DEUXIÈME PARTIE - LES PAYS DES BALKANS OCCIDENTAUX SONT SOUMIS À DES FACTEURS D'INSTABILITÉ EXTERNES ET INTERNES AGGRAVÉS PAR LE DÉCLENCHEMENT DE LA GUERRE EN UKRAINE

I. LA DÉSTABILISATION INTERVENUE DANS LE CONTEXTE DE LA GUERRE EN UKRAINE A RENFORCÉ L'EXPOSITION DES BALKANS OCCIDENTAUX À L'INTERVENTION DE PUISSANCES EXTÉRIEURES

A. LES BALKANS OCCIDENTAUX FONT L'OBJET DE STRATÉGIES D'INFLUENCE DE PLUSIEURS PUISSANCES GLOBALES DONT NOTAMMENT LA RUSSIE ET LA CHINE

En premier lieu, les pays des Balkans occidentaux constituent une zone d'influence privilégiée pour la diplomatie russe. Le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022 et la dégradation des relations entre l'Union européenne, les États-Unis et la Russie ont fait émerger la crainte que la Russie n'ouvre un « second front dans les Balkans »44(*), c'est-à-dire n'instrumentalise leur présence dans la région pour aggraver la déstabilisation de la région et du voisinage de l'Union européenne. Les deux objectifs stratégiques principaux poursuivis par la Russie dans les Balkans sont d'une part d'augmenter son influence en ralentissant le processus d'intégration euroatlantique de la zone et d'autre part d'affaiblir l'Union européenne en diffusant un récit selon lequel le processus d'intégration à l'Union européenne n'aboutira pas.

La stratégie d'influence de la Russie dans les pays des Balkans occidentaux s'appuie notamment sur la proximité culturelle de la Russie avec les communautés orthodoxes présentes dans les Balkans et en particulier en Serbie. La Russie a également développé des relais d'influence culturelle en déployant plusieurs antennes locales de médias nationaux russes contrôlés par le pouvoir dont notamment l'agence Spoutnik qui dispose d'un bureau à Belgrade ainsi que le média « Russia Today » (RT) qui dispose d'un canal de diffusion « RT Balkan ». Le récit propagé par la Russie bénéfice aussi de relais d'opinion au sein de médias serbes comme en témoigne le fait que le journal serbe Informer a publié quatre jours avant l'invasion russe en Ukraine un article ayant pour titre « L'Ukraine attaque la Russie ».

L'efficacité des médias contrôlés ou influencés par la Russie en matière de désinformation est avérée par l'organisation en mars 2022 à Belgrade de manifestations de soutien à la guerre russe en Ukraine organisées par le parti d'extrême-droite Narodna Patrola (« Patrouille du peuple »). Selon un sondage d'opinion réalisé en juin 2022 en Serbie, 54% des personnes interrogées estimaient que l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) était le principal responsable de la guerre en Ukraine contre 7% seulement qui estimaient que la Russie était le principal responsable. Symétriquement, Vladimir Poutine était crédité par ce sondage de 45% d'opinions favorables contre seulement 11% pour le Président de la République française Emmanuel Macron.

Sur le plan économique, la présence russe dans les Balkans occidentaux est concentrée dans le domaine de l'énergie. La Russie représente à ce titre 80% du gaz consommé en Serbie45(*). Malgré le déclenchement de la guerre en Ukraine, le maintien d'une forte dépendance de la Serbie à ses approvisionnements énergétiques en provenance de Russie s'est traduit par la signature en mai 2022 d'un nouveau contrat de fourniture de gaz par lequel Gazprom s'est engagé à fournir du gaz à la Serbie au prix de 31 dollars par mégawatt/heure c'est-à-dire plus de trois fois moins que le prix de marché qui était alors de 99 dollars par mégawatt/heure. Il est également à relever que la Russie contrôle une partie du réseau serbe de distribution d'essence à travers l'entreprise Lukoil46(*).

