A. DES CONDITIONS QUI NE SONT PAS AUJOURD'HUI RÉUNIES POUR CONDUIRE LA RÉFORME DE MANIÈRE SEREINE

1. Une généralisation des DDPN aujourd'hui prématurée

Si les gains potentiels de la réforme sont donc incontestables, les rapporteurs estiment que les conditions ne sont aujourd'hui pas réunies pour pouvoir les obtenir . La réussite de la réforme est en effet directement conditionnée par la finalisation de plusieurs chantiers d'envergure en matière de ressources humaines, de numérique et d'immobilier notamment.

La mise à niveaux des applications informatiques est à cet égard emblématique. Cet élément a systématiquement été cité comme une entrave structurelle au déploiement de la réorganisation. Les inspections générales mentionnent ainsi dans leur rapport le fait que « les difficultés numériques se sont révélées un frein majeur » 62 ( * ) et cite l'exemple de l'Oise, où le système d'information n'autorisait pas l'habilitation des membres du nouvel état-major sur les applications des filières dont ils n'étaient pas originaires. Or, le développement d'outils numériques métier transversaux est un projet de longue haleine dont il est irréaliste d'espérer qu'il puisse être mené à bien d'ici la fin de l'année 2023 . Du reste, ce constat n'a pas été démenti par Gérald Darmanin qui a regretté lors de son audition du 14 février 2023 par la commission des lois que le ministère de l'intérieur « ne [sache] pas mener des projets numériques ».

Le sujet de la modification des emprises immobilières est quant à lui incontournable . De fait, les expérimentations les plus prometteuses sont celles qui se sont tenues dans des départements où des projets de restructuration étaient déjà en cours. Il en va ainsi du nouvel hôtel de police d'Annecy en Savoie, dont les travaux avaient déjà été engagés et dont la livraison est attendue dans le courant de l'année 2024. L'objectif d'une meilleure circulation de l'information dépend directement de la possibilité, ou non, de rassembler les personnels sur un même site . Sur ce sujet, le ministre de l'intérieur a rappelé que 400 millions d'euros par an seraient consacrés à cette problématique dans le cadre de la LOPMI.

En outre, la généralisation des DDPN exigera une importante production règlementaire . Le ministre de l'intérieur estime ainsi entre deux et trois ans le temps nécessaire à l'édiction des près de 180 mesures d'application nécessaires au déploiement de la réforme. Le syndicat Unité SGP Police/FSMI-FO évoque le même nombre et évalue à 80 000 le nombre d'affectations individuelles à modifier. S'il est théoriquement possible d'adopter ces textes d'application au fur et à mesure, les rapporteurs considèrent que cette option doit être écartée. Alors que le flou sur le périmètre de la réforme est encore à ce jour une importante source de crispation, il est indispensable de lever les dernières ambiguïtés suffisamment tôt pour que les personnels disposent du temps nécessaire à l'appropriation de la nouvelle organisation .

Les rapporteurs en concluent que la généralisation des DDPN se heurte à des obstacles structurels qui ne pourront objectivement être surmontés d'ici à l'échéance de la fin 2023 . Des investissements importants ont certes été consentis en matière immobilière ou numérique, mais ils ne pourront porter leurs fruits qu'à moyen terme. Compte tenu des limites des expérimentations hexagonales, il ne peut par ailleurs par être exclu que d'autres obstacles à la réorganisation soient identifiés par la suite. Sur un plan social, l'acceptabilité de la réforme par les personnels suppose enfin de ne pas agir dans la précipitation . Aujourd'hui, force est de constater que le climat social dégradé est peu propice au lancement d'une transformation de cette envergure.

Les rapporteurs relèvent que le rapport produit par les inspections générales tend à confirmer cette analyse . Il y est ainsi mentionné que « des délais incompressibles sont nécessaires pour certaines opérations techniques liées à la réforme » 63 ( * ) . S'agissant du secteur numérique, il est également précisé qu'il résultera immanquablement de la réforme « une période transitoire durant laquelle le fonctionnement s'effectuera en mode dégradé, dans un contexte où le fonctionnement des outils numériques suscite déjà de vives critiques » 64 ( * ) . Surtout, il y est souligné que « la concomitance entre des réformes concernant les fonctions support et la nécessité d'accompagnement d'une réforme presque générale de la police nationale engendrent un risque systémique , à la fois en termes calendaires et sur les interactions entre les différents acteurs de la réforme » 65 ( * ) .

