B. LA GÉNÉRALISATION DES DDPN : UNE PRÉPARATION DÉFAILLANTE ET UNE MISE EN oeUVRE DÉSORDONNÉE

Alors même qu'aucune évaluation globale des expérimentations n'avait été réalisée, le ministère de l'intérieur a entendu généraliser les DDPN à l'ensemble du territoire national à compter du 1 er janvier 2023. Les rapporteurs ne peuvent que constater que les conditions n'étaient pourtant pas réunies pour conduire sereinement une réorganisation aussi ambitieuse dans des délais aussi contraints . Dès l'origine , la préparation de la réforme a souffert de multiples carences. Sur le fond, le projet en lui-même n'était manifestement pas abouti et comportait de trop nombreuses inconnues pour pouvoir emporter l'adhésion des parties prenantes. La stratégie s'est également avérée défaillante sur la forme, le déficit de concertation avec les parties prenantes et une communication discutable ayant lourdement pesé dans la cristallisation des oppositions à la réorganisation. Cette préparation insuffisante s'est prolongée par une conduite peu lisible, voire confuse, du projet de réorganisation , laquelle est encore venue renforcer les inquiétudes des agents et des magistrats.

1. Des travaux préparatoires manifestement insuffisants
a) Sur le fond, un projet encore inabouti

Le premier écueil auquel s'est heurté le projet de réorganisation est de nature chronologique : l'annonce de la généralisation des DDPN est intervenue alors même que les contours du projet n'étaient pas finalisés . De manière générale, les rapporteurs considèrent que le projet du ministère de l'intérieur a souffert d'un important déficit de préparation . Celui-ci est notamment illustré par :

- l 'insuffisance des travaux préparatoires au niveau central : où le sujet n'a plus fait l'objet de discussions de grande ampleur depuis la parution du Livre blanc sur la sécurité intérieure, lequel se limitait déjà à des orientations générales sur le sujet ;

- la mise en place d'expérimentations structurellement limitées : d'une part car celles-ci ont été réalisées à droit constant dans l'Hexagone et, d'autre part, en raison de l'insuffisance du cadrage initial . Comme cela est confirmé dans les audits, le choix initial de la direction de projet d'accorder une grande liberté aux DDPN préfigurateurs a pu parfois leur donner le sentiment d'être démunis face à un projet dont les objectifs et les modalités n'étaient pas explicites ;

- l'absence de tout processus anticipé et centralisé d'évaluation des expérimentations : de fait, le lancement des audits n'a été décidé qu'en réaction aux mouvements de protestation contre la réforme. Si leur publication a in fine contribué à objectiver les débats, l'absence de retour d'expérience formalisé a initialement favorisé le développement de rumeurs et fortement pénalisé la lisibilité de la réforme . Au cours de leurs travaux, les rapporteurs ont ainsi été frappés par la coexistence de lectures tout à fait antagonistes et s'appuyant parfois plus sur des ressentis personnels que sur des exemples concrets ;

- la conduite d'expérimentations à l'échelle départementale sans modification parallèle au niveau central : cette déconnexion, difficile à éviter, a néanmoins engendré d'importantes difficultés de positionnement pour les acteurs . Comme cela est relevé dans les audits : « il en est résulté un réel éloignement avec les directeurs des services actifs, qui ne sont plus sentis redevables de l'action de ces services territoriaux. Les DDPN préfigurateurs ont, de leur côté, presque unanimement regretté l'absence de cadrage de la réforme par les directeurs des services actifs » 45 ( * ) .

Compte tenu du calendrier très ambitieux de la généralisation, cette insuffisance originelle des travaux préparatoires n'a pu être surmontée en temps utile. Les rapporteurs ne peuvent que constater que le modèle dont la généralisation était proposée posait plus de questions qu'il n'apportait de réponses . L'absence de tout document écrit et exhaustif de présentation de la réforme est à cet égard révélatrice . Si le DGPN a présenté les grandes lignes de la réorganisation devant la commission des lois le 28 septembre 2022, le détail du projet est longtemps resté nébuleux. Les personnes entendues par les rapporteurs ont quasi-systématiquement regretté cette asymétrie d'information , à l'instar du procureur général près la Cour de cassation qui a indiqué que « le projet étant toujours en cours de construction il restait délicat d'apprécier ses contours exacts et ses effets concrets » 46 ( * ) ou du syndicat Unité SGP Police/FSMI-FO de la police nationale qui a insisté sur le fait cette réforme n'était, à date, « basée que sur des annonces et de l'oralité ».

Cette situation a alimenté les spéculations sur les objectifs réels de la réforme et a d'emblée joué en sa défaveur auprès des personnels. De fait, ces derniers ne disposaient pas des éléments requis pour apprécier les répercussions de la réorganisation sur leur situation individuelle - que ce soit en termes d'affectation, de missions ou de rémunération - et l'acceptabilité du projet en a fortement pâti.

b) Sur la forme, un déficit de concertation et une communication erratique

Le second écueil rencontré par le ministère de l'intérieur est de nature méthodologique . Le succès d'une réforme aussi ambitieuse suppose à la fois une association étroite des parties prenantes et une stratégie de communication cohérente. Or, ces deux éléments n'étaient pas réunis dans le cas présent.

