B. LES AUTRES ENSEIGNEMENTS DE LA CRISE

1. La validation du choix de la professionnalisation

La réforme en cours des forces armées concerne principalement les personnels. La décision de professionnalisation, prise à l'initiative du Président de la République en 1996, découle directement des enseignements tirés de la guerre du Golfe. Alors que la mutation n'est pas encore terminée, il était indispensable d'analyser la façon dont le nouveau modèle d'armée professionnalisée a répondu, durant la première partie de la crise du Kosovo, aux besoins liés à la projection de nos forces sur un théâtre extérieur.

a) Un déploiement et des relèves organisées sans difficultés majeures

La projection des forces à partir de la mer ou de plates-formes aéronautiques européennes s'est appuyée sur des unités déjà totalement professionnalisées de l'armée de l'air et de la marine. Afin d'éviter les difficultés rencontrées lors de la guerre du Golfe, les unités opérationnelles de ces deux armées ont été en effet professionnalisées en priorité et disposent d'ores et déjà des effectifs que leur assignait la réforme.

A mi-parcours de son processus de professionnalisation, l'armée de terre se trouve, en revanche, dans une situation plus délicate.

Les modalités de déploiement

- Le déploiement de 2 700 marins à bord des bâtiments opérant en mer Adriatique dans le cadre d'unités pour lesquelles les capacités d'intervention extérieures constituent la vocation première, n'a pas rencontré de problème particulier.

- Les unités de l' armée de l'air projetées en Italie, fortes de 979 personnes à la fin mai 1999, ont pu bénéficier, durant cette crise, de plates-formes aéronautiques aux normes européennes où l'essentiel du soutien était fourni par l'Italie. De ce fait, les besoins en personnels de soutien présentaient un caractère limité et l'armée de l'air a pu aisément les pourvoir en recourant à des militaires techniciens de l'air (MTA), au nombre de 121 -hommes du rang engagés avec un contrat court principalement affectés à des tâches de soutien ou de protection.

Les unités aériennes proprement dites sont des formations composées, par nature, de professionnels et leur projection n'a, en conséquence, guère soulevé de difficultés.

De ce point de vue, toute comparaison avec la guerre du Golfe s'avère hasardeuse car, au cours de ce conflit, l'armée de l'air avait dû mettre en place des bases aériennes autonomes -dont elle assurait notamment la défense sol-air- et couvrir ainsi des fonctions consommatrices d'effectifs.

- La loi de programmation 1997-2002 fixe enfin à l'armée de terre, à l'horizon 2015, la capacité de projeter 30 000 hommes sur un théâtre, pour une durée d'un an avec des relèves très partielles (ce qui suppose un effectif total de 35 000 hommes), tandis que 5 000 hommes relevables peuvent être engagés sur un autre théâtre (ce qui suppose un effectif de 15 000 hommes environ).

Le conflit du Kosovo a conduit au déploiement progressif, à partir du mois de décembre 1998, de 3 000 hommes en Macédoine . Le noyau initial se constituait des 800 soldats français de la " force d'extraction " (sur un effectif total de 1 700 hommes).

Devant l'aggravation de la situation et la perspective du retrait de la totalité des observateurs de l'OSCE (la KVM), la France a renforcé ce premier échelon, en février 1999, pour porter son effectif à 3 000 hommes environ. Parallèlement, un deuxième échelon blindé-mécanisé était prépositionné à Miramas, puis placé en alerte. Ce dispositif est devenu par la suite la French Framework Brigade (FFB), contribution française à la KFOR . Au cours du conflit, il a été renforcé ponctuellement pour répondre aux besoins de la force, plus particulièrement dans le domaine de l'acquisition du renseignement.

Par ailleurs, face à l'afflux de réfugiés, l'opération " Trident humanitaire " a permis la mise en place en Albanie de l' Albanian Force (AFOR) au sein de laquelle la France assure le rôle de nation pilote de la Task Force South depuis le milieu du mois d'avril 1999 avec un détachement de 900 hommes .