2. Garantir la sécurité des grands évènements à venir sans sacrifier la réforme : la nécessité d'un moratoire

La France va accueillir un nombre inédit d'évènements de portée internationale d'ici 2024, en particulier la coupe du monde de rugby à l'automne 2023 et les Jeux Olympiques et Paralympiques en juillet 2024. Les rapporteurs considèrent que généraliser les DDPN avant ces échéances serait à la fois précipité - car le projet demeure inabouti - et imprudent - dans la mesure où la désorganisation des forces de sécurité qui pourrait en découler ferait peser un risque majeur sur la sécurité des évènements .

Le choix de reporter à octobre 2023 la mise en oeuvre des DDPN dans les départements concernés par l'accueil de ces évènements est à cet égard révélateur. Preuve que le risque de désorganiser les services de police à l'approche d'évènements où ils seront en première ligne n'est pas que théorique , le ministre de l'intérieur lui-même a reconnu devant la commission des lois que le choix d'une entrée en vigueur par vagues de la réforme avait été dicté par cette préoccupation 66 ( * ) .

En ce sens, les rapporteurs ne partagent pas les conclusions du ministère de l'intérieur et du rapport des inspections générales qui voient dans la fin 2023 la dernière fenêtre possible pour procéder à la généralisation . Du reste, ils relèvent qu'une telle approche peut sembler contradictoire avec la recommandation n° 16 de l'audit visant à « prévoir, dans tous les départements, un temps suffisant de préfiguration et de concertation locale ».

Dans un contexte où la police nationale sera soumise à une importante tension, la France ne peut courir les risques qu'induiraient la mise en place à marche forcée d'une réforme fortement conflictuelle, dont les contours ne sont pas finalisés et qui suppose, en parallèle, de mener à bien des chantiers de long terme. Pour rappel, le ministre de l'intérieur avait annoncé le 25 octobre dernier devant la commission des lois que les Jeux olympiques et Paralympiques de 2024 allait « mobiliser plus de 30 000 policiers et gendarmes par jour sur tout un mois », notamment en Île-de-France où « entre 12 000 et 45 000 forces de l'ordre » 67 ( * ) seraient mobilisées quotidiennement. Le déploiement d'un dispositif d'une telle envergure suppose que la police nationale soit en pleine possession de ses capacités opérationnelles.

Par ailleurs, le risque de désorganisation de la police nationale est d'autant plus fort que plusieurs réformes structurelles sont actuellement menées de front . Le rapport des inspections générales cite par exemple la création de l'Académie de police ou la nouvelle gouvernance numérique. Il serait imprudent de multiplier à l'envi les réformes structurelles, dont l'articulation nécessite d'importants efforts de coordination. L'audit des inspections générales relève ainsi que « la mise en oeuvre de la réforme reste segmentée et qu'aucun document ne donne une vision globale et suffisamment précise de l'ensemble des réformes et de leur imbrication, ni des risques qui y sont associés » 68 ( * ) .

Alors que nous nous situons désormais seulement à un an et demi de l'évènement, le lancement d'une réforme systémique de la police nationale n'apparaît ni réaliste ni raisonnable. Sans remettre en cause le bien-fondé de la réforme et ses gains potentiels, les rapporteurs estiment donc impératif de la soumettre à un moratoire jusqu'à la fin des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 afin, d'une part, de se donner les moyens de la mettre en oeuvre correctement et, d'autre part, de ne pas mettre en péril la sécurité de l'évènement.

Proposition n° 9 :  Afin de garantir la sécurité des grands évènements à venir sans sacrifier une réforme potentiellement bénéfique, soumettre la réorganisation de la police nationale à un moratoire jusqu'à la fin des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024.


* 62 Rapport des trois inspections précité, p. 28.

* 63 Rapport des trois inspections précité, p. 60.

* 64 Rapport des trois inspections précité, p. 62.

* 65 Ibid .

* 66 Audition du ministre de l'intérieur du 14 février 2023 où il indique à la commission des lois que le déploiement des DDPN se fera « entre la fin de l'été et la fin de la coupe du monde de rugby pour ne pas désorganiser la police nationale dans ce grand évènement » (vidéo disponible à cette adresse : https://videos.senat.fr/video.3262573_63ebadecb6b05.police-judiciaire--audition-de-gerald-darmanin?timecode=1480000 ).

* 67 Audition du 25 octobre 2022 du ministre de l'intérieur devant la commission des lois, dans le cadre de l'examen du projet de loi relatif aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024.

* 68 Rapport des trois inspections précité, p. 61.

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