3. Bilan et perspectives de la RTT

3.1. Effets positifs de la loi Aubry

La viabilité des emplois créés dans le cadre de la négociation sur les 35 heures se mesura sur un moyen-long terme. La loi ne semble cependant pas encore avoir déclenché la dynamique massive simulée par les projections macro-économiques. Néanmoins, la loi a dans de nombreux cas enclenché une réflexion sur des objets tels que l'organisation du travail, le rapport entre le temps de travail et temps hors travail, la reconfiguration des temporalités de travail sur le mois, l'année, la transformation des pratiques contractuelles.

Ainsi, dans certaines entreprises, la négociation d'un accord de RTT est l'occasion de faire un état des lieux sur la gestion et l'organisation du temps de travail : systèmes horaire des différentes catégories de salariés, gestion des horaires individualisés, conditions des réalisation de travail en équipes, modalités de modulation ou d'annualisation des horaires..

En ce sens, les expériences d'expertise et d'ingénierie développées par certains acteurs locaux intermédiaires peuvent être soulignés.

Tout d'abord, dans le cadre d'une convention entre le Ministère du Travail et l'Agence Nationale pour l'Amélioration des Conditions de Travail (ANACT), le réseau des Agences Régionales pour l'Amélioration des Conditions de Travail (ARACT) propose un travail d'appui-conseil et d'informations aux entreprises par rapport au dispositif de RTT de la loi Aubry. De nombreuses entreprises mobilisent cette piste d'information, notamment pour s'informer des conditions concrètes de la loi, de son coût et de la hauteur des incitations financières dont elles peuvent bénéficier. La plupart des entreprises semblent avoir une connaissance très faible de la mesure législative. De plus, ces demandes d'information ne conduisent pas nécessairement à la conduite de négociations effectives sur la RTT. Dans un cas sur 10 seulement, elles débouchent sur l'ouverture de négociations. Ainsi, à travers ces demandes, la plupart des entreprises prennent acte de la mesure, sans réellement souhaiter anticiper la loi.

Par ailleurs, certains acteurs locaux des organisations professionnelles développent des services spécifiques d'expertise et de conseil à leurs entreprises.

Ainsi, dans un souci d'anticipation à la loi Aubry, la chambre syndicale territoriale de la métallurgie du Rhône a mis en place un dispositif particulier d'information et d'intervention sur les questions de temps de travail, en réalisant un pré-diagnostic auprès de 80 entreprises de son territoire. L'objectif était d'aider les entreprises à faire état des lieux de leur temps de travail, par rapport à la réglementation du temps de travail (aspect juridique et social) et par rapport aux questions d'organisation du travail et de la production, de polyvalence (aspect industriel), et ainsi de les préparer à mettre en oeuvre, si elles le peuvent, de façon plus adaptée la mesure législative de RTT. Pour la personne chargée de l'animation de ce dispositif, « le point positif de la loi Aubry est quelle aura au moins permis pour de nombreuses entreprises de prendre conscience de leur temps de travail effectif » .

Dans le même sens, dans le cadre d'un budget d'animation régionale du dispositif Aubry, les Directions Régionales du Travail de l'Emploi et de la Formation Professionnelle sont amenées à signer des conventions régionales avec le secteur sanitaire et social, l'Union Patronale Artisanale, le Centre des Jeunes Dirigeants, le secteur des coopératives agricoles ou encore la branche artisanale du bâtiment (Capeb).

Ces différentes actions d'informations et d'expertise auprès des entreprises, menées par les acteurs des relations professionnelles, publics (DRTEFP, ARACT) et privés (consultants), restent très fortement cloisonnées, sans conduire à un travail de coopération et de mutualisation des connaissances et des pratiques. Cette absence de maillage entre les différents acteurs intermédiaires, qui interviennent dans l'instrumentation du dispositif d'aide publique de la loi Aubry, est d'autant plus dommageable pour les PME, qui sont faiblement dotées de ressources dans les possibilités de gestion du temps de travail et de la main-d'oeuvre.

3.2. Effets pervers de la loi

3.2.1. RTT et conditions de travail

Comme nous l'avons noté dans la première section de ce chapitre, la RTT à 35 heures s'opère majoritairement par une réduction de la durée hebdomadaire du travail, couplée de l'octroi de jours de congés. Cependant, la RTT peut être appliquée par le développement d'importantes procédures d'aménagement du temps de travail qui augmentent les contraintes temporelles des salariés et posent alors la question du caractère plus ou moins favorable de la RTT pour ces derniers.

