3. De sérieuses objections

Les thèmes de la neutralité politique et de de l'efficacité, débouchent, dans la communication audiovisuelle, sur une opposition entre deux couples juridico-institutionnels, d'une part le couple gouvernement/réglementation, supposé inefficace et dépassé, et d'autre part le couple CSA/régulation, gratifié des vertus opposées. Ce dernier se heurte cependant à de sérieuses objections de principe.

a) Une logique institutionnelle contestable

La régulation par les AAI apparaît comme une forme d'auto-limitation du pouvoir central qui provoque une triple rupture dans nos traditions institutionnelles :

- une rupture avec la logique du pouvoir démocratique, au profit d'un pouvoir technicien. Dans un système politique longtemps marqué par la faiblesse des contre-pouvoirs à l'exécutif, il est tentant de rechercher des moyens non politiques de limiter une concentration du pouvoir nuisible aussi bien aux libertés qu'à l'efficacité du gouvernement. Le procédé de l'AAI apparaît alors comme une solution. Celle-ci pose cependant problème au regard de la logique des institutions démocratiques, spécialement si la gestion de l'ensemble d'un secteur aussi crucial que la communication audiovisuelle est confiée au régulateur. En effet la régulation, même privilégiant la voie contractuelle par rapport à l'action normative, reste une modalité d'exercice du pouvoir, et sa légitimité ne peut provenir que du suffrage populaire, soit directement (cas des autorités politiques), soit indirectement (cas des administrations gouvernementales). Indépendantes par construction et organismes administratifs, les AAI n'ont pas accès à ces deux modes de rattachement au suffrage populaire.

On peut tenter de pallier cette difficulté en référant au peuple l'action du régulateur. C'est de cette idée que découlent les propositions de " démocratiser " le CSA, de faire de lui un médiateur du citoyen téléspectateur et un outil de la " démocratie participative ". Mais ces références à la source populaire du pouvoir ne peuvent tenir lieu de légitimité démocratique - laquelle ne procède que de l'élection, il convient de le répéter - et permettraient au mieux de déléguer au régulateur l'exercice d'une sorte de pouvoir tribunicien, c'est à dire d'un pouvoir d'empêcher s'articulant mal avec la détention du pouvoir d'agir. Or la régulation est nécessairement un pouvoir d'agir. La régulation pose donc problème au regard du principe de légitimité. La section du rapport et des études du Conseil d'Etat indique d'ailleurs dans un rapport de 1987 que les AAI " constituent une catégorie non prévue par le constituant et difficilement conciliable avec l'équilibre des pouvoirs mis en place par lui " ;

- une rupture avec les mécanismes de l'Etat de droit, en raison du démantèlement de la hiérarchie des normes objectives que suppose la régulation, spécialement si elle consistait à transformer les lois et règlements en énoncés d'objectifs. L'Etat de droit est apparu au fil du temps et des progrès du principe démocratique comme un emboîtement de textes couvrant l'ensemble de l'ordre juridique. Or, réguler c'est sortir de ce carcan en confiant à une autorité d'un type nouveau un nouveau mode d'administration dont nous avons vu l'absence de références dans nos traditions juridiques, et qui évoque la définition que Napoléon donnait du Conseil d'Etat lors de sa création : " je veux créer un corps demi-administratif, demi-judiciaire, qui réglera l'emploi de cette portion d'arbitraire nécessaire dans l'administration de l'Etat " . La souplesse prêtée aux AAI, la marge de manoeuvre dont elles disposent par rapport aux administrations classiques soumises à des règles de droit d'un raffinement et d'une précision sans cesse accrus, sont sans doute un des aspects modernes de " la portion d'arbitraire nécessaire dans l'administration de l'Etat " .

Dans cette logique, la régulation apparaît comme une invite à transgresser le principe de légalité. On peut illustrer ce risque avec l'exemple - particulièrement intéressant du fait de la pureté des intentions qui s'y manifestent - de la réaction du président du CSA à la diffusion sur Fun Radio, en février 1995, d'une émission évoquant les camps de concentration sur le mode de la dérision. Comme il l'a expliqué devant la commission des affaires culturelles, M. Hervé Bourges a estimé que la lenteur de la procédure de sanction ne permettait pas une réparation efficace. Il a dès lors jugé approprié de demander personnellement au président de la station de programmer une émission spéciale sur la réalité des camps, à laquelle participeraient notamment d'anciens déportés. Ce qui fut fait, parfaitement en marge du droit ;

