III. LE CONTRÔLE PARLEMENTAIRE DE LA POLITIQUE EUROPÉENNE DU GOUVERNEMENT EN FRANCE : TENDANCES ET ÉVOLUTIONS
M. Didier Blanc, professeur de droit public à l'Université Toulouse 1 Capitole, IRDEIC

Le contrôle spécifique des assemblées portant sur la politique européenne du Gouvernement en France apparaît à la fin des années 1970. Il procède d'un double contexte : celui de la transposition de la sixième directive TVA en 1977 ; celui de l'élection du Parlement européen au suffrage universel direct en 1979. La première est à l'origine d'un sentiment de dépossession éprouvé en particulier par les députés, tandis que la seconde rompt le lien organique avec l'assemblée européenne. La fonction créant l'organe, la loi du 6 juillet 1979 modifie l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires pour créer dans chaque assemblée une délégation parlementaire pour les Communautés européennes. Au titre de la loi, elles deviennent des instruments d'information au service des assemblées en matière européenne.

La constitutionnalisation de la fonction en 1992 par l'article 5 de la loi constitutionnelle n° 92-554 en transforme l'objet. L'insertion d'un article 88-4 de la Constitution (ci-après 88-4 de la Constitution), ajoute au droit à l'information un contrôle parlementaire original. Plusieurs fois modifié depuis, il prévoit : « Le Gouvernement soumet à l'Assemblée nationale et au Sénat, dès leur transmission au Conseil de l'Union européenne, les projets d'actes législatifs européens et les autres projets ou propositions d'actes de l'Union européenne. Selon des modalités fixées par le règlement de chaque assemblée, des résolutions européennes peuvent être adoptées, le cas échéant en dehors des sessions, sur les projets ou propositions mentionnés au premier alinéa, ainsi que sur tout document émanant d'une institution de l'Union européenne ». Cette révision préalable, nécessaire à la ratification du traité de Maastricht, installe une relation jamais démentie entre les modalités du contrôle parlementaire et les développements de la construction européenne. Elle inaugure en outre « l'européanisation » de la Constitution française avec l'introduction d'un titre consacré aux Communautés et à l'Union. Ainsi, l'article 88-4 de la Constitution est l'instrument constitutionnel dédié au contrôle parlementaire de la politique européenne du Gouvernement. Toutefois, il n'est pas exclusif, d'autres moyens sont mis à la disposition des assemblées, mais dans le cadre de cette contribution il sera le seul analysé.

Après des débuts difficiles, la mise en oeuvre de l'article 88-4 de la Constitution témoigne d'une plus grande familiarité des parlementaires avec l'Union européenne et sa production normative. Les gouvernements des États membres participent activement à celle-ci en leur qualité de membres du Conseil de l'Union (article 16 § 2 TUE). Dès lors, les assemblées françaises entendent exercer une influence sur la législation européenne en agissant directement auprès du Gouvernement. Une translation est à l'oeuvre : c'est par la voie de leur fonction de contrôle que les assemblées s'efforcent d'orienter l'action du Gouvernement au sein du Conseil, et in fine de contribuer à indirectement à la fonction législative de l'Union.

La constitutionnalisation de l'organe est plus tardive puisqu'elle intervient à la faveur de la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008. Il est précisé in fine à l'article 88-4 de la Constitution : « Au sein de chaque assemblée parlementaire est instituée une commission chargée des affaires européennes ». Ainsi, s'agissant du contrôle parlementaire de la politique européenne du Gouvernement, il se confirme que la fonction crée l'organe.

Ce processus est soumis à deux tendances de notre droit : sa constitutionnalisation et son européanisation. Cette dernière semble aller de soi, pourtant formellement le contrôle est conduit dans une relation n'intéressant que le droit interne. Néanmoins, les dispositions du Protocole sur le rôle des parlements nationaux dans l'Union européenne inséré par le traité d'Amsterdam et révisé par celui de Lisbonne, participent du régime juridique du contrôle parlementaire des affaires européennes. En outre, hors de tout fondement conventionnel, la Commission a instauré en 2006 un dialogue politique en direction des parlements nationaux auquel les assemblées françaises prennent une part active (infra). Cette dimension européenne assure la prise en compte des contraintes relatives à l'exercice de cette forme originale de contrôle parlementaire (I), dont certaines sont à l'origine de son inflexion (II).

