Les réunions de la délégation du Sénat pour l'Union européenne

26 avril 2000


Institutions communautaires

Audition de M. Ludwig Adamovich, Président de la Cour constitutionnelle d'Autriche


Institutions communautaires

Audition de M. Ludwig Adamovich, Président de la Cour constitutionnelle d'Autriche

M. Hubert Haenel :

Je suis particulièrement heureux d'accueillir, devant notre délégation pour l'Union européenne, le Docteur Ludwig Adamovich, Président de la Cour constitutionnelle d'Autriche, et je tiens, avant toute chose, à le remercier vivement d'avoir accepté de venir dialoguer avec nous en compagnie de Monsieur l'Ambassadeur que je salue tout spécialement ; je tiens à remercier également le Président Badinter d'avoir suscité cette rencontre.

Le Docteur Adamovich, que l'on peut qualifier de " garde-fou " des droits fondamentaux en Autriche, a travaillé durant près de vingt ans au sein du Département constitutionnel de la Chancellerie autrichienne qui a pour tâche de vérifier, au stade de leur élaboration, la conformité des lois à la Constitution autrichienne. Il a ensuite enseigné le droit constitutionnel et le droit administratif avant de prendre la responsabilité de ce Département constitutionnel de la Chancellerie fédérale. Le Docteur Adamovich, depuis 1984, est Président de la Cour constitutionnelle d'Autriche. A ceux qui seraient étonnés de cette exceptionnelle longévité à la tête de la Cour constitutionnelle, j'indique qu'il n'existe pas de limitation du nombre de mandats mais seulement d'âge.

Monsieur le Président, nous souhaitons tout d'abord connaître votre sentiment sur la protection qu'offrent la Constitution autrichienne et la Cour constitutionnelle d'Autriche pour le cas où un gouvernement autrichien pourrait être tenté de prendre des dispositions allant à l'encontre des droits fondamentaux ou des principes de la démocratie. Le mécanisme de protection des droits en Autriche et les compétences de la Cour constitutionnelle que vous présidez sont-ils suffisants pour assurer une garantie effective ?

Au-delà de cet aspect purement national de la protection des droits et des libertés, nous souhaiterions aussi connaître votre sentiment sur le mécanisme de protection des droits au niveau de l'Union européenne. Le traité d'Amsterdam a inséré dans les textes fondateurs européens un article 6 et un article 7 qui permettent au Conseil, réuni au niveau des Chefs d'Etat et de gouvernement, de prendre des mesures lorsqu'il constate l'existence d'une violation grave et persistante par un Etat membre des principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales ainsi que de l'Etat de droit. Dans l'hypothèse où l'on serait amené à constater une violation des droits en Autriche, pensez-vous que ces dispositions pourraient trouver une application ou bien estimez-vous que le système de protection autrichien aurait résolu à lui seul le problème, rendant par là même inutile une intervention de l'Union européenne ? Et que pensez-vous des suggestions qui ont été faites de mettre en place un dispositif gradué qui permettrait à l'Union de prendre des mesures autres que la suspension des droits de l'Etat membre concerné ?

Enfin, nous souhaiterions connaître votre sentiment sur le projet de Charte des droits fondamentaux que la Convention, composée de représentants des Chefs d'Etat et de gouvernement, de parlementaires européens, de parlementaires nationaux et d'un représentant de la Commission, a commencé d'élaborer depuis décembre dernier. Cette Charte doit être un message fort à l'intention des citoyens de l'Union et des pays candidats à l'adhésion et il doit exprimer les valeurs de référence de l'Union européenne. Mais certaines voix se font entendre -point de vue que je ne partage pas nécessairement- pour faire valoir que la situation politique actuelle de l'Autriche rendrait plus urgente et plus nécessaire encore l'adoption de cette Charte ainsi que son intégration dans les traités. Nous aimerions, là encore, connaître votre opinion personnelle.

M. Ludwig Adamovich :

Monsieur le Président, Messieurs les Sénateurs, Votre Excellence, qu'est-il arrivé à l'Autriche ?

Ce pays économiquement et culturellement florissant s'est-il subitement transformé en un centre de racisme et de xénophobie ?

Je voudrais essayer de répondre à cette question. Toute simplification serait mal placée. En aucun cas, je ne voudrais affirmer que certaines craintes sont complètement dénuées de fondement, mais elles nécessitent une analyse sérieuse, fondée et objective. Je crois y être habilité pour deux raisons.

En premier lieu, parce que j'occupe depuis plus de seize ans la fonction de Président de la Cour constitutionnelle autrichienne et j'ai travaillé, au total pendant vingt-cinq ans, pour des Chefs de gouvernements successifs, de Julius Raab à Bruno Kreisky.

En second lieu, j'ai fait l'expérience, en tant qu'adolescent, de vivre sous un régime totalitaire. J'avais treize ans à la fin de la seconde guerre. Mon père, qui fut le dernier Ministre de la justice avant l'annexion de l'Autriche, a été poursuivi et j'ai ressenti très nettement la différence entre l'ambiance de ma maison familiale et celle de l'école. J'ai su aussi que mon père écoutait les émissions de la radio de l'ennemi (radio Londres !) et quelles étaient les représailles pour cela : c'était de la haute trahison punie de la peine de mort. Je savais aussi très bien ce qu'était la GESTAPO. Je connais donc le national-socialisme, non seulement par ouï-dire, mais par une expérience tout à fait consciente. J'ai vécu tous les bombardements aériens (dont certains très meurtriers) de l'aviation alliée au risque de ma vie. J'ai aussi subi la conquête de la ville de Vienne par l'armée soviétique avec toutes les conséquences qui s'ensuivirent.

