II. DES ORIGINES MULTIPLES

Vos rapporteurs estiment que les difficultés rencontrées par les CAF proviennent, pour l'essentiel, de la conjugaison d'un élément conjoncturel -la mise en place d'un nouveau système informatique Cristal dans les caisses de la région parisienne- et d'éléments structurels plus préoccupants.

A. UN FACTEUR CONJONCTUREL : L'EFFET " CRISTAL "

Si la brutale aggravation des difficultés rencontrées par les CAF de la région parisienne lors de l'été 1999 tient aussi à des éléments saisonniers -à cette période se cumulent en effet les congés normaux des salariés, le renouvellement des droits au 1 er juillet et le versement de l'allocation de rentrée scolaire-, elle trouve surtout son origine dans la mise en place d'un nouveau système informatique, dénommé " Cristal ".

1. La mise en place difficile du système informatique Cristal

La mise en place du système Cristal s'est faite d'abord en province à partir de 1997 puis dans les caisses de la région parisienne. Elle s'est traduite partout par une diminution transitoire de la productivité et par des tensions dans l'écoulement de la charge de travail.

Tout changement de système informatique prend du temps, induit des dysfonctionnements, génère inévitablement des coûts et une diminution ponctuelle de la productivité : outre des difficultés techniques inévitables, le personnel doit tout d'abord se former au nouveau logiciel -la formation à Cristal dure 15 jours- puis s'efforcer de se l'approprier.

Les caisses qui avaient abordé le passage à Cristal dans les meilleures conditions, c'est-à-dire sans aucun retard dans la gestion du stock de dossiers à traiter, ont ainsi vu, malgré tout, leur situation se détériorer.

Lorsque les caisses avaient déjà des retards importants dans le traitement des dossiers et des courriers, le passage à Cristal s'est inévitablement soldé par des retards accrus.


Certaines caisses, telle celle de Grenoble, ont pu, grâce à des efforts de formation préalable, de préparation de leurs fichiers et de renforcement temporaire de leurs moyens, limiter l'accroissement de leur stock de dossiers en attente. Ce résultat a cependant souvent été obtenu au prix d'une réduction drastique de l'accueil téléphonique et d'une limitation des contrôles des dossiers.

Le passage à Cristal a pris une tournure beaucoup plus alarmante dans les caisses d'Ile-de-France.

La région parisienne a en effet connu des difficultés particulières car le système informatique Cristal a été conçu à partir du système qui était auparavant en usage dans les caisses de province. La région parisienne disposait quant à elle d'un système informatique distinct dont la logique était très éloignée de Cristal. Le temps nécessaire à l'appropriation par le personnel du nouveau logiciel a dès lors été nettement accentué en Ile-de-France.

En outre, en Ile-de-France, l'historique des dossiers des allocataires n'a pas été converti dans le nouveau système informatique, ce qui a imposé de liquider les demandes de prestation sur deux modèles informatiques différents.

Pour tenir compte de ces spécificités, il avait été décidé que le basculement vers Cristal se ferait très lentement en région parisienne et que les effectifs seraient temporairement renforcés grâce à l'enveloppe de 37 millions de francs dégagée par la CNAF.

Malgré ces précautions, la plupart des caisses d'Ile-de-France ont été durement frappées par les conséquences de la mise en place de Cristal.

Le rapport de l'IGAS souligne ainsi 27( * ) : " Outre ces perturbations techniques apparemment en voie de résorption, il reste qu'après une aussi longue période de mise en place (...), on demeure confondu par l'impréparation dans laquelle certaines CAF ont abordé l'obstacle.

" En région Ile-de-France, en sus des contraintes inhérentes aux particularismes de l'ancien système " temps réel ", qui ont conduit, dans des conditions peu claires, à privilégier une conversion sans historique impliquant le maintien d'une double gestion, il est manifeste que certaines caisses n'ont absolument pas anticipé les problèmes (...).