1. L'exercice contraint du contrôle parlementaire de la politique européenne du Gouvernement

Les contraintes pesant sur contrôle parlementaire de la politique européenne du Gouvernement découlent d'une part du cadre posé par la Constitution (A) et d'autre part du système institutionnel de l'Union (B).

a) Les contraintes constitutionnelles du contrôle parlementaire de la politique européenne du Gouvernement

Initialement, le contrôle parlementaire de la politique européenne du Gouvernement s'est heurté à deux grands obstacles constitutionnels. En premier lieu, la limitation du nombre de commissions permanentes par l'article 46 de la Constitution. Elle a pu être contournée par la création de délégations parlementaires en 1979, transformées en commissions chargées des affaires européennes (ci-après CAE) en 2008. Cependant ces dernières ne sont pas assimilées dans leur statut et fonctions à des commissions permanentes. En second lieu, le régime restrictif de l'expression parlementaire fixé dès les débuts de la Ve République par le Conseil constitutionnel n'admet que les résolutions par détermination constitutionnelle, organique ou par nature, c'est-à-dire relatives au fonctionnement interne des assemblées. L'inscription des résolutions dans l'article 88-4 de la Constitution à la faveur de la révision constitutionnelle en 1992 autorise ce mode d'expression parlementaire, mais elle n'en modifie pas pour autant la portée. En aucun cas une résolution ne saurait lier son destinataire. Le choix du terme s'explique par sa connotation, supérieure à celle de l'avis comme le rappelait alors le sénateur M. Jacques Larché, président de la commission des lois.

En ne liant pas le Gouvernement, le registre des résolutions adoptées au titre de l'article 88-4 de la Constitution relève de l'influence. Aussi les assemblées ont-elles éprouvées le besoin d'en assurer le suivi. Le règlement intérieur de l'Assemblée nationale (article 151-8) retient : « Les informations communiquées par le Gouvernement sur les suites données aux résolutions adoptées par l'Assemblée sont transmises aux commissions compétentes et à la Commission des affaires européennes ». Toutefois, cette possibilité n'a donné lieu qu'à la publication d'un seul rapport, sans lendemain. En revanche, la pratique du suivi s'est pérennisée au Sénat depuis 2014, la Haute assemblée décidant pour la première fois « de dresser un bilan de la prise en compte et de la mise en oeuvre de ces différentes positions européennes » (RI n° 441 sur le suivi des résolutions européennes, des avis motivés et des avis politiques fait par M. Jean Bizet, 4 mars 2016, p. 5). Il ressort dernièrement de ce précieux exercice que dans « environ 83 % des cas, les positions exprimées par le Sénat dans ces résolutions européennes ont été prises en compte. Cinq résolutions européennes ont été prises en compte en totalité ou en quasi-totalité au cours des négociations à Bruxelles et/ou dans le texte définitif (règlement ou directive) ». Ainsi dépourvues de portée contraignante, les résolutions ne sont pas pour autant dépourvues d'effets. De plus, sur un plan procédural, le dépôt d'une proposition de résolution peut dans certaines conditions aboutir au report de l'inscription à l'ordre du jour du Conseil des ministres de l'Union du texte soumis à l'examen parlementaire.

Il reste que la question de la transformation des résolutions se pose régulièrement. Les propositions visant à réformer l'article 88-4 de la Constitution sont à ranger en deux catégories : celle transformant leur nature, pour leur conférer un caractère impératif ; celle valant changement de degré. Ces propositions apparaissent de manière récurrente à l'occasion de débats constitutionnels contemporains d'une révision des traités dont la ratification emporte des adaptations constitutionnelles. Relève de la première catégorie une refonte de l'article 88-4 de la Constitution retenant par exemple : « Le Gouvernement est tenu de respecter les résolutions communes des assemblées ». De toute évidence, l'adoption d'un acte valant mandat impératif pour le Gouvernement à l'imitation du Folketing danois, par une assemblée ou conjointement par les deux, garantirait la prise en compte de leur expression singulièrement dans les cas où le Conseil se prononce à l'unanimité (lutte contre les discriminations, citoyenneté, Espace de sécurité de liberté et de justice, etc.). De manière moins radicale au regard des rapports entre le Gouvernement et le Parlement, la portée des résolutions peut varier en fonction de leur domaine et de leurs modalités d'adoption : « Le Gouvernement est tenu de respecter les résolutions communes des assemblées portant sur l'Espace de liberté, de sécurité et de justice adoptées en séance publique ». Concernant la seconde catégorie : « Pendant les sessions ou en dehors d'elles, des résolutions peuvent être votées (...). Le Gouvernement les prend en considération lorsqu'il détermine sa position ».

