2. Marché international et marché intérieur sont complémentaires

Le marché mondial de la construction navale se caractérise par l'intensité de la concurrence qui y sévit.

La répartition géographique de la production se déplace vers la zone asiatique. L'ensemble Japon - République de Corée représentait, en 1980, près de 45 % de la production mondiale. Il compte, en 1995, pour plus de 60 %. Sur la même période, l'Europe de l'Ouest passe de 31 % de la production mondiale en 1980, à 22,5 % en 1995.

Cette prédominance asiatique est renforcée par les stratégies d'investissement et de décentralisation japonaise ou coréenne en Asie, qui renforcent l'importance des liens au sein du bloc asiatique. De façon analogue, les rachats par le norvégien Kvaerner de chantiers finlandais et allemands participent également d'une logique continentale européenne, laquelle laisse la France en marge.

Un marché sur capacitaire ne devrait pas permettre à une puissance nouvelle de s'insérer. Or, depuis plus de vingt ans, qu'il s'agisse des chantiers coréens, chinois ou bien encore de la reconversion des chantiers américains ou des pays de l'Est, des entrées sur le marché ont lieu.

Sur le marché international, deux facteurs de différenciation sont déterminants :

- l'avantage coût, qui détermine l'entrée sur le marché des navires à faible technologie. Ce paramètre explique, en partie, l'apparition de pays comme la Corée du Sud au début des années quatre-vingt, ou la Chine aujourd'hui (3ème constructeur en 1997). Il comprend à la fois les coûts d'approvisionnements, salariaux et les différentiels de taux de change ;

- l'avantage technologique intervient sur les segments plus complexes, tels que les paquebots, les transporteurs de gaz, les chimiquiers, ou bien encore les navires à grande vitesse.

Les marchés nationaux, plus captifs, sont un complément au marché international. Ils assurent la cohérence d'une politique de filière et une demande intérieure aux constructeurs navals, grâce aux commandes militaires, lorsque le marché international est déprimé.

2.1 Sur le marché international, les coûts et les facteurs technologiques sont discriminants

Les coûts de production et les taux de change déterminent la compétitivité-prix des chantiers.

2.1.1 Les coûts de production

Les coûts de construction se partagent, dans le cas standard d'un pétrolier double coque, pour

- 60 % en coût d'approvisionnement (dont environ 20 % pour l'acier et 40 % en équipements navals) ;

- pour 30 % en coût du travail ;

- et pour 10 % en autres coûts (de conception, par exemple).

2.1.1.1 Les coûts d'approvisionnement : le succès de l'intégration japonaise

La construction navale est avant tout une activité d'assemblage. Sur les coûts d'approvisionnement, les différences entre pays proviennent en grande partie du volume de production national. Interviennent, ensuite, d'autres facteurs, comme la qualité des aciers et des équipements fournis, ou la capacité des chantiers à utiliser de façon optimale les plaques d'aciers ou équipements fournis. L'exemple japonais illustre les gains que peut tirer un pays de la rationalisation de son système productif.

Le Japon compense un désavantage coût en matériaux de l'ordre de 20 % en rationalisant l'utilisation des plaques d'acier, et en centralisant les achats en équipements navals.

Le chantier japonais utilise, par exemple, une plaque d'acier à 95 %, soit 5 % de perte par plaque, contre 8 % de perte en Corée. De plus, la gestion en flux tendus par les constructeurs japonais réduit les stocks en moyenne à 3 jours, contre parfois plus de 2 mois en Corée du Sud. La centralisation des sources d'approvisionnement, communes aux chantiers japonais, limite également le coût réel de l'acier au Japon.

Les équipements navals représentent plus de 30 % du coût pour un navire peu sophistiqué, plus de 50 % pour un navire à plus haute valeur ajoutée, et jusqu'à 70 % pour un navire de guerre. Compte tenu du poids des équipements dans le prix de revient d'un navire, le Japon a favorisé, depuis 1987, une croissance simultanée de sa construction navale et de son industrie d'équipementiers. Il est autosuffisant en équipements à 80 %, contre environ 40 % pour la Corée du Sud. Les efforts japonais se dirigent aujourd'hui vers une harmonisation encore plus forte entre les secteurs de la construction navale et des équipementiers. Par la standardisation des moteurs, les chantiers engendrent des effets d'apprentissage. Cette complémentarité est de plus accentuée par la mise en place de systèmes intégrés électroniques, reliant directement les chantiers et les fournisseurs.