Une dérive de la RTT est en effet d'engendrer une intensification du travail. Différentes études menées sur la RTT montrent que dans un certain nombre de cas, la RTT s'accompagne d'une rationalisation du temps de travail, c'est-à-dire par la suppression d'un ensemble de temps informels, non directement productifs, tels que les temps de pause ou de pause-café. Certains accords de branche (chimie) ou d'entreprise (constructeurs automobiles) illustrent précisément ces cas de figures. Ces différents temps non prescrits, qui permettent en fait une régulation de l'activité de travail et des collectifs de travail dans l'entreprise, ont un impact très important sur les conditions de travail des salariés. Leur suppression conduit à un effet contre-productif (augmentation du stress, de la fatigue, de l'absentéisme, des accidents de travail). Une enquête réalisée par la CGT montre que la suppression des temps de pause en 1991 a eu des incidences négatives sur la qualité du travail, notamment par une augmentation du taux d'absentéisme.

L'enquête de la CFDT «Le travail en question», menée sur 6 000 salariés concernés par la RTT, souligne que la RTT pose, pour près de 50 % des salariés, des problèmes dans les relations de travail, qu'il s'agisse de « rencontrer les collègues pour régler les problèmes » , de « passer des informations ou des consignes » , de « traiter des questions avec le responsable hiérarchique » .

De la même façon, l'étude menée par l'ARACT Haute-Normandie auprès de huit cas d'entreprises avant engagé une réduction et un aménagement de leur temps de travail conclut clairement que « la seule RTT, outre ses effets potentiels sur l'emploi, n'est pas un élément suffisant pour conclure à une amélioration des conditions de travail » .

En ce sens, l'étude de la CFDT met en perspective les difficultés posées par la mise en oeuvre d'une RTT dans la vie quotidienne des salariés . En effet, dans une majorité de cas, la charge de travail des salariés qui bénéficient d'une RTT reste la même ou même augmente :

- Pour 54 % des salariés, la RTT n'a pas changé leur charge de travail. Pour 33 %, ils ont dû prendre en charge les activités de leurs collègues. Pour seulement 13 % des salariés, la RTT s'est accompagnée d'une importante réorganisation du temps de travail.

- Pour 50 % des salariés, ils effectuent la même charge en moins de temps. Pour 20 % des salariés, ils doivent rester après le temps normal de travail. Pour seulement 30 % des salariés, ils travaillent moins longtemps et ça se passe bien.

3.2.2. RTT et flexibilité du travail

Le plus souvent l'application de la RTT s'effectue par l'introduction de nouvelles « souplesses dans l'organisation du temps de travail ». Bien que ces transformations puissent impulser une gestion du temps plus productive et plus favorable pour le salarié, dans la plupart des cas, elles conduisent à renforcer les contraintes temporelles des salariés . Quelques cas illustratifs peuvent ainsi être donnés :

- une RTT qui se traduit par une augmentation de l'amplitude de temps de travail (travail nocturne, horaires matinaux) : la normalisation du travail du samedi est un exemple significatif de cette tendance,

- une RTT qui s'opère par une plus forte variabilité de l'horaire de travail : horaires de travail différents selon les semaines, honores décalés selon les postes de travail,

- une RTT couplée par une modulation ou annualisation des horaires de travail

3.2.3 RTT et «temps de travail effectif»

Comme moyen d'améliorer la rationalisation du temps de travail, les entreprises peuvent limiter l'ampleur de la RTT en opérant cette réduction sur la base d'une référence horaire plus limitée, qui est le « temps de travail effectif », strictement limité aux temps de travail productifs et excluant les temps de pause.

En ce sens, le travail de conseil mené par la chambre syndicale de la métallurgie du Rhône sur le temps de travail montre bien que les entreprises s'attachent à mettre en évidence un « temps de travail effectif », qui est moins important que le temps de travail de présence des salariés, pour aborder la RTT, et en limiter ainsi l'ampleur.

De la même façon, dans la mise en oeuvre de la RTT, on note une tendance générale à exclure les temps de formation du temps de travail effectif (discussions présentes à Renault). Cette perspective va directement à l'encontre d'une réflexion sur la recomposition des différents temps qui composent la vie d'un salarié (temps de travail, de formation, congés parentaux..).

3.2.4. L'exclusion de certaines catégories de salariés du champ de la négociation

La mise en oeuvre de la RTT peut renforcer l'existence d'une gestion de la main d'oeuvre de plus en plus hétérogène au sein même des entreprises (salariés permanents/salariés temporaires, salariés à temps plein/à temps partiel). Ainsi, les projets de RTT des entreprises s'effectuent fréquemment en excluant un nombre important de catégories des salariés telles que les cadres, les salariés au forfait, les salariés de la maintenance, les salariés à temps partiel..