En dernière analyse, le sort réservé à ces propositions de réforme dépend de la volonté des assemblées d'user de leurs prérogatives en matière constitutionnelle. Par le passé le Sénat a su user du droit de veto qu'il tient de l'article 89 de la Constitution pour renforcer le rôle des assemblées. Quoi qu'il en soit, sa préférence va à des formules préservant son autonomie constitutionnelle plus qu'à celles liant l'expression des deux assemblées, sauf à ce qu'elle traduise par un renforcement de ses attributions comme l'article 88-7 de la Constitution l'illustre.

b) Les contraintes institutionnelles du contrôle parlementaire de la politique européenne du Gouvernement

Pour assurer la défense de leur fonction législative affectée par la construction européenne, les assemblées ont entendu mettre en place un contrôle spécifique. Cette conception éclaire le caractère paradoxal de l'article 88-4 de la Constitution dans la mesure où le contrôle de l'action du Gouvernement ne conduit pas en principe à distinguer selon son champ d'action. Le recours à des instruments classiques (auditions, questions, missions d'information...) vaut généralement pour une fonction relevant de l'ensemble d'une assemblée. Dans le même temps, ces instruments paraissent inadaptés précisément du fait de leur généralité. Ainsi, la construction européenne amène à repenser les rapports entre le législatif et l'exécutif, en fondant au besoin des prérogatives originales illustrées en particulier par l'article 88-4 de la Constitution. Pour autant, la première limite inhérente à cette forme de contrôle tient dans l'impossibilité logique à compenser une diminution de la fonction législative nationale, consécutive aux transferts de compétences vers l'Union, par une fonction de contrôle.

D'autant plus que le contrôle exercé ne porte par définition que sur le Gouvernement qui, bien qu'occupant une place centrale due au rang et au poids de la France, ne peut à lui seul orienter le sens pris par telle ou telle proposition législative de la Commission. Pour le dire autrement, la démocratisation des procédures législatives européennes ne s'accorde guère avec la prise en compte des parlements nationaux. La procédure législative ordinaire (articles 289 et 294 TFUE) instaurée par le traité de Lisbonne en couplant le vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil, où siège le représentant du Gouvernement français, à la procédure de codécision, faisant du Parlement européen un véritable co-législateur, rend difficile la prise en compte au niveau européen de l'expression des assemblées. À supposer que le Gouvernement entende être politiquement lié par une résolution, et à supposer encore que les autres membres du Conseil soient sensibles à sa position, il faudrait au surplus que la majorité du Parlement européen la partage. Dans ces conditions, l'effort parlementaire doit porter, ce qui ne saurait être permis par la Constitution, sur la Commission dont le droit d'initiative est protégé par le traité (article 293 TFUE). Dès lors, on perçoit tout l'intérêt pour les assemblées de faire partager en amont leurs préoccupations par la Commission. Ce que permet le dialogue politique formalisé par l'adoption par la CAE de l'Assemblée nationale de conclusions et par son homologue du Sénat d'avis politiques. Il va de soi que ces actes sont dépourvus de portée juridique.

La seconde limite tient alors dans le destinataire officiel des résolutions adoptées au titre de l'article 88-4 de la Constitution: le Gouvernement. Or, le destinataire final est le législateur européen. Cette limite - qui n'est pas propre au Parlement français - est ainsi contenue dans l'exercice d'une fonction de contrôle national portant sur l'exercice de la fonction législative européenne. Ce constat a naturellement conduit les assemblées à engager une réflexion collective quant au rôle des parlements nationaux dans l'Union, mais également à adapter individuellement leur pratique de l'article 88-4 de la Constitution.

