C. UNE RÉFORME MAL NÉE ET PORTEUSE DE NOMBREUSES INQUIÉTUDES

1. Une contestation quasi-généralisée et d'une ampleur inédite

Compte tenu des nombreuses carences observées dans la préparation puis dans le pilotage de la réforme de la police nationale, il était dans une certaine mesure inévitable que sa mise en oeuvre rencontre de fortes oppositions . Le conflit qui s'est ouvert au cours de l'été se démarque néanmoins de ceux qu'avait précédemment connus la police nationale sur plusieurs aspects.

Premièrement, il s'est installé au sein de services de la police judiciaire pourtant traditionnellement réputés pour leur discrétion . Le symbole le plus évident en est la création dans le courant du mois d'août de « l'Association nationale de la police judiciaire » (ANPJ), dont l'objet est spécifiquement de protester contre la réforme envisagée. Celle-ci revendiquait 2 000 adhérents au cours de l'automne.

Deuxièmement, cette mobilisation se distingue par son ampleur et son intensité . Si plusieurs actions de protestation ont eu lieu au cours de l'été, le conflit a franchi un palier à la suite de la visite du DGPN jeudi 6 octobre dans les locaux des services de la police judiciaire de Marseille . Celle-ci s'est achevée dans une atmosphère particulièrement tendue lorsque le DGPN a dû traverser une haie de policiers silencieux pour sortir des locaux. Le directeur de zone Sud de la police judiciaire, Éric Arella, a été démis de ses fonctions le lendemain. La mise à pied de cette figure emblématique de l'institution a encore avivé les tensions dans les rangs de la PJ et s'est immédiatement traduite par des rassemblements d'enquêteurs dans tout l'Hexagone en signe de soutien. Des manifestations se sont ensuite tenues sur un rythme régulier au cours de l'automne et avec des niveaux de participation significatifs. À titre d'exemple, entre 2 200 52 ( * ) et 4 500 personnes auraient pris part aux défilés organisés dans 36 villes le 17 octobre 2022.

Après un certain tassement, la mobilisation semble avoir repris de la vigueur sur la période récente . Une manifestation s'est notamment tenue le 6 février dernier, pour laquelle l'ANPJ revendique 1 100 participants, avant un nouveau rendez-vous fixé au 11 mars.

Troisièmement, l'opposition ne se limite pas aux effectifs des services de la police judiciaire mais s'étend au monde judiciaire . Ainsi, de nombreuses voix s'y sont élevées contre cette réforme, parmi lesquelles celle de François Molins, procureur général près la Cour de cassation, qui a alerté sur son caractère « dangereux » le 31 août 2022 53 ( * ) . Fait rare, le Conseil supérieur de la magistrature a également exprimé « sa profonde préoccupation » dans une communication du 26 octobre 2022 54 ( * ) . Au-delà de ces exemples emblématiques, l'opposition à la réforme semble s'être largement diffusée au sein de la sphère judiciaire en général et de la magistrature en particulier , comme a pu en attester la participation de certaines professions aux manifestations.

Quatrièmement, ce conflit a bénéficié d'une médiatisation très importante . Force est de constater qu'il s'est progressivement imposé dans l'agenda médiatique, jusqu'à être traité de manière quasi-quotidienne dans les médias au plus fort de la crise . À titre d'exemple, une tribune intitulée « Le projet de réforme de la police judiciaire menace l'efficacité des enquêtes et l'indépendance de la justice » co-signée par un collectif de plus de 350 magistrats, policiers et citoyens a été publiée le 31 août 2022 dans le journal Le Monde .

2. Des inquiétudes nombreuses et persistantes

De par ses effets potentiels sur la police judiciaire, le projet de départementalisation de la police nationale suscite de nombreuses inquiétudes, et ce tant au sein de l'institution police nationale que de la magistrature . Au-delà des incompréhensions découlant des choix méthodologiques et de communication du ministère de l'intérieur, le fond du projet génère en lui-même de vives réactions.

S'agissant de la police nationale, la première inquiétude a trait au risque de dilution de la police judiciaire dans les nouvelles DDPN . La crainte que la création de la filière investigation ne conduise à éloigner les enquêteurs de leur coeur de métier pour les réorienter vers le traitement de la délinquance du quotidien a systématiquement été évoquée au cours des auditions. La lutte contre le « haut du spectre » réclame non seulement une importante technicité, mais également du temps et de la disponibilité. Elle ne saurait donc être pilotée à travers des objectifs quantitatifs et de court terme. Selon cet argumentaire, il importerait de protéger « du flot de la délinquance du quotidien » un dispositif de police judiciaire certes perfectible mais qui a fait ses preuves depuis sa création. Largement répandue au sein de la DCPJ, cette crainte est résumée par l'ANPJ selon ces termes : « la DCPJ a compris qu'elle allait beaucoup donner pour ne rien recevoir en retour ».

Un autre point de crispation majeur concerne le choix du département comme échelon de base de la nouvelle organisation . La plupart des personnes entendues ont exprimé leurs réserves sur ce point en notant, d'une part, que la grande criminalité ne connaît pas de frontières et se caractérise par une forte mobilité des protagonistes et, d'autre part, que ce choix semblait aller à l'encontre d'une tendance à la régionalisation de l'administration, avec notamment l'exemple des juridictions interrégionales spécialisées par la loi dite « Perben II » du 9 mars 2004 55 ( * ) . Par prolongement, la question du maintien de la compétence interdépartementale des agents de la DCPJ représente encore à ce jour un sujet d'inquiétude important.

