C. AUDITION DE M. DANIEL COHEN, DIRECTEUR GÉNÉRAL DU CENTRE D'ETUDE DU POLYMORPHISME HUMAIN

M. Claude HURIET - La commission des Affaires sociales m'a confié une mission de réflexion et de proposition sur les thérapies géniques et cellulaires. Cette mission a été initiée, à l'initiative du Président Fourcade, par une visite du centre que vous dirigez avec mon maître, Jean Dausset, puis du Genthon.

M. Daniel COHEN - La thérapie génique s'adresse à certaines personnes dont le génome comporte une erreur d'orthographe qui a des conséquences catastrophiques. La thérapie génique se propose de greffer un gène qui fonctionne normalement. Il ne s'agit pas d'ôter l'erreur d'orthographe mais de rajouter quelque chose qui n'existe plus. Ceci est la thérapie génique dans le cadre des maladies dites génétiques ou héréditaires. Le plus souvent, il s'agit de maladies monofactorielles, c'est-à-dire qu'il n'y a qu'une seule faute d'orthographe dans le malade atteint.

La thérapie génique peut s'adresser à d'autres maladies, non héréditaires : on peut greffer un gène dans des cellules devenues folles. Par exemple, on greffe un gène tueur dans des cellules cancéreuses. La cellule deviendra beaucoup plus sensible au médicament.

Pour greffer un gène, il faut un système qui lui permette d'entrer dans la cellule.

Quand on fait une greffe de rein, on ouvre le corps de l'individu et on transplante un rein nouveau. Pour la thérapie génique, ce n'est pas aussi simple : il faut utiliser un vecteur, c'est-à-dire un autre petit génome, tout à fait capable d'autonomie. On greffe d'abord le gène intéressant dans un virus, puis on charge le virus de transporter ce gène là où il doit aller.

Il y a deux types de thérapies : la thérapie somatique consiste à faire entrer le nouveau gène dans toutes les cellules sauf celles qui servent à la reproduction, la thérapie germinale consiste à faire entrer le gène dans les cellules qui servent à la reproduction.

Pour que le système avance :

- il faut identifier un nombre de gènes extrêmement important. Il y a 2.000 à 3.000 maladies humaines qui pourraient aujourd'hui bénéficier de la thérapie génique. Elles représentent 0,5 % de la population, essentiellement des enfants. Les maladies des adultes représentent 10 à 20 % de la population.

Il est difficile de trouver des industriels qui acceptent d'investir dans le traitement d'une maladie qui ne concerne que quelques centaines de personnes. Le grand goulot d'étranglement est économique. La recherche en thérapie qui est faite pour les grandes maladies (cancer) bénéficiera au traitement des maladies rares.

On est confronté à une population extrêmement demandeuse (les handicapés, les personnes atteintes de maladies monofactorielles) et il n'y a qu'une centaine de gènes identifiés. 99 % du travail reste à faire.

Il faut développer les bons vecteurs. On ne peut pas imaginer de greffer un gène dans un vecteur dangereux. A ma connaissance, je ne connais pas de vecteurs sans risque. Il y a toujours une possibilité pour qu'un vecteur se modifie et produise quelque chose de mauvais : on peut calculer le risque en fonction des vecteurs.

Les gens qui s'en occupent savent mesurer les risques. Il y a deux risques : pour l'individu qui reçoit le traitement, pour les générations futures. Un enfant atteint de mucoviscidose, qui doit mourir à 15 à 20 ans, a tout à gagner en prenant le risque, par exemple, de développer un cancer (un cas sur un million).

Quand les gènes, le bon vecteur seront identifiés (il y a là encore quelques dizaines d'années de travail), il faudra produire des lots absolument sans risque, de par la qualité intrinsèque du vecteur mais également de la préparation. C'est une grande responsabilité qui incombe essentiellement aux industriels.

On peut s'interroger sur le choix entre la thérapie génique somatique et la thérapie génique germinale. La thérapie génique germinale, aujourd'hui, n'est pas souhaitable. On ne connaît pas assez les risques. La connaissance n'est pas assez avancée. Toutefois, il ne faut pas la condamner définitivement, au nom des générations futures.

Par exemple, si la progression du Sida menaçait l'humanité, qu'on trouve un gène de résistance et qu'il n'y ait pas d'autres solutions, on pourrait imaginer recourir à la thérapie germinale.

Pour l'instant, tout ceci est prématuré.

Nous commettrions une faute si les méthodes de thérapie génique n'étaient pas accessibles à tous. Nous ferions, dans le cas contraire, une faute éthique. C'est un coût que la société doit assumer.

Nous allons développer cette technologie dans les pays industrialisés. Les pays du tiers-monde devront en bénéficier. Les maladies d'intérêt sont encore plus fréquentes dans ces pays. C'est l'éthique de la recherche publique que d'offrir aux populations non françaises et défavorisées les moyens de guérir.

M. Claude HURIET - Vous avez souligné le risque d'un étranglement économique. Redoutez-vous que la recherche privilégie les maladies fréquentes ? Dans ce cas, avez-vous une idée des mécanismes que la puissance publique pourrait mettre en place ? Nous sommes proches du concept des maladies orphelines.