2.1.1.2 Le coût du travail : les exemples français, japonais et coréens

Le coût du travail représente de 30 à 40 % du coût total selon le type de navire. Les estimations de la commission européenne, en 1996, font apparaître le désavantage coût auquel font face la France ou le Japon.

Source : Van Holst & Koppies (consultant hollandais) et Maritime Économie Research Centre (MERC) pour la commission des Communautés Européenne (CEE-DG I Relations Économiques Extérieurs - Nov. 1996)

Le Japon et la France connaissent un désavantage coûts salariaux dans la construction navale vis-à-vis de leurs principaux concurrents.

Une relation inverse apparaît entre l'évolution du carnet de commandes français, et l'évolution du coût du travail depuis 1984.

Source : commission Européenne et Lloyd's Register pour le carnet de commandes.

Le désavantage en termes de coûts salariaux doit cependant être relativisé. Ils prennent en effet une part décroissante dans le prix de revient des navires, à mesure que leur sophistication croît. C'est généralement sur les coûts salariaux et l'effet de construction en grandes séries que les nouveaux pays constructeurs jouent pour entrer sur un marché. Par la suite, avec la croissance d'un pays, la tendance à l'égalisation des revenus conduit les pays à se spécialiser sur des secteurs de plus en plus technologiques.

La Corée du Sud connaît encore aujourd'hui un avantage coût, même s'il s'est largement réduit depuis le début des années quatre-vingt. La hausse des coûts salariaux annuels coréens exprimés en dollars courants n'a cependant pas réduit la croissance du carnet de commandes. Des stratégies de spécialisation sur des créneaux technologiques pertinents ou bien encore des effets de séries (économies d'échelle) peuvent compenser une dégradation de la compétitivité-prix.

Source : commission Européenne et Lloyd's Register pour le carnet de commandes

2.1.2 Un taux de change durablement sous-évalue est un atout pour la construction navale ( ( * )3)

Nous nous sommes intéressés à la relation entre le taux de change effectif réel des principaux concurrents français (Finlande, Espagne, Italie), et leurs commandes respectives.

Le taux de change effectif réel synthétise l'évolution du taux de change d'un pays (corrigée des variations de prix), par rapport à l'ensemble des partenaires commerciaux. Les données proviennent du FMI (base 100 en 1990 ( ( * )4) ).

Une dépréciation relative de la monnaie considérée par rapport aux autres monnaies conduit à une amélioration de la compétitivité. Le graphique suivant exprime la variation des commandes en fonction du taux de change.

Commandes et cours de la peseta espagnol

Les commandes finlandaises, espagnoles et italiennes sont en grande partie déterminées par l'évolution du taux de change. Ce taux de change est donc un facteur déterminant de la compétitivité dans le secteur de la construction navale. Un taux de change déprécié donne un avantage relatif à la construction navale d'un pays ;

Le Japon connaît depuis le début des années quatre-vingt-dix, une appréciation de son taux de change effectif réel. Si son effet sur les commandes s'est fait ressentir de 1990 à 1992, le graphique suivant montre que le Japon à su, depuis, renouveler ses commandes.

2.1.3 Les effets technologiques : l'exemple japonais d'une recherche importante et concertée, et l'exemple américain

Les efforts japonais consentis dans la rationalisation des méthodes de construction ont compensé le désavantage en termes de niveau des salaires et de taux de change. Au-delà, la clé du succès de ce pays se trouve en partie dans l'effort en R&D, qui fait suite aux restructurations de l'industrie navale japonaise (- 50 % des capacités de production de 1976 à 1988). Deux vagues successives de restructuration/fusion ont été engagées dans la construction navale japonaise.

- la première vague de restructuration de l'industrie navale nipponne (1976-1980) fait suite à la baisse de 72 % de la demande de pétroliers consécutive à la crise pétrolière de 1974. En mars 1980, les capacités de production japonaises sont réduites de 38 % par rapport à 1978 ;

- la seconde vague de restructuration (1987-1988), correspond à une période de forte baisse de la demande de construction neuve. En mars 1988, le Japon comptait 8 constructeurs, contre 21 précédemment. Les capacités sont réduites de 23 % sur la même période.

La force de la restructuration de la construction navale japonaise réside en grande partie dans le consensus qui émerge de la concertation entre le gouvernement, les conseils scientifiques et les chantiers.

Il existe aujourd'hui 40 chantiers, détenant 41 % de la capacité de production mondiale. À titre de comparaison, il existe 86 chantiers européens représentant 25 % des capacités mondiales. Fort de cette restructuration, le Japon a pu mettre en place une politique de recherche et développement suffisamment pertinente pour contrer la concurrence internationale.