D'une façon générale, alors que la philosophie initiale de la loi se centre sur la création d'emplois, les négociations actuelles de branches et d'entreprises sur la RTT semblent déplacer le débat sur les modalités de mise en oeuvre de la RTT et la question de la flexibilité du temps de travail (augmentation des heures supplémentaires, annualisation, gains de productivité). En effet, ces questionnements peuvent en partie s'expliquer par le caractère très ouvert de la première loi, laissant l'initiative aux acteurs sociaux d'inventer des solutions et des compromis sur l'application des 35 heures. Ainsi, d'importantes zones d'ombres demeurent dans le cadre de la première mesure législative. De façon plus structurelle, cette analyse montre que la question de la création d'emplois ne peut être traitée isolément, sans précisément aborder ces différents aspects de l'environnement de la loi.

3.3. Recommandations en vue de la deuxième loi sur les 35 heures

La loi Aubry a voulu instaurer un processus en deux étapes :

- Première étape : inciter les partenaires sociaux à négocier à un niveau décentralisé des expériences innovantes de réduction et d'aménagement du temps de travail dans la perspective d'une deuxième loi fixant les conditions définitives du passage aux 35 heures,

- Deuxième étape : légiférer dans le cadre de cette deuxième loi sur la durée légale du travail et encadrer certaine nonnes d'organisation du temps de travail.

Pour l'élaboration de la seconde loi au 1 er janvier 2000, le gouvernement est confronté à un double enjeu :

- définir une nouvelle norme juridique et sociale de temps de travail qui. limite la précarité

- stimuler l'inventivité des acteurs dans la négociation de branche ou d'entreprise sur la réduction et l'aménagement du temps de travail.

En d'autres termes, comment définir un nouveau système juridique de régulation du temps de travail qui ne contraire pas la dynamique de la négociation sur le temps de travail ? Les deux objets ne paraissent pas nécessairement contradictoires.

La première loi Aubry n'a pas abordé tous les aspects de mise en oeuvre de la réduction du temps de travail (SMIC, heures supplémentaires, les cadres), laissant l'initiative aux acteurs sociaux d'inventer des solutions adaptées à leurs situations particulières. Les recommandations faites ci-dessous s'appuient en partie sur les expériences de réduction du temps de travail effectivement menées dans les branches et les entreprises. Elles soulignent certaines conditions nécessaires à l'accompagnement de la diminution de la durée légale du travail à 35 heures.

3.3.1. Le régime des heures supplémentaires

Depuis l'ordonnance de janvier 1981, la réglementation du temps de travail fixe un contingent annuel d'heures supplémentaires de 130 heures. Sur la base de ce contingent, les heures effectuées à partir de la 42 ième heure donnent droit à un repos compensateur de 50 % pour chaque heure supplémentaire effectuée.

Des études sur les pratiques en matière de temps de travail (P. Boisard et P. Charpentier, 1997), mettent en évidence l'importance accordée aux heures supplémentaires non seulement par les directions d'entreprises (pour l'adaptation rapide et souple des horaires aux variations non prévisibles de l'activité), mais aussi par les salariés (moyen d'augmenter substantiellement les rémunérations pour les plus bas salaires). En 1994, les heures supplémentaires demeurent le mode d'ajustement au volume d'activité le plus utilisé par les entreprises, avec près de 50 % des établissements de l'industrie qui déclarent faire appel aux heures supplémentaires et un volume moyen d'heures supplémentaires de 52 heures au total et 55 heures pour un ouvrier 98 ( * ) .

Ainsi, certaines branches, comme la métallurgie, le BTP, les services automobiles ont négocié une forte augmentation du contingent annuel des heures supplémentaires, ce qui constitue un moyen d'accroître les possibilités de flexibilité du temps de travail mais, indirectement, de limiter l'effet des 35 heures sur la réduction effective de la durée du travail. Dans la métallurgie, en passant de 90 heures à 180 heures, le nombre moyen d'heures supplémentaires est porté de 2 heures à 4 heures par semaine. Une telle approche est alors de nature à contraindre l'application effective des 35 heures.

Conscient du caractère stratégique des heures supplémentaires pour les entreprises et dans la négociation sociale, le ministère du Travail a d'ores et déjà, dans le cadre de la première loi, souligné la nécessité de « freiner l'excès des heures supplémentaires ». L'objectif est de ne pas supprimer ce moyen d'ajustement ponctuel et conjoncturel au volume d'activité à la disposition des entreprises, mais de limiter la pratique de durées hebdomadaires longues qui se pérenniseraient.

