I. ÉLÉMENT-CLÉ DE LA CONSTRUCTION D'UNE LÉGISLATION EUROPÉENNE HARMONISÉE SUR LE NUMÉRIQUE, LA RÉGLEMENTATION SUR L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (IA) VISE À FAVORISER LE DÉVELOPPEMENT D'UNE IA DE CONFIANCE

A. LA LÉGISLATION SUR L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE S'INTÈGRE DANS UN CADRE EUROPÉEN PLUS LARGE VISANT À RÉGULER LES USAGES DU NUMÉRIQUE

1. Priorité de la mandature de l'actuelle Commission européenne, la régulation numérique vise à inventer un modèle européen respectueux des droits fondamentaux et conforme aux valeurs européennes, tout en encourageant le développement des technologies et usages numériques

La proposition de législation européenne sur l'intelligence artificielle, annoncée par la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, dès le début de son mandat, s'inscrit dans la continuité de la stratégie européenne en matière d'IA présentée en 20185(*). Elle s'appuie sur les conclusions du Livre blanc sur l'intelligence artificielle de février 20206(*), qui fixait le double objectif pour l'Union européenne de promouvoir le développement et l'utilisation de l'IA en Europe, tout en tenant compte des risques associés à certaines utilisations de l'IA et en les maîtrisant. À cet égard, le Livre blanc relevait notamment les lacunes de la réglementation européenne sur la sécurité des produits, au regard de l'intégration croissante des nouvelles technologies dans ces derniers.

Dans le cadre de l'action de l'Union européenne en faveur de la transition numérique, le projet de règlement participe de la volonté de cette dernière de réguler différents aspects du secteur numérique, en vue de promouvoir une numérisation conforme aux valeurs européennes. Ainsi le « paquet IA » présenté en 2021 vise, selon la Commission européenne, à « faire de l'Europe le pôle mondial d'une intelligence artificielle digne de confiance ». Il s'agit de la troisième grande réglementation numérique horizontale que l'Union européenne entend mettre en place, après le Digital Markets Act7(*) et le Digital Services Act8(*), entrés en vigueur à l'automne 2022.

Ce faisant, l'Union affiche un double objectif : mieux protéger les citoyens européens, mais aussi, en accroissant la confiance dans l'IA des utilisateurs et la sécurité du cadre juridique qui la concerne, stimuler les investissements et l'innovation dans l'IA, pour faire de l'Europe un pôle mondial en la matière.

2. L'intelligence artificielle, gisement de valeur particulièrement peu régulé jusqu'à maintenant, fait l'objet d'une attention soutenue de la part de la Commission européenne

D'après une cartographie des startups françaises de l'IA publiée en novembre 2021 par France Digitale, il y avait à cette date 502 startups françaises actives dans le domaine de l'IA, en croissance de 11 % par rapport à l'année précédente. On estime qu'en France, entre 30 à 40 % des « licornes » font usage de l'IA9(*). Pour M. Renaud Vedel, coordonnateur national pour l'intelligence artificielle, interrogé par les rapporteurs de la commission des affaires européennes, l'IA, technologie disséminable dans toute l'économie, pourrait constituer la base d'une quatrième révolution industrielle. Elle représente des gisements de croissance considérables.

La « boussole numérique »10(*) récemment adoptée au niveau européen11(*) cite d'ailleurs le développement de l'intelligence artificielle parmi ses objectifs généraux12(*), en se fixant en particulier comme objectif, à l'horizon 2030, l'utilisation par au moins 75 % des entreprises européennes de l'IA, de l'exploitation de mégadonnées ou de services d'informatique en nuage13(*).

Or, ainsi que le relevait déjà la commission des affaires européennes du Sénat en 201914(*), l'Europe souffre d'un considérable déficit d'investissement dans le domaine de l'IA. Selon une étude de la Commission européenne et de la Banque européenne d'investissement publiée en 2021, les petites et moyennes entreprises d'IA sont deux fois et demie plus nombreuses aux États-Unis que dans l'Union européenne15(*). En nombre de petites et moyennes entreprises dans le domaine de l'IA rapporté à la population, l'Union européenne est également devancée par le Royaume-Uni et le Canada. Si ce déficit est en partie lié, plus globalement, aux modalités de financement des entreprises au sein de l'Union, le nouveau règlement IA entend aussi lever des obstacles réglementaires qui peuvent, selon la Commission, handicaper les investissements dans ce domaine.