" Ainsi, dans le Val d'Oise, la précédente direction, ayant probablement cru bénéficier d'un calendrier tardif, en a cumulé tous les handicaps : temps de préparation insuffisant des agents, départs simultanés en formation, désorganisation due aux congés, montée en charge chaotique de Cristal ralentissant fortement et durablement les capacités de consultation des comptes et de liquidation, etc. Il n'en fallait évidemment guère plus pour que la situation se tende, voire se bloque, dans le courant de l'été avec des prolongements d'autant plus forts depuis la rentrée qu'un cercle vicieux s'était engagé : explosion du stock, puis des visites à l'accueil, puis des appels téléphoniques, chaque flux alimentant alors les deux autres. "


La mise en place de Cristal n'est aujourd'hui pas totalement achevée. Vos rapporteurs ont le sentiment que ce problème d'adaptation à un nouvel outil informatique se résoudra progressivement. Cristal devrait ainsi être pleinement opérationnel dans l'ensemble des caisses de la région parisienne avant la fin de l'année 2000.

2. Le contexte particulier les caisses de région parisienne

La mise en place difficile de Cristal illustre bien la résistance au changement qui caractérise les caisses de la région parisienne. Ces caisses semblent rencontrer des difficultés particulières à évoluer.

On ne peut qu'être frappé en effet de la contradiction entre, d'une part, des dysfonctionnements propres à l'Ile-de-France, qui conduisent à diagnostiquer un manque de moyens, et, d'autre part, les moyens dont disposent les caisses de cette région, moyens supérieurs de 30 % -260 millions de francs par an- aux ressources qui devraient être les leurs si leur était appliqué le système général de répartition des ressources entre CAF. Alors qu'il existe en province un technicien-conseil pour 834 allocataires, ce ratio est de un pour 744 en Ile-de-France.

Depuis la départementalisation de 1991, l'objectif de la branche famille a donc été de diminuer les coûts de gestion des CAF d'Ile-de-France et de redéployer les économies sur les CAF de province. Ces efforts ont toutefois généré des tensions sociales considérables, dans un contexte de forte pression syndicale interne.

Lors de leurs déplacements sur le terrain, vos rapporteurs ont pu constater, notamment à l'occasion des rencontres avec les représentants syndicaux, la nette dégradation du climat social qui règne dans les caisses de la région parisienne.

L'héritage de la grande -et unique- caisse parisienne, sa centralisation, ses techniques de production, sa conception de l'institution pèsent encore très lourds.

Ainsi, si la crise des caisses de la région parisienne s'explique par un facteur conjoncturel -le passage d'un système informatique à un autre-, ces difficultés et la lenteur de l'amélioration constatée, en dépit des moyens considérables mis en oeuvre, ont révélé des problèmes structurels de modernisation, de management, de vieillissement de la pyramide des âges et d'empâtement de la structure hiérarchique. Ces caractéristiques se traduisent par une réactivité faible et une prise en charge parfois très tendue des publics en difficulté.

B. DES ÉLÉMENTS STRUCTURELS PLUS PRÉOCCUPANTS

Restent néanmoins des problèmes plus préoccupants car fondamentalement structurels et concernant cette fois l'ensemble du réseau national des caisses d'allocations familiales.

Cristal n'a été en quelque sorte que le révélateur de difficultés plus profondes liées à l'évolution des missions de la branche famille -et à la précarisation des publics qu'elle prend en charge- et à la complexité croissante de la législation et de la réglementation.

1. La branche famille au coeur de la lutte contre l'exclusion

La branche famille a vu ses missions profondément évoluer depuis 1946. Initialement chargée de l'aide aux familles, elle est aujourd'hui confrontée à la pauvreté, à la précarité et se trouve désormais en première ligne dans la lutte contre l'exclusion.

