a drastiquement diminué et la nouvelle génération d'officiers manifeste beaucoup moins de proximité avec les militaires français. Surtout, la formation au long court des officiers supérieurs a parfois des résultats décevants. La construction d'une armée efficace dépend de très nombreux facteurs et la formation n'en est qu'un parmi d'autres. Souvent, les formations n'irriguent pas jusqu'aux cadres « de contact » - c'est-à-dire les sous-officiers ou officiers subalternes, ceux qui mènent leurs hommes au combat. Les efforts ciblés consentis sur la formation à la lutte contre le terrorisme sont en revanche indispensables, à travers notamment la nouvelle Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT) d'Abidjan. Quant aux partenariats opérationnels, malgré leur intérêt, ils ont tendance à maintenir les militaires locaux dans une position subordonnée.

Les demandes actuelles des partenaires africains de la France s'avèrent moins « structurelles ». Plutôt que des formations ou de l'accompagnement au combat, sont évoqués des financements, des équipements ou des armements, ou encore de l'appui opérationnel en renseignement 1 ( * ) . Dans ce domaine, la facilité européenne de paix doit permettre de débloquer certains financements. Les dirigeants des pays du golfe de Guinée sont très inquiets de la progression des djihadistes et sont en demande d'une coopération avec la France sur ces sujets . En particulier, au Nigeria, les groupes djihadistes se développent dans le Nord-Ouest en continuité avec les groupes sahéliens. Dans ce domaine, l'appui français en matière de renseignement pourrait être d'une grande utilité, compte tenu des connaissances acquises sur les différents groupes tout au long de l'opération Barkhane. Bien entendu, dans cette volonté de répondre aux besoins formulés par les États partenaires africains , il est nécessaire de veiller à ne pas franchir des lignes rouges en aidant des armées qui n'agiraient pas dans le respect du droit de la guerre.

3. Des bases françaises toujours utiles

La deuxième réflexion doit porter sur l'évolution des bases militaires des Forces françaises de présence au Sénégal, en Côte d'Ivoire et au Gabon . Il faut d'abord tenir compte du fait que l'effectif de ces bases est déjà passé de 8 000 hommes au début des années 90 à 1 600 aujourd'hui . Par ailleurs, ces bases sécurisent les ressortissants français, nombreux dans la région : 150 000 Français vivent au Sud du Sahara, surtout en Afrique de l'Ouest. Cette sécurisation bénéficie d'ailleurs implicitement aussi aux partenaires européens de la France.

La question des bases est étroitement liée à celle de la capacité à mener des opérations lourdes dans l'urgence . S'il est entendu que l'armée française n'a plus vocation à intervenir pour soutenir des régimes, faut-il s'interdire toute opération significative en cas de péril majeur pour les ressortissants français ? Par ailleurs, on ne peut exclure complètement le risque de développement d'un sanctuaire terroriste qui servirait de base pour des actions projetées en France, ce qui poserait alors de nouveau la question d'une intervention, fût-elle ponctuelle contrairement à Barkhane. Or les nouveaux transports aériens lourds comme l'A400M constituent un apport très utile mais ils ne permettent pas de transporter plus de quelques véhicules lourds. La distance par rapport au territoire national implique donc de conserver une logistique importante sur place.

En outre, les bases constituent des relais d'influence permanente pour la France , permettant de garder des contacts discrets sur la durée et de développer des connaissances précieuses, même en dehors de toute intervention. D'ailleurs, elles ne focalisent pas spécialement le sentiment anti-français .

L'étude mentionnée ci-dessus de l'IFRI recense néanmoins trois manières d'accroître encore l' « acceptabilité » des implantations militaires françaises. D'abord l'«invisibilisation » , à l'instar de ce que pratiquent les forces américaines, avec des empreintes légères et réversibles, voire une intégration au sein de bases locales. Cela peut-être au contraire une stratégie d'ouverture , en organisant des visites pour les journalistes, en mettant en valeur les offres d'emplois pour les locaux. Enfin le projet de « co-basing » porté par la France au sein de la Coopération structurée permanente (CSP) de l'UE peut permettre une mutualisation de certaines activités des forces pré-positionnées, notamment en matière de soutien. De manière plus générale, la coopération avec les partenaires européens de la France dans cette région doit être accentuée .