2. Les transformations de l'exercice du contrôle parlementaire de la politique européenne du Gouvernement

Ces transformations tiennent à la fois sur un plan quantitatif aux inflexions récentes touchant la pratique de l'article 88-4 de la Constitution(A) et sur un plan qualitatif à un usage susceptible d'atteindre la lettre et l'esprit ayant présidé à sa création (B).

a) Les inflexions touchant la pratique de l'article 88-4 de la Constitution durant la XIVème législature (2017-2022)

Dès le départ, le constituant a fait le choix de respecter l'autonomie des assemblées dans la mise en oeuvre de l'article 88-4 de la Constitution. De fait, le nombre de résolutions portant sur un texte identique à l'Assemblée nationale et au Sénat constitue l'indice d'une convergence (tableau I en annexe). Il décroit nettement depuis les débuts de la mise en oeuvre de l'article 88-4 de la Constitution. Les manifestations de ce phénomène ont une origine conjoncturelle plus que structurelle, particulièrement s'agissant des sessions parlementaires 2019-2020 et 2020-2021 affectées par la situation sanitaire. En revanche, une tendance récente est révélatrice de l'autonomie des assemblées : la baisse très nette de l'adoption de résolutions par l'Assemblée nationale. En l'occurrence, la continuité compte au rang des vertus sénatoriales. Jamais depuis près de 30 ans l'activité de contrôle au titre de l'article 88-4 de la Constitution n'a été aussi réduite à l'Assemblée nationale, sans que le nombre de textes transmis sur ce fondement connaisse de diminution sensible (autour de 900 par an). Alors que 74 résolutions étaient adoptées par l'Assemblée nationale durant la Xe législature (1993-1997), puis 51 sous la XIe législature (1997-2002) et 41 sous la XIIlégislature (2002-2007), seulement 22 l'ont été depuis les débuts de l'actuelle législature quand dans le même temps le Sénat en adoptait 59 (tableau II en annexe).

À quoi attribuer une inflexion aussi manifeste que brutale ? Participant de la fonction législative, l'exigence constitutionnelle de transposition des directives affirmée par le Conseil constitutionnel emporte nécessairement des retombées sur la fonction de contrôle. Si cela peut expliquer que l'Assemblée nationale en soit principalement affectée au regard de son rôle dans l'élaboration des lois, cela ne justifie en rien qu'un tel mouvement naisse plus de dix ans après l'apparition de la jurisprudence constitutionnelle.

Dès lors, trois facteurs peuvent être avancés. Le premier concerne aussi bien les députés que les sénateurs, et découle d'une plus grande familiarité avec la construction européenne. Cela est dû à la fois à ses développements et à un phénomène générationnel ; une majorité de parlementaires ayant eu une vingtaine d'années au moment précisément où l'Acte unique européen et le traité de Maastricht assuraient une large diffusion des idées européennes. Ensuite, l'actuelle majorité à l'Assemblée nationale est largement issue de la société civile, ce qui la rend probablement moins sensible au contrôle de la production normative européenne. D'autant que traditionnellement sous la Vème république le contrôle du Gouvernement par sa majorité parlementaire demeure relativement faible. Enfin et de manière décisive, ces députés ont été élus à l'issue d'une séquence électorale ayant porté à la Présidence de la République un candidat très largement acquis à la cause européenne. L'effet générationnel ajouté à une adhésion politique à l'intégration européenne constituent d'indéniables facteurs à l'origine de cette inflexion. Elle intervient paradoxalement au sein d'une assemblée composée de députés soumis à la loi de 2014 interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de parlementaires.

Cette moindre activité entraine des répercussions sur le nombre de résolutions examinées en séance publique (tableau III en annexe). Nonobstant le nombre réduit de séances publiques en raison du contexte sanitaire depuis mars 2020, le faible nombre de résolutions adoptées sous cette forme traduit à la fois une spécialisation croissante des membres des CAE dans les affaires européennes, ainsi qu'un relatif désintérêt à leur sujet de la part de l'ensemble des députés et sénateurs. A ces changements quantitatifs se greffe une perception nouvelle quant à l'usage de l'article 88-4 de la Constitution.

b) Un usage détaché de la lettre et l'esprit de l'article 88-4 de la Constitution

