III. LES HYPOTHÈSES ALTERNATIVES

Quatre hypothèses paraissent envisageables pour remplacer le mode de scrutin actuel : le scrutin majoritaire, le scrutin proportionnel mixte régional et national, le scrutin purement régional et le scrutin proportionnel dans le cadre de quelques grandes circonscriptions.

A. LE SCRUTIN MAJORITAIRE

La modification la plus radicale du mode de scrutin actuel consisterait à introduire le scrutin majoritaire tel qu'il est pratiqué en Grande-Bretagne depuis l'adhésion de ce pays à la Communauté européenne. Dans le cadre actuel, le scrutin ne pourrait comporter qu'un tour, dans la mesure où l'Acte de 1976 qui mentionne le scrutin à deux tours comme une possibilité, enferme la procédure électorale dans une période comprise entre le jeudi et le dimanche de la même semaine. La mise en oeuvre d'un scrutin à deux tours impliquerait donc une modification de la décision du Conseil de 1976.

Ce mode de scrutin impliquerait le découpage du territoire français en 87 circonscriptions qui ne pourraient correspondre, même de manière approximative, au cadre départemental, compte tenu des déséquilibres démographiques entre départements. En revanche, les circonscriptions pourraient être obtenues par regroupement de circonscriptions législatives. Un tel découpage conduirait à l'apparition de circonscriptions entièrement nouvelles. L'une des principales difficultés d'un tel mode de scrutin est qu'il faudrait reprendre entièrement le découpage après chaque élargissement de l'Union européenne dans la mesure où le nombre de représentants français serait appelé à diminuer.

Naturellement, ce mode de scrutin est celui qui rapprocherait le plus l'élu de l'électeur. Toutefois, dans le cadre européen, ce rapprochement resterait limité, chaque parlementaire étant élu en moyenne par 450.000 personnes dans des circonscriptions très vastes. Par ailleurs, on a vu que la vertu traditionnelle du scrutin majoritaire - la constitution d'une majorité large - présentait peu d'intérêt dans le cadre du Parlement européen. En réalité, le véritable progrès qu'entraînerait l'adoption d'un tel mode de scrutin serait dans la possibilité offerte aux électeurs de sanctionner le parlementaire au terme de son mandat. L'élu européen deviendrait ainsi véritablement responsable devant les citoyens. Compte tenu de la distance qui sépare le Parlement européen des citoyens, seul le scrutin majoritaire serait à même de faire naître une telle responsabilité.

Cependant, outre les difficultés pratiques déjà évoquées d'une telle solution, ce mode de scrutin ne permet pas la représentation de l'ensemble des forces politiques du pays, alors même que le fonctionnement du Parlement européen ne nécessite pas l'apparition d'une ample majorité. Si même une telle majorité était souhaitable, elle serait problématique à réaliser, les élections européennes conduisant à la juxtaposition de quinze débats nationaux largement dépendants de la situation intérieure de chaque pays.

Par ailleurs, l'adoption d'un tel mode de scrutin irait à l'encontre de la mise en oeuvre d'une procédure électorale uniforme, quatorze Etats membres ayant pour l'heure mis en oeuvre un scrutin proportionnel. Il est toutefois vrai que, indépendamment de la réforme éventuelle du mode de scrutin français, la réalisation d'une telle procédure électorale uniforme paraît aujourd'hui bien hypothétique.

B. LE SCRUTIN PROPORTIONNEL MIXTE RÉGIONAL ET NATIONAL

Il s'agirait de mettre en place un système attribuant une partie des sièges dans le cadre régional et une autre partie dans le cadre national.

·  En 1988, MM. Adrien ZELLER, Edmond ALPHANDERY et 45 autres députés ont déposé une proposition de loi (6( * )) visant à attribuer deux tiers des sièges dans le cadre des régions et un tiers des sièges dans le cadre du système actuel de liste nationale (cette proposition a été déposée avant que le nombre de parlementaires français passe de 81 à 87). L'objectif de cette proposition de loi était de rapprocher les citoyens de l'Europe tout en leur permettant " d'identifier à côté de leurs préoccupations plus quotidiennes, les engagements nationaux ".

Dans le système proposé par ces députés, certaines régions ne devaient bénéficier que d'un siège qui devait donc être pourvu au scrutin uninominal majoritaire. Les citoyens devaient être appelés à voter deux fois : une fois pour une liste nationale et une fois pour une liste régionale. Le seuil de 5% aurait été supprimé, le mode de scrutin devant permettre à lui seul de limiter le phénomène de dispersion des voix.