La manière dont la France va faire face aux enjeux du golfe de Guinée constitue un test de « résilience » après l'échec rencontré au Sahel. S'il apparaît que des opérations aussi lourdes et longues que Barkhane ne sont plus souhaitables, cela ne doit nullement signifier un abandon des efforts de contribution au développement de la région, des efforts d'influence, de protection des ressortissants, de rayonnement des entreprises françaises . De même, il est nécessaire de proposer aux partenaires africains de la France une offre de coopération militaire crédible. Il s'agit d'un chantier difficile, mais de sa réussite dépend en partie la préservation du statut international de la France. Sur l'ensemble de ces sujets, la nouvelle loi de programmation militaire sera importante : en fonction des moyens accordés aux armées, il sera possible de dimensionner, ou non, une offre stratégique crédible dans le golfe de Guinée. La commission y sera particulièrement attentive.

LES CONSTATS

- La stabilité et la prospérité des pays du golfe de Guinée sont essentielles pour l'avenir de l'Afrique de l'Ouest, en particulier du Sahel. Avec la présence de nombreux ressortissants et entreprises français, et le capital considérable de liens culturels et de coopération que la France y entretient, ceci justifie un investissement fort dans la région.

- Le golfe de Guinée doit cependant affronter deux séries de menaces graves, les unes venant de l'océan Atlantique (piraterie, pêche illégale, trafic de drogue), les autres du nord des pays (djihadisme).

- Les pays du golfe de Guinée ont déjà réagi à ces menaces, individuellement et collectivement. Ce n'est toutefois pas suffisant pour les éradiquer.

LES PROPOSITIONS

- Poursuivre l'opération Corymbe et inciter les pays du golfe de Guinée à améliorer leur coopération contre la piraterie, notamment en harmonisant leurs législations pénales

- Faire de la lutte contre la pêche illégale et le trafic de drogue dans le golfe de Guinée une priorité de la coopération avec les pays de la région

- Jouer pleinement le jeu de l'influence pour contrer les compétiteurs stratégiques de la France dans le golfe de Guinée et ainsi éviter une évolution semblable à celle du Sahel. Assumer une diplomatie d'influence et une mobilisation des technologies de communication et des réseaux sociaux à un niveau suffisant pour lutter efficacement contre les actions de désinformation et de déstabilisation menées par les compétiteurs stratégiques de la France dans la région. Tenir un discours positif sur la poursuite de nos intérêts partagés et proposer des partenariats attractifs, en particulier à destination de la jeunesse.

- Augmenter la part des dons dans l'aide publique au développement française afin de pouvoir lancer davantage de projets de santé, d'éducation, de formation et de développement agricole dans le nord des pays du golfe de Guinée

- Augmenter les crédits du programme 209 « Solidarité à l'égard des pays en développement » bénéficiant aux FSPI (fonds de solidarité pour les projets innovants) et augmenter les moyens des services de coopération et d'action culturelle des ambassades (SCAC) afin de réaliser davantage de projets de petite taille mais à fort impact en matière d'influence

- Infléchir l'offre stratégique française aux pays du golfe de Guinée vers des actions à la demande (fourniture d'équipements, appui en renseignement...)

- Préserver les bases des forces françaises prépositionnées afin de conserver une capacité crédible d'intervention dans les situations exceptionnelles, en capitalisant davantage sur leurs retombées en terme d'influence locale


* 1 Elie Tenenbaum et Laurent Bansept, IFRI : Après Barkhane, repenser la posture stratégique française en Afrique de l'Ouest, mai 2022.

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