La Russie, qui était le troisième partenaire commercial des pays des Balkans occidentaux en 2019 avec 4,3% des échanges de bien, est également un investisseur important dans cette région avec 2,4 milliards d'euros d'investissements en Serbie entre 2010 et 2020. La mise en oeuvre des sanctions de l'Union européenne contre la Russie dans le courant de l'année 2022 s'est également traduite par un très fort dynamisme des investissements directs russes en Serbie, dans une logique de contournement des sanctions, qui s'est traduit par le passage de 82 entreprises créées en Serbie par des citoyens russes en 2021 à 1 020 nouvelles entreprises créées en 2022.

En dehors de la Serbie, la Russie est également très présente dans le secteur énergétique de la Republika Srpska (RS) où l'entreprise russe NeftegaInKor a bénéficié en 2007 de la privatisation du secteur pétrolier de cette entité de Bosnie-Herzégovine. Dans le sillage du risque que fait peser sur les approvisionnements énergétiques des Balkans le déclenchement de la guerre en Ukraine, l'oligarque russie Rashid Serdarov a récemment relancé, en coopération avec l'entreprise étatique chinoise China National Electric Engineering Company (CNEEC) et le groupe sino-polonais Sunningwell International Limited le projet de central thermique d'Ugljevik situé sur le territoire de la Republika Srpska.

Sur le plan diplomatique, l'influence exercée par la Russie dans les Balkans occidentaux se concentre sur la Serbie et sur la Bosnie-Herzégovine. La Russie continue nonobstant d'intervenir auprès de l'ensemble des gouvernements des Balkans comme en témoigne la période de rapprochement entre les positions de la Russie et celle de la Macédoine du Nord observée ponctuellement entre 2014 et 2016, pendant laquelle le gouvernement a bénéficié du soutien diplomatique de la Russie tandis que la progression de son processus d'adhésion à l'Union européenne était bloquée.

La relation entre la Russie et la Serbie est directement liée au soutien apporté par la Russie à la Serbie sur la question de l'indépendance du Kossovo, qui n'a jamais été reconnue par la Russie qui utilise son statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies pour soutenir la diplomatie serbe dans son objectif de non-reconnaissance internationale de cette indépendance. Les autorités serbes conduisent dès lors une politique d'équilibre visant à concilier leur candidature à l'adhésion à l'Union européenne avec le maintien de relations avec la Russie comme en témoigne le fait que la Serbie bénéficie du statut d'observateur au sein de l'Organisation du traité de sécurité collective, organisation internationale dominée par la Russie, a signé un accord de libre-échange avec la Russie en 2000 ainsi qu'un accord commercial avec l'Union économique eurasiatique en octobre 2019. Si la Serbie a publiquement critiqué l'invasion russe en Ukraine, elle refuse d'appliquer les sanctions économiques décidées par l'Union européenne. Certains membres du gouvernement serbe continuent par ailleurs d'entretenir des liens avec la Russie comme en témoigne le déplacement à Moscou du ministre serbe de l'intérieur Aleksandar Vulin en août 2022 pour y rencontrer le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov.

En Bosnie-Herzégovine, la diplomatie russe développe des relations directes avec l'entité de Republika Srpska en dépit du fait qu'il ne s'agit pas d'un État souverain. Cette « paradiplomatie identitaire »47(*) est alimentée par les nombreux voyages en Russie effectués par le président de la Republika Srpska, Milorad Dodik, y compris postérieurement au déclenchement de la guerre en Ukraine comme en témoigne son déplacement de juin 2022 en marge du Forum économique international de Saint-Pétersbourg. Les autorités de la Republika Srpska instrumentalisent leur relation avec la Russie pour renforcer leur influence au sein de la Bosnie-Herzégovine et le ministère de l'intérieur de la Republika Srpska entretien depuis 2004 des relations bilatérales avec le ministère de l'intérieur russe à travers lequel il bénéfice de transferts de technologies.

