C. QUELLE POLITIQUE DE CONCURRENCE POUR LE TRANSPORT FERROVIAIRE ?

Quoi qu'il arrive, le secteur du transport ferroviaire est désormais appelé à évoluer vers une concurrence accrue, qui doit faciliter la réalisation d'un espace européen unifié et dont le principe a été accepté par les Etats membres. Dans ce contexte, la manière dont s'exerce cette concurrence est très importante. Le transport ferroviaire n'a que peu en commun avec le secteur des télécommunications où se multiplient les innovations techniques et où le nombre d'entrants potentiels est très important. Une politique de concurrence adaptée au chemin de fer semble donc indispensable. En outre, le problème posé par la concurrence entre modes de transport ne peut être ignoré et la dimension sociale de la politique de concurrence devrait également faire l'objet d'une réflexion.

1. Concurrence et coopération : un équilibre délicat

Les institutions communautaires ont pour objectif le développement du transport ferroviaire en Europe. C'est cet objectif qui doit donc inspirer les actions entreprises à l'égard des chemins de fer. Ce secteur, compte tenu des investissements nécessaires et des contraintes qui lui sont propres est appelé à fonctionner pendant longtemps encore avec un nombre limité d'opérateurs. Dans ces conditions, la réalisation d'un espace européen unifié passe d'abord par des coopérations entre opérateurs. Les institutions communautaires ont encouragé la création de regroupements internationaux dans la directive 91/440. Le problème est que ces coopérations sont susceptibles d'entrer en contradiction avec les dispositions du droit communautaire de la concurrence. Dans ces conditions, il est important de garder à l'esprit que l'objectif de l'Union est le développement du transport ferroviaire et non le développement de la concurrence pour elle-même.

La Commission européenne est consciente des particularités de ce secteur et n'a jusqu'à présent jamais interdit purement et simplement des accords de coopération dans le secteur du transport ferroviaire. Elle a en revanche parfois posé des conditions contraignantes à la réalisation de ces coopérations, conditions qui sont susceptibles de dissuader les compagnies ferroviaires de développer leur offre en dehors du pays où elles sont établies.

La politique de concurrence dans le transport ferroviaire

La Commission européenne a rendu plusieurs décisions concernant des accords passés entre entreprises pour la mise en oeuvre d'un service ferroviaire. Le plus souvent, elle a accordé une exemption à ces accords en considérant que les avantages attendus de ces coopérations étaient plus importants que la restriction à la concurrence qu'ils impliquaient. Elle a néanmoins posé des conditions à cette exemption.

En 1992, la Commission européenne a condamné à une forte amende l'Union internationale des Chemins de fer (UIC) à propos d'un accord entre compagnies concernant les conditions de commercialisation des billets internationaux de transport de voyageurs. Le transport international par chemin de fer, qui suppose une addition de parcours nationaux, nécessite une coopération entre entreprises ferroviaires. La Commission a condamné cete accord, notamment parce qu'il prévoyait que chaque réseau ferroviaire avait la maîtrise de l'agrément des agences de voyage situées sur son territoire. Cette décision a été annulée par le tribunal de première instance et est maintenant devant la Cour de justice des Communautés européennes.

En juillet 1994, la Commission a accordé une exemption aux accords intervenus entre British Rail, la SNCF et Intercontainer. Ces accords ont conduit à la création d'une nouvelle société ACI, opérateur de transport combiné chargé de commercialiser les services ferroviaires de transport intermodal passant par le tunnel sous la Manche. Ces accords sont complétés par un accord de fourniture de wagons au profit d'ACI (l'utilisation du tunnel sous la Manche implique le recours à des wagons spéciaux).

La Commission européenne a posé des conditions à l'exemption : BritishRail et la SNCF devront fournir à tout opérateur de transport combiné les mêmes services que ceux offerts à leur filiale ACI. En outre, elles devront louer à tout opérateur les wagons spécialisés dont elles disposent pour les transports de conteneurs non utilisés pendant six mois.

Une décision similaire a été rendue le 21 septembre 1994, à propos de l'entreprise European Night Services (ENS) créée par les réseaux britannique, français, allemand et néerlandais pour l'exploitation et la commercialisation de transports ferroviaires de voyageurs entre la Grande-Bretagne et le continent par le tunnel sous la Manche.

Enfin en décembre 1994, la Commission a accordé une exemption à la convention d'utilisation des infrastructures du tunnel sous la Manche intervenue entre Eurotunnel, British Rail et la SNCF. Cette convention prévoit une répartition des sillons égalitaire entre, d'une part, les entreprises ferroviaires française et britannique pour le passage des trains, d'autre part, Eurotunnel pour le passage des navettes sur lesquelles sont placées des véhicules.

La Commission a notamment imposé à British Rail et à la SNCF de laisser pour d'éventuels nouveaux entrants 25 % de la capacité horaire du tunnel qui leur est réservée.

Ces décisions visent à permettre que d'éventuels nouveaux entrants puissent accéder à ce que la Commission appelle les « facilités essentielles », c'est-à-dire, dans le cas du transport ferroviaire, les sillons, les wagons, les locomotives, le personnel...