Comme le souligne Philippe Steck 28( * ) , Directeur des prestations familiales à la CNAF, " en 1946, la branche famille de la sécurité sociale abritait en son sein l'essentiel de la politique familiale française. Cette dernière y puisait un carénage, une force vive, qui a accompagné les Trente Glorieuses de l'économie française. Aujourd'hui, elle gère le revenu minimum d'insertion, l'allocation aux adultes handicapés et l'essentiel de la politique publique du logement. Elle est interpellée par presque tous les grands problèmes de société. Au centre de la lutte contre l'exclusion, au coeur de la cohésion sociale, ses missions ont subi une mutation considérable dont il convient de prendre la mesure. "

Comme l'a rappelé Mme Prud'homme, Présidente de la CNAF, lors de son audition par la commission, le 23 février 2000, 40 % des allocataires des CAF ne sont pas chargés de famille, ce chiffre pouvant atteindre 52 ou 53 % dans certaines caisses.

En moins de 30 ans, les prestations familiales traditionnelles, hors logement, sont passées de 86 % à 57 % des sommes servies par les CAF tandis que la proportion des prestations versées sous condition de ressources quintuplait sur la même période, pour atteindre 60 %. Les titulaires de minima sociaux (RMI, allocation de parent isolé, allocation aux adultes handicapés) représentent désormais 15 % de l'effectif total des allocataires, dont 10 % pour le seul RMI.

Cette évolution des missions de la branche famille s'est traduite par une augmentation de la charge de travail et, surtout, par un changement de nature du travail effectué.

Historiquement, les caisses géraient des prestations qu'elles versaient à des familles, sans rencontrer leurs allocataires. Aujourd'hui, comme l'a dit un des interlocuteurs de la délégation, " les allocataires viennent avec tous leurs problèmes. Ils ont besoin d'être écoutés, d'être rassurés... Le métier de technicien-conseil est devenu un travail social. "

Les attentes des allocataires ont évolué : les prestations versées représentent aujourd'hui une part considérable -voire la totalité- des revenus d'un nombre important d'allocataires. La demande adressée aux CAF va désormais très au-delà du paiement des droits. Il s'agit d'un besoin d'une prise en charge globale de la situation d'un allocataire, exigeant une relation de service personnalisée, voire un accompagnement social dans la durée.

Paradoxalement, l'amélioration de la situation économique renforce le sentiment de précarité chez les personnes les plus fragiles, qui éprouvent le besoin d'être encore davantage rassurées. Les CAF de l'Essonne et du Val-de-Marne ont ainsi vu augmenter de 15 % le nombre des demandes qui leur étaient adressées en un an. Ce chiffre atteint même 20 % en Seine-et-Marne.

La branche famille a globalement su faire face à cette nouvelle responsabilité que constituait la gestion des minima sociaux, au prix cependant d'une dégradation du service rendu aux allocataires.

Ce phénomène semble avoir touché toutes les caisses. En Eure-et-Loir, par exemple, la montée en charge du RMI a obligé la caisse à réduire la fréquence de ses permanences dans les chefs-lieux de canton et des visites à domicile.

Ces évolutions ont fortement pesé sur un personnel généralement compétent, dévoué, très attaché à la mission de l'institution mais mal préparé à la confrontation avec une population précarisée et fragilisée, parfois aussi plus agressive.

Lors de leurs entretiens avec les représentants du personnel, vos rapporteurs ont ainsi pu constater une certaine démotivation et une grande frustration de la part des personnels des caisses. Ces derniers ont aujourd'hui le sentiment de ne pas pouvoir offrir aux allocataires le service qui devrait leur être rendu, ce qui génère chez eux une grande insatisfaction. Comme l'a indiqué un représentant du personnel : " on nous demande de gérer des règles de plus en plus complexes avec des publics de plus en plus fragiles ".

Vos rapporteurs souhaitent que cette évolution des missions des CAF soit pleinement reconnue. Ils constatent que les missions que la branche famille exerce -à titre gratuit- pour le compte de l'Etat (gestion du RMI, de l'AAH) s'avèrent particulièrement lourdes et s'effectuent souvent au détriment de la mission originelle de la branche, qui est d'aider et de soutenir les familles.

La mission de lutte contre la pauvreté et l'exclusion est importante : elle ne doit cependant pas avoir pour conséquence de sacrifier la politique en faveur des familles. Vos rapporteurs réaffirment solennellement leur attachement à la politique familiale, qui doit rester au coeur des missions de la branche famille. Ils considèrent en outre que la branche famille ne saurait constituer le " guichet unique " de la lutte contre la pauvreté et que cette charge doit être partagée par tous les services publics.