Limiter le contingent des heures supplémentaires

L'abaissement du contingent annuel des heures supplémentaires est dans bien des cas souhaitable. Bien qu'une diminution de ce contingent annuel en deçà de 130 heures permettrait d'envisager plus largement un effet substantiel sur la réduction de la durée du travail, la pratique des entreprises et la dynamique de la négociation semblent conduire à s'orienter vers un maintien de ce contingent à 130 heures. Toutefois, il s'agirait de limiter cette enveloppe à 90 h./an dans le cas d'un recours à la modulation ou l'annualisation des horaires de travail. Une telle modulation permet déjà de faire varier l'horaire hebdomadaire de 00 à 48 heures. Cette proposition n'est pas sans poser problèmes avec un certain nombre de branches qui ont déjà négocié une augmentation du contingent annuel des heures supplémentaires au-delà de 130 heures et que le ministère du Travail a étendu par la procédure d'extension (services automobiles, entreprises de propreté).

La majoration des heures supplémentaires et le développement du repos compensateur

En premier lieu, tels que le prévoient déjà certains accords de branche (industrie du textile, de l'habillement), la majoration des heures supplémentaires dès la 36 e heures constitue un moyen de limiter un recours trop abusif et pérenne aux heures supplémentaires. Toutefois, l'augmentation du coût des heures supplémentaires ne constitue pas nécessairement un frein à l'abus du recours aux heures supplémentaires. En effet, ce système de majoration permet aux employeurs d'augmenter la rémunération des salariés sans augmenter le salaire de base et donc satisfait une bonne parue des salariés, notamment pour les ouvriers non qualifiés dont les rémunérations sont plus faibles. Ainsi, en second lieu, la pratique du repos compensateur, qui existe depuis 1982, paraît souhaitable, pour limiter l'allongement de la durée, effective moyenne du travail des salariés. Le dispositif Aubry envisage déjà précisément le renchérissement des heures supplémentaires par l'augmentation des repos compensateurs, en majorant d'une demi-heure au titre du repos compensateur le surcoût actuel des heures effectuées entre 39 heures et 42 heures. Par ailleurs, il s'agirait de limiter la trop grande souplesse de ce repos compensateur introduite par la loi quinquennale de 1993. Il apparaît nécessaire que les heures compensées s'imputent sur le contingent annuel des heures supplémentaires, et que ce dispositif soit négocié par accord de branche ou d'entreprise, pour assurer la prise effective de ce repos par le salarié sur l'année.

La question des heures supplémentaires, de leur majoration ou de leur compensation en prise de repos, pose un arbitrage plus large entre salaire et temps libre, qui est central dans les négociations entre organisations syndicales et patronales et dans les projets de réduction et d'aménagement du temps de travail des entreprises.

3.3.2. Encadrer les différents types de modulations

La deuxième loi devra surmonter l'obstacle de l'hétérogénéité des pratiques d'aménagement du temps de travail permise par la succession des dispositifs ayant défini le cadre des pratiques de modulation 99 ( * ) . Les différentes mesures législatives prises depuis l'ordonnance de 1982 ont fortement élargi les possibilités d'aménagement du temps de travail des entreprises, et plus particulièrement les possibilités de modulation et d'annualisation des horaires de travail (cf. Encadré sur les trois types de modulation).

La plupart des accords de branche et une grande majorité d'accords d'entreprises prévoient la mise en oeuvre de la RTT par la négociation de différentes procédures de modulation/annualisation du temps de travail. En ce sens, la réduction effective de la durée hebdomadaire du travail à 35 heures risque d'être réduite par rapport au développement de ces dispositifs d'annualisation des horaires, qui permettent de faire varier l'horaire hebdomadaire de 00 heures à 48 heures.

Il faudrait tout d'abord simplifier les trois formes de modulation horaires déjà existantes, qui fixent des conditions et des contreparties de nature différente, notamment en termes de réduction du temps de travail (contrepartie obligatoire de RTT dans le cas de l'annualisation). Il est important de noter que la modulation des horaires est peu pratiquée par les entreprises (3,5 % des établissements en 1994), et encore plus faiblement en ce qui concerne l'annualisation (0,2 % des établissements déclarent mettre en place des horaires annualisés). Cette réorganisation des possibilités dérogatoires de modulation horaire est d'autant plus nécessaire que la mise en oeuvre de la RTT développe d'autres pratiques de modulation, telle que l'octroi de jours de repos supplémentaires dont une partie est à la discrétion de l'entreprise selon les besoins de son activité, constituant ainsi des jours collectifs modulés, ou encore des durées hebdomadaires du travail différentes selon les semaines ou les périodes.

De plus, tout en maintenant le principe d'annualisation des horaires de travail, la seconde loi pourrait représenter un moyen d'assurer l'existence de conditions sociales minimales des pratiques de flexibilités du temps de travail qui comportent des contraintes temporelles importantes pour les salariés :

- Limiter les durées hebdomadaires maximales de la modulation/annualisation des horaires de 48 h. à 44 h., pour freiner l'amplitude horaire par rapport à la nouvelle durée légale du travail,

- Soumettre les modulations de type II et III à la négociation de contreparties en terme de réduction du temps de travail, en distinguant cette dernière de la réduction légale du travail.