·  Plus récemment, la commission mise en place par le Mouvement européen pour étudier la réforme du mode de scrutin a étudié une hypothèse similaire, sans toutefois la retenir. La possibilité envisagée conduirait à attribuer 70 sièges dans le cadre régional et 14 sièges au niveau national (3 sièges étant réservés à l'Outre-mer). Le mode de scrutin serait la représentation proportionnelle au plus fort reste.

Dans ce système, les électeurs ne voteraient qu'une fois, pour une liste régionale. Les sièges nationaux seraient répartis de la manière suivante :

- établissement du nombre de voix obtenues sur l'ensemble du territoire national pour les listes portant la même étiquette et ayant passé entre elles un accord d' " apparentement " ;

- calcul pour chaque ensemble de listes apparentées du nombre moyen de voix par élu ;

- attribution des 14 sièges successivement à chacune des listes qui a la plus forte moyenne de voix par député.

Quelle que soit l'hypothèse retenue, ce mode de scrutin permet de compenser les effets majoritaires induits par l'existence de circonscriptions grâce à l'attribution de sièges au niveau national. Surtout, il permet le maintien d'un débat national sur l'Europe à l'occasion des élections européennes.

Cependant, la complexité de ce système totalement étranger aux habitudes françaises conduit à s'interroger sur les effets qu'il pourrait avoir sur une participation électorale déjà peu élevée. Par ailleurs, il n'est pas certain que la mise en place de deux types d'élus au Parlement européen soit conforme à la Constitution.

C. LE SCRUTIN RÉGIONAL

Le scrutin pourrait se dérouler intégralement dans le cadre des 22 régions actuelles. 84 sièges seraient répartis entre les régions en fonction de la démographie, trois revenant à l'Outre-mer.

·  En 1992, MM. Alain LAMASSOURE et Charles MILLON ont déposé une proposition de loi visant à mettre en oeuvre ce mode de scrutin (7( * )).

·  La commission mise en place par le Mouvement européen s'est récemment prononcée, après avoir examiné plusieurs autres solutions, pour ce mode de scrutin dans le cadre des 22 régions métropolitaines, trois sièges étant réservés à l'Outre-mer.

Une fois le principe du scrutin proportionnel dans le cadre régional retenu, diverses modalités peuvent être envisagées. La répartition des restes peut être faite à la plus forte moyenne ou au plus fort reste selon qu'on souhaite éviter la dispersion ou favoriser les petites listes.

Dans leur proposition de loi, MM. LAMASSOURE et MILLON ont suggéré que, dans les circonscriptions ayant plusieurs représentants à élire, on mette en place le vote préférentiel, c'est-à-dire la possibilité pour l'électeur de modifier l'ordre des candidats sur les listes qui lui sont proposées.

Ce système permettrait évidemment une plus grande personnalisation du scrutin et renforcerait le rôle de l'électeur. Son principal défaut est de déplacer l'enjeu de l'élection à l'intérieur de chaque liste.

Dans le système défendu par la commission du Mouvement européen, la répartition des sièges se ferait de la manière suivante :

Régions

Population

Nombre de sièges

Base démographique par siège

Ile-de-France

10.660.554

16

666.284

Rhône-Alpes

5.350.701

8

668.837

Provence-Côte d'Azur

4.257.907

6

709.651

Nord-Pas-de-Calais

3.965.058

6

660.843

Pays de Loire

3.059.112

5

611.822

Aquitaine

2.795.830

4

698.957

Bretagne

2.795.638

4

698.909

Midi Pyrénées

2.430.663

4

607.665

Centre

2.371.036

3

790.345

Lorraine

2.305.726

3

768.575

Languedoc-Roussillon

2.114.985

3

704.995

Picardie

1.810.687

3

603.562

Haute-Normandie

1.737.247

3

579.082

Alsace

1.624.372

2

812.186

Bourgogne

1.609.153

2

804.576

Poitou-Charentes

1.595.081

2

797.540

Basse-Normandie

1.391.318

2

695.659

Champagne-Ardennes

1.347.848

2

673.924

Auvergne

1.321.214

2

660.607

Franche-Comté

1.097.276

2

548.638

Limousin

722.850

1

722.850

Corse

249.736

1

249.736

Population métropolitaine totale

56.613.992

 
 

Source : " Réformer le mode de scrutin européen ", rapport de la commission présidée par JC. CASANOVA, Mouvement européen - France, La lettre des Européens, hors série n° 1, juin 1996

La première réflexion qui s'impose à la lecture d'un tel tableau est que le scrutin proportionnel serait très sérieusement mis à mal dans un tel système. Quelle signification peut bien avoir la représentation proportionnelle dans une circonscription où deux sièges seulement doivent être pourvus ? A titre de comparaison, pour les élections sénatoriales, le scrutin est proportionnel dans les départements où cinq sièges au moins sont à pourvoir.