Plus consciemment encore, j'ai suivi le rétablissement de l'indépendance autrichienne en 1945. Mon père a préparé en ce temps, en tant que conseiller du Gouvernement de l'Etat provisoire, les mesures juridiques nécessaires ; il fut, par ailleurs, le premier Recteur de l'Université de Vienne après la guerre, et plus tard -tout comme moi- Président de la Cour constitutionnelle.

Pour toutes ces raisons, je vous demande de m'accorder une certaine crédibilité.

La petite République d'Autriche est l'un des Etats qui a succédé à la monarchie austro-hongroise, qui s'écroula après la première guerre. " Ce qui reste, c'est l'Autriche ", disait Clemenceau à propos du partage des débris de la monarchie en Etats nouveaux s'orientant vers des nations. On a refusé par le traité de Saint-Germain-en-Laye au petit Etat autrichien ce qu'on a accordé tout à fait naturellement aux Etats issus de la monarchie, à savoir le droit à l'autodétermination et, de ce fait, le droit au rattachement à l'Etat allemand. Cela a eu pour conséquence que l'estime de soi de la République d'Autriche était extrêmement faible ; elle connaissait un sentiment d'infériorité. Ainsi les buts visés, en l'occurrence l'appréciation à caractère national, ne se laissent pas imposer à terme par des mesures de droit international.

L'idée du rattachement à l'Allemagne n'était en aucune façon une invention du national-socialisme, mais plutôt la conséquence d'une pensée nationale qui s'était renforcée de plus en plus au XIXème et au XXème siècle. La monarchie austro-hongroise n'était pas faite d'une seule nation, mais était un Etat plurinational (avec divers groupes ethniques). Il convient cependant de dire qu'en aucun cas, tous les Autrichiens de langue allemande ont soutenu l'idée du rattachement, surtout pas ceux qui étaient restés fidèles à la dynastie. Mais, à la suite de l'effondrement de la monarchie, les partisans du rattachement ont été dans un premier temps majoritaires. L'arrivée au pouvoir en Allemagne de Hitler a provoqué un changement et l'idée de l'annexion a été identifiée au national-socialisme. Le national-socialisme était, bien sûr, favorable à l'annexion et il a disposé de la brutalité nécessaire pour imposer cette idée. Par conséquent, il pouvait sembler que l'enthousiasme pour l'annexion, réalisée en 1938, était le même que celui pour le national-socialisme.

Cet enthousiasme de larges couches de la population (mais pas de toutes) pour l'annexion a procuré aux Autrichiens la réputation douteuse d'être un peuple de nazis, certainement à tort puisque de nombreux patriotes autrichiens ont été déportés dans des camps de concentration.

Passons maintenant au présent. Le 3 octobre 1999 ont eu lieu des élections nationales en Autriche. Lors de ces élections, le SPÖ (parti des Sociaux-démocrates) a reculé, l'ÖVP (parti des Conservateurs) a obtenu un résultat légèrement inférieur aux élections précédentes, alors que le FPÖ (parti libéral autrichien de tendance nationaliste, selon la définition du dictionnaire " Langenscheidt ") et les Ecologistes ont obtenu un gain de voix considérable.

Après des discussions entre les partis politiques, des pourparlers entre les Sociaux-démocrates et les Conservateurs ont commencé, mais ils ont échoué le 21 janvier 2000. La tentative du Chancelier Klima -sur injonction du Président fédéral- de former un gouvernement minoritaire a également subi un échec. Les Conservateurs ont ensuite entamé, sans ordre du Président fédéral, des négociations avec le FPÖ qui ont avancé rapidement.

Compte tenu du fait que le FPÖ et les Conservateurs disposaient chacun de 52 des 183 sièges au Conseil national, il devenait évident que le Président fédéral ne pouvait pas à terme refuser la formation d'une coalition entre lesdits partis.

L'unique issue théoriquement possible eût été la dissolution du Parlement, avec pour conséquence des nouvelles élections qui auraient selon toute vraisemblance aggravé le problème.

Dans cette situation tendue, la déclaration faite par la Présidence portugaise de l'Union européenne au nom des quatorze Etats membres a fait l'effet d'une bombe.

Je cite cette Déclaration :

Aujourd'hui, lundi 31 janvier, le Premier Ministre du Portugal a informé le Président fédéral ainsi que le Chancelier d'Autriche et le Ministre des Affaires Étrangères a notifié à son homologue autrichien la décision prise d'un commun accord avec les Chefs d'Etat ou de Gouvernement des quatorze Etats membres de l'Union européenne au cas où un Gouvernement intégrant le FPÖ serait formé en Autriche.

