2.2 Le marché intérieur, complément et condition d'une bonne insertion internationale

Deux facteurs déterminent l'importance des marchés intérieurs pour la construction navale : l'adéquation entre la spécialisation de la flotte contrôlée et la spécialisation de la construction navale au sein d'un pays, et l'importance du marché militaire. Le premier facteur renforce les effets de filière, le second assure, pour les constructeurs nationaux, un volant de charge de sécurité.

2.2.1 Les effets de filière

2.2.1.1 La relation entre armateurs et constructeurs ou l'effet d'entraînement italien.

Un pays ayant une flotte de commerce importante n'est pas ipso facto un constructeur compétitif. Une relation directe entre flotte et construction navale ne peut être clairement définie.

Dans certains cas, le développement de la flotte entraîne le développement de la construction navale. C'est par exemple le cas du Japon, à la fin de la seconde guerre mondiale, et de la Corée au cours des années 1980. L'entrée coréenne, à la fin des années 1970, a supposé, au préalable, la constitution d'une flotte domestique de commerce. Cette expansion souligne en grande partie que l'industrie de construction navale est une industrie de réseaux, ne pouvant être appréhendée que de façon globale. En Europe, l'Italie profite aussi largement d'une forte demande intérieure.

Pour qu'une relation directe s'établisse entre construction navale et flotte de commerce nationale, une forte corrélation entre la spécialisation de la flotte et la spécialisation des chantiers nationaux est nécessaire.

L'Italie possédait en 1993, la 14ème flotte mondiale (791 navires), et comptait 49 méthaniers, 197 navires à passagers et 190 pétroliers. Elle est spécialisée dans la construction de ces derniers navires.

Dans le même temps, la France était spécialisée dans la production de méthaniers et de navires a passagers, alors que la flotte de commerce française (20ème flotte), ne comprenait que 6 méthaniers et 48 navires à passagers, sur un total de 210 navires.

La France souffre donc de la faible corrélation structurelle entre la construction navale, très polarisée, et la flotte de commerce, au contraire très diversifiée. Il ressort d'une analyse rapide que la spécialisation de la flotte italienne correspond à 55 % ( ( * )6) à la spécialisation de sa construction navale. Pour la France, le ratio est de 25 %. Il en résulte que la part des commandes nationales est, du fait de cette mauvaise adéquation, plus faible en France qu'en Italie.

2.2.1.2 L'importance des sociétés de classification : l'exemple japonais

Une relation directe s'opère entre armateurs et constructeurs par l'intermédiaire des sociétés de classification. L'inscription au registre d'une société de classification n'est obligatoire que si le navire opère sous un pavillon dans les eaux internationales. Elle permet de bénéficier de primes réduites auprès des assureurs maritimes. L'armateur peut choisir sa société de classification indépendamment de sa nationalité et de celle du chantier, mais certains pays (les États-Unis) imposent leur société de classification aux navires devant fréquenter leurs eaux territoriales.

La société de classification approuve les plans du navire (structure de la coque, appareil propulsif, équipements et installations), conformément à sa propre réglementation et aux conventions internationales, contrôle les matériaux et les équipements en usine, suit la construction de la plate-forme propulsée et l'intégration des équipements et installations, supervise les essais et effectue des visites périodiques qui conditionnent le maintien de la plus haute cote au navire.

Onze sociétés de classification internationales, membres de l'Association Internationale des Sociétés de classification (AISC), ont classé 467,6 millions de tonnes en 1996.

Les plus importantes, par ordre décroissant du tonnage classé, sont :

- Lloyd's Register of Shipping (LR), à Londres : 21,7 %

- Nippon Kaiji Kyokai (ClassNK), à Tokyo : 19,6 %

- American Bureau of Shipping (ABS), à New York : 18,6 %

- Det Norske Veritas (DNV), Hvik, Norway : 15,3 %

- Bureau Veritas, Courbevoie : 6,7 %

La forte incitation financière de la société japonaise de classification NK attire les armateurs internationaux vers les chantiers japonais. Au Japon, en effet, la NK propose des services deux fois moins chers que les autres sociétés de classification. Un armateur s'y inscrivant n'a pas besoin de subir le contrôle onéreux du ministère des transports japonais, par la suite. Il en résulte que la part des navires commandés au Japon sous société de classification japonaise est de 94,5 % en 1996.