- Freiner le développement d'une annualisation directe, où l'accord de branche peut être directement appliqué dans l'entreprise sans négociation.

La question de fond est bien celle d'un équilibre difficile entre une logique sociale, qui est de limiter les contraintes temporelles des aménagements du temps de travail pour les salariés, et une logique économique, où la modulation des horaires de travail constitue un outil de la compétitivité économique des entreprises.

3.3.3. Augmenter le SMIC horaire

La réduction du temps de travail avec compensation salariale était le principe de base de la loi. La deuxième loi devrait en préciser les modalités. Comment assurer le maintien du pouvoir d'achat des salariés qui passent de 39 heures à 35 heures et sur quelle base payer les nouveaux embauchés ? La finalité sociale de la RTT n'est plus plausible aux yeux de nombreux salariés, si elle se traduit par une baisse de leur rémunération.

Dans un premier temps, le Gouvernement avait laissé entendre la possibilité de fixer un double SMIC, un SMIC mensuel pour les entreprises passant à 35 heures et l'application du SMIC actuel pour les entreprises ne passant pas à 35 heures. Cette option s'est rapidement heure. Elle crée de surcroît un décalage entre le salaire minimum horaire perçu par des salariés à temps plein et le taux de rémunération horaire des salariés à temps partiel.

L'augmentation du salaire horaire minimum, estimée de l'ordre de 11,4 %, se révèle être la piste la plus plausible, à partir du moment où la durée légale du travail à 35 heures sera applicable à tous les salariés, de moins et plus de 20 salariés, c'est à dire en 2002.

D'ores et déjà, des pistes et des solutions sont présentes dans les négociations de branche ou d'entreprise sur la RTT, qui majoritairement prévoient une compensation salariale.

Ainsi, certaines branches, comme les industries du sucre ou la grande distribution, envisagent la mise en oeuvre d'une indemnité compensatrice bénéficiant aux nouveaux embauchés ou aux salariés à temps partiel. Dans les entreprises, le principe de la compensation salariale est le plus souvent accompagné d'une politique de modération salariale sur 2 ou 3 ans, ou de modification de la structure de rémunération, entre les augmentations individuelles et collectives et les primes.

La réduction du coût de la RTT peut être aussi opérée en modifiant la base du «temps de travail effectif». En ce sens, les temps de pause, de douche ou de casse-croûte restent payés mais ne sont plus affectes au temps de travail.

3.3.3. Limiter le travail à temps partiel contraint

Le développement du travail a temps partiel nécessite que la loi sur les 35 heures prenne en compte cette catégorie particulière de salarié 100 ( * ) . Le problème majeur pour ces salariés n'est pas celui de la diminution de leur temps de travail, mais à l'inverse celui des augmentations de leur temps de travail et de leur rémunération. En 1997, 43 % des salariés à temps partiel déclaraient souhaiter travailler davantage 101 ( * ) .

En effet, le travail à temps partiel est le plus souvent un temps partiel imposé par l'entreprise et non choisi par le salarié. Il se concentre sur une population féminine peu qualifiée et certains secteurs du tertiaire soumis aux fluctuations de la clientèle (grande distribution, restauration, services domestiques) (Guelaud, 1989 ; Baret, Gadrey et Gallouj, 1998). Les mesures législatives prises depuis 1992 concernant un abattement de 30 % sur les cotisations patronales pour toute création ou transformation d'emploi à temps partiel ne sont pas étrangères à ce développement du temps partiel pour les professions peu qualifiées du secteur tertiaire.

Face à cette situation, la loi Aubry se donne globalement pour objectif de « moraliser le recours au temps partiel » . Le dispositif entend précisément réformer et restreindre le dispositif d'abattement des charges patronales concernant l'emploi à temps partiel (limitation du cumul avec les exonérations de bas salaires, augmentation du plancher d'heures travaillées) et développer de plus larges garanties sociales d'accès ou d'organisation du temps partiel par la négociation de branche (volume d'heures complémentaires, amplitude et fragmentation de la journée de travail).

Ainsi, certaines branches plus particulièrement concernées par cette pratique semblent d'ores et déjà s'inscrire dans cette perspective. Dans ce cas, la grande distribution a signé depuis 1993 différents accords de branche, et dernièrement celui d'application de la loi Aubry, qui précisément relèvent la durée hebdomadaire minimale du travail de 22 heures à 26 heures, ou encore, stipule la nécessité d'organiser le temps partiel pour que le salarié puisse être employé sur un second temps partiel (accord de branche de 1996). Toutefois, l'accord Aubry signé par la grande distribution augmente l'amplitude des temps de coupure dans la journée de 2 heures à 4 heures.