Au total, l'armée de terre entretient hors métropole une force d' environ 21 000 soldats de métier dont 16 000 sont relevables tous les quatre mois. Il faut ajouter 300 professionnels environ participant, avec les autres armées, au renforcement du dispositif Vigipirate et de sécurité générale. En effet, aux 8 000 hommes qui devraient constituer le contingent français de la KFOR, il convient d'ajouter les 3 000 hommes de la SFOR en Bosnie, les 1 000 hommes déployés en Albanie et les 8 500 hommes déployés au sein des forces de souveraineté et de présence (DOM-TOM et continent africain). L'armée de terre a donc dépassé la limite de ses capacités de projection à ce stade de la professionnalisation . Ainsi, ce niveau d'engagement pourrait nécessiter quelques aménagements du dispositif outre-mer et ne pourrait être maintenu très longtemps sans avoir de conséquences préjudiciables pour l'entraînement des forces.

Il faut toutefois noter que si l'essentiel des contraintes porte sur la capacité de l'armée de terre à engager simultanément des effectifs importants sur plusieurs théâtres d'opérations, la nécessité d'assurer la représentation de l'armée de terre au sein des états-majors multinationaux sur les théâtres extérieurs peut être source de difficultés. En effet, au-delà des postes de responsabilité élevée, le plus grand nombre de postes de poids dans les états-majors multinationaux correspondent à des officiers du grade de lieutenant-colonel brevetés et parlant couramment l'anglais. Les officiers ayant ce profil se trouvent également dans les états-majors nationaux et dans les régiments. L'armée de terre se doit donc d'arbitrer entre des priorités de nature différente.

Les conditions de la relève

- Sur le plan technique, la relève au sein du groupe aéronaval déployé en Adriatique, en dehors de l'unique porte-avions, n'a pas soulevé de difficultés, un bâtiment en remplaçant un autre, nombre pour nombre, avec son équipage organique.

En revanche, sur le plan humain, la capacité de résistance de l'équipage du Foch, resté en mission pendant quatre mois avec une seule escale de quelques jours, a été mise à l'épreuve. La fatigue induite par les effets conjugués de la durée, de l'intensité et de la nature de l'action au combat a été forte, en particulier pour le personnel préparant ou assurant les missions aériennes.

La marine a engagé sur le théâtre, en termes de pilotes et de techniciens, les deux tiers de ses capacités aériennes embarquables. Les relèves autorisées par le dernier tiers ne permettent pas de maintenir raisonnablement un tel dispositif en place pour une durée très significativement plus longue. Pour mémoire, l'US Navy relève ses groupes aériens embarqués tous les six mois. Dans le cas particulier des Etendard IV PM, aucune relève n'est possible sans diminuer de façon importante le volume engagé.

- Dans la mesure où les effectifs des personnels air engagés au sol à l'extérieur du territoire national sont restés modestes, leur relève s'est déroulée dans de bonnes conditions. Cependant, un nombre important d'aviateurs demeurés en métropole a également été concerné par différentes missions, directement ou indirectement, liées aux opérations aériennes au Kosovo.

La relève des personnels navigants air intervient en principe tous les 45 jours. Il était initialement prévu deux équipages par avion de combat. Ce chiffre a dû être porté à trois pilotes par avion pour les Mirage 2000 C engagés dans les missions de défense aérienne, du fait de la durée moyenne très importante (de l'ordre de 6 heures) et du nombre de ces missions. La révision du taux d'équipage par avion , imposée par le rythme des opérations, et la nécessité, en conséquence, de densifier certains escadrons des forces devront être prises en compte au moment où l'armée de l'air s'apprête, dans le cadre de la professionnalisation, à procéder sur les années 2000, 2001 et 2002 à une réduction des effectifs de sous officiers et d'officiers.

- La durée de séjour retenue pour les personnels de l'armée de terre étant de quatre mois, la totalité de la brigade déployée en Macédoine, unités de combat et état-major, a été relevée au cours des mois d'avril et mai. Cette relève, prévue dès l'envoi des premiers éléments en Macédoine, s'est inscrite dans le cycle normal des activités. Ce niveau d'engagement devra toutefois être maintenu sans remettre en cause le processus de professionnalisation et tout en conservant le niveau d'entraînement indispensable. Les dispositions prises par l'armée de terre dans le domaine de la montée en puissance de la professionnalisation -mise en place de manière parallèle pour tous les régiments- et dans l'organisation des cycles d'activités visent à permettre de surmonter ces contraintes pendant la période de transition.

