2. Dysfonctionnements dans l'application d'une politique intégrée sur le littoral

Sur le territoire d'une commune rétro-littorale du Pays basque, un groupe de promotion immobilière achète, pour un prix élevé, un terrain de plus de 200 ha, d'un seul tenant, avec l'intention d'y faire un golf. Le groupe propose au maire de prendre à sa charge la réalisation d'une étude de faisabilité de l'opération, et lui fait signer une convention dont une clause prévoit que, si la commune n'accepte pas les conclusions de l'étude, elle devra en rembourser le coût. Or, le prix de cette étude représentait un peu plus de deux fois et demie le budget annuel de cette commune (à titre d'information, l'étude de faisabilité avait conclu à la nécessité de réaliser 180 000 m2 d'immobilier résidentiel et de commerce en accompagnement du golf pour équilibrer l'opération).

Cet exemple illustre le fait que, compte tenu de l'éparpillement communal qui caractérise la France, on se trouve devant des situations totalement déséquilibrées, où l'acteur public est relativement désarmé face au niveau d'expertise et à la capacité financière qu'est capable de déployer l'opérateur privé qu'il doit théoriquement encadrer et contrôler.

Le littoral est, par excellence, l'espace où ce déséquilibre se manifeste, en raison des enjeux spatiaux et financiers dont il est l'objet.

2.1 Bien-fondé d'une intervention de l'État sur le littoral

2.1.1 Pourquoi l'Etat ? Récapitulatif des motifs d'intervention identifiés

« Le littoral est une entité géographique qui appelle une politique spécifique d'aménagement, de protection et de mise en valeur

La réalisation de cette politique d'intérêt général implique une coordination des actions de l'État et des collectivités locales, ou de leurs groupements,

ayant pour objet :

- la mise en oeuvre d'un effort de recherches et d'innovation portant sur les particularités et les ressources du littoral ;

-la protection des équilibres biologiques et écologiques, la lutte contre l'érosion, la préservation des sites et paysages du patrimoine ;

- la préservation et le développement des activités économiques liées à la proximité de l'eau, telles que la pêche, les cultures marines, les activités portuaires, la construction et la réparation navale et les transports maritimes ;

- le maintien ou le développement, dans la zone littorale, des activités agricoles ou sylvicoles, de l'industrie, de l'artisanal et du tourisme » .

Quels arguments peut-on apporter, sur la base du diagnostic établi dans ce rapport, pour justifier cet article premier de la loi n° 86-2 du 3 Janvier 1986, loi qui fut votée à l'unanimité par le Parlement ? En reprenant les quatre points identifiés par la loi, on peut affirmer que :

- la connaissance scientifique de l'écosystème côtier est encore très incomplète. Ceci concerne aussi bien l'état et les conditions de la vitalité biologique des eaux côtières, que les conséquences de certaines pollutions qui ne sont pas intégrées dans les programmes de surveillance existant, les causes et les conséquences des variations du niveau de la mer, et enfin les potentialités, encore largement inconnues, et dans une perspective à long terme, d'extraction en milieu côtier.

Par l'intermédiaire du CEDRE (spécialisé dans les questions de pollution accidentelle), et de l'IFREMER (qui se préoccupe de la gestion et de la protection de la ressource naturelle), l'État est déjà largement engagé en matière de recherche fondamentale et appliquée en milieu côtier. Pour autant, un renforcement de la recherche est réclamé par de nombreux acteurs, scientifiques ou institutionnels.

Mais, au delà de cet aspect spécifiquement scientifique, il est apparu au cours de nos travaux que, d'une manière générale, la connaissance du littoral en tant qu'espace économique et social était faible. Les effets induits des diverses activités maritimes, par exemple, sont mal connus. Les données démographiques ou sociales ne sont pas correctement agrégées, l'INSEE ne reconnaissant aucune existence au littoral. Le tourisme, première activité du littoral, ne fait l'objet d'aucune enquête cohérente sur l'ensemble du littoral La Direction du Tourisme, notamment, n'est en mesure de fournir aucune donnée statistique concernant la fréquentation du littoral, à l'exception de l'enquête INSEE, dont la précision et la pertinence sont pour le moins limitées.

