III. LES DONNÉES INTERNATIONALES : UNE REDÉFINITION LIMITÉE DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE TURQUE

A. LA PLACE DE LA TURQUIE SUR L'ÉCHIQUIER INTERNATIONAL

1. De nouvelles perspectives diplomatiques issues de la fin de la guerre froide

Si la Turquie -membre de l'OTAN doté d'une des armées les plus nombreuses de l'organisation a joué un rôle stratégique de premier plan durant la guerre froide et a été un des alliés les plus précieux des Etats-Unis dans leur stratégie anti-soviétique, l'effondrement de l'Union soviétique et du communisme a ouvert des perspectives diplomatiques nouvelles à Ankara.

Tout en réduisant l'importance stratégique d'Ankara, la dislocation de l'Empire soviétique a subitement accru la marge de manoeuvre internationale de la Turquie. Ankara a ainsi retrouvé des possibilités d'action plus importantes vers l'ouest, dans les Balkans, mais surtout vers l'Est, en Transcaucasie, dans la région de la mer Noire et en Asie centrale. Beaucoup d'observateurs ont ainsi hâtivement annoncé l'avènement d'une nouvelle grande puissance régionale et comparé le rôle potentiel aujourd'hui dévolu à la Turquie dans sa zone d'influence régionale -principalement dans le Caucase et en Asie centrale- à celui que tend à jouer l'Allemagne réunifiée en Europe centrale. Cette appréciation est excessive.

Mais, de même que la politique économique de la Turquie a pris un cap libéral et d'ouverture radicalement nouveau au début des années 80, de même le statut international de la Turquie a sensiblement évolué en moins de dix ans. Ankara constituait jusqu'alors, sur le flanc sud du système de défense de l'OTAN, une sorte de poste avancé au Moyen-Orient à la recherche d'appuis économiques en Europe. La Turquie, dans un contexte géopolitique radicalement bouleversé, voit son rôle évoluer et tend à devenir le centre d'un ensemble de projets politiques et économiques régionaux qui va dans le sens d'une certaine redéfinition de la politique étrangère turque.

Cette évolution doit être pleinement prise en compte dans l'approche de nos relations et de notre coopération avec la Turquie. Elle doit être aussi justement appréciée, sans être surestimée.

Si la Turquie est incontestablement devenue un élément important du jeu régional qui s'esquisse, l'hypothèse -ou la tentation- de la reconstitution d'une zone pan-turque (cf 3° ci-dessous) ne paraît pas probable et doit être écartée. La Turquie a, jusqu'ici, conduit la redéfinition de sa politique étrangère et l'affirmation de son nouveau rôle régional (cf 2° infra) avec une grande retenue , sans remettre en question son choix occidental et européen, fondamental et traditionnel.

Mais il faut également s'interroger sur les conséquences potentielles du renforcement du courant islamiste sur les orientations internationales de la Turquie. Les succès du parti islamiste peuvent-ils annoncer dans le futur un renversement de politique dont les conséquences pourraient être dévastatrices pour l'Occident et pour la stabilité du continent européen ? Tel n'est pas aujourd'hui le sentiment dominant. La mouvance islamiste en Turquie est très diversifiée et ses composantes extrémistes très minoritaires, tandis que le Rafah semble accepter le jeu politique démocratique. De nombreux observateurs estiment, à tort ou à raison, qu'un parti islamiste participant au pouvoir en Turquie recentrerait ses orientations internationales et ne remettrait pas fondamentalement en cause les options internationales de la Turquie. Il va cependant de soi que la plus grande vigilance s'imposerait alors, compte tenu du caractère central de la Turquie pour la stabilité européenne et régionale.

2. L'affirmation de la Turquie comme puissance régionale

Quoique conduite jusqu'ici avec modération et prudence, sans abandonner sa vision stratégique traditionnelle, la politique régionale de la Turquie s'est affirmée, au cours des dernières années, dans plusieurs zones de proximité : les Balkans, le Caucase, la mer Noire et l'Asie centrale.