D'une part, le processus de concertation initial n'était pas à la hauteur des enjeux . Au sein de la police nationale, les organisations représentatives ont été, dans une certaine mesure, surprises par un projet de généralisation des DDPN dont elles n'ont découvert les contours et le calendrier que tardivement. Comme le résume le syndicat SCSI-CFDT, « la méthode employée par l'administration a généré de grandes incertitudes et une anxiété importante faute de lignes claires et d'une véritable concertation ». Ce n'est de fait qu'après les mouvements de contestation qui se sont produits au cours de l'été qu'un véritable processus de concertation a été enclenché.

Un bilan similaire peut être dressé s'agissant de l'association de l'autorité judiciaire. S'il est évident que la réforme de l'organisation de la police nationale relève de la seule compétence du ministère de l'intérieur, les conséquences de la création de la filière investigation sur l'activité du parquet auraient justifié une association plus étroite de la chancellerie . Celle-ci a certes été consultée mais dans des proportions qui n'étaient probablement pas suffisantes pour garantir l'adhésion des magistrats à la réforme. Aussi, le choix des départements expérimentateurs a été réalisé sans consultation de la DACG. Seules six réunions de suivi avec les juridictions expérimentales et l'équipe projet se sont ensuite tenues au cours de l'année 2021, lesquelles ont donné lieu à la transmission d'un bilan contrasté au DGPN le 12 octobre 2021 ( voir supra ) 47 ( * ) .

La DACG a ensuite procédé à un ajustement significatif des modalités de suivi des expérimentations : elle a institué un groupe de liaison permanent 48 ( * ) et s'est appuyée sur des rapports réguliers des procureurs concernés. L'existence d'un dialogue entre les deux ministères est donc incontestable, mais les rapporteurs constatent que celui-ci est resté timide, qu'il s'est le plus souvent établi à l'initiative de la DACG et qu'il apparaît parfois moins vivace localement . S'ils reconnaissent des efforts de concertation, nombre des magistrats du parquet entendus estiment que celle-ci a été insuffisante pour assurer une mise en oeuvre de la réforme pleinement respectueuse des prérogatives de l'autorité judiciaire.

D'autre part, la stratégie de communication déployée par le ministère de l'intérieur n'a fait que renforcer la confusion et les inquiétudes autour de la réforme . Les rares informations disponibles sur la teneur de la réforme ont ainsi été distillées par voie de presse ou par l'intermédiaire de lettres relativement laconiques, le tout sans cohérence évidente. L'exemple le plus frappant est celui de l'interview du 7 novembre 2022 49 ( * ) de Grégory-Hugues Frély, chef du projet de réorganisation, où sont précisés des éléments relatifs au calendrier - avec un report de la mise en oeuvre de la réorganisation du 1 er janvier 2023 au second semestre 2023 - ou à la méthode - avec une création au préalable des directions nationales en début d'année. Les rapporteurs jugent ce choix initial de communication, descendant et en-dehors des canaux officiels, discutable si ce n'est contreproductif . Combinée au flou persistant sur le fond de la réforme, cette communication plaçant les personnels devant le fait accompli a indubitablement favorisé le développement des oppositions.

2. Une conduite peu lisible du projet de réorganisation

Au-delà des erreurs initiales, la mise en oeuvre du projet de réorganisation a manqué de cohérence et de lisibilité . Si la phase d'expérimentation est marquée par une relative continuité, la conduite de la généralisation s'est révélée beaucoup moins fluide. De fait, elle s'apparente plus à une succession d'ajustements en réaction aux contestations qu'au déroulé d'une stratégie claire suivant un calendrier prédéterminé .

S'agissant du monde judiciaire, la lettre précitée du DACG au DGPN du 28 octobre 2021 signalant plusieurs difficultés dans la mise en oeuvre des expérimentations a constitué un premier signal d'alerte . Les rapporteurs constatent néanmoins qu'une réponse a par la suite été apportée



à la plupart des problématiques soulevées. En dépit de quelques maladresses initiales rapidement corrigées, le principe du libre choix du service enquêteur a ainsi été respecté. S'agissant des cas où la filière investigation a été sollicitée pour renforcer les effectifs de sécurité publique, les rapporteurs notent qu'ils étaient ponctuels et qu'ils n'excèdent pas ce qui est requis au titre de la solidarité entre les services de la police nationale.