Les Gouvernements des quatorze Etats membres ne promouvront ou n'accepteront aucun contact officiel bilatéral à un niveau politique avec un Gouvernement autrichien intégrant le FPÖ ;

Aucun appui ne sera accordé aux candidats autrichiens à un poste dans une organisation internationale ;

Les Ambassadeurs autrichiens auprès des capitales de l'Union européenne seront uniquement reçus à un niveau technique ;

Le Premier Ministre du Portugal et le Ministre des Affaires Etrangères ont déjà informé les autorités autrichiennes qu'il n'y aura pas de " business as usual " dans les relations bilatérales avec un Gouvernement intégrant le FPÖ
.

Pour ceux qui connaissent la fierté croissante de l'Autrichien durant ces dernières années, il était clair que les deux partis politiques en train de mener des pourparlers en vue de former une coalition ne se laisseraient pas influencer par une telle menace.

Le 4 février, le Président fédéral a donc, manifestement contre sa conviction, nommé le gouvernement " noir-bleu ".

Le Président fédéral a ordonné que, dans l'accord de coalition conclu entre les deux partis politiques, soit placé en tête un préambule de trois pages dans lequel le gouvernement fédéral affirme, par sa signature, sa conformité avec les valeurs spirituelles et morales de l'Europe.

La Commission de l'Union européenne a alors établi la déclaration suivante, je cite :

La Commission prend note de la déclaration du 31 janvier de la Présidence portugaise au nom de quatorze Etats membres de l'Union européenne et partage les préoccupations qui en font l'objet.

La Commission continuera d'accomplir son devoir de gardienne des normes et valeurs annoncées dans les Traités, qui décrètent que l'Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l'Etat de droit, notamment les articles 6 et 7 du Traité sur l'Union Européenne.

A ce stade le fonctionnement des institutions européennes n'est pas affecté. Dans ce contexte, la Commission, en liaison étroite avec les Gouvernements des Etats membres, va continuer de suivre de près l'évolution de la situation tout en maintenant ses relations de travail avec les autorités autrichiennes
.

L'article 6 du traité d'Amsterdam sur l'Union européenne, signé le 2 octobre 1997, stipule :

1. L'Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l'Etat de droit, principes communs aux Etats membres.

2. L'Union respecte les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, en tant que principes généraux du droit communautaire.

3. L'Union respecte l'identité nationale de ses Etats membres.

4. L'Union se dote des moyens nécessaires pour atteindre ses objectifs et pour mener à bien ses politiques.


Les valeurs fondamentales énumérées ici ont, sans aucun doute, un caractère obligatoire pour tous les organes publics. Ce n'est pas un hasard si on parle de principes. Ils doivent certainement être observés en vue de l'interprétation de toutes les prescriptions juridiques.

La référence à la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme présente ici un intérêt particulier. Elle a, au même titre que ses protocoles additionnels, une valeur constitutionnelle en Autriche et elle est directement applicable. Les droits qui y sont garantis sont placés, dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, au même plan que les droits nationaux. S'agissant de la Convention Internationale sur l'élimination de toutes formes de discrimination raciale, il existe une loi d'application ayant valeur constitutionnelle, qui relève elle aussi directement de la Cour constitutionnelle.

La portée juridique des principes fixés dans l'article 6 du traité d'Amsterdam ne se discute pas. Ils sont identiques aux principes fondamentaux de l'ordre constitutionnel autrichien, qui selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle autrichienne ne peuvent pas être modifiés, même par une loi constitutionnelle ordinaire.

Il n'est pas évident de savoir si ces principes vont au-delà d'une obligation juridique et s'ils justifient aussi un code de comportement, dans le sens d'une éthique politique, c'est-à-dire de savoir s'ils sont applicables dans le cas où il ne s'agirait pas d'actes formels et juridiques. Je n'hésite pas à répondre par l'affirmative.

Cependant, la question des sanctions qui doivent être prises demeure. On aborde ici le très ancien problème du rapport entre le droit et la morale, du rapport entre la science juridique et l'éthique.

Mais d'abord, je souhaiterais expliquer le rôle de la Cour constitutionnelle en tant que garante des valeurs fondamentales stipulées dans l'article 6 du traité d'Amsterdam. On comprend aisément que les compétences de la Cour constitutionnelle s'appliquent uniquement à des actes qui sont juridiquement attribuables à l'Etat. Mais, à cet égard, sa compétence est étendue, car seuls les actes de la juridiction de droit commun ne relèvent pas de son contrôle. En revanche tous les lois, règlements et décisions individuelles des autorités administratives peuvent faire l'objet de son contrôle. Ce contrôle n'existe pas que sur le papier. Je vais tout de suite apporter la preuve de son efficacité. Le contrôle de la Cour constitutionnelle englobe des questions particulièrement sensibles relatives à toute forme de discrimination. Chaque ministre de la Fédération ou d'un Land peut être mis en accusation pour infraction à une loi par un organe législatif compétent (Conseil national ou Diète) devant la Cour constitutionnelle. La conséquence d'un jugement de condamnation est la perte de l'exercice de la fonction.

La jurisprudence s'oriente méthodiquement et fortement -en suivant celle de la Cour européenne des Droits de l'Homme- vers des principes dominants. Le fait que près de 90 % des décisions de la Cour constitutionnelle relèvent de saisines individuelles (très souvent il s'agit d'étrangers) est très important.