La réduction de la durée légale du travail pose plus précisément deux types de questions. En premier lieu, il s'agit de fixer un nouveau seuil de l'horaire à temps partiel suffisamment éloigné de la nouvelle durée hebdomadaire du travail à 35 heures. En effet, cette distinction entre temps partiel et temps plein est importante, dans le sens où dans le cas d'un temps partiel, les heures complémentaires effectuées au-delà de l'horaire hebdomadaire ne sont pas majorées, alors qu'elles le sont dans le cas d'un temps plein.

En second lieu, se pose la question d'une RTT plus ou moins imposée aux salariés à temps partiel. Certains accords d'entreprises proposent de laisser le choix aux salariés de bénéficier ou non de cette RTT. Cette perspective semble intéressante. Toutefois, on peut craindre que les employeurs n'appliquent la réduction de la durée hebdomadaire du travail aux salariés à temps partiel, pour développer des contrats horaires courts qui répondent plus facilement aux fluctuations de ta clientèle et ainsi renforcer la pratique de temps partiels contraints.

La RTT pour les salariés à temps partiel est étroitement liée au problème de faibles rémunérations de cette catégorie de salarié. Ainsi certains accords de branche développent une approche intéressante, en accompagnant la RTT par un mécanisme de revalorisation des salaires par rapport aux salariés à temps plein (branche des entreprises de propreté).

3.3.5. La RTT des cadres

La loi Aubry sur les 35 heures est venue réactiver la question «épineuse» du temps de travail des cadres. En d'autre terme, comment intégrer la catégorie des cadres dans un mouvement général de réduction de la durée du travail ?

En effet, le type d'activité de cette catégorie 102 ( * ) (autonomie dans le travail, travail par objectif ou par mission), conduit à une situation ou le temps de travail des cadres est considéré comme non comptabilisable par rapport à une tâche donnée. Ainsi, le plus souvent, l'encadrement est majoritairement régi par la pratique de convention au forfait et se trouve exclu de la réglementation du temps de travail (référence à une durée hebdomadaire du travail, majoration des heures supplémentaires ou repos compensateur). Dans cette logique, les cadres sont soumis à de longs horaires de travail et doivent faire preuve d'une forte disponibilité personnelle. Ceci est lié aux pressions exercées par la norme du groupe, au modèle de carrière, au type de travail par objectif ou par mission, à une culture de la compétition (Bouffartigue P. et Bocchino M. 1998).

Réglementation du temps de travail et temps de travail des cadres

La réglementation de la durée du travail s'applique à tous les salariés, y compris les cadres. Seule la catégorie particulière des cadres dirigeants, qualifiée par leur haut niveau dans la grille de classification, leur fonction de responsabilité, leur degré d'autonomie et leur niveau de rémunération, peut être partiellement écartée de celte réglementation, en ce qui concerne le décompte du temps de travail effectif et les dispositions sur le repos compensateur. Tous les autres cadres sont soumis à la réglementation du temps de travail, relative au décompte de leur horaire de travail, aux heures supplémentaires et aux durées maximales du travail.

Le temps de travail des cadres est très fréquemment régi par le forfait, qui peut être de deux types :

- «Forfait sans référence horaire» ou «forfait tous horaires», réservé aux cadres dirigeants, qui représente en fait la rémunération totale du travail effectué par le salarié, indépendamment du temps passé. Ce type de forfait permet de ne pas comptabiliser strictement le temps de travail en nombre d'heures travaillées.

- «Forfait avec référence horaire», qui permet de tenir compte du nombre et de la récurrence des heures supplémentaires effectuées par le salarié et d'en forfaitiser le paiement. Cette convention n'exonère nullement le salarié et le cadre de la prise en compte et du paiement des heures supplémentaires.

Récemment, différents arrêts de la chambre sociale de cassation (25.11.98) sont venus remettre en question la pratique du travail au forfait des cadres, en stipulant que les conventions au forfait ne dispensaient nullement de calculer le temps de travail des cadres, ni de percevoir la rémunération correspondante de cet horaire au forfait (intégrant la majoration des heures supplémentaires). Cette jurisprudence se positionne à l'inverse de l'accord métallurgie de juillet 1998, qui étend la convention du forfait à tout salarié libre et indépendant dans l'organisation et la gestion de son temps de travail, en stipulant qu'il n'est pas soumis à un horaire de travail.