Certes, on peut envisager certains correctifs qui conduiraient à limiter le nombre de régions qui se verraient attribuer deux sièges, mais le principe de la représentation proportionnelle serait néanmoins remis en cause. Deux régions seraient même soumises au scrutin majoritaire puisqu'elles ne bénéficieraient que d'un siège. En outre, ce phénomène devrait être accentué à l'occasion des futurs élargissements de l'Union européenne, qui conduiront nécessairement à une réduction du nombre de représentants français au Parlement européen.

Par ailleurs, ce mode de scrutin risque de faire disparaître les enjeux proprement européens de l'élection au profit de débats sur la défense de telle ou telle région auprès des institutions européennes. Les parlementaires européens ne cesseront-ils pas d'être les représentants de la France pour devenir ceux de la Bretagne, de la Corse ou du Limousin ? D'ores et déjà, certaines régions d'Europe ont ouvert des représentations à Bruxelles afin de défendre directement leurs intérêts sur certains dossiers, par exemple les fonds structurels. On peut se demander s'il est souhaitable que ce phénomène soit accentué par la réforme du mode de scrutin.

Malgré les défauts immédiatement perceptibles de ce mode de scrutin, il convient de s'interroger sur sa pertinence en ce qui concerne le rapprochement entre l'électeur et l'élu, souvent évoqué pour justifier la réforme du mode de scrutin. L'élection dans le cadre national conduit à laisser aux organes dirigeants des partis politiques une grande marge de manoeuvre pour la constitution des listes, au risque de voir privilégier des critères sans rapport avec le mandat à exercer. On peut toutefois se demander si la régionalisation du scrutin améliorerait sensiblement la situation dans ce domaine en l'absence de véritable possibilité de sanction de l'élu par l'électeur. Ne risque-t-on pas de voir simplement les organes régionaux des partis prendre le relais des organes nationaux ?

Dans son rapport, la commission mise en place par le Mouvement européen et présidée par M. Jean-Claude CASANOVA fait valoir que " les candidats devront nécessairement avoir un ancrage territorial et bénéficier, indépendamment de leur appartenance politique au plan national, d'une certaine notoriété au plan local, ou du moins régional. " Il est clair que cet ancrage devrait être le principal apport d'un tel mode de scrutin. Cependant, la même commission recommande d'interdire strictement le cumul d'un mandat de parlementaire européen et d'un autre mandat parlementaire ou d'une fonction exécutive dans une collectivité territoriale. Dans ces conditions, ne peut-on craindre que l'objectif d'ancrage territorial et de notoriété de l'élu européen ne soit réduit à peu de choses ? Il s'agit de l'une des difficultés essentielles que pose le mandat de parlementaire européen.

L'organisation du Parlement européen est aujourd'hui adaptée à la situation de parlementaires élus sur liste nationale et n'ayant pas de compte à rendre à leurs électeurs. Ainsi, les parlementaires sont invités à participer à de multiples réunions de groupes et de commissions, en plus des sessions plénières qui, elles-mêmes, tendent à se multiplier. Le calendrier des travaux du Parlement européen est conçu de telle manière que la participation à ces travaux occupe à temps plein un parlementaire consciencieux. Aussi, la proximité de l'électeur, source de légitimité, paraît-elle incompatible avec la participation à la vie d'une institution dont les activités semblent s'étendre sans répit.

Enfin, il convient de signaler que le seul Etat comparable par la taille à la France et ayant opté pour un découpage en circonscriptions - l'Italie - a choisi de créer cinq circonscriptions seulement (8( * )).

En définitive, le choix d'un mode de scrutin dans le cadre des 22 régions actuelles présente de lourds inconvénients pour qui est attaché à l'idée que les élus européens sont les représentants de la France tout entière au Parlement européen.

Il convient désormais de s'interroger sur la possibilité de créer en France quelques grandes circonscriptions pour les élections européennes, qui permettraient peut-être de limiter les inconvénients du mode de scrutin régional.