Par conséquent, je peux apporter la garantie d'un contrôle efficace par la Cour constitutionnelle pour les actes de l'Etat et je peux aussi garantir que les principes énoncés dans l'article 6 du Traité d'Amsterdam sont strictement observés. Une suppression de la juridiction constitutionnelle est impossible -à mon avis- même dans le cas d'une révision totale de la Constitution soumise à un référendum obligatoire ; elle serait un acte révolutionnaire et une violation grave de la Constitution.

La Cour constitutionnelle autrichienne est dotée de toutes les garanties d'indépendance judiciaire et ses juges ne peuvent pas être révoqués. Il n'y a pas de période de fonction déterminée, mais seulement une limite d'âge, ses membres ne quittent leur fonction que lorsqu'ils atteignent la limite d'âge de 70 ans. En outre, un membre de la Cour constitutionnelle ne peut être démis de sa fonction pour des raisons légales que par un jugement prononcé à une majorité des deux tiers de la Cour constitutionnelle elle-même. Un tel cas ne s'est jamais produit.

Par ailleurs, ce n'est qu'à la fin de l'année 2002, que des postes à la Cour constitutionnelle seront de nouveau à pourvoir. En ce qui concerne la situation actuelle, il n'y a aucun membre ou membre suppléant de la Cour constitutionnelle qui aurait un rapport de proximité avec le FPÖ.

Les compétences de la Cour constitutionnelle sont réglées dans la Constitution fédérale elle-même. Elles englobent le contrôle des lois sur leur conformité à la Constitution, la légalité des règlements ainsi que le contrôle des élections. Une autre compétence de la Cour constitutionnelle est la déclaration de perte de mandat pour des membres appartenant aux organes législatifs et, enfin, elle est compétente pour contrôler les actes des autorités administratives qui portent atteinte à un droit constitutionnel. Ce dernier type de compétence représente environ 85 % des cas en instance devant la Cour constitutionnelle. Le droit de recours n'est pas lié à la nationalité autrichienne.

Le critère déterminant pour la compétence de la Cour constitutionnelle est la valeur constitutionnelle de la norme juridique. C'est le cas pour les dispositions de l'article 9 du traité de Vienne qui prévoit la dissolution des organisations nationales-socialistes et pour les dispositions pénales relatives à la loi d'interdiction, qui interdit en particulier toute forme d'activité néonazie.

Dans deux décisions fondamentales du 29 novembre 1985 et du 2 mars 1987, prises sur le fondement des dispositions de la loi d'interdiction précitée, la Cour constitutionnelle a tranché, dans les deux cas, au détriment d'une organisation considérée comme néonazie. La Cour constitutionnelle a clairement considéré que ces dispositions étaient directement applicables, même au cas où la règle juridique ne les cite pas explicitement.

Ce qui signifie que, même dans le cas où une disposition légale ne stipule pas explicitement qu'un groupement considéré comme national-socialiste ne peut se présenter aux élections, la loi d'interdiction s'applique quand même à ce groupement et, au cas où son programme relèverait d'une telle infraction, il pourrait ne pas être admis à participer aux élections.

Le droit constitutionnel autrichien ne connaît aucune interdiction explicite d'un parti politique. La fondation des partis politiques est libre, pourvu qu'ils ne soient pas inconstitutionnels. Les partis politiques dont les statuts transgressent la loi d'interdiction ne peuvent pas se constituer légalement en tant que partis politiques. Ils sont donc juridiquement inexistants.

Dans le cas où un membre d'un organe législatif serait condamné pour une activité néonazie ou dans le cas où le groupement politique qui a nommé ce membre serait suspecté d'agir dans une optique néonazie ou raciste, l'organe représentatif devrait introduire une demande auprès de la Cour constitutionnelle pour l'annulation du mandat du député concerné.

Si le FPÖ était un parti raciste, il ne serait pas conforme à la Constitution, parce qu'il serait en infraction avec la loi constitutionnelle fédérale du 3 juillet 1973 relative à l'application de la Convention internationale sur l'élimination de toute forme de discrimination raciale. La qualification du FPÖ de parti raciste (telle que l'ont formulé, entre autres, M. le Ministre Jean-Claude Gayssot à Bruxelles et Mme la Présidente Nicole Fontaine à Vienne) pèse extrêmement lourd et devrait être prouvée.

Afin de démontrer l'importance du contrôle des lois dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, je voudrais citer quelques statistiques de l'année 1999. Au cours de cette année, 35 dispositions légales ont été soumises à un contrôle de la Cour constitutionnelle ; 23 furent censurées, du moins partiellement. Parmi les 18 dispositions légales saisies d'office par la Cour constitutionnelle pour être contrôlées, 17 furent au moins partiellement censurées.

En 1991 le droit des étrangers a été entièrement modifié. Dans le cadre de huit procédures de contrôle des lois, il y a eu une censure des dispositions en cette matière pour non-conformité à la Constitution. Environ 200 affaires concernant des décisions des autorités administratives relatives au droit des étrangers furent censurées pour inconstitutionnalité.

La Cour constitutionnelle va certainement poursuivre son activité de contrôle, quel que soit le gouvernement au pouvoir.