À ce déficit sérieux de connaissance, qui rend malaisée toute appréciation globale des performances et des difficultés du littoral, et quasiment impossible toute démarche prospective, on ajoutera la non réalisation de l'évaluation annuelle de la loi littoral, prévue par la loi ;

- la protection des équilibres biologiques et écologiques pose en premier lieu la question de la qualité des eaux littorales. Celle-ci est directement liée à la qualité des eaux en provenance des terres, établissant ainsi une solidarité nationale évidente. Cette solidarité est déjà prise en compte par l'intermédiaire des SDAGE. À l'échelon local, compte tenu des enjeux particuliers au littoral en matière de qualité des eaux, le développement de la procédure des SAGE paraît souhaitable. Quant à l'épuration des eaux usées, nous avons souligné l'importance de la poursuite de l'effort engagé par les collectivités et l'État, via les agences de bassin. L'enjeu de la qualité des eaux littorales est un enjeu global, engageant la Nation, et qui doit pouvoir être décliné à l'échelon local en fonction des données spécifiques ou des activités particulières propres à un territoire ;

- si la lutte contre l'érosion ne relève pas directement de l'État, la responsabilité de celui-ci est d'assurer la sécurité des biens et des personnes en appliquant les principes, qu'il à lui-même édictés, de prise en compte du mouvement des côtes dans les documents d'urbanisme des communes littorales. La mise en oeuvre, sur le littoral, des Plans de Prévention des Risques, paraît lente, et nécessiterait un engagement financier et humain réel de la part des services de l'État. Par ailleurs, l'élaboration d'une stratégie cohérente en cas de sollicitation de l'État par des collectivités locales pour la réalisation de travaux semble indispensable ; la protection des sites, des paysages et du patrimoine, enfin, est un enjeu difficile et complexe. La protection des sites les plus exceptionnels, dont on considère qu'ils constituent un enjeu national en raison de leur valeur patrimoniale ou écologique, est déjà à l'oeuvre par l'intermédiaire des processus d'acquisition foncière décrits précédemment. Sur ce point, hormis les zones humides, pour lesquelles une approche spécifique se justifie 116 ( * ) , un engagement supplémentaire de l'État n'apparaît pas nécessaire.

Quant à la protection des paysages, elle semble l'objet d'un consensus : on admet que les paysages littoraux de notre pays sont, dans leur ensemble, une richesse nationale. Autant qu'un cadre de vie, c'est une valeur culturelle qui est défendue. La prise en compte de ces données apparaît dans le loi littoral, dont les prescriptions en matière de coupures naturelles représentent des objectifs paysagers. Le flou des définitions a été souligné, et les menaces qui pèsent sur les paysages littoraux, aussi bien dans les secteurs d'urbanisation dense, que dans les secteurs plus diffus, sont réels ;

- le sort des activités liées à la présence de l'eau pose la question de l'exploitation des atouts économiques liés à une façade maritime importante. Dans le cadre du présent exercice d'évaluation des politiques de la mer, les rapports consacrés aux principales activités maritimes ont examiné les conditions et les enjeux de leur maintien, et le rôle -important-de l'État vis-à-vis de ces secteurs.

Il convient de souligner que l'impact de la plupart de ces différentes activités ne peut s'évaluer qu'à l'aune de leur rentabilité économique. De même que pour l'activité agricole, l'impact spatial et social de certaines activités traditionnelles doit être pris en compte. De plus, l'intérêt des activités traditionnelles, y compris de l'activité portuaire, pour la mise en valeur touristique d'un littoral, ne peut être quantifié, mais apparaît indiscutable.

Mais au-delà des enjeux proprement sectoriels, c'est la nécessité de coordonner les politiques sectorielles entre elles qu'il convient de souligner. Les pouvoirs publics soutiennent parfois des objectifs contradictoires, par exemple lorsque le ministère de l'Agriculture subventionne l'assèchement des zones humides tandis que celui l'Environnement s'efforce de les protéger, ou que les travaux d'agrandissement des zones portuaires affectent des secteurs naturels classés.