Actuellement, l'IA ne fait l'objet d'aucune réglementation générale au niveau européen, sauf pour certains secteurs présentant des risques particuliers. Les fournisseurs et utilisateurs de systèmes d'IA sont néanmoins tenus de se conformer à certains aspects de la réglementation qui encadre l'utilisation des outils numériques dans l'Union, notamment le Règlement général sur la protection des données (RGPD)16(*). La base juridique choisie pour la proposition de règlement est d'ailleurs, outre l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui concerne le marché intérieur, son article 16, qui concerne le droit à la protection des données à caractère personnel.

La Déclaration européenne sur les droits et principes pour la Décennie numérique, présentée par la Commission en parallèle de la « boussole » et approuvée par le Parlement européen, le Conseil de l'Union européenne et la Commission le 15 décembre 2022, comporte également des dispositions spécifiques à l'IA : appelant au développement d'une IA au service de l'humain, fiable, éthique et conforme aux valeurs européennes, les co-législateurs s'accordent sur plusieurs grands principes, dont la mise à disposition d'une information adéquate des personnes appelées à interagir avec des systèmes d'IA, le refus que l'IA n'aboutisse à préempter les choix des personnes, notamment dans les domaines de la santé, de l'éducation ou de l'emploi, ou dans leur vie privée et, plus fondamentalement, la mise en oeuvre de garanties visant à assurer la sûreté de l'usage de l'IA et son utilisation dans le plein respect des droits fondamentaux17(*).

En outre, la Commission européenne a présenté en octobre 2022 une proposition de directive sur la responsabilité en matière d'IA18(*), visant à adapter les règles de responsabilité et les procédures légales applicables pour les particuliers ou les entreprises lésés par le fonctionnement de systèmes d'IA, notamment concernant la charge de la preuve et les modalités d'obtention de preuves. Le texte obligerait notamment les fournisseurs de systèmes d'IA à haut risque, tels que définis dans le règlement sur l'IA, à divulguer tout élément permettant d'expliquer le dommage et les mécanismes y ayant putativement conduit. Il prévoit également, dans certaines conditions, l'application d'une présomption de causalité entre la faute du défendeur et le résultat produit par le système d'IA.


* 5 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions « L'intelligence artificielle pour l'Europe », COM(2018) 237, complétée par une communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions « Un plan coordonné dans le domaine de l'intelligence artificielle », COM(2018) 795. Ce texte avait fait l'objet d'une résolution du Sénat (résolution européenne du Sénat n° 76 (2018-2019) du 8 mars 2019 sur les investissements dans l'intelligence artificielle en Europe), et avait donné lieu à un rapport d'information, fait au nom de la commission des affaires européennes par MM. André GATTOLIN, Claude KERN, Cyril PELLEVAT et Pierre OUZOULIAS (rapport d'information du Sénat n° 279 (2018-2019), fait au nom de la commission des affaires européennes, intitulé Intelligence artificielle : l'urgence d'une ambition européenne, déposé le 31 janvier 2019).La proposition de législation est accompagnée d'un nouveau plan de coordination européen en matière d'IA (communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 21 avril 2021, intitulée « Favoriser une approche européenne en matière d'intelligence artificielle », COM(2021) 205).

* 6 Livre blanc « Intelligence artificielle. Une approche européenne axée sur l'excellence et la confiance », COM(2020) 65.

* 7 Règlement (UE) 2022/1925 du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique et modifiant les directives (UE) 2019/1937 et (UE) 2020/1828 (règlement sur les marchés numériques).

* 8 Règlement (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques et modifiant la directive 2000/31/CE (règlement sur les services numériques).

* 9 Chiffre cité par M. Renaud Vedel lors de son audition.

* 10 Décision (UE) 2022/2481 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2022 établissant le programme d'action pour la décennie numérique à l'horizon 2030.

* 11 Le Sénat a adopté en juillet 2022 une résolution européenne sur ce texte : résolution européenne du Sénat n° 138 (2021-2022) du 22 juillet 2022 sur le programme d'action numérique de l'Union européenne à l'horizon 2030.

* 12 Article 3, 1. e).

* 13 Article 4, 1. 3) a).

* 14 Rapport d'information du Sénat n° 279 (2018-2019) du 31 janvier 2019 et résolution européenne du Sénat n° 76 (2018-2019) du 8 mars 2019, cités supra.

* 15Artificial intelligence, blockchain and the future of Europe. How disruptive technologies create opportunities for green and digital economy”, p. 39.

* 16 Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation des données, abrogeant la directive 95/46/CE.

* 17 Chapitre III.

* 18 Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil du 3 octobre 2022 relative à l'adaptation des règles en matière de responsabilité civile extracontractuelle au domaine de l'intelligence artificielle, COM(2022) 496 final.