III. L'IMPACT DES ACCISES SUR LA CONSOMMATION : ESTIMATION DES ÉLASTICITÉS.

Au contraire de nombreux autres instruments fiscaux, l'imposition de droits d'accise n'est pas seulement justifiée par des objectifs économiques, mais également motivée par des soucis liés à la santé publique ou à la préservation de l'environnement. Leur impact doit donc être mesuré à l'aune de leur capacité à remplir simultanément ces différents rôles. Un impôt est économiquement efficace dès lors que les comportements de substitution des consommateurs entre divers produits sont limités, soit encore lorsque l'élasticité-prix de la demande est faible. Dans ces conditions, l'effet principal est un effet de revenu, de sorte qu'en outre la collecte fiscale est maximisée. Mais alors, si la réduction de consommation du bien taxé est faible, il s'ensuit que l'impact en termes de santé publique ou d'environnement sera quant à lui modéré. En d'autres termes, il peut être nécessaire d'arbitrer entre les objectifs précédemment cités, voire même d'accepter une faible recette fiscale en contrepartie d'une nette modification des comportements en matière de consommation dans un sens jugé socialement souhaitable. Ici, le rôle essentiel de l'accise sera de corriger les externalités négatives résultant de l'activité économique, bien que cette taxe puisse être qualifiée d'économiquement "inefficace" selon la définition qui précède. A ces considérations, on pourrait ajouter celle d'équité fiscale, dans la mesure où, précisément, les accises frappent aussi des biens de "première nécessité" comme certaines sources d'énergie, de sorte que les agents dont le revenu est modeste sont relativement plus pénalisés que ceux dont le revenu est plus élevé.

Afin de mesurer ces divers effets, il est nécessaire d'évaluer l'élasticité-prix et revenu de la demande des biens soumis à accises.

Selon la théorie économique, on devrait généralement observer que les élasticités-prix sont négatives à court et à long terme, et, inversement, que les élasticités-revenu sont positives quel que soit le terme. Théoriquement toujours, l'élasticité prix à long terme est généralement supérieure (en valeur absolue) à l'élasticité-prix à court terme, car les agents peuvent adapter leur consommation aux modifications des prix relatifs des biens taxés en favorisant par exemple des biens substituts non taxés.

Afin de procéder aux estimations de ces diverses élasticités, nous distinguerons deux étapes. Dans un premier temps, nous utiliserons la nomenclature "Activités et Produits" au niveau 16 de l'INSEE. Dans un second temps, nous utiliserons une nomenclature beaucoup plus fine, celle de niveau 90 issue des statistiques de la consommation des ménages, fournies également par l'INSEE.

A. ESTIMATION DES ÉLASTICITÉS SUR LA BASE DE LA NOMENCLATURE "ACTIVITÉS ET PRODUITS", NIVEAU 16.

Les données utilisées proviennent des statistiques des comptes nationaux trimestriels de l'INSEE, séries longues de 1970 à 1996, exprimées en base 100 en 1980. Elles distinguent notamment les produits de l'agriculture, de la sylviculture et de la pêche (U01) ; les industries agricoles et alimentaires (U02) ; l'énergie (U03) ; les biens intermédiaires (U04) ; les biens d'équipement professionnel (U05A) ; les biens d'équipement ménager (U05B) ; les matériels de transport terrestre (U05C) ; les transports et télécommunications (U09). En règle générale, les estimations d'élasticités reposent sur un indice de prix relatif, ou le rapport de l'indice des prix des produits concernés à l'indice des prix à la consommation totale. Toutefois, avec un faible niveau de désagrégation comme c'est le cas avec la nomenclature 16, cette méthode pourrait aboutir à minorer significativement la valeur des élasticités, les deux indices évoluant de façon comparable. C'est pourquoi, nous avons préféré ici ne calculer que les élasticités par rapport à l'indice des prix des produits, et non par rapport à un indice relatif. La mesure du revenu des ménages que nous avons retenue est celle fournie par l'INSEE, ou revenu disponible brut des comptes nationaux.

En outre, avant de procéder à l'estimation des élasticités, il est nécessaire d'observer les propriétés des séries utilisées, en particulier de vérifier leur stationnarité. Nous avons donc testé l'hypothèse de racine unitaire pour toutes les séries de données utilisées dans les régressions. L'hypothèse de racine unitaire est examinée grâce aux tests de Dickey-Fuller (DF1), Phillips-Perron (PP2), et Dickey-Fuller augmenté (ADF3), suivant la méthodologie développée par Fuller (1976), Dickey et Fuller (1979), Phillips (1987), Phillips et Perron (1988) et enfin Perron (1988). Ces tests permettent d'effectuer une distinction entre une série stationnaire notée I(0) (en niveau ou autour d'une tendance), auquel cas la méthode des moindres-carrés ordinaires (MCO) est pertinente afin d'estimer les élasticités, et une série non-stationnaire I(1), auquel cas cette méthode des moindres-carrés conduit à des résultats erronés. Lorsque les séries ne sont pas stationnaires, il est nécessaire de les différencier, de sorte que l'on ne raisonne plus en niveau ou logarithme, mais en termes de variations relatives. Cette solution a toutefois pour inconvénient de ne plus fournir directement les élasticités, mais seulement une approximation de ces dernières. Enfin, nous n'avons classiquement retenu qu'une valeur retardée de la consommation finale. S'agissant donc de modèles autorégressifs du premier ordre, les éventuels problèmes dus à l'autocorrélation des erreurs ont été détectés à l'aide du test "h" de Durbin et Watson, le test classique sous-estimant le risque réel d'autocorrélation. Quand cette dernière était présente, elle a été corrigée grâce à la méthode du maximum de vraisemblance. Le tableau 4 fournit un résumé des résultats des tests de racine unitaire sur les séries, les résultats détaillés étant fournis en annexe.