2.2.1.3 La rationalisation de la filière : le cas hollandais.

La position concurrentielle internationale de la construction navale aux Pays-Bas a commencé à attirer l'attention des pouvoirs publics à la fin des années 1960. Des fusions successives ont conduit, en 1972, à la création d'un grand groupe industriel : Rhine-Schelde-Verolme (RSV), exploitant de nombreux chantiers dans le pays et à l'étranger. Cette fusion a été conduite à la demande du gouvernement néerlandais. Mais les économies d'échelle attendues n'ont été réalisées qu'en partie. À sa création, RSV employait 9 000 personnes dans la seule construction navale. Il n'en restait plus que 4 000 en 1983.

Les changements dans la structure de la construction navale néerlandaise ont résulté du besoin d'améliorer sa position concurrentielle et l'ont orienté vers une politique de multi-spécialisation, qui s'est accompagné d'une complexité et d'une diversité croissantes des produits.

La productivité y est augmentée par la spécialisation des sous-traitants et fournisseurs, indépendamment des améliorations résultant de la modularisation et du prééquipement des sous-ensembles. La part de la valeur ajoutée des chantiers néerlandais dans la production est passée de 33 % en 1985 à 28 % en 1992. D'autres économies sont trouvées dans le partage entre plusieurs chantiers d'investissements, en amont de la production : logiciels, préfabrication...

Les Pays-Bas ont augmenté leur productivité de 111 % entre 1976 et 1991, alors que, dans le même temps, la France ne connaissait qu'une progression de 13,4%.

À l'heure actuelle, la construction navale aux Pays-Bas se compose uniquement de petits et moyens chantiers. On compte environ 250 entreprises, employant 19.000 personnes.

En raison de leur position concurrentielle relativement forte, les chantiers néerlandais ont pu maintenir leur place en Europe de l'Ouest. Entre 1984 et 1992, les Pays-Bas ont eu une part de marché comprise entre 8 et 9 % de la production de l'AWES, avec une part croissante à l'exportation. Les chantiers néerlandais produisent des bateaux relativement complexes et diversifiés : cargos (21 %), porte-conteneurs (20 %), navires réfrigérés (7 %), chimiquiers (8 %), pêche (11 %), autres non-cargo (30 %).

On peut tirer les conclusions suivantes de la politique industrielle du gouvernement néerlandais :

- les fusions ont été réalisées en un temps très court (3 à 4 ans) ;

- les changements de technologie, de conception et d'ingénierie des nouveaux systèmes de production et d'applications ont été mis en place sans aucun problème dès le début du processus ;

- la création d'un grand groupe industriel n'a pas créé d'avantages compétitifs. Des entreprises de plus petite taille en réseau semblent avoir mieux réussi.

Les leçons suivantes peuvent être tirées des exemples italiens, japonais et néerlandais.

- la croissance de la construction navale dans un pays va souvent de pair avec la croissance de sa flotte de commerce. Le cas récent de la Chine le prouve ;

- une flotte de commerce nationale (ou contrôlée) n'est pas toujours le signe d'une filière maritime. Il faut, de surcroît, que la spécialisation de la flotte corresponde à la spécialisation de la construction navale. Or, la flotte de commerce française actuelle, autant par sa taille que par sa structure, ne donne à la France qu'un très faible potentiel de filière maritime ;

- la création de filière peut passer par une rationalisation, au sein du pays, des relations entre les acteurs du secteur de la construction navale en amont (fournisseurs - constructeurs), ou bien encore, en aval (constructeurs - sociétés de classification).

2.2.2 La demande militaire mondiale

La rigidité de l'appareil de production entraîne fréquemment, à la suite des variations de la demande, des situations sur ou sous-capacitaires. Le recours à des marchés captifs militaires permet aux chantiers d'atténuer les effets conjoncturels de baisse des commandes. Les constructeurs ont l'habitude de dire que « l'activité civile permet de remplir les plans de charge, et l'activité militaire, les marges ».

Lorsque l'on analyse l'ensemble des programmes militaires dans le monde, on observe que la demande globale décroît dans les dix prochaines années.

Les commandes passent de 16 Milliards de dollars en 1998 à 10 en 2006 ( ( * )7) . Le niveau des commandes des grands pays est en forte baisse mais, en même temps, certains petit pays, améliorent significativement leur système de défense marin. C'est le cas essentiellement en Extrême-Orient, en Océanie, au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique latine. Par contre, le nombre de bateaux devrait rester identique, soit de 120 par an sur la période. Les frégates, les corvettes, les patrouilleurs, les chasseurs de mines remplacent partiellement les croiseurs et destroyers. La restructuration des différentes marines de guerre passe donc par le lancement de navires plus petits, plus rapides et équipés de matériel moins coûteux. L'importance de la défense côtière s'accroît nettement.

* (6) Soit (49 + 197 + 190) 791 pour l'Italie et (6 + 48) / 210 pour la France.

* (7) Revue Warship Forecast (février 1997).

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