Sur le plan juridique, donc, tout est en ordre. Malgré cela, le problème qui nous préoccupe tous n'est pas résolu. Les raisons qui ont conduit les Etats de l'Union européenne à formuler leur résolution de Lisbonne, ne sont pas juridiquement saisissables. Il s'agit plutôt d'un soupçon s'appuyant sur des propos et sur des expériences qui ne peuvent pas être classés en tant qu'actions étatiques. En ce qui concerne la décision de Lisbonne, il s'agit cependant d'un document juridique. Selon ce document, dans les relations internationales entre Etats, un acte de l'Etat autrichien, tel que la nomination de ministres appartenant au FPÖ au Gouvernement fédéral autrichien, appellerait des sanctions. Une justification n'est pas donnée explicitement, mais il est clair que 1'appréciation du FPÖ sera faite selon des critères éthiques. De ce fait, une sanction, prise par la voie juridique, est liée à une décision fondée sur l'éthique.

Je n'affirme nullement que cela est interdit. De telles sanctions devraient cependant être appliquées selon une procédure réglée juridiquement et la question du maintien des sanctions devrait être examinée selon une telle procédure. C'est précisément ce que le Président fédéral autrichien a exprimé dans une lettre du 20 mars dernier adressée à la présidence actuelle de l'Union européenne.

Jusqu'à présent, j'ai parlé en ma qualité de Président de la Cour constitutionnelle autrichienne. Je voudrais maintenant vous faire part des réflexions d'un citoyen intéressé, qui se considère comme un patriote.

Comment peut-on considérer la situation politique en Autriche depuis la formation d'un gouvernement avec le FPÖ ?

Commençons tout d'abord par les aspects négatifs évidents. Il y a la personnalité du chef du parti FPÖ encore en fonction. Ses déclarations sont ambiguës, contradictoires et parfois impardonnables. Cela est particulièrement vrai pour des déclarations qui peuvent être considérées à juste titre comme des déclarations qui minimisent le national-socialisme.

Ce serait une erreur de réduire sa personnalité à cela. Il est un " showman " qui a très bien compris l'esprit du temps et qui maîtrise l'art d'utiliser l'esprit régnant en sa faveur. Il vise en outre une partie de la société, où le succès est un indicateur de qualité personnelle, et où, en revanche, la considération et le respect d'autrui sont interprétés comme une faiblesse. Il mise de la même façon (et cela est véritablement paradoxal) sur les besoins des " petites gens ", vivant dans l'ombre de la société. Des déclarations qui minimisent le national-socialisme sont rares, mais particulièrement remarquées. Sur ce point, l'influence de son environnement familial est perceptible. Malgré cela, je considère toute comparaison avec Hitler comme déplacée et inappropriée. On doit surtout prendre en considération le fait que la situation économique actuelle en Autriche a complètement changé ; l'Autriche a un faible taux de chômage ainsi qu'un taux d'inflation insignifiant. Il ne viendrait à l'esprit de personne de mettre cela en question par des actions impérialistes. En revanche, la prospérité favorise, hélas, l'égoïsme et l'envie, et particulièrement parmi ceux qui se sont battus durement pour l'obtenir et l'on peut jouer avec ces émotions. Les Autrichiens ont - bien sûr - toujours démontré leur générosité et leur grande solidarité ainsi que le secours et l'assistance à l'égard de l'étranger, notamment dans le cas récent des événements dans les Balkans. Une image stéréotypée de l'Autriche est certainement inappropriée. En exerçant sa fonction de Chef du Gouvernement de Carinthie, Haider n'a à ce jour pas commis de violation notoire du droit, et encore moins des actes de violence.

La promotion de la xénophobie dans la campagne électorale du FPÖ, en particulier à Vienne, constitue un second point négatif. Là, on a attisé des émotions négatives, surtout l'envie et la peur. Ils n'ont pas fait appel à la violence, qui est presque inexistante. Bien sûr, des dérapages verbaux ont bien eu lieu. Ce n'est pas par hasard si le Président fédéral a refusé deux personnalités proposées par le FPÖ pour la fonction de ministre, en raison du rôle qu'ils ont joué pendant la campagne électorale viennoise.

Je n'ai pas connaissance de déclarations racistes. Haider lui-même est extrêmement prudent à ce sujet,

On ne peut contester ni une certaine minimisation du national-socialisme, ni une promotion de la xénophobie. Cependant, je ne crois pas (et là je suis en accord avec les experts dans le domaine de l'étude de l'opinion publique) que les succès croissants du FPÖ au fil des élections sont à attribuer en premier lieu à ces phénomènes.

Il ne faut pas ignorer qu'un des thèmes de campagne essentiel du FPÖ visait le système de coalition existant entre les Sociaux-démocrates et les Conservateurs et les problèmes liés à cette coalition. Il n'est pas fortuit qu'il était courant de parler des " deux moitiés de l'Empire " à propos des deux partis politiques dominants, en se référant ainsi à la terminologie de la monarchie austro-hongroise. Les fonctions importantes dans l'administration ou dans l'économie étaient attribuées selon un système proportionnel dans lequel " les outsiders " n'avaient guère de chances. Le FPÖ menait un combat énergique contre d'autres privilèges, vrais ou présumés, et il a ainsi obtenu, surtout parmi les couches les plus modestes de la population, des résultats considérables.