La lettre et l'esprit ayant présidé à la création de l'article 88-4 de la Constitution ont été guidés par la nécessité de permettre aux assemblées de réagir face à l'intégration normative européenne. Or, depuis quelques années, son usage tend parfois à la devancer. En d'autres termes, il ne s'agit plus de cantonner les assemblées dans un rôle défensif et réactif mais de leur permettre de jouer une partition plus offensive. Cette conception nouvelle prend sa source dans l'initiative lancée par la Commission « EU Select » de la House of Lords en mars 2014, relayée par la COSAC tenue à Luxembourg les 30 novembre et 1er décembre 2015 et soutenue par la résolution n° 71 du Sénat sur le Programme de travail de la Commission européenne du 10 mars 2015. Il s'agit selon les termes de cette résolution « de mettre en oeuvre un droit d'initiative des parlements nationaux leur permettant de contribuer positivement à l'élaboration du programme de travail de la Commission européenne ». Cette nouvelle possibilité prend le nom de « carton vert », en référence au contrôle du principe de subsidiarité confié aux parlements nationaux depuis le traité de Lisbonne et pouvant déboucher sur l'émission d'un « carton jaune ». Le Sénat comme l'Assemblée nationale sont ainsi en mesure, hors de tout fondement juridique, de porter à la connaissance de la Commission la nécessité à leurs yeux de prendre une initiative en matière législative.

Idéalement ce « carton vert » trouve à prospérer dans le cadre du dialogue politique lancé en 2006 par la Commission à la suite du rejet du traité-constitutionnel de 2004. Le Conseil européen de Bruxelles des 15 et 16 juin 2006 a d'une certaine manière donné son imprimatur en se félicitant « donc de l'engagement qu'a pris la Commission de rendre toutes ses nouvelles propositions et ses documents de consultation directement accessibles aux parlements nationaux, et d'inviter ceux-ci à lui faire part de leurs réactions afin d'améliorer le processus d'élaboration des politiques ». Si ce dialogue politique a tardé à se développer, il est désormais largement pratiqué aussi bien par la CAE de l'Assemblée nationale que par celle du Sénat. Mais une différence essentielle distingue le dialogue politique, né de la pratique, de l'article 88-4. Le premier est structuré par les conclusions ou avis politiques rendus par la CAE de chaque assemblée tandis que le second résulte des résolutions adoptées en leur nom.

Dès lors, le fait que de nombreuses résolutions adoptées sur le fondement de l'article 88-4 de la Constitution s'accompagnent d'un dialogue politique pose un double problème, surtout lorsque leur contenu est identique avec les conclusions et avis politiques émis (tableau IV en annexe). D'une part, le premier exprime une prise de position parlementaire au regard d'un projet de texte européen quand les seconds appellent à une initiative de la Commission. D'autre part, le premier a pour destinataire le Gouvernement tandis que pour les seconds il s'agit de la Commission. Certes, le Gouvernement français, à l'instar de celui de tout État membre, peut demander hors de toute habilitation juridique à la Commission d'engager une initiative, voire entamer cette démarche au sein du Conseil au titre de l'article 241 TFUE (initiative de l'initiative), mais l'article 88-4 de la Constitution n'a pas été conçu pour suggérer au Gouvernement de soutenir une initiative législative européenne. En outre, les assemblées disposent auprès du Gouvernement d'autres canaux (politiques et juridiques) que celui de l'article 88-4 de la Constitution pour appuyer une action en la matière. Dès lors, l'identité de contenu entre résolutions et conclusions ou avis politiques est problématique en ce que, non seulement l'objet de l'article 88-4 de la Constitution est distinct de celui du dialogue politique, mais surtout leurs auteurs et leurs destinataires sont différents.

Cependant, les conclusions et avis politiques adressés à la Commission en appui d'une résolution ont le mérite de permettre aux assemblées d'avoir en général l'assurance que cette dernière sera portée à sa connaissance et d'exercer une influence en amont du processus législatif européen. C'est seulement dans ces conditions que le maniement coordonné de l'article 88-4 de la Constitution et du dialogue politique prend tout son sens. Au demeurant, et sans attendre un tel dialogue, il est arrivé que par le passé la Commission prenne position au sujet de résolutions à la suite d'un échange de lettres entre le commissaire concerné et les présidents des commissions des affaires européennes.

En revanche, une pratique en nette contradiction avec la lettre et l'esprit de l'article 88-4 s'observe au terme de certaines résolutions. Sans multiplier les exemples, il est possible de citer ici la résolution de l'Assemblée nationale relative à l'avenir de la politique agricole commune (TA 560, 3 février 2021). Les députés en appelant à « une définition européenne des « circuits courts », font un usage de l'article 88-4 de la Constitution davantage tourné vers l'évocation d'un futur droit européen que d'un droit en construction passé au filtre constitutionnel. Une approche plus offensive de l'article 88-4 de la Constitution - quoique compréhensive - comporte le risque d'en dénaturer l'exercice.