M. Daniel COHEN - La recherche publique a un objectif national et un objectif économique qui n'a pas souvent de rapport avec le précédent.

Il n'y avait pas de recherche importante pour les maladies orphelines, jusqu'au moment où les malades ont considéré que la situation était insupportable.

Le Téléthon représente un petit pourcentage de la somme nécessaire pour traiter une ou deux maladies orphelines. Ce n'est pas suffisant pour traiter la myopathie de Duchêne qui est la plus fréquente. C'est un vrai problème de fond.

Le fait que l'industrie pharmaceutique et la recherche publique insistent sur les maladies fréquentes aura un effet d'entraînement pour les maladies orphelines.

Il faut laisser le Téléthon se développer. Sans cela, il n'y aura pas d'intérêt public pour ce type de maladie. Je peux le dire d'autant plus facilement que je ne suis plus financé par le Téléthon.

M. Jean-Paul CANO - Nous sommes tous conscients des goulots d'étranglement. Pourriez-vous en décliner quelques-uns, en dehors de l'aspect financier ?

Quelles sont les solutions techniques que vous proposez, au-delà du financement pour éviter un risque de décalage entre le traitement de certaines pathologies et celui des maladies orphelines ?

M. Daniel COHEN - Il n'y a pas d'autre solution que de travailler sur ces maladies et de dépenser de l'argent. Il faut mettre en place des équipes. Il n'y a pas de solution technique miracle.

M. Jean-Paul CANO - Quels sont les freins que vous avez vus ?

Je pense à la capacité de produire des vecteurs pour la recherche publique.

M. Daniel COHEN - C'est l'un des freins. Il faut :

- identifier plus de gènes,

- identifier et construire de bons vecteurs,

- avoir des bons lots accessibles aux chercheurs.

L'expérience que je connais est celle de Rhône-Poulenc. La compagnie se propose de fabriquer de bons lots et de les mettre à la disposition d'équipes de recherche académique qui rentreraient dans un groupe de coopération.

C'est quelque chose de positif qu'il faut encourager.

M. Claude HURIET - Quelle appréciation portez-vous sur l'organisation de la recherche, sur les moyens dont elle peut disposer et sur les conditions de leur affectation ?

Les besoins sont considérables. Il faudrait consacrer de telles sommes pour des malades rares que ce n'est pas compatible avec la nécessité de permettre à tout le monde d'y accéder.

M. Daniel COHEN - C'est vrai. Le problème est là. Nous n'avons pas assez d'argent. Nous disposons du 1/1000 de ce qu'il faudrait. Ce qui est grave sur le plan philosophique, c'est qu'on sait le faire mais qu'on ne veut pas le faire. Hélios a coûté 5 milliards de francs. Avec cet argent, on pourrait traiter quatre maladies génétiques. C'est un problème de choix.

1 km d'autoroute coûte 1 milliard. Pour le prix de 2 kms, on traite une maladie rare.

J'en ai parlé avec des personnalités du Conseil régional d'Ile-de-France. Elles m'ont répondu qu'une étude serait faite pour savoir s'il était plus rentable de construire 2 kms d'autoroute ou de traiter une maladie génétique rare. L'étude coûtait 250.000 francs. Elle n'a pas été faite.

M. Claude HURIET - A-t-on une idée des masses financières qui sont actuellement utilisées dans le domaine de la recherche clinique appliquée pour les thérapies géniques et cellulaires ?

M. Daniel COHEN - Le Téléthon rapporte 300 millions de francs par an. 30 à 40 millions sont consacrés aux thérapies géniques.

L'investissement de Rhône Poulenc et Transgène est entre 100 et 200 millions de francs, dont la majorité va à la recherche pour le cancer.

Pour vous permettre une comparaison, le budget de recherche industrielle de Roussel est de l'ordre de 2 milliards de francs.

M. Claude HURIET - Y a-t-il une concertation, un échange d'information entre les financeurs publics, para-publics, les organismes caritatifs, qui permettent une utilisation optimale des crédits ?

M. Daniel COHEN - Il n'y a pas de réels problèmes de communication. Tout le monde a intérêt à ce que le développement se fasse le plus rapidement possible.

M. Jean-Paul CANO - Que pensez-vous de l'attitude du Japon en matière de thérapie génique, fédérant sept des plus grands industriels, et mettant 1 milliard de yens dans une structure de contrôle ? L'information est publiée dans « Nature » de juin 1995. Le sigle de l'Association est N.A.V.E.C.

M. Daniel COHEN - Je ne le savais pas. Je trouve cela remarquable. Je savais cependant qu'une très grande opération, public-privé, d'analyse du génome était en cours.

M. Claude HURIET - De qui vient l'initiative ?

Mme Christine-Lise JULOU - Elle vient de l'Etat et vise à contrer le retard japonais à l'égard des USA et de l'Europe.

M. Jean-Paul CANO - Le Japon est parti très tardivement. Il a lancé son premier essai de thérapie génique ex vivo au mois d'avril en achetant son vecteur à GTI pour transférer le gène de l'I.L.2. Une structuration forte des capacités de recherche du secteur public et privé s'est opérée.