Il est important de veiller à ce que la politique de concurrence n'entrave pas la coopération entre réseaux qui peut permettre des progrès substantiels dans le développement des échanges entre pays européens.

Ces coopérations sont aujourd'hui très nombreuses et la SNCF joue un rôle actif à cet égard. Parmi les accords passés au cours des dernières années avec des opérateurs étrangers, on peut citer :

la signature de deux accords sur le partage des recettes et des coûts de l'exploitation d'Eurostar, l'un entre British Rail et la SNCF, l'autre entre British Rail, la SNCB (opérateur belge) et la SNCF ; les trains de fret par le tunnel sous la Manche sont organisés par par un organe commun à British Rail et à la SNCF, appelé Freight Management Unit.

la création d'un GEIE (Groupement européen d'intérêt économique) avec l'opérateur espagnol, la Renfe, pour les trains entre l'Espagne et la France (Madrid-Paris, Barcelone-Paris, Barcelone-Zurich, Barcelone-Milan) ;

la création de deux GEIE avec l'opérateur italien, les FS, pour les trains de jour et les trains de nuit entre l'Italie et la France ;

la création d'un GEIE avec l'opérateur suisse, les CFF, pour les TGV entre la Suisse et la France (Paris- Lausanne et Paris-Neuchâtel-Berne) ;

la création d'une société coopérative, Westrail International regroupant pour l'instant la SNCF et l'opérateur belge, la SNCB, pour les TGV entre la France et la Belgique puis pour les TGV Thalys allant aux Pays-bas et en Allemagne ;

la création d'une société appelée European Night Services (déjà évoquée) pour les trains de nuit par le tunnel sous la Manche.

Des accords existent également dans le secteur du fret et du transport combiné, dans le domaine de la recherche ; des coopérations se sont développées par la construction du réseau transeuropéen à grande vitesse.

Tous ces accords témoignent du fait que les compagnies ferroviaires ont conscience de l'apport que peut constituer pour le transport ferroviaire la prise en compte de la dimension européenne. Il ne paraît pas souhaitable de fragiliser ces accords au nom de la politique de concurrence . Aujourd'hui, les accords de coopération sont tels que la S.N.C.F. est juridiquement responsable de l'ensemble des trains qui circulent sur son territoire, comme si, en entrant en France, un train international devenait français. Toutefois, dans l'avenir, il est probable que, dans le cadre de ces coopérations, on verra se mettre en place une répartition des sillons qui conduira les voyageurs à pouvoir choisir, par exemple, entre un train français et un train allemand pour effectuer une liaison entre ces deux pays. Dans ce contexte, la concurrence peut se faire sur la qualité des prestations offertes, la restauration, la tarification. Dans le cadre de l'accord qui a donné naissance à la société European Night Services, il est prévu que cette société sera juridiquement le transporteur sur toute la durée des parcours accomplis.

Dans ces conditions, votre rapporteur souhaite que ces coopérations soient examinées avec bienveillance. Répétons une nouvelle fois que l'objectif est de parvenir à une fluidité du trafic dans l'espace européen. Si cette fluidité peut être obtenue par la coopération, on ne peut que s'en réjouir. La concurrence doit être un aiguillon et non une idéologie, surtout dans un secteur où le nombre d'opérateurs sera durablement limité (cette observation doit toutefois être nuancée en ce qui concerne le fret).

Les compagnies ferroviaires sont d'ores et déjà en situation de rivalité et ouvrent des bureaux dans les pays de l'Union européenne. La Deutsche Bahn vient de se doter d'un nouveau train à grande vitesse, appelé I.C.E. 2-2 et destiné exclusivement au transport international ; elle semble n'avoir pas encore choisi sa stratégie dans ce domaine : coopération ou concurrence dans le cadre de la directive 91-440.

Votre rapporteur exprime donc le souhait que la politique communautaire de la concurrence prenne pleinement en compte les particularités du secteur ferroviaire.

2. Concurrence intermodale : la question des coûts externes

Une politique de concurrence adaptée à la situation spécifique du transport ferroviaire s'impose d'autant plus que ce mode de transport subit une concurrence très forte des autres modes de transport et tout particulièrement du transport routier. Cette compétition est extrêmement difficile à soutenir pour le transport ferroviaire dans la mesure où les conditions de concurrence présentent certains déséquilibres. Le transport routier ne supporte pas en effet l'ensemble des coûts qu'il entraîne et se voit reprocher de ne pas payer ses infrastructures ; en outre le non-respect de la législation sociale constitue également une forme de concurrence déloyale.