- Dans les Balkans , auxquels la Turquie est attachée par des liens historiques, géographiques et ethniques, Ankara a heureusement recherché avant tout à préserver la stabilité de cette région explosive. La politique balkanique de la Turquie a été jusqu'ici à la fois réaliste et modérée et n'a mis en avant ni l'islamisme ni le soutien aux minorités turques. Ainsi, malgré la dimension musulmane du conflit bosniaque fortement relayée à l'intérieur de la Turquie, Ankara s'est efforcée de bâtir des relations de bon voisinage avec les pays de la région. Tout en soutenant fermement la Bosnie-Herzégovine, la Turquie a su résister à la tentation de lancer une quelconque guerre sainte au nom de l'Islam.

- C'est à l'est, en Transcaucasie et en Asie centrale, où vivent des communautés turcophones dont la population dépasse celle de la Turquie, que la chute de l'URSS a ouvert des perspectives réellement nouvelles à la diplomatie turque qui s'est efforcée d'élargir son champ d'action pour devenir une véritable puissance régionale. Les principaux axes de cette politique turque ont été les suivants :

. en Transcaucasie , Ankara, tout en écartant naturellement toute politique expansionniste, a tenté de favoriser l'émergence d'Etats indépendants et stables -ce qui a été, une nouvelle fois, source de tensions avec la Russie ;

. dans la zone de la mer Noire , la Turquie a eu aussi pour ambition d'aménager un espace de coopération et de stabilité ; d'où notamment la constitution en juin 1992 de la "zone de coopération économique de la mer Noire" (ZCEMN) qui s'inscrit dans le cadre d'un effort diplomatique vers "l'étranger proche" mais constitue un projet à long terme qui nécessiterait de vastes infrastructures et de lourds investissements dont la Turquie n'a pas aujourd'hui les moyens ;

. c'est peut-être en Asie centrale que la Turquie a disposé de la marge de manoeuvre la plus grande, même s'il s'agit là pour Ankara d'un enjeu plus économique et culturel que stratégique. L'influence de la Turquie y passe avant tout par des actions de coopération (aides, bourses ...) et, en aucune manière, par des velléités d'absorption ou d'annexion. Mais Ankara a ainsi manifesté clairement son aspiration à jouer le rôle d'un pays de référence naturel pour ces nouveaux pays et pour l'ensemble des communautés turcophones, voire musulmanes.

3. La tentation écartée d'un illusoire « panturquisme »

La Turquie a ainsi affirmé au cours des dernières années sa vocation de puissance régionale. Mais elle l'a fait avec mesure, à la fois par prudence et réalisme politiques et faute de moyens pour mener les actions et effectuer les investissements qui seraient nécessaires.

L'illusoire tentation d'un quelconque panturquisme (ou « pantouranisme », simple mouvement linguistique à l'origine) n'a jamais orienté, au moins durablement, la politique étrangère turque et a été clairement écartée.

L'opinion et la presse turques célèbrent souvent l'importance du monde turc qui rassemble, sur un espace géographique très éclaté, plus de 100 millions de personnes principalement constituées de trois groupes : les habitants de la Turquie eux-mêmes, les Azeris (d'Iran ou d'Azerbaïdjan), et les quelque 30 millions de turcophones des pays de l'ex-Asie centrale soviétique. L'attrait qu'exerce la Turquie sur ces populations doit naturellement être pris en considération.

Mais la perspective de tout panturquisme politique ou économique paraît aujourd'hui pouvoir être écartée. Seul le panturquisme culturel, même s'il n'a jusqu'ici débouché que sur des résultats plus symboliques que concrets, reste vivace et pourrait éventuellement retrouver une vigueur accrue.

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B. DES ORIENTATIONS OCCIDENTALES PROFONDÉMENT ANCRÉES

1. Un allié de l'Occident qui ne saurait être négligé

Si le renforcement de l'influence régionale de la Turquie est parfois considéré par les Européens -notamment par les Allemands qui peuvent la percevoir comme une rivale potentielle dans les Balkans- comme préoccupant, la Turquie demeure un allié de l'Occident qui ne saurait être négligé.