D. LE SCRUTIN PROPORTIONNEL DANS DE GRANDES CIRCONSCRIPTIONS

Pour limiter les inconvénients précédemment évoqués du mode de scrutin dans le cadre des 22 régions actuelles, on envisage parfois le découpage de la France en grandes circonscriptions électorales, dont le nombre pourrait être compris entre cinq et dix, et regroupant plusieurs régions administratives. Le scrutin demeurerait véritablement proportionnel, les électeurs devant élire plus d'une dizaine de représentants dans chaque circonscription. L'écueil de la résurgence du débat sur l'Europe des régions serait fortement atténué dans ce cadre. La représentation des courants minoritaires continuerait en outre à être assurée.

En fait, le principal défaut de ce système est de n'avoir aucun avantage par rapport au mode de scrutin actuel, tout au moins au regard des objectifs évoqués par votre rapporteur : servir les intérêts de la France au Parlement européen, donner davantage de légitimité à la construction européenne.

Le rapprochement entre l'élu et l'électeur ne serait aucunement assuré, les listes continueraient d'être constituées selon les mêmes principes qu'actuellement. Si, par exemple, le territoire métropolitain était divisé en huit circonscriptions, chacune d'entre elles comprendrait environ sept millions d'habitants, chargés d'élire une dizaine de députés européens. L'intérêt d'une telle évolution en termes de responsabilisation des élus paraît donc limité. En revanche, le débat national sur l'Europe que permet le mode de scrutin actuel pourrait être altéré par ce découpage du territoire.

En définitive, on peut se demander s'il est vraiment indispensable de modifier le mode de scrutin au profit d'un système aussi semblable au cadre actuel.

Au terme de cet examen, au cours duquel votre rapporteur a souhaité évoquer davantage les principes que les modalités techniques, il apparaît qu'aucun mode de scrutin ne paraît présenter d'avantage décisif pour atteindre les objectifs évoqués par votre rapporteur. Le mode de scrutin actuel n'est pas satisfaisant, mais chacune des hypothèses alternatives présente des défauts importants ou n'apporte aucune véritable amélioration à la situation présente.

L'élection européenne et le Parlement européen présentent des spécificités telles qu'aucun mode de scrutin ne semble à lui seul en mesure de remédier à la faiblesse persistante de l'institution européenne élue au suffrage universel : sa légitimité encore fragile. Neuf Etats de l'Union européenne sur quinze ont opté pour le scrutin dans le cadre d'une circonscription nationale unique et semblent se satisfaire d'un tel système. La légitimation du Parlement européen et de ses membres ne passe-t-elle pas aujourd'hui davantage par une évolution de son organisation, de son fonctionnement, plus que par une réforme du système électoral français ?

Depuis de nombreuses années, votre rapporteur est convaincu que l'élection au suffrage universel des parlementaires européens aurait dû être accompagnée de la rédaction d'une " loi fondamentale " définissant les compétences exactes du Parlement européen, précisant clairement ce qu'il peut faire et ce qu'il ne peut pas faire.

Faute d'un tel texte, les citoyens ne sont guère à même de percevoir l'influence que peut avoir leur vote à l'occasion des élections européennes, pour lesquelles l'enjeu n'est pas de constituer une majorité de gouvernement.


Au cours des dernières décennies, le Parlement européen a eu tendance à étendre constamment le champ de ses activités, brouillant par là-même l'image qu'il donnait de lui-même.

Ce débordement s'est traduit ces dernières années par la multiplication des sessions additionnelles à Bruxelles, qui s'ajoutent aux sessions tenues à Strasbourg. Il a également pris la forme d'une multitude de résolutions dans les domaines les plus variés, en l'absence de toute compétence inscrite dans leTraité. Pour prendre un exemple récent, au cours de sa session de septembre 1996, le Parlement européen a notamment adopté des résolutions sur la situation à Chypre, au Burundi et en Indonésie, sur l'incarcération en Russie de M. Alexander NIKITINE, sur les sanctions contre les homosexuels en Roumanie et sur l'expulsion des immigrés illégaux en Europe, tous sujets fort intéressants, mais sur lesquels le Parlement européen ne dispose d'aucune compétence dans le Traité sur l'Union européenne.

Dans ces conditions, on peut se demander si la difficulté de combiner un enracinement local avec un mandat de parlementaire européen ne provient pas de cette incertitude qui entoure le champ des compétences du Parlement européen.

Le renforcement de la légitimité de l'institution parlementaire européenne pourrait donc passer par une définition plus claire de ses compétences, qui donnerait une visibilité plus grande à ses travaux. Il s'agit d'un sujet qui dépasse le cadre de ce rapport et mériterait une analyse approfondie. Quoi qu'il en soit, la modification du mode de scrutin aux élections européennes, malgré son caractère intellectuellement séduisant, ne semble pas à même d'apporter un progrès significatif dans le renforcement de la légitimité du Parlement européen.

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