D'après les estimations de la Chambre Syndicale Américaine (SCA), un milliard de dollars courants a été dépensé annuellement de 1988 à 1993 par le gouvernement japonais en aides à la recherche et développement, soit 56 % des dépenses ( ( * )5) publiques du secteur. La part est pratiquement nulle en Corée ou en Allemagne, de 2,5 % en Italie et de 0,47 % en France.

Les tendances actuelles de la recherche et développement japonaise s'orientent vers l'environnement (pollution marine, notamment), le transport à grande vitesse et la navigabilité (corrosion des coques, aides à la navigation, moteurs...). Elle s'appuie sur une multitude d'organismes. La distinction est à faire entre recherche publique et associative.

La recherche publique comprend tout d'abord la Science and Technology Agency (STA), au sein duquel le Japan Marine Science and Technology Center (JAMSTEC) mène des recherches sur les technologies marines, pour un budget de 1,2 milliards de francs. Les Universités, dont l'effort en R&D est difficilement quantifiable, travaillent dans l'électronique et les sciences de l'information, les matériaux et l'environnement global.

Au sein du Ministère des Transports japonais, le budget ordinaire s'élève à 1,141 milliard de francs.

Les associations privées jouent également un rôle actif au Japon dans le domaine maritime. On distingue la Shipbuilding Association of Japan, la Society of Naval Architects of Japan, la Nippon Foundation, la Nippon Kaiji Kyokai...

Il apparaît que le désavantage coût, qu'il soit salarial ou de parité, est une pénalité forte mais pas insurmontable sur le marché de la construction navale. Ce dernier n'est pas exclusivement un créneau industriel de pays à bas salaires et à faible valeur ajoutée. La segmentation de plus en plus forte du secteur entre navires à faible et haute technologie, permet, en effet, de trouver des niches commerciales pour lesquelles la concurrence par le coût du travail ou les taux de change est moins forte. Enfin, la recherche et développement peut également porter sur la rationalisation de la production, et compenser, sur des segments moins technologiques, le désavantage coût (le Japon représente encore 49 % de parts de marché des vraquiers).

Aux États-Unis, la R&D, est le support de la nouvelle compétitivité et de la reconversion des chantiers.

La majeure partie de la construction neuve navale militaire aux États-Unis est confiée à des chantiers privés, tandis que les activités de refonte, d'entretien majeur et de réparation se partagent entre les chantiers privés et les arsenaux d'État (pour 70 %), qui ne construisent plus de bâtiments neufs depuis 1970. Soucieuse de préserver un seuil critique pour la défense du pays, la Marine de guerre américaine souhaite que subsistent six chantiers privés majeurs, qui connaîtront une spécialisation progressive.

La marine militaire américaine a toujours conservé, grâce à de puissants services techniques, la maîtrise de l'innovation technologique, de la conception d'ensemble des systèmes, et la responsabilité de l'intégration physique et fonctionnelle des systèmes. L'industrie navale militaire emploie près de 70.000 personnes. La fonction Recherche, Développement et Acquisition de la marine militaire américaine, équivalent américain de la Direction des Constructions Navales française (à la composante « Recherche » près), emploie environ 120.000 personnes. La fonction « supervision » des chantiers privés occupe 7000 personnes, réparties sur les différents sites de production, au sein de « SUPSHIP ». Ceux-ci contrôlent l'ensemble des phases de production des navires et supervisent l'intégration à bord des systèmes d'armes.

Les chantiers privés disposent de bureaux d'études d'industrialisation, mais non de développement, ce qui les maintient à l'état de façonniers et explique leur difficulté à se tourner seuls vers d'autres activités, même en construction navale civile. Ils sont surtout totalement absents de la conception et la réalisation de grands sous-ensembles, en particulier de la propulsion et du système de combat. Pour ce dernier, la « Navy » demeure maître d'oeuvre d'ensemble pour le prototype (le premier de série), et prend soin d'impliquer à temps l'un des grands systémiers (Lookheed Martin, Raytheon, Loral), pour pouvoir lui confier une maîtrise d'oeuvre et les moyens d'intégration associés lors des réalisations de série. Ces prestations incluent le montage et la mise en route à bord.

Le plan de revitalisation de la construction navale prévoit un certain nombre d'aides directes, technologiques et financières, destinées à améliorer la compétitivité des chantiers américains. Ce plan se décompose en trois volets.

