II. LA VOLONTÉ POLITIQUE : CONDITION D'UN NOUVEL ÉLAN POUR LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE COMMUNE

A. LE JEU AMBIGU DES DIPLOMATIES NATIONALES

Chacun des Etats-membres stigmatise régulièrement l'impuissance de l'Union à affirmer une présence forte sur la scène internationale et proteste de son attachement à la coopération à Quinze ; il rejette avec non moins de régularité le défaut de progrès sur la mauvaise volonté de ses autres partenaires. Ce leitmotiv, devenu une rhétorique familière dans les enceintes européennes, masque mal aujourd'hui malentendus, et même opposition entre les Quinze. Quant à la France, son engagement en faveur d'une politique étrangère commune ne ferait pas de doute s'il ne s'accompagnait d'ambiguïtés qu'il importe de lever.

1. Des volontés hétérogènes

L'Union certes ne constitue pas un ensemble homogène. Dans l'ordre économique les différences touchent au degré de développement. Les politiques communautaires mises en place notamment par le biais des fonds structurels ont d'ailleurs réussi à corriger en partie les inégalités de départ. Cependant en matière de politique étrangère ce ne sont pas des différences de degré mais des différences de nature qui séparent les Etats-membres. L'inégalité flagrante des réseaux diplomatiques de chacun des Etats-membres atteste cette disparité des ambitions diplomatiques au sein même de l'Union.

La volonté et la capacité de conduire une diplomatie sur un plan réellement international signalent la principale ligne de partage entre deux groupes de pays au sein de l'Union. Leur démographie, le poids de leur économie, mais aussi une longue tradition diplomatique, autant d'éléments qui destinent la France, l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, le Royaume-Uni à assumer des responsabilités à l'échelle du monde. Mais cette première ligne de partage est encore trop schématique et paraît loin d'épuiser l'infinie variété des sensibilités au sein de chacun des deux groupes de pays.

a) Un premier groupe de pays : des diplomaties spécialisées

Ces pays n'ont certes pas renoncé à des ambitions internationales mais leur champ d'intérêt a tendu à se spécialiser à un domaine particulier ou une zone géographique circonscrite. Ainsi les anciennes puissances coloniales continuent de porter un intérêt marqué pour leurs anciens territoires émancipés.

Un passé commun, la présence sur le sol national de communautés étrangères issues de ces anciennes possessions, expliquent sans doute au-delà de la période de l'indépendance, la pérennité de liens parfois, d'ailleurs, tendus. Que l'on songe par exemple aux relations entre les Pays-Bas et l'Indonésie ou entre la Belgique et le Zaïre.

L'héritage colonial constitue sans doute pour l'Union un facteur d'ouverture mais il peut également présenter le risque de concentrer la politique étrangère sur un problème particulier au risque de borner trop étroitement le champ d'horizon de la diplomatie européenne. Ainsi la question, certes préoccupante, de Timor mise en avant par les Portugais à la veille du Sommet Europe-Asie de Bangkok n'apparaissait pas à la mesure des enjeux que présentait le succès de cette réunion. Dans la circonstance les Européens ont su cependant conjurer le risque d'une désaffection de l'Indonésie.

Tropisme des relations avec les anciennes colonies pour certains Etats-membres, priorité accordée aux droits de l'homme pour les autres.

Cette préoccupation caractérise plus particulièrement la diplomatie des pays scandinaves. Sans doute l'attachement aux droits de l'homme et aux libertés constitue le bien commun le plus précieux de l'Union. Ces valeurs partagées forment avec le maintien de la paix les ressorts ultimes de la construction européenne. La défense des droits de l'homme devait nécessairement, dans cette perspective, occuper un volet conséquent de la diplomatie européenne.