Le projet de réorganisation de la police nationale a également suscité d'importantes craintes au sein du monde judiciaire et en particulier des parquets . Les arguments qui ont le plus régulièrement été avancés au cours des auditions sont les suivants :

- le risque d'une remise en question du principe du libre-choix du service d'investigation : si le fait de disposer d'un interlocuteur unique à même de les orienter vers le service le plus pertinent a pu parfois être considéré comme une piste intéressante, les magistrats du parquet interrogés ont rappelé que, sauf à violer le ledit principe, la possibilité de pouvoir saisir d'autres niveaux que le DDPN devait être préservée ;

- le risque d'un amoindrissement du pouvoir de direction et de contrôle des enquêtes : dès lors que le DDPN déciderait seul de l'allocation des moyens, celui-ci pourrait, en théorie, les orienter vers les dossiers qu'il juge prioritaires. Le contrôle des enquêtes deviendrait alors purement formel, de même que le rôle du procureur dans la définition et la mise en oeuvre de la politique pénale sur le territoire ;

- un risque pour l'indépendance des enquêtes les plus sensibles : en ce que le rattachement hiérarchique direct du DDPN au préfet rendrait plus difficile pour lui de ne pas faire état de l'avancement des enquêtes ;

- un risque pour la préservation du secret des investigations : si la « culture du secret » est prégnante au sein de la DCPJ, les magistrats relèvent que cela est moins marqué au sein de la DCSP. De leur point de vue, leur réunion au sein de la filière investigations pourrait donc créer une certaine porosité favorisant les fuites ;

- le risque d'une perte de compétence sur le haut du spectre : la crainte que les enquêteurs de la DCPJ soient absorbés par des dossiers du quotidien est largement partagée par les magistrats. Si des garanties ont été apportées sur ce point par le ministre de l'intérieur et le DGPN, la crainte existe néanmoins que cette distinction entre services spécialistes et généralistes s'étiole au fil du temps et se traduise par un affaissement progressif de l'expertise de la DCPJ.

3. Une réforme désormais sous le feu des projecteurs

En conséquence de cette crise, le sujet de la réforme de la police nationale a été saisi par le pouvoir politique . En complément des audits, trois missions de contrôle parlementaire ont été conduites et ont d'ores et déjà débouché sur la publication de deux rapports, l'un au Sénat 56 ( * ) , l'autre à l'Assemblée nationale 57 ( * ) .

En outre, le sujet a déjà fait l'objet de discussions en commission et en séance publique dans le cadre de l'examen de la LOPMI . Un amendement des rapporteurs a ainsi été adopté en commission en première lecture au Sénat visant à garantir que la mise en place des DDPN se fasse « sous réserve des spécificités de la police judiciaire » 58 ( * ) . La version finalement adoptée du rapport annexé précise également que la mise en oeuvre tiendra compte des conclusions des différents rapports précités et comprend plusieurs garanties : la consultation des représentants syndicaux, le conditionnement du changement de mission ou d'affectation à l'accord des agents ou l'absence de modification de la cartographie actuelle des services de la police judiciaire.

Si le rapport annexé à la LOPMI n'a pas en lui-même force de loi, cela démontre à tout le moins la volonté du Parlement d'exercer pleinement ses pouvoirs législatifs et de contrôle. De fait, la réforme de la police nationale se situe aujourd'hui dans un moment décisif . La remise en marche du processus à la suite de la parution des différents rapports administratifs et parlementaires ne va pas sans poser d'interrogations. L'objectif de mettre fin au fonctionnement en silos est partagé par les rapporteurs, mais force est de constater que le projet actuel du ministère de l'intérieur est mal né et que sa relance sous le format et le calendrier actuels ne va pas de soi .


* 52 Le ministère de l'intérieur indique par ailleurs que près de la moitié d'entre elles étaient issues du monde de la justice.

* 53 Auditionné par la commission des lois le 9 novembre 2022, celui-ci avait néanmoins pris acte des garanties apportées postérieurement par le Gouvernement, tout en maintenant ses réserves sur certains aspects de la réforme (compte-rendu disponible à cette adresse : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20221107/lois.html ).

* 54 Disponible à cette adresse : http://www.conseil-superieur-magistrature.fr/publications/avis-et-communiques/communication-du-26-octobre-2022 .

* 55 Loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité .

* 56 Sénat, Rapport d'information n° 302 (2022-2023) de M. Philippe Dominati sur la Direction centrale de la police judiciaire , fait au nom de la commission des finances et publié le 1 er février 2023. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : https://www.senat.fr/notice-rapport/2022/r22-302-notice.html .

* 57 Assemblée nationale, rapport d'information n°821 (2022-2023) du 8 février 2023 M. Ugo Bernalicis et Mme Marie Guévenoux sur la réforme de la police judiciaire dans le cadre de la création des directions départementales de la police nationale . Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/dossiers/reforme_police_judiciaire_creation_ddpn .

* 58 Amendement n° COM-1 de Nadine Bellurot et Jérôme Durain.

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