6. Résumé des tests de racine unitaire.

 

U01

U02

U03

U04

U05A

U05B

U05C

U06

U09

logQ

I(1)**

I(0)

I(0)*

I(0)*

I(0)*

I(0)**

I(1)

I(0)*

I(0)

logp

I(0)

I(0)

I(0)

I(0)

I(0)

I(0)*

I(0)

I(0)

I(0)

Note : * stationnarité autour d'une tendance ; **marche aléatoire.

7. Estimation des élasticités prix et revenu à court terme.

Biens

Constante

Elasticité-

prix

Elasticité-revenu

Ajust.

DW

R² adj.

Agriculture (1)

UO1

0.003

(1.936)

-0.104

(-1.338)

-0.08

(-1.341)

-0.273*

(-2.744)

2.00

0.06

Industries

agricoles (2)

U02

0.15

(0.618)

-0.001

(-0.032)

0.007

(1.38)

0.949*

(30.766)

2.16

0.99

Energie

U03

2.405*

(7.335)

-0.115*

(-3.05)

0.141*

(7.39)

0.268*

(2.87)

1.93

0.92

Biens

intermédiaires

U04

0.701

(1.887)

-0.052

(-0.755)

0.022*

(2.756)

0.836*

(18.38)

2.07

0.98

Equipement

professionnel

U05A

4.962*

(7.826)

-0.796*

(-7.342)

0.035

(1.672)

0.565*

(8.95)

1.72

0.98

Equipement ménager

U05B

1.082*

(2.495)

-0.088

(-1.762)

0.036

(1.33)

0.85*

(16.35)

2.17

0.99

Mat. transport terrestre (1)

U05C

0.005

(0.628)

-1.51*

(-2.714)

0.232

(0.646)

-0.273*

(-2.756)

1.80

0.12

Consommation courante (2)

UO6

0.257

(0.818)

-0.005

(0.095)

0.015

(1.78)

0.914*

(23.44)

1.87

0.99

Transports

télécoms (2)

U09

0.235

(1.087)

-0.028

(-0.674)

0.048

(1.80)

0.894*

(13.37)

2.05

0.99

* Valeur significative à 5%. Entre parenthèses figurent les tests de Student ; DW : test de Durbin-Watson ; R² adj. : R² ajusté. (1) : approximation des élasticités par les différences premières ; (2) estimation par le maximum de vraisemblance.

Quant au revenu disponible brut des ménages, ce dernier est stationnaire en niveau. Les résultats des estimations des élasticités-prix et revenu de court terme sont présentés dans le tableau 7.

Les ajustements obtenus par les régressions sont tout à fait corrects. En particulier, les signes des élasticités, qu'il s'agisse de l'élasticité-prix ou de l'élasticité-revenu sont conformes à ceux que prédit la théorie. Les élasticités-prix à court terme sont nulles pour ce que nous pourrions nommer le "secteur agricole" soit l'agriculture et les biens agricoles et alimentaires, ce qui constitue un résultat bien connu. Elles ne sont pas non plus statistiquement significatives pour les biens intermédiaires, les biens de consommation courante, les transports et télécommunications. La demande d'énergie et d'équipement ménager est inélastique par rapport aux prix, les élasticités étant faibles mais significatives. Les biens d'équipement professionnel, bien qu'inélastiques : -0.796 sont toutefois nettement plus sensibles aux prix que les précédents. Enfin, il apparaît que les matériels de transport terrestre sont caractérisés par une forte élasticité à court terme : -1.5, même s'il ne s'agit que d'une valeur approximative.

De même que pour les élasticités-prix, les élasticités-revenu des produits de l'agriculture et des industries alimentaires sont nulles. C'est aussi le cas des biens d'équipement professionnel, ménager, du matériel de transport terrestre, des biens de consommation courante et des transports et télécommunications. En revanche, elles sont significatives à 5% pour l'énergie et les biens intermédiaires. La significativité des coefficients d'ajustement peut être interprétée quant à elle soit comme un mécanisme d'ajustement en termes de stocks, soit encore comme le reflet d'une certaine stabilité des comportements de consommation.