Le risque est parfois avéré comme l'illustre la résolution du 1er novembre 2020 de l'Assemblée nationale relative à la protection du bien-être animal au sein de l'Union (TA 493). Deux communications de la Commission du 20 mai 2020 en sont à l'origine (COM(2020) 380 et 381 final. Alors même qu'il est très peu question de bien-être animal, cette résolution en fait son thème central, en invitant la Commission soit à proposer une révision des textes existants à cette aune, soit à prendre l'initiative d'une nouvelle législation. Ne pose pas tant problème qu'une résolution soit toute centrée sur la nécessité d'une initiative de la Commission, que les doutes qu'elle soulève s'agissant de sa compétence. Doutes levés par la réponse de la Commission précisant que le « bien-être des animaux de compagnie n'est pas régi par la législation de l'Union. Celui-ci relève de la seule responsabilité des États membres » (C(2021) 1384 final, 23 février 2021). Cet épisode est révélateur d'une expression parlementaire au titre de l'article 88-4 de la Constitution en contradiction avec l'article 88-6 C confiant précisément aux assemblées le rôle de gardien du principe de subsidiarité.

Quelle que soit l'intensité des atteintes portées à la lettre et à l'esprit de l'article 88-4 de la Constitution, la mise en oeuvre d'un « carton vert » devrait être réservée au seul dialogue politique. Sa reconnaissance à la faveur d'une révision des traités et singulièrement du Protocole sur le rôle des parlements nationaux serait de nature à lui donner un fondement permettant son inscription dans la Constitution, les assemblées ne pouvant exercer en droit que les compétences qui leur ont été expressément attribuées.

Près de trente ans après sa mise en vigueur, le contrôle parlementaire de la politique européenne du Gouvernement conduit conformément à l'article 88-4 de la Constitution dévie parfois de sa fonction initiale au point d'en dénaturer l'exercice. Dirigé en dernière analyse vers l'élaboration du droit de l'Union, il n'échappe ni aux contraintes constitutionnelles de la Vème République, ni aux contraintes politiques nées du fait majoritaire, ni aux spécificités du système institutionnel de l'Union.

ANNEXES

Tableau I : Résolutions adoptées au titre de l'article 88-4 de la Constitution à l'Assemblée nationale et au Sénat portant sur un texte identique durant la XIVe législature (2017 - )

Année

Domaine

Assemblée nationale

Sénat

2017-2018

Réforme de la PAC

Paquet Énergie propre

Paquet Mobilité

Paquet Cybersécurité

TA 150*

TA 100

TA 94

TA 69

Rés. 116 et rés. 130

Rés. 129

Rés. 135

Rés. 109

2018-2019

Accord de libre-échange (N.-Zélande et Australie)

Corridors maritimes

TA 280

TA 222

Rés. 69

Rés. 47

2019-2020

 

Aucune

Aucune

2020-2021

 

Aucune

Aucune

* En gras résolutions adoptées en séance publique (TA pour texte adopté, rés. pour résolution)

Tableau II : Résolutions adoptées au titre de l'article 88-4 de la Constitution

Législature

Assemblée nationale

Sénat

XIIIème législature (2007-2012)

64

63

XIVème législature (2012-2017)

77

91

XVème législature (2017- )

22

59

Tableau III : Examen en séance publique des résolutions au titre de l'article 88-4 de la Constitution

Législature

Assemblée nationale

Sénat

XIIIème législature (2007-2012)

1

6

XIVème législature (2012-2017)

10

10

XVème législature (2017- )

3 (2017-2018)

Aucune depuis

2 (2017-2018)

2 (2018-2019

Aucune depuis

Tableau IV : Résolutions 88-4 de la Constitution doublées d'un dialogue politique

XVe législature (2017- )

Assemblée nationale
(conclusions)

Sénat
(avis politique)

2017-2018

6(dont paquet mobilité)

19 (dont paquet mobilité)

2018-2019

1 (corridors maritimes)

14 (dont corridors maritimes)

2019-2020

Aucune

13

2020-2021

Aucune

3

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