- une rupture avec le principe de subordination de l'administration au pouvoir politique. Rappelons à cet égard qu'en droit l'administration apparaît comme une structure dont les composantes sont solidaires les unes des autres et obéissent à une impulsion unique émanent du gouvernement. Celui-ci dirige son action et en assume la responsabilité devant le parlement. Cette conception ne s'est pas immédiatement imposée. La constitution de 1791 a fait une large place à l'idée d'autonomie de l'administration par rapport au pouvoir exécutif. Le principe de subordination a prévalu à partir du consulat. Chaptal a affirmé celui-ci dans une formule célèbre lors de la discussion de la loi du 28 pluviose an VIII : " la chaîne d'exécution descend sans interruption du ministre à l'administré et y transmet la loi et les ordres du gouvernement jusqu'aux dernières ramifications de l'ordre social avec la rapidité du fluide électrique " . L'affermissement du régime parlementaire a conforté cette conception née de l'autoritarisme centralisateur de Napoléon. C'est que la responsabilité politique des ministres devant le parlement implique l'exercice d'un pouvoir de direction sur l'administration. L'article 20 de la constitution de 1958 réaffirme cette conception sans ambiguïté : " le gouvernement dispose de l'administration " .

Fondées sur le postulat de l'indépendance à l'égard du gouvernement, les AAI semblent mettre en cause les principes fondateurs de l'administration. Quelles peuvent être les conséquences de ce porte à faux ? En l'absence de rattachement à la chaîne d'exécution évoquée par Chaptal, on aboutit à une situation d'irresponsabilité politique et donc à une légitimité fragile dans la gestion d'un secteur économique. Compte tenu du recrutement, au moins partiel, de nombreuses AAI dans les milieux professionnels des secteurs régulés, c'est la logique du pouvoir technicien, cette situation peut favoriser la dérive du pouvoir technicien vers un fonctionnement corporatiste, avec ce que ceci évoque de connivences possibles entre régulateurs et régulés.

b) Une autorité fragile

La fragilité de la régulation du point de vue de la théorie des institutions démocratiques laisse les régulateurs un peu démunis face à la critique. L'attitude des professionnels est ambiguë à cet égard : approbation au principe lui-même, démentie par une critique sans retenue quand les choix effectués ne correspondent pas aux attentes de tel ou tel. Le gouvernement n'est pas en reste, dont les critiques peuvent être dures, et qui n'hésite pas à faire connaître sans ambages son point de vue sur des dossier dont il n'a plus la gestion, voir à transmettre au CSA des quasi-instructions, comme ce fut le cas dernièrement pour provoquer l'abandon du conventionnement des chaînes étrangères sur le câble.

c) Des obstacles jurisprudentiels

Faute de contenu juridique spécifique, la régulation doit nécessairement passer par l'exercice du pouvoir réglementaire. Nous avons vu ci-dessus que les AAI disposaient de l'amorce d'un véritable pouvoir réglementaire. Celui-ci est cependant étroitement encadré par l'interprétation que le Conseil constitutionnel donne de l'article 21 de la constitution de 1958. Dans une première décision (86-217 du 18 septembre 1986) rendue sur la loi instituant la CNCL, le Conseil a estimé que l'article 21 ne faisait " pas obstacle à ce que le législateur confie à une autorité de l'Etat autre que le Premier ministre le soin de fixer les normes permettant de mettre en oeuvre une loi " . Mais la décision 88-248 du 17 janvier 1989, concernant le CSA, a estimé qu'une telle habilitation ne pouvait concerner que " des mesures de portée limitée tant par leur champ d'application que par leur contenu " . Dans son interprétation actuelle, l'article 21 de la Constitution représente donc un sérieux obstacle à l'extension des activités des AAI. Le Conseil constitutionnel n'a d'ailleurs pas hésité à annuler une partie des dispositions habilitant la CNCL puis le CSA à édicter des règlements.

A cette limite s'ajoute la vigilance du Conseil d'Etat à l'égard des éventuelles incursions des AAI dans la sphère du pouvoir réglementaire. C'est ainsi qu'ont été annulées les dispositions que le CSA avait prises pour régir la diffusion de publicité radiophonique en définissant, comme la loi l'y invitait, les catégories de services radiophoniques.

Ainsi juridictionnellement encadrée, la régulation ne semble guère disposer des marges de souplesse nécessaires en principe à son exercice.

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