Le véritable point de bascule se situe en réalité au début de l'été 2022 et est la conséquence directe d'un changement de stratégie au sein de l'équipe projet . Pour rappel, Grégory-Hugues Frély est devenu le nouveau titulaire du poste au mois de juin à la suite de l'éviction de Frédéric Dupuch 50 ( * ) . Cette modification de l'organigramme s'est accompagnée d'un revirement stratégique. Comme cela est noté dans les audits rendus par les trois inspections : « dès juillet 2022, le changement de logique de l'expérimentation - qui est passée d'une réflexion locale quasiment sans cadrage, à une demande de remontée de projets d'organigrammes à proposer à la centrale puis d'avis sur des organigrammes proposées par la centrale - a fortement perturbé les dynamiques locales, conduisant sauf exception à un désintérêt voire à un désengagement » 51 ( * ) . Cette inflexion a notamment été confirmée par un déplacement des rapporteurs dans l'Hérault, où ce retour soudain à un fonctionnement plus vertical a généré de l'incompréhension chez les personnels .

La multiplication des lettres adressées aux personnels est également symptomatique de ce pilotage « au jour le jour » de la réorganisation . S'ils visaient à apporter des réponses aux inquiétudes exprimées par les agents et les magistrats, ces courriers semblent plutôt les avoir alimentées. Ils n'apportaient, d'une part, que peu de précisions supplémentaires sur le contenu réel de la réforme , accréditant l'idée d'un projet inabouti. Ils pouvaient, d'autre part, donner le sentiment d'une certaine improvisation face au développement de la contestation . Du reste, le recours aux courriers ne saurait se substituer à une concertation en bonne et due forme. Trois lettres de cette nature ont été produites :

- une lettre du DGPN aux agents de la DCPJ, en date du 30 août 2022 : Frédéric Veaux rappelle d'abord brièvement les grandes lignes de la réforme puis en présente les principales justifications. Il assure ensuite qu'« aucun agent de la police judiciaire ne sera contraint de changer de métier, ni de résidence administrative" avec cette réforme », que les agents de la DCPJ conserveront une compétence interdépartementale et que « le libre choix du service enquêteur appartient à l'autorité judiciaire et ne peut pas être remis en cause » ;

- une lettre du ministre de l'intérieur aux agents de la DCPJ, en date du 9 octobre 2022 : des garanties similaires sont apportées s'agissant des missions et du lieu d'affectation des agents, tandis qu'il est précisé que la cartographie de la DCPJ comme le libre choix du service enquêteur seront préservés. Enfin, le ministre annonce le lancement de la mission d'audit précitée sur les expérimentations, l'ouverture d'un cycle de concertation à leur issue et un report de la finalisation de la réforme au deuxième semestre 2023 ;

- une lettre du ministre de l'intérieur au garde des sceaux, en date du 18 octobre 2022 : Gérald Darmanin y insiste sur le fait que l'article 12-1 du code de procédure pénale garantissant le libre choix du service enquêteur ne sera pas remis en cause.

Chronologie du projet de réorganisation de la police nationale

Source : Commission des lois du Sénat

Le déclenchement précipité des audits et la mise en place d'un moratoire de fait sur les expérimentations de la seconde vague hexagonale sonnent également comme des constats d'échec . Il aurait été préférable qu'une évaluation des expérimentations ait été engagée avant la généralisation et non en milieu de processus, sous la pression des oppositions. On ne peut également que s'interroger sur le choix de poursuivre la mise en oeuvre au niveau national malgré l'interruption des travaux au niveau départemental, les assurances données d'attendre les conclusions des missions parlementaires et les premières garanties sur l'organisation territoriale énoncées par la LOPMI.

Ce pilotage à vue trouve une dernière illustration dans les reports successifs de l'entrée en vigueur de la réforme . Si la date du 1 er janvier 2023 a rapidement été écartée en réaction aux manifestations de l'été 2022, le calendrier est ensuite longtemps resté flou. Le ministre de l'intérieur a finalement annoncé devant la commission des lois du Sénat le 14 février 2023 une entrée en vigueur par paliers, avec la mise en place des directions zonales au mois d'avril 2023, d'une première vague de DDPN dans la quarantaine de départements qui ne sont pas concernés par l'organisation de la Coupe du monde de Rugby en fin d'été et d'une seconde vague sur le mois d'octobre 2023.


* 45 Rapport des trois inspections précité, p. 45.

* 46 Audition de François Molins, procureur général près la Cour de Cassation (9 novembre 2022).

* 47 Le DGPN a également présenté la réforme à trois reprises devant les bureaux des conférences nationales des procureurs généraux et procureurs de la République (4 mai 2021), l'ensemble des procureurs généraux et de la République (29 novembre 2021) et encore une fois devant l'ensemble des procureurs généraux (11 octobre 2022).

* 48 Composé de deux procureurs généraux, deux procureurs de la République et un juge d'instruction.

* 49 AEF info, « Réforme de la police : la création des directions nationales est prévue en début d'année 2023 », 8 novembre 2022 .

* 50 Directement impliqué dans une affaire de fraude présumée au concours, celui-ci a par la suite été révoqué de la police nationale au mois de novembre 2022.

* 51 Rapport des trois inspections précité, p. 20 (à propos des expérimentations de la seconde vague).

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