b) Une professionnalisation inachevée mais parfaitement justifiée

- Pour la marine , la professionnalisation a changé radicalement les données du déploiement pour une mission de crise ou de guerre. Lors de la guerre du Golfe, les limitations imposées à l'emploi des appelés avaient entraîné des contraintes non négligeables sur la préparation des forces. La professionnalisation de ses bâtiments lui a permis de faire face à la crise sans difficultés sur le plan des personnels. Les unités employées dans le cadre de la crise du Kosovo comportaient à l'origine quelque 600 appelés remplacés après la mise en oeuvre de la professionnalisation -prioritaire pour ces bâtiments- par du personnel d'active, dont 200 " engagés contrat court marine " qui opèrent notamment sur le pont d'envol du porte-avions, où ils assurent la manoeuvre des appareils.

- Compte tenu des personnels engagés dans l'opération " Force alliée " et bien que l'année 1999 doive conduire l' armée de l'air à un format proche de celui prévu en 2002, la professionnalisation est restée sans incidence au regard de ses conditions d'engagement. En effet, les aviateurs directement engagés, navigants ou au sol, sont depuis longtemps déjà des professionnels dans leur immense majorité.

- La capacité de l' armée de terre à projeter ses forces et à les entretenir pour des missions de longue durée a doublé depuis la guerre du Golfe . Il faut rappeler qu'alors la division Daguet, forte de 12000 hommes, n'avait pas été relevée. Dans les mêmes conditions - hypothèse d'une crise grave - l'armée de terre pourrait aujourd'hui projeter entre 17 000 et 20 000 hommes et, à l'échéance de la loi de programmation, 25 000 hommes.

Tous théâtres confondus et en dehors de l'hypothèse d'une crise grave , l'armée de terre avait, au moment de la guerre du Golfe, une capacité d'engagement évaluée à 6 000 hommes relevables. La professionnalisation a permis de porter aujourd'hui cette capacité à 12 000 hommes . Au terme du processus, près de 17 500 hommes relevables pourront être projetés sur des théâtres extérieurs. Ces capacités de projection, il faut le souligner, comprennent l'engagement à titre individuel de réservistes comme spécialistes en renfort d'état-major.

Il faut cependant noter que la capacité de projection n'évolue pas strictement en phase avec l'augmentation du nombre des engagés. En effet, ceux-ci se trouvent dans toutes les composantes de l'armée de terre alors que la constitution d'une force donnée ne fait appel qu'à certaines spécialités. De plus, les jeunes engagés ne sont opérationnels qu'après une période de formation de six mois, voire plus dans certaines spécialités.

L'armée de terre est donc bien dans une logique de montée en puissance qui devra permettre à terme l'engagement d'une force cohérente de 50 à 60 000 hommes dans le cas d'une crise extrême où aucune relève n'est envisagée.

Aujourd'hui, dans un tel cas de figure, l'armée de terre ne pourrait engager que 30 000 hommes sans véritable possibilité de relève et pour une durée sans doute inférieure à un an.

- La force déployée en Macédoine et en Albanie dans cette période transitoire a préfiguré les caractéristiques générales que revêtira toute force terrestre mise sur pied en fin de refondation de l'armée de terre. Elle a été, en effet, caractérisée par trois traits majeurs :

  • - une adaptabilité permanente aux missions confiées à la force grâce au principe de la modularité . La force terrestre a, en effet, fortement évolué au cours du temps. De la force d'extraction, de décembre à février, jusqu'à sa structure actuelle pour constituer une force de paix, elle est passée par une phase intermédiaire au cours de laquelle elle s'est déployée sur la frontière de la Macédoine (tout en assurant des missions humanitaires) jusqu'à son entrée au Kosovo. Armée initialement par des unités parachutistes et un fort détachement de l'aviation légère de l'armée de terre (ALAT), garants, dans le cadre de sa mission d'extraction, de sa souplesse d'emploi, elle s'est vue renforcée par des moyens modernes de recherche du renseignement (CL 289, Crécerelle et Horizon) ainsi que par des moyens de combat adaptés à ses missions de protection de la Macédoine et d'appui à la recherche du renseignement. Enfin, avec l'arrivée du deuxième échelon et des moyens lourds, elle a pris sa forme définitive pour une intervention dans un environnement qui pourrait s'avérer hostile ;
  • - une complète professionnalisation du personnel permise par un plan de professionnalisation cohérent. En effet, toutes les composantes de la force, ainsi que les relèves programmées, sont constituées de soldats de métier, y compris dans le domaine du soutien et des systèmes de commandement, malgré les difficultés en la matière ;
  • - une totale faculté à s'engager d'emblée grâce à une organisation maîtrisée des périodes d'entraînement. Ainsi, les deux grandes unités (6° DLB et 2° DB), qui arment l'essentiel des postes ouverts au sein de la force, étaient en période de préparation opérationnelle au deuxième semestre 1998 avant d'assurer l'alerte et d'être engagées.