Le premier, appelé « programme technologique aux chantiers », a pour but de les adapter à la demande du marché international en développant les moyens de répondre rapidement aux appels d'offres, en améliorant l'intégration des chantiers et des équipementiers et en développant les procédés de fabrication à haute productivité. Ce programme de soutien s'appuie sur trois initiatives du Department of Défense :

- le « Technology Reinvestment Project » est destiné à favoriser le transfert des technologies entre la Défense et le secteur commercial (la construction navale est un des onze axes d'effort du TRP) ;

- MARITECH est un programme de soutien spécifique pour aider l'industrie navale à se doter de moyens compétitifs de conception, de production et de vente ;

- le « National Shipbuilding Research Program » (NSRP) est un programme de recherche coopérative supervisé par un collège de vingt experts de l'administration et des chantiers, qui émet des recommandations pour l'orientation des aides fédérales.

Enfin, la « Navy » envisage de financer un « Institut de la construction navale » destiné à la promotion des technologies nouvelles et à l'aide au marketing des chantiers.

Le deuxième programme de recherche est le « programme de transport stratégique » : le Congrès a instauré, dans la loi de finances, un « National Défense Sealift Fund » (NDSF), destiné à financer toute recherche, construction neuve, refonte ou réparation de navires afin d'augmenter les capacités de transport stratégique des États-Unis. Tous les travaux de construction ou de modification financés par le NDSF doivent être réalisés dans des chantiers américains. La première application du NDSF a été le « Fast Sealift Program », qui prévoit la construction de vingt à trente rouliers.

Le troisième programme consiste en des aides financières indirectes : la garantie fédérale sera étendue aux clients étrangers de navires de construction américaine. La qualification pour la mobilisation n'est plus exigée pour l'attribution des prêts garantis. Un projet de loi instaurant un « Maritime Security Program » prévoit la subvention d'une flotte réquisitionnable atteignant, à terme, 52 navires. Pour bénéficier de la subvention, les navires, sous pavillon américain, doivent avoir moins de 15 ans s'ils ont été construits aux États-Unis, ou moins de 5 ans s'ils ont été construits à l'étranger. Les modifications pour les rendre réquisitionnable doivent être faites dans les chantiers américains.

Face à la baisse de charge importante depuis la fin des années 1980, les chantiers civils, avec des aides fédérales à la reconversion (programme MARITECH), ont entrepris une reconquête des marchés civils à l'export. Le succès de cette politique requiert comme condition préalable de surmonter les handicaps structurels du secteur de la construction navale : faibles capacités de R&D, notamment pour les produits civils et militaires susceptibles d'intéresser le marché commercial, pratiques de construction à faible productivité, absence de structures commerciales.

De nombreux chantiers recherchent aujourd'hui des partenaires étrangers afin d'acquérir le savoir-faire et la technologie nécessaires pour réduire les coûts. En contrepartie, ces chantiers offrent l'accès aux marchés protégés américains. Parmi les alliances conclues, peuvent être citées :

- Alabama Shipyard avec Burmeister & Wain Ship design (Danemark), pour la réalisation de deux pétroliers de 40 000 t ;

- Newport News avec IHI (Japon), SHI (Japon) et Fincantieri (Italie), pour huit méthaniers de 13.800 m3 (projet Snam pour le Qatar) ;

- accord non exclusif de coopération entre Bath Iron et DCNI (France) pour l'export ;

- accord Ingalls / HDW (Allemagne), pour la commercialisation par le chantier américain de sous-marins diesel de technologie allemande ;

- Bath Iron avec Kvaerner Masa (Finlande) et Mitsui (Japon), afin de mettre en application des nouvelles techniques de conception et de construction dans le cadre d'un contrat du Technology Reinvestment Pogram du DOD.

L'administration américaine regarde d'un oeil bienveillant ce mouvement d'associations, auquel la France ne participe que marginalement. Les chantiers reconnaissent qu'ils ne pourront atteindre un niveau de compétitivité suffisant sans aides de l'État en matière d'investissement technologique, de promotion commerciale et de garanties de financement.

* (3) Réciproquement, un cours de change surévalué conduit à favoriser la construction navale d'un pays

* (4) Le choix d'une année de base limite la portée de l'analyse. Elle peut correspondre, pour un pays, à une année où le cours de change, le taux d'inflation, ou la structure des échanges d'un pays étaient particuliers :

* (5) Le chapitre portant sur l'évaluation des aides revient plus en détail sur la structure de la dépense publique selon les pays. Le Japon a la particularité d'aider majoritairement ses chantiers par des aides à la recherche et au développement. À l'opposé, les pays européens aident leurs chantiers presque uniquement par les aides directes aux constructeurs ou par l'octroi de prêts bonifiés.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page