Le langage, très souvent rude et inapproprié, masque un aspect positif qui ne doit pas rester inaperçu. Il s'agit de la notion de " Nation ". A l'époque de la monarchie austro-hongroise, il n'y a jamais eu en Autriche -à la différence de la France- une nation homogène identique à la population. Cela explique pourquoi, depuis la révolution de 1848, le combat pour la Constitution et la Nation était mené contre un seul et même adversaire : le trône et l'autel. Lorsqu'on utilisait, dans la partie autrichienne de langue allemande, la notion de " Nation ", il était évident qu'on entendait par là uniquement la " Nation allemande ". Les associations d'étudiants jouaient dans ce combat un rôle essentiel, en particulier les associations d'étudiants à tendance nationale-allemande.

Haider lui-même ayant appartenu à une telle association d'étudiants, a pris explicitement ses distances à l'égard de la " Deutschtümelei ", c'est-à-dire l'idée d'une nation allemande homogène, et, dans ce cas au moins, il est crédible. La question de savoir s'il existe une nation autrichienne est toujours de nos jours sujette à discussion, parce que la langue allemande et la littérature allemande forment un ensemble homogène. Cela étant, de nombreux sondages réalisés au fil des années prouvent qu'une grande majorité d'Autrichiens considèrent leur pays comme une nation.

Mais l'époque est révolue où l'Allemagne était l'objectif principal de toutes les émotions et des désirs intenses des " Nationaux ", même pour le FPÖ. Sur ce point l'histoire a avancé. Ici et là, il peut y avoir encore une certaine nostalgie romantique, mais en aucun cas ce n'est un objectif politique.

Il n'y a pas de doute que, considérés sous l'aspect de l'éthique politique, certains comportements du FPÖ sont inquiétants. Mais les sanctions systématiques contre le FPÖ, ainsi que sa mise à l'écart continue depuis 1986, ont trop facilement promu l'argument que l'on faisait taire ainsi les critiques gênantes contre le système existant. Haider lui-même a maintes fois répliqué à ses adversaires qu'ils étaient seulement jaloux et envieux de son succès. Ce n'est pas un hasard si Bruno Kreisky a constamment mis en garde -lorsqu'il était Chancelier, et alors que le FPÖ ne jouait qu'un rôle modeste- contre les dangers d'une telle mise à l'écart, précisément pour les raisons que je viens d'évoquer.

La relation entre la démocratie et l'éthique politique est un problème central de la philosophie de l'Etat, qui ne peut pas être résolu d'une façon convaincante. Car, dans une démocratie, l'électeur ne peut avoir tort. D'autre part, comme je l'ai souligné lors d'un discours que j'ai tenu à l'audience solennelle de la Cour européenne des Droits de l'Homme, à l'occasion de l'ouverture de l'année judiciaire à Strasbourg, la démocratie présuppose une image optimiste des hommes. C'est du comportement responsable du citoyen qu'est issu le modèle de la démocratie. Si le citoyen dans son comportement électoral ne réagit pas de façon responsable, comment peut-on l'en rendre responsable ? De plus, où s'arrête, dans un système pluraliste, la tolérance nécessaire ? Ce sont des questions qui ne se posent pas seulement dans le système politique de la République d'Autriche.

Je suis donc d'avis que l'intégration du FPÖ dans la responsabilité gouvernementale semble appropriée, afin de promouvoir sa conscience de responsabilité face à la polémique et à la démocratie. Les membres du Gouvernement fédéral, nommés par le FPÖ, peuvent, certes, être évalués de façon différente, en ce qui concerne leur compétence dans leur fonction. En revanche, il ne se trouve parmi eux personne ayant commis d'excès quelconques. La vision d'une violation croissante de droits, sur laquelle on pourrait s'appuyer, me paraît absurde. Dans le Gouvernement fédéral, les décisions ne peuvent être adoptées qu'à l'unanimité et le système de contrôle fonctionnera certainement.

Bien sûr, personne ne peut prédire avec certitude quelles seront les conséquences de la démission du Président du FPÖ de sa fonction. Mais je crois qu'un optimisme prudent n'est pas déplacé. Je voudrais rappeler encore une fois que l'idée du rattachement à l'Allemagne est morte de nos jours et, si on considère la situation d'une façon pratique, il existe seulement un choix entre une orientation européenne et un nationalisme autrichien. Ce nationalisme autrichien peut naturellement se fonder sur les succès économiques et culturels depuis 1945.

L'Europe ferait donc bien d'intégrer l'Autriche plutôt que de l'isoler. Cela peut paraître paradoxal, mais c'est la démocratie autrichienne qui sort gagnante des récents événements, parce qu'en Autriche une discussion aussi vive, intéressant toutes les classes d'âge et de société, n'a jamais eu lieu. D'autant que, si l'on considère le fait que la lassitude politique est très souvent le signe d'un manque d'intérêt démocratique, cela peut être interprété comme un signe positif.