Traditionnel dans l'histoire, conforté par les choix idéologiques de Mustapha Kemal, l'alignement de la Turquie dans le camp occidental a été inconditionnnel pendant la guerre froide et symbolisé par l'entrée de la Turquie dans l'OTAN - dont elle a été la sentinelle avancée face à la menace soviétique- dès 1952.

Même si son importance stratégique a aujourd'hui diminué, même si les Etats-Unis -tout en demeurant attachés à des relations étroites avec Ankara et en apportant un soutien politique d'ensemble à la Turquie- donnent aujourd'hui la priorité au dialogue stratégique avec la Russie, il demeure essentiel de maintenir l'ancrage à l'Occident de la Turquie .

Le particularisme de la Turquie parmi les pays musulmans doit être mis en valeur et préservé. Qu'il s'agisse de sa stabilité politique, de son développement économique ou de son rayonnement culturel, la situation de la Turquie est sans égale dans un autre pays musulman.

Le succès électoral du Refah , désormais principale force d'opposition, est naturellement préoccupant. Il ne saurait cependant occulter les différences majeures entre l'islamisme turc et celui du Maghreb, de l'Egypte ou a fortiori de l'Iran.

L'importance de l'enjeu suppose cependant que les Occidentaux -Américains et Européens-, sans faire preuve de complaisance, demeurent aux côtés de la Turquie « occidentalisée », moderne, démocratique et pluraliste, faute de quoi ils risqueraient de contribuer à faire le lit d'un régime infiniment plus inquiétant.

C'est également dans cet esprit que doit être abordé l'avenir des relations entre la Turquie et l'Union européenne.

2. Le nécessaire développement d'un partenariat dynamique avec l'Europe

Les obstacles sont en la matière importants et expliquent les réserves européennes . Rappelons ici d'un mot :

- les contentieux permanents avec l'ennemi héréditaire grec , lui-même membre de l'Union européenne : la délimitation des frontières, la question des eaux territoriales en mer Egée, la démilitarisation de certaines îles, la question des espaces aériens respectifs des deux pays ; et, bien sûr, la question de Chypre dont la partition de fait remonte à 1974 -plus de vingt ans ...-, lors du débarquement des forces armées turques dans l'île, tandis que l'Etat chypriote turc, proclamé en 1983, n'a jamais été reconnu que par Ankara. Encore récemment, un affrontement a été évité difficilement à propos de l'îlot d'Imia et la Grèce a demandé le blocage de l'aide financière européenne qui doit accompagner la mise en oeuvre de l'Union douanière avec la Turquie ;

- la question kurde (cf I ci-dessus) et, plus généralement, des droits de l'homme , aux manquements desquels les Européens ne peuvent que s'opposer sans relâche ;

- et l'écart de développement économique entre la Turquie et les Quinze (cf II ci-dessus) qui rend difficilement envisageable une intégration prochaine de la Turquie à l'Union européenne.

Ces légitimes réserves ne sauraient cependant, aux yeux des membres de votre délégation, justifier une esquive européenne permanente. Il faut au contraire mettre en place un partenariat dynamique adapté entre la Turquie et ses partenaires européens, dont l'accord d'union douanière constitue désormais le cadre évolutif.

Cette union douanière doit être mise en oeuvre avec toute la résolution nécessaire. Et la dynamique créée par cet accord doit être encouragée et mettre un terme à l'irritation -parfois virulente- ressentie par les dirigeants politiques et les milieux d'affaires turcs face aux refus polis, bien que jamais exprimés clairement, opposés par les Européens aux ambitions communautaires de la Turquie.

Une opposition constante et durable des pays européens aux souhaits de la Turquie risquerait de favoriser en effet une sorte de « contre-nationalisme » anti-occidental dont le développement serait gravement préoccupant pour la Turquie et pour la stabilité européenne elle-même.

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