Sur le plan militaire, enfin, la Russie continue de coopérer avec les pays des Balkans occidentaux, en intervenant principalement en Serbie en bénéficiant du fait que ce pays a rejeté l'hypothèse de son intégration à l'Alliance atlantique.

Dès 2013, la Russie et la Serbie ont signé un partenariat stratégique ainsi qu'un accord bilatéral de défense et les armées russes et serbes ont réalisé depuis cette date plusieurs exercices conjoints. Dans le cadre de leur coopération bilatérale dans le domaine militaire, les autorités russes et serbes ont inauguré en 2012 un « centre humanitaire » russo-serbe à Nis qui est soupçonné de d'abriter un centre de renseignement au service des autorités russes. Par surcroît, la base industrielle et technologique de défense russe continue de fournir les forces armées de la Serbie comme en témoigne l'acquisition en 2016 par les forces serbes de six avions de combat MiG-26 auprès de la Russie ou plus récemment la livraison en janvier 2022 de missiles antitanks russe « Kornet »48(*).

Le groupe Wagner en Serbie

La société militaire privée (SMP) Wagner est un groupe paramilitaire proche des autorités russes qui est déployé en soutien des forces russes en dehors du territoire russe dans plusieurs pays notamment en Afrique et en Ukraine.

Alors qu'une loi serbe interdit aux citoyens de s'engager dans une guerre extérieure à la Serbie, le groupe Wagner a déployé des actions de recrutement à destination de citoyens serbes après le déclenchement de la guerre en Ukraine, en employant notamment le média contrôlé par la Russie « RT Balkan ».

En réaction à ces activités de recrutement, lors d'un entretien à la télévision diffusé le 16 janvier 2023, le président serbe Aleksandar Vucic a expressément condamné les actions de recrutement du groupe Wagner sur le territoire serbe en les qualifiant d'illégales.

En second lieu, la Chine a fortement augmenté son investissement politique et économique dans les Balkans occidentaux depuis le début des années 2010 et le lancement en 2013 de son programme des nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative ou BRI). Il est du reste à relever que la présence chinoise dans les pays des Balkans occidentaux qui s'inscrivent dans un vaste espace eurasiatique précède la relance des relations depuis les années 1990 comme en témoigne la longue période de coopération privilégiée entre la Chine communiste dirigée par Mao Zedong et l'Albanie communiste dirigée par Enver Hoxha entre 1961 et 1978.

Sur le plan économique, la Chine a substantiellement renforcé sa présence dans les Balkans occidentaux sur le plan commercial et sur le plan des investissements directs. Dès 2019, la Chine est devenu le deuxième partenaire commercial des Balkans occidentaux avec 6,5% des échanges de biens. En matière d'investissement, la Chine a investi à hauteur de 14,6 milliards de dollars dans les Balkans occidentaux entre 2005 et 2019. Ces investissement sont concentrés dans le secteur des infrastructures et interviennent dans le cadre du programme des nouvelles routes de la soie (BRI). Alors que la Serbie et la Macédoine du Nord ont signé un mémorandum d'accord pour rejoindre les nouvelles routes de la soie dès 2015, l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro ont également rejoint formellement le programme en 2017.

Les investissements chinois ont permis ont pays des Balkans d'engager les chantiers de nombreuses infrastructures dont notamment la centrale hydroélectrique de Dabar en Republika Srpsak (Bosnie-Herzégovine), l'autoroute de Bar-Boljare au Monténégro, la centrale thermique de Tuzla en Bosnie-Herzégovine49(*), le pont de Pupin sur le Danube à Belgrade ou encore la ligne ferroviaire rapide entre Belgrade et Budapest.

