III. UNE PROCÉDURE ENCORE IMPARFAITE D'EXAMEN DE LA GESTION

Parallèlement aux missions qui leur sont imparties en matière de contrôle juridictionnel des comptes et de contrôle budgétaire, les chambres régionales des comptes ont été chargées par le législateur de procéder à un examen de la gestion des collectivités locales.

S'inspirant des dispositions prévues pour la Cour des comptes par la loi du 22 juin 1967 -dispositions qui n'avaient pas soulevé de difficultés particulières dans leur application- la loi du 2 mars 1982 avait prévu, dans son article 87, que les chambres régionales des comptes devraient s'assurer du " bon emploi des crédits, fonds et valeurs ".

Mais face à la dérive constatée dans la mise en oeuvre de cette mission par des institutions jeunes et encore inexpérimentées, le législateur -à la suite d'initiatives prises par le Sénat- est de nouveau intervenu. La loi n° 88-13 du 5 janvier 1988 d'amélioration de la décentralisation a ainsi remplacé la notion de " bon emploi " par celle d' " emploi régulier ".

Cette loi a néanmoins confirmé une compétence initialement définie par le dernier alinéa de l'article 87 de la loi du 2 mars 1982 qui disposait que la chambre régionale des comptes " peut présenter aux collectivités territoriales soumises à sa juridiction des observations sur leur gestion ".

Le code des juridictions financières -entré en vigueur en 1994- affirme donc désormais dans deux articles distincts que les chambres, d'une part, vérifient la régularité des écritures comptables ( article L.211-3 ) et, d'autre part, qu'elles examinent la gestion des collectivités territoriales ( article L.211-8 ).

Selon le rapport public de 1997 de la Cour des comptes, les observations portant sur la gestion des collectivités territoriales et organismes contrôlés ont donné lieu à 2 868 communications aux ordonnateurs ou autorités administratives, dont 1 199 lettres d'observations provisoires et 1 109 lettres d'observations définitives.

Sur les 1 109 lettres d'observations définitives, 515 ont été adressées à des collectivités territoriales et 442 à des établissements publics. Les 152 autres ont concerné la gestion de sociétés d'économie mixte ou d'associations.

L'activité des chambres régionales des comptes en matière d'examen de la gestion a ainsi connu une forte montée en puissance (on dénombrait 813 lettres d'observations définitives en 1992).

Très clairement, l'intention du législateur a été d'écarter toute appréciation d'opportunité des chambres régionales des comptes sur les décisions politiques prises par les élus et dont seul le suffrage universel peut être juge.

Pourtant, force est de constater qu'en dépit des précisions apportées par le législateur, le contrôle de la gestion ne s'exerce pas avec une suffisante sérénité . Telle serait pourtant la condition pour que ce contrôle puisse donner lieu à un dialogue constructif entre les chambres et les élus et qu'il contribue ainsi à la bonne gestion locale .

Le groupe de travail a souhaité établir un constat objectif qui puisse permettre d'expliquer le malaise ressenti -souvent à juste titre- par beaucoup d'élus locaux, sans pour autant sous-estimer les difficultés auxquelles les magistrats peuvent être confrontés dans l'exercice de leur mission.

Comme l'ont fait observer devant le groupe de travail plusieurs représentants des juridictions financières, il n'est pas inutile de rappeler que le législateur s'est jusqu'à présent, abstenu de définir le contenu que devait revêtir l'examen de la gestion.

La loi du 5 janvier 1988 et le contrôle de gestion par les chambres régionales des comptes

L'article 87 de la loi du 2 mars 1982 a ouvert la voie au contrôle de gestion des collectivités locales par les chambres régionales des comptes, à travers deux dispositions. Dans sa rédaction initiale, le deuxième alinéa de cet article permettait aux chambres de s'assurer " du bon emploi des crédits, fonds et valeurs ". Le dernier alinéa du même article les habilitait à présenter aux collectivités territoriales soumises à leur juridiction " des observations sur leur gestion ".