A partir des valeurs estimées de ces élasticités à court terme, il est désormais possible de calculer les élasticités à long terme, selon la méthode qui a été présentée plus haut. Nous obtenons alors les modèles suivants :

8. Valeurs des élasticités à long terme.

 

Elasticité-prix

Elasticité-revenu

Agriculture U01

0

0

Industries agricoles U02

0

0

Energie U03

-0.157

0.193

Biens intermédiaires U04

0

0.134

Equipement professionnel U05A

-1.83

0

Equipement ménager U05B

0

0

Matériel transport terrestre U05C

-1.186

0

Consommation courante U06

0

0

Transports télécoms U09

0

0

A long terme, il apparaît que le matériel de transport terrestre et les biens d'équipement professionnel sont élastiques par rapport aux prix. L'élasticité concernant l'énergie est notablement supérieure à sa valeur de court terme.

Il est possible d'analyser simultanément les effets des élasticités-prix et revenu afin d'étudier l'évolution de la consommation de ces divers produits. Pour ce faire, on dispose du modèle suivant :

(6) Ci/Ctot=f (Ctot, Tctot, Pi/ptot)

où : Ctot représente la consommation totale ;

Tcot est le taux de croissance de la consommation totale ;

pi/ptot est prix relatif du produit i, rapporté à l'indice des prix à la consommation totale.

L'indice général des prix employé dans les régressions est l'indice du prix de l'ensemble de la consommation finale des ménages de la comptabilité nationale, lequel est un agrégat plus vaste que le simple indice des prix à la consommation. Il intègre en effet les loyers fictifs et l'autoconsommation alimentaire, les assurances et services non marchands, Cases (1997) .

L'équation estimée est la suivante :

(8) Ci/cot = constante + ai Log(Ctot) + biTctot + ci Pi/ptot

Les résultats des estimations pour la période 1971-1996 sur la base des données des comptes nationaux trimestriels de l'INSEE, base 100 en 1980, fournissent les résultats présentés dans le tableau 9.

Les coefficients ai sont négatifs pour les produits dont la part dans la consommation totale des ménages diminue lorsque le niveau de vie augmente. Les coefficients bi, lorsqu'ils sont négatifs, indiquent l'inertie de la consommation d'une catégorie de produits par rapport aux fluctuations de la consommation totale. Logiquement les coefficients ai calculés sont négatifs pour l'agriculture et les industries agricoles. Ils le sont également pour les biens intermédiaires et les biens de consommation courante, ainsi que l'énergie, ce qui est contre-intuitif, la part de la consommation d'énergie dans la consommation totale étant supposée s'accroître avec l'amélioration du niveau de vie. Ils sont stables pour l'équipement ménager, les biens d'équipement professionnel, les transports et télécommunications. En revanche, la part du matériel de transport terrestre dans la consommation croît avec le niveau de vie. Ces évolutions sont confirmées par l'observation des coefficients bi, un signe négatif traduisant l'inertie de la consommation de certains produits par rapport aux fluctuations de la consommation totale, un signe positif révélant au contraire un certain dynamisme. Enfin, tous les coefficients ci significatifs ou non sont négatifs, indiquant par exemple que le matériel de transport terrestre a été relativement plus sensible à l'évolution des prix sur la période.

9.Consommation par produits.

 

Constante

ai

bi

Ci

DW



adj

Agriculture

U01

0.421*

(8.493)

-0.028*

(-7.54)

-0.0046

(-1.22)

-0.0048

(-1.33)

2.49

0.99*

Industries agricoles U02

0.974*

(19.43)

-0.058*

(-19.36)

-0.018*

(-1.977)

-0.055*

(-4.12)

2.33

0.98

Energie

U03

0.512*

(14.879)

-0.032*

(-11.88)

0.146*

(3.983)

0.000

(0.006)

2.10

0.78

Biens intermédiaires U04

0.19*

(15.745)

-0.088*

(-13.54)

-0.001

(-0.427)

-0.014*

(-3.95)

2.15

0.78

Equipement professionnel U05A

0.0778

(1.85)

-0.032

(-1.023)

-0.0005

(-0.246)

-0.025*

(-24.74)

2.19

0.96

Equipement ménager U05B

-0.201

(-1.235)

0.0181

(1.50)

-0.0038

(-0.372)

-0.0087

(-1.26)

2.33

0.98

Matériel transport terrestre U05C

-0.069

(-0.0632)

0.0154

(1.664)

0.057*

(2.584)

-0.073*

(-2.55)

2.11

0.64

Consommation courante U06

0.954*

(7.184)

-0.053*

(-6.545)

0.050*

(2.368)

-0.072*

(-2.353)

2.56

0.90

Transports télécoms U09

0.117

(0.68)

-0.0351

(-0.246)

-0.006

(-0.653)

-0.016*

(-2.377)

2.77

0.99

* Valeur significative à 5%.

Bien que d'assez bonne qualité, ces estimations sont toutefois assez grossières dans la mesure où, comme nous l'avons signalé, le degré d'agrégation des produits est trop élevé. Il convient donc d'analyser les élasticités à un niveau de détail plus fin afin de mettre en évidence clairement l'impact des évolutions de prix, donc des taxes.

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