Ces investissements se traduisent par un endettement important de plusieurs pays des Balkans occidentaux vis-à-vis de la Chine. La dette extérieure détenue par la Chine représente 12% de la dette extérieure en Serbie et 20% du PIB au Monténégro50(*). Ces niveaux d'endettement pourraient constituer à moyen terme une vulnérabilité pour les pays des Balkans occidentaux, renforcée par le fait qu'ils sont concentrés sur des projets d'infrastructures stratégiques à l'image du prêt d'un milliards de dollars consentis en 2017 pour la construction de la ligne grande vitesse Belgrade-Budapest, du prêt de 1,1 milliards, soit 25% de son PIB, demandé par le Monténégro pour un projet de construction d'autoroute ou encore du prêt de 3,2 milliards d'euros de la Serbie pour le projet de traitement des eaux et déchets « Clean Serbia ».

Sur le plan diplomatique, la Chine a structuré depuis 2012 sa coopération avec les pays d'Europe centrale et orientale (PECO) dans un format variable, qui est de « 14+1 » en 2023, qui réunit l'ensemble des pays des Balkans occidentaux à l'exception du Kosovo dont l'indépendance n'a pas été reconnue par la Chine. La coopération entre la Chine et les pays des Balkans occidentaux leur permet de diversifier leurs partenariats aussi bien économiques que diplomatiques.

La Serbie constitue le premier partenaire de la Chine dans la zone sur le plan économique aussi bien que politique. Les investissements chinois en Serbie ont représenté 10,3 milliards de dollars entre 2005 et 2019. La Chine est également devenue le premier investisseur en Serbie depuis 2021 avec des investissements de 500 millions d'euros contre 66 millions d'euros seulement en 2015.

Le partenariat sino-serbe repose également sur un rapprochement diplomatique et sécuritaire entre les deux pays. La Chine a signé en 2009 un partenariat stratégique avec la Serbie qui a été renouvelé en 2016. Il est à relever à cet égard que la Serbie, qui bénéfice du soutien de la Chine dans sa campagne internationale contre la reconnaissance du Kosovo, est le seul pays des Balkans occidentaux à avoir soutenu la Chine sur la question du Xinjiang à la commission des affaires sociales, humanitaires et culturelles des Nations unies.

Le partenariat sino-serbe repose également sur une coopération sécuritaire institutionnalisée par un mémorandum signé en mai 2019 entre les ministères chinois et serbe de l'intérieur. Ce partenariat, qui prévoit une coopération dans le domaine de la cybercriminalité et des exercices conjoints de certaines unités de police spéciales, s'inscrit également dans le cadre du développement du projet de  Safe City  qui prévoit l'installation de centaines de caméras de surveillance dans la capitale serbe avec l'implication de la société chinoise Huawei. Il est enfin à relever que la Chine a consolidé sa présence dans les Balkans par le déploiement de sa politique d'influence culturelle dont témoigne l'ouverture dès 2006 d'un institut Confucius à Belgrade, qui a été complété par une antenne à Novi Sad en 201351(*).


* 44 J.-A. Dérens, « Un second front dans les Balkans ? », Études, octobre 2022

* 45 Ministère de l'Europe et des affaires étrangères, réponses au questionnaire des rapporteurs

* 46 A. Sainovic, « Le positionnement stratégique des États des Balkans occidentaux face aux puissances extérieures », IRSEM, Note de recherche n°103, 30 juillet 2020

* 47 J. Massie, M. Lamontagne, Paradiplomatie identitaire : nations minoritaires et politique extérieure, Presses de l'Université du Québec, 2019

* 48 F. Marciacq, réponses au questionnaire des rapporteurs

* 49 A. Krstinovska, « La Chine dans les Balkans occidentaux », Politique étrangère, 2022

* 50 Ministère de l'Europe et des affaires étrangères, réponses au questionnaire des rapporteurs

* 51 C. Chiclet, « Les Balkans et la Chine : les intermittences d'une longue histoire », Confluences Méditerranée, été 2019