2. La complexité du droit

La complexité du droit géré par les caisses d'allocations familiales est indéniable. De fait, comme l'a souligné Mme Prud'homme, Présidente de la CNAF, devant notre commission, lors de son audition le 23 février dernier, les CAF gèrent 25 prestations légales qui représentent 15.000 règles de droit.

On ajoutera qu'elles prennent en compte 250 faits générateurs de droit, qu'elles utilisent 270 modèles de pièces justificatives et en traitent 70 millions par an.

La complexité de ce droit est fortement aggravée par son instabilité.
Chacun se souvient comment le Gouvernement avait décidé à l'automne 1997 de mettre sous condition de ressources les allocations familiales pour décider, quelques mois plus tard, de revenir finalement sur cette décision

De même, depuis la création de l'aide personnalisée au logement (APL) en 1977, il y a eu environ 150 textes qui en ont modifié le régime initial et sur les dernières années, ce sont plus de 100 modifications de règles qui sont intervenues par an.

La complexité atteint d'ailleurs son paroxysme pour la gestion des aides au logement : la circulaire explicitant les modalités d'attribution de ces prestations ne compte pas moins de 83 pages !

La branche famille est de surcroît victime de la conjugaison de règles très complexes et de changements permanents dans les situations familiales et professionnelles des allocataires. Ainsi, en moyenne, un tiers du fichier des allocataires est modifié chaque mois.

A l'évidence, il y a un équilibre à trouver entre le souci légitime de suivre au plus près la situation des allocataires et la nécessité d'éviter aux CAF une gestion trop complexe.

La complexité des règles découle souvent du souci d'être le plus équitable possible et du goût de nos concitoyens pour des règles totalement objectives définies au niveau national, prenant en compte le moindre cas particulier et ménageant les droits acquis.

La complexité procède également d'une volonté politique de ciblage social et financier, de la multiplicité des objectifs poursuivis et d'un faible intérêt du " fabricant de règles " pour sa gestion par les CAF et sa compréhension par l'allocataire.

L'évolution récente de la branche famille a vu la montée en charge de trois types de prestations très complexes : celles qui ont recours à des barèmes extrêmement sensibles que sont les aides personnelles au logement, les prestations différentielles que sont les minima sociaux, celles qui supposent des relations avec de multiples partenaires -en moyenne, les CAF sont en relation avec 60 partenaires susceptibles d'intervenir dans la gestion du système des prestations.

On ajoutera enfin que les CAF gèrent des prestations qui ressortissent d'ordres juridiques différents : les prestations familiales inscrites dans le code de la sécurité sociale, l'APL inscrite dans le code de la construction de l'habitat, le RMI, ce qui conduit à des règles distinctes en matière de contentieux, de récupération d'indus...

Les effets de cette complexité sont redoutables . La complexité génère tout d'abord l'incompréhension des allocataires et constitue un obstacle au bon accès au droit des plus modestes ; lorsque ces derniers font néanmoins valoir leurs droits, ceux-ci leur apparaissent incompréhensibles, précaires, réversibles, arbitraires, déterminés souverainement, au cas par cas par l'agent qui est en face d'eux.

La complexité conduit à une absence de lisibilité des choix politiques, un ciblage social souvent inefficace, un ciblage financier rarement atteint et un coût de gestion accru.

Il y a de fait un coût très important de documentation, de formalisation, de développement informatique, d'investissement dans des puissances informatiques supérieures, de formation du personnel, autant de dépenses supplémentaires qui seraient mieux employées dans une meilleure qualité du service rendu et un meilleur accompagnement social des allocataires les plus démunis.

Vos rapporteurs considèrent qu'une protection sociale trop complexe s'écarte donc de sa finalité essentielle qui est d'apporter une prévisibilité, une sécurité, notamment aux plus modestes, et donne prise à une critique, certes plus globale, contre les services publics.

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