Au début de mon discours j'ai parlé de l'envie de certains Autrichiens, après 1914, d'être rattachés à l'Allemagne. Ce rattachement s'est fait par le biais du national-socialisme avec les conséquences néfastes que l'on connaît. Cette idée a, depuis, complètement été supplantée par " l'européanisme ". Bien sûr, à l'opposé de cette pensée européenne, se situe un sentiment national autrichien parfois démesuré qui n'existait pas dans l'entre-deux-guerres. Si, dans le cadre de l'Union européenne, l'Autriche est poussée dans une position marginale, la question du respect de soi devient brûlante. Je considère une séparation des sanctions contre le Gouvernement, d'une part, de celles contre l'Etat et contre la population, d'autre part, comme une construction purement théorique. On ne doit pas oublier que ce Gouvernement fédéral en fonction n'existerait pas sans les élections du 3 octobre dernier. Qui a voté ? Le peuple autrichien. Indirectement les sanctions attestent donc -intentionnellement ou non- d'une infériorité éthique de la majorité du peuple autrichien. On touche ainsi un point très sensible, puisque ce sentiment d'infériorité était justement un des facteurs ayant entraîné autrefois certains Autrichiens vers le rattachement. Une telle réaction n'est plus à craindre de nos jours, mais il est certain que le cantonnement dans la position de l'offensé et de la victime peut conduire à des conséquences imprévisibles.

Je crois que les quatorze Etats ayant décidé les sanctions devraient se faire sur place une idée de la situation en Autriche. Le côté autrichien serait certainement coopératif et faciliterait les contacts avec plusieurs groupes de la population.

Permettez-moi à la fin de mon intervention de poser deux questions critiques.

Est-il conforme aux valeurs fondamentales de l'Union européenne que les gouvernements des quatorze Etats membres refusent le dialogue avec le gouvernement du quinzième Etat membre ?

Puisque le dialogue est à la base de toute démocratie, est-il réellement conforme aux valeurs fondamentales de l'Union européenne de dénier à un parti politique, qui peut être considéré, je l'admets, comme suspect, toute capacité de s'amender ?

On accorde pourtant cette capacité à chaque enfant difficile à éduquer, et même à chaque malfaiteur ou criminel.

On ne peut, à mon avis, invoquer l'esprit de l'humanisme en adoptant une attitude incompatible avec ce même esprit.

M. Hubert Haenel :

Merci, Monsieur le Président, pour cette intervention très circonstanciée, très étoffée, à la fois historique, juridique, humaine et, je crois, surtout très sincère. Maintenant, le débat est ouvert.

M. Xavier de Villepin :

Je voudrais dire à Monsieur le Président de la Cour constitutionnelle d'Autriche, avec le plus grand respect, que je ne doute pas du tout de la sincérité de sa déclaration. Personnellement, je ne suis pas tout à fait d'accord avec la question que vous posez : " Est-il conforme aux valeurs fondamentales de l'Union européenne que les gouvernements des quatorze Etats membres refusent le dialogue avec le gouvernement du quinzième Etat membre ?".

J'avoue que, là, je ne vous suis pas, mais c'est une conviction personnelle que j'exprime. En effet, je crois que l'Union européenne, qui est si difficile à construire, a besoin d'être fondée sur des bases et sur des valeurs. Et je pense que le parti de M. Haider n'exprime pas ces valeurs. Je pense, donc, que l'Union européenne devait réagir et qu'elle a pris des positions que, personnellement, j'approuve. Pour le reste, je ne suis pas tout à fait satisfait de la situation dans laquelle nous sommes et, en tout cas, je partage l'idée que nous devons avoir des contacts avec tous les démocrates autrichiens. Mais, personnellement, je n'ai pas de regret sur la position de l'Union européenne.

M. Robert Badinter :

Je vais prolonger ce qu'a dit le Président Xavier de Villepin. J'ai des liens d'amitié avec le Président Adamovich et je connais sa grande vertu en matière juridique et au regard des principes démocratiques. Je lui dirai, en toute amitié, que je suis tout à fait heureux de la première partie de son exposé et quelque peu dubitatif en ce qui concerne la seconde partie. Tout à fait approbatif, parce que je crois qu'il est très important que les membres de la délégation, et plus généralement les politiques et, au-delà encore, l'opinion publique, soient informés du fait qu'il existe dans la République autrichienne des moyens très forts de l'Etat de droit pour s'opposer au racisme. Je suis très heureux que vous ayez souligné ces moyens considérables, notamment la saisine de la Cour constitutionnelle, qui est ouverte à tous les citoyens et aux étrangers.

En ce qui concerne le reste de votre analyse, je suis dubitatif parce que j'y vois une sorte de bienveillance, qui vous est sans doute naturelle. Lorsque vous dites que c'est l'occasion pour le FPÖ de changer, je vous répondrai : qu'est-ce qui se passe s'il ne change pas ? Lorsque vous dites que la loi de l'unanimité est celle qui prévaut dans le Gouvernement, je vous dirai que ma modeste expérience politique me laisse à penser qu'il y a toujours des transactions qui se font au sein d'un gouvernement de coalition et que le parti majoritaire de la coalition n'est pas pour autant le maître de toute la coalition. Il faudra donc, pour que la coalition survive, que le parti majoritaire donne au parti minoritaire quelques satisfactions, ce qui voudra dire que, puisque la règle de l'unanimité doit jouer, il faudra que le parti majoritaire accepte une partie de ce que souhaite le parti minoritaire. La crainte que nous, démocrates, pouvons avoir, c'est que le FPÖ, loin d'assumer une intégration dans la responsabilité gouvernementale, selon des idéaux démocratiques, tire à lui l'ensemble de l'action du Gouvernement et de la majorité actuelle en Autriche, vers ce qui n'est pas une dimension démocratique. Il y a la liberté du peuple autrichien que vous avez rappelée ; il y a la liberté des électeurs autrichiens ; et puis il y a le rôle de l'Union européenne, dont vous êtes partie prenante, à égalité avec tous les autres, mais aussi à égalité de devoirs ; il y a la conscience, que vous devez avoir, qu'étant membre de l'Union européenne, vous êtes liés aux idéaux fondamentaux, aux valeurs qui sont les nôtres.