. L'emploi des réservistes

Aucune des armées n'a fait un appel important aux réservistes . L'éloignement relativement faible du théâtre d'opérations et la durée limitée des opérations de pont aérien a permis de ne pas user prématurément les équipages de transport et n'a pas nécessité de recourir aux pilotes réservistes de la force aérienne de projection. Un plus grand éloignement du théâtre d'opérations comme le prolongement des opérations à haute intensité auraient certainement amené plus près des limites d'emploi, conduisant à poser la question des rotations d'équipages.

Comme la marine, l'armée de l'air a fait appel ponctuellement à des réservistes pour assurer la continuité du service ou le renforcement des permanences liées aux opérations. L'armée de terre, quant à elle, a envoyé quelques réservistes sur le théâtre pour des missions ponctuelles d'expertise dans le domaine des affaires civilo-militaires (9 pour des durées de 15 à 20 jours).

. Les appelés

Quant aux appelés, s'ils ne tiennent pas dans cette crise des emplois directement liés aux opérations, ils n'en continuent pas moins, au sein de chacune des trois armées, d'être indispensables au soutien général des moyens mis en oeuvre.

. Les relations avec l'OTAN

Il faut enfin souligner ici que l'intégration de personnels dans une coalition impose, plus encore que pour les matériels, l' interopérabilité des hommes . Celle-ci ne s'obtient qu'au prix d'une formation spécifique. Le particularisme français vis-à-vis de l'OTAN ne semble pas avoir soulevé de difficultés majeures au regard de l'intégration des moyens des armées françaises dans les dispositifs de la coalition. Les procédures et les modalités d'emploi de l'OTAN sont maîtrisées par les trois armées.

Pour l' armée de l'air , les navigants comme les personnels au sol présentent un niveau tout à fait comparable à celui des autres pays contributeurs. En particulier, la totalité des aviateurs exposés aux opérations (navigants et contrôleurs) possède une très bonne maîtrise non seulement de la langue anglaise, mais aussi des procédures.

La Marine a, une nouvelle fois, démontré sa capacité à coopérer avec les forces de l'OTAN par l'application des accords existants. C'est, notamment, sans difficultés qu'une frégate britannique a été placée pendant quatre mois sous le contrôle opérationnel du groupe aéronaval. Les forces aéronavales françaises ont montré dans ce dispositif interallié l'excellente cohérence de leur posture, conférée principalement par les capacités clés apportées par le porte-avions et le SNA.

L' armée de terre , pour sa part, a connu, à l'occasion de cette crise, une expérience inédite. En effet, la France a été désignée comme nation pilote pour la mise sur pied de la force d'extraction. Cette position lui a donné la responsabilité de constituer la force à partir des propositions de participation des différents pays alliés contributeurs, de la déployer et de la faire vivre. Dans ce cadre, l'état-major français de la force d'extraction a utilisé non seulement les procédures opérationnelles de l'Alliance, mais aussi, pour la première fois, ses procédures administratives. En Albanie, la Task Force South a englobé également des détachements d'autres pays.

Le niveau d'interopérabilité atteint doit être maintenu et même accru, notamment pour faire face aux relèves indispensables. Outre les entraînements spécifiques, cette exigence suppose une participation accrue aux exercices de l'Alliance et aux exercices bi- ou multinationaux avec les pays amis. La réduction des activités imposée par les contraintes qui pèsent sur le titre III apparaît à cet égard très préoccupante , s'agissant en particulier de l'entraînement de haut niveau en ambiance intégrée (Red Flag, Strong Resolve...) ou directement lié aux missions de combat (tactical leadership program).

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