Mais votre rapporteur l'a déjà beaucoup souligné, la mise en avant des valeurs et droits fondamentaux s'inscrit trop souvent dans une vision excessivement réductrice des relations internationales. La traduction sur le terrain de cette diplomatie par ailleurs essentiellement déclaratoire, l'intervention humanitaire, apporte le meilleur témoignage de cette ambiguïté. L'exemple yougoslave l'a montré, l'humanitaire peut servir de caution à l'inaction en portant remède à un mal que la communauté internationale n'a pas su ou voulu prévenir. Aussi, une réelle politique étrangère commune ne saurait-elle se réduire au seul volet humanitaire.

b) Les ambiguïtés des ambitions européennes des « grands » pays de l'Union

Incontestablement les pays du second groupe placent leurs préoccupations internationales sur une échelle plus large. Mais ici encore les champs d'intérêt paraissent loin de former un ensemble homogène. Par ailleurs si ces cinq pays disposent pour conduire une politique internationale, tantôt des moyens adéquats, tantôt d'une réelle volonté, ils ne conjuguent pas forcément la seconde aux premiers.

Sans doute retrouve-t-on dans les priorités des politiques étrangères de ces pays, les tropismes des liens tissés avec les anciennes colonies : la France et l'Afrique, le Royaume-Uni et le Commonwealth, l'Espagne et l'Amérique latine. Ces rapports, malgré leur force, n'ont toutefois pas revêtu un caractère exclusif.

De façon plus préoccupante au regard de la mise en oeuvre d'une politique étrangère commune, les Etats n'ont pas toujours su accorder leurs moyens et leur volonté. Ainsi le poids économique et le rayonnement culturel de l'Allemagne lui permettraient de peser de façon décisive sur la scène diplomatique. Cependant, malgré quelques avancées, les réticences de ce pays à s'engager résolument dans le cadre d'opérations de maintien de la paix conduites sous l'égide des Nations Unies, restent un frein à l'exercice d'une réelle influence mondiale.

Pour le Royaume-Uni la situation semble plus complexe et presque inversée par rapport à l'Allemagne ; Londres n'a pas renoncé à jouer un rôle sur la scène internationale mais ne dispose pas toujours des moyens financiers et militaires à la mesure de ses ambitions. Par ailleurs le Royaume-Uni se montre régulièrement hostile à une coopération politique européenne plus poussée.

L'Italie, l'Espagne ne paraissent pas très éloignées de la situation britannique mais ces pays affichent quant à eux leur attachement à une politique étrangère commune. La France s'inscrit, elle aussi sur une même ligne. Mais sa position n'est pas toujours sans ambiguïté et éveille parfois les soupçons de nos partenaires.

Aussi convient-il de s'interroger maintenant sur l'attitude de notre pays à l'égard de la politique étrangère commune.

2. La position de la France : toutes les ambiguïtés n'ont pas été levées

A vrai dire, si les progrès accomplis dans la mise en oeuvre d'une politique étrangère commune doivent beaucoup à la France et s'inscrivent d'ailleurs dans une action poursuivie de longue date, les intentions de notre pays mériteraient sans doute d'être clarifiées et l'adaptation de notre dispositif diplomatique, amélioré.

a) Les incertitudes

Sans doute la France conserve-t-elle encore aujourd'hui une capacité d'initiative décisive pour le renforcement de la coopération européenne. Cependant les propositions françaises ne sont pas toujours très bien perçues par nos partenaires. D'une part la volonté européenne de la France n'est pas toujours exempte d'une certaine ambiguïté. D'autre part notre pays n'apparaît plus aujourd'hui, comme il l'a longtemps été, au coeur de la majorité européenne.

L'ambiguïté de la position française, si l'on veut bien y revenir un instant, se manifeste dans les motivations souvent invoquées dans le débat national pour justifier l'intérêt d'une politique étrangère commune. Ne s'agit-il pas d'abord d'utiliser le levier européen, et la puissance financière qu'il confère, pour redonner à la France l'influence qu'elle ne peut plus exercer seule ?

Votre rapporteur n'aura certes pas la naïveté de discuter la pertinence de ce puissant ressort du soutien que notre pays apporte à l'Europe. Toutefois, trop souvent l'Europe se voit assigner une fonction purement instrumentale ; on attend de nos partenaires qu'ils cautionnent et soutiennent des vues élaborées dans l'ombre des cabinets ministériels français. Du moins est-ce souvent ainsi que sont perçues les positions françaises. Les clichés ont la vie dure et le soupçon d'un retour à l' « impérialisme » français peut se rallumer sans mal.