Les travaux préparatoires de la loi du 5 janvier 1988 témoignent de la volonté du législateur d'écarter tout contrôle d'opportunité à l'occasion de cet examen de la gestion. Ainsi, devant le Sénat, M. Yves Galland, ministre délégué aux collectivités locales, a-t-il clairement indiqué (séance du 22 octobre 1987) que " l'exercice de cette compétence a suscité chez les élus de vives inquiétudes. Nombre d'entre eux ont attiré mon attention sur les risques de dérive vers un contrôle d'opportunité. Il faut, sur ce point, bien clarifier les choses. Il n'est nullement dans l'esprit de la loi ni dans celui du Gouvernement de porter atteinte par le biais du contrôle de gestion à la liberté qu'ont les élus de décider de leur politique. Si des dérives vers le contrôle d'opportunité ont eu lieu, il convient d'y mettre fin ; tout le monde en est d'accord.

"  (...) Mais, à l'inverse, il ne saurait être question de remettre en cause le principe fondamental des institutions républicaines (...) selon lequel toute collectivité publique qui manie des derniers publics et perçoit des impôts sur les citoyens doit pouvoir fait l'objet d'un contrôle de sa gestion.

"  Ce contrôle que la Cour des comptes a exercé excellemment pendant des décennies sur les collectivités locales - et qu'elle continue d'exercer sur les services de l'Etat et les entreprises publiques - ne porte nullement sur l'opportunité de la politique arrêtée par le conseil municipal. Les objectifs étant fixés, la chambre régionale qui a succédé dans cette mission à la Cour des comptes doit seulement pouvoir faire connaître, s'il y a lieu, à l'ordonnateur ses observations sur les modalités de mise en oeuvre de ces objectifs.

" Le contrôle de la gestion existe dans toutes les organisations modernes. Il a pour vocation de dégager des solutions mieux adaptées et moins coûteuses pour l'avenir. Bien exercé, il doit être un instrument de gestion utile aux élus.

" C'est pourquoi son exercice doit être mieux organisé pour prévenir les difficultés que l'on constate parfois actuellement. "


Souhaitant écarter tout risque de contrôle d'opportunité, le Sénat a substitué à la notion de " bon emploi " celle d' " emploi régulier " . Il a par ailleurs modifié de dernier alinéa de l'article 87 précité afin de mettre en place une sorte de " code de bonne conduite " qui impose un entretien préalable avec l'ordonnateur de la collectivité locale concernée avant que la chambre ne formule des observations sur la gestion et prévoit que ces obserations ne peuvent être arrêtées définitivement avant que l'ordonnateur n'ait été en mesure de leur apporter une réponse écrite.

La procédure contradictoire a ainsi été améliorée même si de nouveaux progrès apparaissent souhaitables dans ce domaine. En revanche, les débats parlementaires n'ont pas abouti à définir l'objet même et le contenu de l' " examen de la gestion " . Il s'agit, à l'expérience, d'une lacune de la législation.

Certes, par référence à la longue expérience de la Cour des comptes dans ce domaine, une telle définition a pu paraître ne pas s'imposer.

Ce choix a néanmoins probablement sous-estimé la spécificité de ce contrôle qui, en l'occurrence, est opéré sur des ordonnateurs élus et qui fait l'objet d'une publicité susceptible d'avoir un impact considérable sur l'opinion publique. Il a également abouti à ce que les juridictions en soient conduites à définir elles-mêmes le contenu du contrôle de gestion ainsi que les critères sur lesquels celui-ci devait s'appuyer.

Cette construction empirique et par définition éclatée entre les différentes juridictions explique en bonne partie les difficultés actuelles recensées par le groupe de travail.

A. DES MODALITÉS DE MISE EN OEUVRE DE LA PROCÉDURE PEU SATISFAISANTES

1. Une délimitation difficile entre le contrôle de la régularité et le contrôle de l'opportunité

Si le principe des contrôles opérés par les chambres régionales des comptes ne semble pas mis en cause par les élus locaux, les conditions dans lesquelles ces contrôles sont mis en oeuvre sont trop souvent mal ressenties .

Le contrôle de gestion se situe au coeur de ce malaise bien réel. L'enquête précitée menée par l'Association des maires de France met ainsi en évidence que 47 % des maires souhaitent que le contrôle de gestion soit réformé. La délimitation entre contrôle de la régularité et contrôle de l'opportunité est, à ce titre, la préoccupation essentielle. Selon la même enquête, 89 % des maires souhaiteraient que le contrôle de gestion porte sur la seule régularité des décisions prises.