Ce problème est évoqué depuis longtemps. Pour de nombreuses organisations syndicales, il est la cause la plus importante des difficultés du transport ferroviaire. Dans un récent avis sur la nouvelle proposition de directive visant à élargir l'accès à l'infrastructure ferroviaire, la C.C.F.E. (Communauté des Chemins de Fer Européens), qui rassemble l'ensemble des opérateurs ferroviaires européens, a insisté sur ce problème : « la présence des concurrents routiers et aériens sur leurs marchés a fortement, et en permanence, stimulé les chemins de fer pour innover avec de nouveaux services. Cependant, le fait de ne pas être sur un pied d'égalité avec les autres modes de transport est demeuré l'un des plus grands obstacles. Tant que les conditions de concurrence entre les différents modes, voie navigable, rail, air et route, ne sont pas harmonisées, les chemins de fer subissent un désavantage concurrentiel. Les problèmes à considérer sont l'internalisation des coûts externes (environnement et santé publique, y compris le coût des accidents) dans les mécanismes de tarification, l'égalité du régime fiscal (T.V.A., ventes hors taxes et droits d'accises sur les huiles minérales), l'harmonisation de la législation sociale et l'application uniforme des règles sur le temps de travail » (7 ( * )).

Les institutions communautaires ont pris conscience de ce problème et la Commission européenne a récemment publié un livre vert intitulé : « Vers une tarification équitable et efficace dans les transports » (7 ( * )). Dans ce document, la Commission fait notamment valoir que, chaque année, les encombrements coûtent à l'Union européenne environ 2 % de P.I.B., les accidents 1,5 % et la pollution de l'air et le bruit au moins 0,6 %, soit au total 250 milliards d'Ecus. La Commission observe que 90 % de ces coûts sont imputables aux transports routiers.

Dans ces conditions, la Commission formule un certain nombre de propositions visant à rapprocher la tarification des coûts réels. Elle suggère, par exemple, l'introduction de redevances au kilomètre mesurées électroniquement et calculées en fonction des dégâts causés à l'infrastructure et éventuellement d'autres paramètres (pour les poids lourds), l'introduction d'un péage dans les zones encombrées ou sensibles, l'introduction de taxes sur les carburants modulées en fonction de la qualité des carburants...

Naturellement, un livre vert a d'abord vocation à permettre un débat sur un sujet et ne contient par définition aucune mesure normative. Néanmoins, cette initiative démontre la prise de conscience actuelle des déséquilibres existant dans la compétition entre les différents modes de transport.

Au niveau français, un récent rapport du commissariat général du plan consacré à ce problème, propose une forte augmentation - voire un doublement - de la T.I.P.P. (Taxe Intérieure sur les Produits Pétroliers) sur le carburant des poids lourds, le gazole (7 ( * )). Il est important que ces réflexions puissent conduire à des solutions concrètes. Votre rapporteur n'est pas favorable aux méthodes de contraintes visant à résoudre les problèmes de congestion de certaines routes par des interdictions pures et simples de circuler, sauf dans certaines zones très spécifiques. En revanche, des mécanismes incitatifs peuvent permettre de rééquilibrer les conditions de concurrence entre le rail et la route.

Pour autant, il est illusoire de croire que ce rééquilibrage permettra à lui seul au chemin de fer de regagner des parts de marché importantes. En effet, la concurrence rail-route pour les marchandises concerne essentiellement le transport à longue distance, généralement sur autoroute à péage, de sorte qu'elle n'est théoriquement pas déloyale (si l'on exclut le problème des fraudes à la réglementation). Surtout, le transport ferroviaire ne profitera de ce rééquilibrage que s'il est à même d'améliorer sa qualité de service et de répondre aux attentes de ses clients.

3. L'absence de volet social

Dans le contexte actuel de libéralisation et de multiplication des échanges entre Etats membres de la Communauté, il paraît souhaitable qu'une réflexion soit conduite sur la nécessité éventuelle d'une harmonisation sociale, particulièrement en ce qui concerne la durée du temps de travail. En novembre 1993, le Conseil des ministres de l'Union européenne a adopté une directive concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail (7 ( * )) . Toutefois, cette directive ne s'applique pas au secteur des transports. La Commission européenne a alors souhaité que les comités paritaires (composés de représentants des employeurs et des salariés) négocient des dispositions particulières. Le comité paritaire des chemins de fer, malgré de longues négociations, n'est pas parvenu jusqu'à présent à un accord. Récemment, le comité a repris la négociation en examinant comment appliquer la directive générale aux personnels des compagnies ferroviaires dont les tâches ne sont pas considérées comme « spécifiques » (les tâches des conducteurs sont, par exemple, considérées comme « spécifiques »).

Il est important qu'un tel volet social puisse être mis en place pour éviter que l'ouverture progressive à la concurrence ne conduise au développement de « pavillons de complaisance » exploitant l'absence de normes minimales en matière sociale.

* (3) Document de politique de la C.C.F.E. quant à la proposition de la Commission pour une directive du Conseil modifiant la directive du Conseil 91-440 sur le développement des chemins de fer communautaires, 13 novembre 1995.

* (5) Livre vert présenté par la Commission le 20 décembre 1995, COM (95) final.

* (7) Transports : le prix d'une stratégie, Atelier présidé par Alain Bonnafous, Commissariat général du Plan.

* (9) Directive 93-104 du 23 novembre 1993

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page