Cette caricature injuste est souvent le fait de pays pour qui l'inaction tient lieu de méthode dans le domaine de la politique étrangère. Encore faut-il ne pas y donner prise et pratiquer davantage la concertation . L'analyse de nos intérêts nationaux doit mieux prendre en compte les perspectives européennes et les positions de nos partenaires ; cette démarche certes est engagée dans de nombreux pans de notre action diplomatique mais il faut la conforter et la poursuivre.

Une évolution apparaît d'autant plus souhaitable que l'effet démultiplicateur dont notre action diplomatique peut bénéficier à travers une politique étrangère commune, se justifie de moins en moins aujourd'hui. En effet l'influence française a longtemps reposé sur notre capacité à fédérer autour de nos positions une majorité d'Etats-membres.

La France ne figure plus désormais aussi souvent au coeur de la majorité européenne . Tandis que, comme l'ont montré les difficultés d'application des accords de Schengen, certains contentieux sur des questions essentielles (et notamment la politique à adopter sur les problèmes de la drogue) nous opposent à certains de nos voisins, la réprobation par une majorité d'Etats-membres des essais nucléaires français a souligné les limites d'une solidarité européenne.

La France doit cependant conjurer toute tentation de repli sur soi et retrouver les conditions de son rayonnement en Europe. Il en va des progrès de la coopération au sein de l'Union. L'histoire en porte en effet le témoignage : la capacité d'initiative française reste le ressort essentiel de la construction européenne.

b) Jouer le jeu de la coopération européenne et améliorer notre dispositif diplomatique

Comment la France peut-elle regagner cette position décisive au centre de la construction européenne ? Sans doute, notre pays doit-il en premier lieu jouer pleinement le jeu de la coopération au sein des instances de l'Union. Sans doute encore, faut-il mieux adapter notre dispositif diplomatique aux nécessités d'une politique étrangère commune. Cette double orientation n'est pas hors de portée ; il appartient en effet à la France, sous sa seule responsabilité, de la mettre en oeuvre.

La France n'exerce pas encore toute l'influence dont elle pourrait disposer au sein des institutions européennes. Un exemple, seulement, permettra de le montrer. Sait-on ainsi que le Royaume-Uni est le seul pays de l'Union à communiquer une part substantielle de ses télégrammes diplomatiques au secrétariat général du Conseil ? Apparent paradoxe pour un Etat membre qui s'est rarement signalé par sa ferveur européenne : les Britanniques influencent en amont avec discrétion mais efficacité le travail du secrétariat du Conseil et, partant, les positions de la présidence. En effet, les documents fournis ne constituent pas seulement une précieuse source d'information pour le secrétariat, ils orientent ainsi, dans une certaine mesure, son analyse de la situation internationale. Or, les notes préparées par cet organe servent souvent de base à la position défendue par le pays assurant la présidence de l'Union et à la discussion au sein du Conseil.

Une attitude moins restrictive de la France dans la diffusion de l'information lui permettrait peut-être de peser davantage sur les travaux du Conseil.

En second lieu, le dispositif diplomatique français appellerait sans doute quelques adaptations. Les structures du ministère des Affaires étrangères reproduisent en effet la dualité consacrée par le traité de Maastricht entre politiques communautaires extérieures et politique étrangère commune avec les problèmes de coordination et de cohérence que l'on a déjà soulignés. Il existe en effet aux côtés de la direction des Affaires économiques et financières compétentes pour le premier pilier un service de la PESC rattaché à la direction des affaires politiques. Tandis que le SGCI 14 ( * ) assure la coordination interministérielle des positions françaises en matière communautaire, il n'existe pas, au sein même du Quai, une véritable instance coordinatrice entre questions politiques et questions économiques européennes. Dans la pratique, les inconvénients de cette lacune ont pu être surmontés ; mais au moment où dans le cadre de la Conférence de Turin, les Quinze s'efforcent d'améliorer la cohérence de la politique étrangère de l'Union, le dispositif interne français pourrait être revu.

* 14 Secrétariat général du Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page