M. Daniel COHEN - Je trouve ça extraordinaire. J'ai une grande confiance dans l'organisation japonaise pour traiter le problème de façon efficace.

C'est une association public-privé dans le but de faire du bien à l'humanité, le plus vite possible.

Il faut dédiaboliser la recherche privée. En France, le rapport à l'argent a des effets catastrophiques. On décerne les plus mauvais chercheurs à la recherche privée au lieu d'imaginer que la recherche privée a besoin de très bons éléments. C'est elle qui, en fin de compte, délivre le résultat concret pour la population.

Il y aurait une action extrêmement importante des pouvoirs publics à mener dans ce domaine.

M. Alain FISCHER - Je ne suis pas sûr que l'on puisse comparer les situations française et japonaise. Il y a deux industriels en France qui interviennent pour la thérapie génique. Les financements de Transgène viennent en grande partie de l'Etat. Il est possible de discuter d'une coopération entre le public et le privé mais il n'y a pas le tissu pour la réaliser. Il y a très peu d'investissement privé, peut-être pas beaucoup de savoir-faire.

M. Jean-Paul CANO - Vous dites que nous n'avons pas un tissu industriel suffisant en France. Nous avons des capacités dans le domaine des biotechnologies ; elles pourraient en être redynamisées. Les capacités intellectuelles, technologiques existent en France.

M. Daniel COHEN - Je suis d'accord avec vous. Je peux vous annoncer que la fondation Jean Dausset va créer une filiale qui, je l'espère, aura beaucoup plus de moyens que la fondation elle-même. Je pense qu'il y a un problème lié à la taille de notre pays.

M. Jean-Paul CANO -Un de nos collègues, le Professeur Thierry Velu, rencontre les mêmes difficultés pour passer du stade recherche au stade du développement en thérapie génique. Des structures sont à mettre en place pour développer le secteur pré-clinique, pour produire des vecteurs nouveaux originaux et avoir une certaine indépendance.

M. Daniel COHEN - Je vois une lueur dans la création du troisième marché européen et français. Il ne peut pas y avoir d'investissement parce que l'investisseur ne voit pas quand le produit pourra sortir et ne peut pas introduire la société en bourse. Les entreprises vont se créer à condition que, culturellement, le système ne soit pas diabolisé.

M. Claude HURIET - Je croyais que l'industrie privée avait les moyens d'attirer de bons chercheurs.

M. Daniel COHEN - Il y a peu de très bons chercheurs dans le privé. Je pense à MM. Charpak, Hélène et Lejeune.

Il y a une dizaine d'années, mes collègues de l'industrie pharmaceutique se plaignaient de voir arriver auprès d'eux les moins compétents dans leur secteur ; c'était une conséquence de la diabolisation.

Mme Marie-Paule SERRE - Y a-t-il un sujet autour de la brevetabilité ? Avez-vous une stratégie ?

M. Daniel COHEN - En tant que chercheur public, je n'ai pas le réflexe de protéger les recherches que je mène. En France, nous n'avons pas de bonnes structures de valorisation. Il faut les créer.

Il n'y a plus de problème de brevetabilité des données issues du génome. Tout le monde est d'accord pour dire qu'on ne peut breveter des informations sans en avoir revendiqué des applications.

L'INSERM, le CNRS brevetent leurs découvertes. Nous le faisons, mais pas systématiquement. Ce n'est pas un réflexe français, contrairement au Japon ou aux USA.

M. Jean-Paul CANO - Sur le problème de la mobilité public-privé, ne cherchez pas d'autre élément que l'impossibilité de le faire parce que ce n'est pas dans nos moeurs. Nous avons les textes réglementaires qui permettent cette mobilité.

Je déconseille formellement à un chercheur de la recherche publique de partir vers l'industrie. Il lui sera impossible de revenir en arrière sans être pénalisé.

M. Claude HURIET - Y-a-t-il, dans le comportement des institutions, des aspects qui pourraient être évoqués dans mon rapport ? S'agit-il de comportements individuels ou institutionnels qui contribuent à l'appauvrissement de la recherche.

M. Jean-Paul CANO - C'est une somme des deux. Aux USA, il n'y a pas cette mentalité. La mobilité est importante, appréciée, et c'est comme cela qu'une Nation se nourrit. Elle ne se nourrit pas par la segmentation. Les innovateurs du secteur public peuvent créer une « start-up ». Ils ne seront pas pénalisés à leur retour dans leurs laboratoires d'origine.

M. Daniel COHEN - Je suis d'accord. Je vais prendre la direction de la filiale de la fondation pour six ans. Je pourrai ensuite reprendre ma fonction de directeur scientifique à la fondation.

M. Claude HURIET - Pourriez-vous nous dire un mot sur le Sida ?

M. Daniel COHEN - Je suis très loin des recherches sur le Sida. Je trouve la recherche sur cette maladie trop monoculturelle. Il manque une vision globale de toutes les possibilités qu'offre la science. La dimension génétique est totalement absente de la recherche. Trouver un gène de résistance au Sida ferait avancer la recherche.

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