Dans la majorité des cas, les accords de réduction du temps de travail s'appliquent à la catégorie des cadres. La RTT s'opère alors par l'octroi de jours de repos supplémentaires, qui dans certains cas peuvent être cumulés dans un compte-épargne-temps. Cette forme de RTT constitue pour les cadres une façon de bénéficier d'une réelle diminution de la durée effective du travail. Cependant, la pratique du CET peut limiter cette réduction effective du temps de travail, dans le sens où les jours de repos ne sont pas pris sur l'année mais cumulés.

En ce sens, le ministère du Travail conçoit le développement de modalités particulières pour les personnels de l'encadrement, de décompte du temps de travail en jours, tout en restant attentif au respect des normes en matière de durées hebdomadaires maximales du travail. Ainsi, dans le cadre de la seconde loi, trois catégories de cadres pourraient être distinguées :

- cadres dirigeants, soumis à un forfait sans référence horaire,

- cadres de droit commun, liés au rythme de production et avec un horaire collectif

- cadres, où le temps de travail peut être décompté en jours.

Le temps de travail des cadres pose une question plus générale du rapport au travail des cadres. En effet, dans la représentation individuelle et collective, il existe une forte corrélation entre le temps de présence des cadres et leur investissement personnel. Ainsi, la réduction du temps de travail des cadres nécessite d'être traitée au-delà du temps de travail effectif et des horaires de travail. Il s'agit d'envisager le problème de la charge de travail des cadres et de l'organisation du travail. Ainsi, certains accords d'entreprises inventent des pistes de réflexions plus larges sur la réorganisation et la réduction des temps de travail des cadres : prise en compte des temps de mission ou de trajets dans le temps de travail effectif, avec des contreparties en jours de repos, développement du temps partiel des cadres, délégation des tâches, embauches d'assistantes (accord EDF-GDF) 103 ( * ) .

3.3.6. Faut-il maintenir l'aide structurelle aux entreprises et les dispositifs incitatifs ?

Jusqu'au vote de la seconde loi au début de l'année 2000, qui fixera une durée légale du travail à 35 heures, les entreprises bénéficient d'une aide financière forfaitaire si elles anticipent la réduction du temps de travail par la négociation d'un accord d'entreprise et sous conditions de création ou de maintien de 1 emploi. Cette aide publique est estimée à 43 milliards de francs pour 1999.

La première loi Aubry mettait en place un dispositif d'incitation à la RTT et à la création d'emploi pour encourager la négociation avant la deuxième loi. Elle incitait les entreprises à se préparer à l'application définitive des 35 heures.

La seconde loi pose alors logiquement la question suivante : faut-il maintenir un dispositif incitatif pour les entreprises qui ne sont pas encore passées à 35 heures et qui n'on pas recouru aux dispositifs précédents ? De même, l'attribution d'une aide pérenne de 5000 F pour toutes les entreprises qui sont déjà passées à 35 heures devrait être discutée. La question posée est de savoir si ces aides conduisent à modifier le comportement des entreprises en matière de gestion de main d'oeuvre ou si, à l'inverse, elles engendrent d'importants effets d'aubaine.

Or, il apparaît que cette aide publique ne modifie pas réellement l'attitude des entreprises en termes de création d'emplois. On aurait pu s'attendre à ce que les entreprises mobilisent massivement l'aide financière avant la seconde loi. Il semble au contraire que le nombre d'accords d'entreprises signés dans le cadre de la loi Aubry aient atteint un rythme de croisière (leur nombre ne devrait plus s'accroître substantiellement).

Dans de nombreux cas, soit les entreprises se sont assez rapidement impliquées dans ce dispositif d'aide publique, ce qui leur permettait d'anticiper ou d'augmenter les embauches qu'elles avaient déjà prévu de réaliser, soit les entreprises ne sont pas dans une situation de croissance interne ou externe et préfèrent attendre la seconde loi. Le dispositif actuel d'aides financières ne constitue pas dans ce cas une incitation à s'engager dans un processus de réduction du temps de travail et de créations d'emplois.

A contrario, lors de la fixation définitive de la durée légale du travail à 35 heures, une réforme des cotisations patronales favorable aux entreprises dynamiques en matière d'emploi (et de négociation sur l'emploi) représenterait pour ces dernières un signal fort et une compensation attrayante, de faible coût pour le budget de la Nation.

Résumé des recommandations en vue de la deuxième loi sur les 35 heures

1) Si l'objectif est la généralisation des 35 heures, la loi doit commencer par réduire la durée légale de 39 à 35 heures pour toutes les entreprises. Cette mesure est la seule qui soit à même d'enclencher une dynamique générale de négociation. Cette dernière doit être encadrée par la loi quant aux points suivants.

2) Les heures supplémentaires doivent être majorées dès la 36 ème heure et le contingent des heures supplémentaires doit être si possible limité à 90 heures en cas de recours à la modulation des horaires de travail sur l'année.