En l'absence de précisions législatives, force est d'observer que les chambres régionales des comptes ne disposent pas de bases objectives ni pour programmer leurs enquêtes, ni pour définir le champ et la portée du contrôle de gestion 22( * ) .

S'agissant du moment où interviennent ces enquêtes, l'article 111 du décret du 23 août 1995 précise que l'examen de la gestion s'exerce concomitamment ou non au contrôle juridictionnel des comptes.

Il appartient à la chambre régionale des comptes de programmer elle-même les enquêtes qu'elle entend diligenter. En application de l'article 3 du décret du 23 août 1995, il revient au président -après consultation de la chambre et avis du ministère public- de définir l'organisation et le programme annuel des travaux.

La chambre régionale des comptes peut également assurer ces vérifications sur la demande motivée soit du représentant de l'Etat dans le département ou la région soit de l'autorité territoriale.

Quant au champ et à la portée du contrôle de gestion, chaque chambre a été amenée à en préciser les contours.

Il en est résulté des difficultés d'interprétation des compétences des chambres régionales des comptes, difficultés qui portent tant sur le contrôle de la régularité des dépenses et des recettes que sur celui de l'efficacité des dépenses engagées par la collectivité.

a) L'appréciation de la régularité de la gestion

Le contrôle de gestion doit d'abord porter sur la régularité des dépenses et des recettes, c'est-à-dire sur leur conformité aux lois et règlements.

A ce titre, la chambre régionale des comptes -sans disposer du pouvoir d'annuler un acte qu'elle estime illégal- peut examiner la légalité des mesures prises par les ordonnateurs que sont les maires, présidents de conseils généraux ou régionaux, directeurs ou présidents d'établissement publics.

Or, cet exercice est en lui-même difficile. D'une part, le champ couvert par le contrôle de la régularité peut être plus ou moins étendu selon l'interprétation que l'on en donne. Il couvre la régularité formelle d'un acte (la qualité d'ordonnateur en fonction des délégations consenties, par exemple). Il peut également concerner le respect de certains principes généraux qui s'imposent à la gestion publique, tels que le respect de l'égalité devant les charges publiques. Enfin, sous l'effet de la jurisprudence, la régularité d'un acte peut être subordonnée à son efficacité pour la gestion publique, exigence que le juge administratif sanctionne par l'erreur manifeste d'appréciation.

En outre, le droit applicable à tel ou tel aspect de la gestion publique locale peut lui-même être sujet à interprétation. De très grandes incertitudes apparaissent compte tenu de l'évolution rapide des structures locales (développement de l'intercommunalité, responsabilités renforcées dans le domaine économique et social). Cette situation confère au juge financier un " pouvoir créateur " durement ressenti par les élus locaux, dans certains cas, comme l'ont mis en évidence les auditions du groupe de travail.

Ce " pouvoir créateur " peut être d'autant plus mal accepté par les élus locaux lorsqu'il fait abstraction du contexte de la gestion locale .

Ainsi, lorsqu'une chambre régionale des comptes relève qu'une collectivité locale agit " hors de son champ de compétence s", elle ignore parfois la " clause générale de compétence " qui est reconnue à chaque collectivité. De même, lorsqu'il est reproché à une collectivité locale de financer des investissements qui relèvent de l'Etat, un tel reproche fait abstraction du retrait progressif de ce dernier de toute une série d'actions publiques ce qui place les collectivités en première ligne pour répondre aux demandes de la population.

Ces difficultés sont accentuées par le fait que trop souvent les chambres régionales des comptes ne motivent pas leurs observations en indiquant les textes ou les principes généraux sur lesquels elles se fondent. Une telle motivation devrait être obligatoire.

Enfin, les observations des chambres ne font, dans certains cas, que dresser le constat de la complexité des règles juridiques à laquelle les élus locaux sont confrontés. Les procédures applicables en matière de marchés publics ou la distinction -devenue artificielle- entre les aides économiques directes et indirectes témoignent de cette réalité.

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