Les mêmes contradictions peuvent exister entre des projets de développement à des échelles différentes (communes/régions, régions/État et jusqu'aux directives européennes, comme l'a illustré la douloureuse expérience de Natura 2000). Le rôle de l'État est de veiller aussi à la cohérence spatiale des politiques publiques ;

- enfin, il convient de souligner que l'État n'a plus spécifiquement vocation à réguler le marché foncier en tout point du territoire. Mais, il est de son ressort, lorsque, sur un territoire donné, les enjeux fonciers, ou autres, impliquent des intérêts dépassant ce seul territoire, de s'efforcer de faire valoir une solidarité entre territoires. Un des objets essentiels de ce rapport a été de démontrer que le littoral, dans son quasi intégralité, est dans ce cas. C'est à l'État d'y défendre des enjeux qui se manifestent et s'appréhendent à une échelle intercommunale, interdépartementale ou interrégionale.

Le maintien des activités sylvicoles et agricoles ne semble pas être un enjeu majeur, en tant que telles, dans cette perspective. L'enjeu essentiel est de préserver les perspectives de développement durable d'un espace dont le succès est susceptible de détruire rapidement les atouts qui font son attrait. Dès 1973, une circulaire interministérielle expliquait ainsi que : « Le littoral n'est pas seulement le milieu généralement le plus recherché pendant les périodes de loisirs. Il devient également, en raison de ses seuls agréments et même en l'absence de justification d'ordre strictement économique, un lieu privilégié du développement de l'habitat permanent et des activités de toute nature. Ces deux mouvements de concentration touristique et d'urbanisation tendent d'ailleurs à se confondre et se conjuguent pour provoquer une transformation très rapide des zones littorales. On peut raisonnablement estimer que ce phénomène ne relève pas d'une mode passagère, mais qu'il s'agit d'une tendance durable. Dans ces conditions, et en dépit de l'étendue remarquable de la façade maritime de notre pays, la zone littorale a déjà, et aura de plus en plus, le caractère d'un bien rare » .

Le problème le plus apparent associé à cette pression anthropique est la difficile réversibilité du processus d'aménagement urbain. La forte densité d'occupation des sols, les équipements à taux d'immobilisation élevés, impliquent des contraintes physiques (durée de vie importantes), technologiques (limitation des alternatives techniques connues) et économiques (gestion rentable des équipements) durables.

En ce sens, le problème de la régulation des usages du littoral peut être comparé à celui des ressources non renouvelables. Les rigidités, voire les irréversibilités, induites par l'anthropisation croissante des milieux côtiers peuvent être assimilées à la destruction progressive d'un stock de ressources, dans la mesure où elles imposent une limite au développement des usages considérés, et où elles peuvent induire l'impossibilité de voir se développer d'autres modes d'usage sur les mêmes milieux.

Toutefois, deux remarques restreignent la portée de cette comparaison. D'une part, ces rigidités dépendent de conditions historiques données, et peuvent ne plus être considérées comme telles à une période future. Il s'agit plutôt, en fait, d'irréversibilités impliquant qu'il est fortement improbable de revenir à un état initial donné. D'autre part, les modes d'usage considérés ne sont pas indépendants et ne sont pas exclusifs, dès lors qu'ils sont susceptibles d'évoluer et de s'adapter les uns aux autres.

Aussi, il faut souligner que le propos de l'État ne doit pas être de faire valoir une approche malthusienne, qui serait mal comprise par les acteurs locaux, et surtout qui ne se justifie ni d'un point de voie écologique, ni d'un point de vue démographique, et encore moins économique. L'enjeu n'est pas de limiter le développement, mais de s'assurer que les formes spatiales de ce développement n'atteignent pas la ressource du développement de l'activité considérée, ou d'autres activités.

À titre d'exemple, prétendre que le littoral est surpeuplé serait une absurdité. Le littoral peut-être surpeuplé en certains endroits en fonction de certains usages. Mais, bien plus que la concentration démographique, ce sont avant tout les formes spatiales prises par le peuplement qui sont susceptibles d'entraver le développement de certaines activités économiques, y compris le tourisme.

En ce sens, l'approche du littoral en tant que système de production territorialisé, dont l'activité moteur est la production et l'exploitation d'espace, paraît porteuse.

* 116 L'évaluation du Commissariat Général du Plan retenait trois points pour une meilleure protection des zones humides :

- la prise en compte du coût social et économique d'un projet affectant une zone humide ; - une révision du principe de compensation ; - l'ajustement entre les politiques agricole et environnementale.

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