3) Les régimes de modulation doivent être harmonisés notamment pour limiter les durées hebdomadaires maximales de la modulation/annualisation à 44 heures au lieu 48 heures. Les modulation de type II et III doivent être soumises à la négociation de contreparties en termes de réduction du temps de travail (en distinguant le réduction du temps de travail ainsi négociée de la durée légale).

4) Dans le cadre du passage aux 35 heures avec compensation salariale, il étai envisagé de fixer le SMIC augmenté sur une base mensuelle pour les entreprises passant aux 35 heures et un SMIC inchangée, fixé sur une base horaire, pour les autres entreprises et les travailleurs à temps partiel. Cette mesure aurait le défaut d'instaurer un salaire minimum à deux vitesses, puisqu'au total, le salaire horaire des travailleurs à temps partiel et à 39 heures serait inférieur au salaire horaire des travailleurs à 35 heures. La solution pourrait donc être d'augmenter tout simplement le SMIC horaire, ce qui aurait pour effet de respecter le principe d'égalité de salaire entre tous les travailleurs effectuant un travail égal.

5) Le temps partiel choisi doit être privilégié au détriment du temps partiel imposé. Pour cela, le cumul de l'abattement de 30 % avec les autres exonérations doit être définitivement interdit. L'abattement lui-même devrait être réduit. La norme maximale de l'horaire à temps partiel doit être fixée à un seuil suffisamment éloigné de la norme du travail à temps plein pour éviter que les entreprises ne privilégient le temps partiel long (assorti d'heures complémentaires) sur le temps plein à 35 heures.

6) La réduction du temps de travail des cadres ne doit surtout pas être oubliée, malgré les réticences plus «culturelles» qu'économiques auxquelles elle se heurte. L'expérience, à première vue paradoxale, des pays anglo-saxons, où tes horaires des cadres sont strictement réglementés atteste de la possibilité de mieux circonscrire les tâches et le temps de travail de cette catégorie. La tradition organisationnelle française se caractérise pour sa part par la difficulté de certaines catégories d'encadrement à déléguer leur pouvoir décisionnel à des employés subalternes pour des tâches données.

7) Enfin, l'aide pérenne doit prendre fin avec les aides accordées dans le cadre de la première loi. Les entreprises qui en bénéficient ont maintenant pu absorber le «choc» des 35 heures grâce à ces aides et grâce aux gains de productivité qu'elles réaliseront. Celles qui n'en ont pas bénéficié préfèrent visiblement attendre la deuxième loi sans bénéficier d'aides dont la contrepartie était un accroissement significatif de l'emploi.

Par contre, couplés avec une réforme modifiant la structure des cotisations patronales, les mesures proposées ci-dessus pour définir l'encadrement légal du passage aux 35 heures devraient être à même d'encourager, sans coût pour tes finances publiques, les entreprises qui le souhaitent à s'engager dans une véritable négociation sur l'emploi.

L'articulation entre la loi et la négociation est une caractéristique structurelle du système français de relations professionnelles où la négociation décentralisée spontanée n'est pas de tradition. Cette spécificité justifie l'impulsion publique dans bien des dossiers, surtout lorsqu'ils engagent la lutte contre te chômage et l'exclusion. Tout dépend alors de la capacité des acteurs à interpréter les nouvelles normes publiques et à les transformer à bon escient sur le terrain, dans l'entreprise.

* 98 Les heures supplémentaires sont mises en perspective avec l'utilisation du chômage partiel et des dispositifs de modulation/annualisation du temps de travail. Voir Lecorre V. «Les heures supplémentaires, le chômage partiel et la modulation du temps de travail : trois modes d'ajustement au volume d'activité», Premières synthèses, n° 30.2, Ministère du Travail, juillet 1998.

* 99 Les bilans statistiques du Ministère du Travail sur les accords d'entreprise illustrent en partie la diversification des négociations sur le temps de travail : modulation/annualisation, heures supplémentaire et repos compensateur, travail en équipes successives, travail à temps partiel, équipes de fin de semaine, compte-épargne-temps, horaires individualisés, RTT hebdomadaire.

* 100 Entre 1982 et 1997, la part des salariés dans l'ensemble des secteurs est passé de 8,6 % à 17,4 %.

* 101 Enquête emploi, INSEE

* 102 La catégorie sociale des cadres, qui compte près de 3 millions de personnes, est née du mouvement social de l936, de l'opposition des ingénieurs aux grèves dans l'aviation parisienne et de la constitution du premier syndicat de cadres en juin 1936 dans l'industrie automobile.

* 103 «Les 35 heures et le temps de travail des cadres». Liaisons sociales, n° 36, 26 février 1999.

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