A partir de là, j'approuve entièrement ce qui a été fait par l'Union européenne. Je dis volontiers que ce n'est pas pour autant qu'il ne faut pas, par tous les moyens, maintenir le dialogue avec nos amis autrichiens, avec les démocrates autrichiens. Mais dire que l'Union européenne doit être indifférente à l'égard des gouvernements des Etats membres de l'Union européenne, cela ne me paraît pas la vision que nous devons avoir de l'Union européenne, parce que ce sont les représentants de ces gouvernements qui siègent dans les organes de décision de l'Union européenne.

Puisse votre vision optimiste des choses se réaliser, mais vous comprendrez pourquoi les membres de l'Union européenne, dans une situation à ce jour encore sans précédent, ont ressenti quelque émotion. Sur les formes de cette émotion, on peut s'interroger, je suis le premier à le dire, mais sur le fond, il ne peut y avoir aucune équivoque possible. Je pense qu'il faut dire à nos amis autrichiens, avec simplicité mais aussi avec fermeté, que si l'Autriche est aujourd'hui une démocratie, que s'il existe des défenses très fortes de l'Etat de droit, il est néanmoins nécessaire d'affirmer ce qu'est l'Europe d'aujourd'hui et ce qu'elle doit être par rapport au passé.

M. Maurice Blin :

Mon propos sera peut-être un peu différent de celui de nos éminents collègues sur cette affaire qui, indiscutablement, pose un problème d'éthique et de politique, depuis qu'a surgi le phénomène Haider. Je serais tenté d'aborder le problème moins par le biais du droit, que par le biais de l'histoire. Je suis très reconnaissant à M. le Président de la Cour constitutionnelle, d'avoir, à plusieurs reprises, souligné le contexte historique dans lequel l'Autriche a vécu et vit encore depuis 1920. Vous avez rappelé que l'Autriche, démantelée, écartelée, éclatée, était devenue un petit Etat dont l'importance politique, qui avait été immense, s'est retrouvée en peu de temps réduite à la marge de l'Europe, après que Vienne en avait été le coeur pendant des siècles. Cela ne pouvait pas ne pas provoquer dans le peuple autrichien des réactions d'amertume. L'Autriche se retrouve, aujourd'hui, dans une situation qui rappelle un peu celle d'autrefois, puisque l'on voit la petite Autriche mise au banc de l'Europe en 1999, comme elle le fut à l'issue de la première guerre mondiale et comme elle faillit l'être après la seconde, lorsqu'elle fut accusée de sympathie nazie. Alors je n'approuve pas, mais j'essaie d'expliquer la réaction de ce petit peuple au grand passé, qui se voit en quelque sorte sommé de modifier un choix politique que sa population a fait en toute liberté. Vous n'avez pas rappelé les conditions dans lesquelles le parti conservateur fut conduit à tenter une coopération avec le parti de M. Haider. Ce fut le résultat de consultations nombreuses et préalables au cours desquelles il a tenté de maintenir sa coopération avec le parti socialiste autrichien. Les choses ont échoué et je n'ai pas à les juger. Mais il faut rappeler que la situation d'aujourd'hui n'a pas été l'objet d'un coup de force. C'était la conclusion, presque imposée au parti conservateur, à la suite de l'échec des conversations qu'il avait eues avec le parti socialiste.

Si le droit a beaucoup à dire en histoire, l'histoire a aussi son poids. Comme l'a rappelé M. de Villepin, il était important que l'Europe dise ce qu'elle a dit. Mais il faut aussi comprendre -un fait que vous n'avez pas mentionné- les conditions dans lesquelles l'Autriche d'aujourd'hui est conduite à s'exprimer. Et je donnerai un seul exemple. L'Autriche, située à proximité des Balkans, a accueilli, depuis une décennie et même davantage, de très nombreux réfugiés venus de l'Europe de l'Est. Le pourcentage de réfugiés issus des pays de l'Est par rapport à la population est, d'ailleurs, l'un des plus élevé d'Europe. Ceci pour dire, qu'avant de condamner ou en même temps que l'on condamne, il faut aussi essayer d'expliquer.

Je suis très soucieux du tour que va prendre la situation autrichienne. Pour l'instant je reste dans une grande expectative. Si les excès verbaux de M. Haider n'ont pas été suivis d'excès de comportement, par contre, on a constaté ce qu'on peut appeler une forme de chantage à l'égard de l'Europe, dont on peut bloquer la capacité de décision. Il y a eu également de la part de M. Haider un autre excès verbal lorsqu'il a dit que la France se comportait comme une puissance colonialiste en Europe. Comme on dit familièrement chez nous, il aurait mieux valu qu'il se taise.

Il était bon que l'on vous entende, Monsieur le Président, maintenant, il est indispensable que les deux parties fassent preuve de modestie et de compréhension. C'est aussi cela les vertus européennes.

M. Simon Sutour :

J'ai trouvé l'intervention de M. le Président de la Cour constitutionnelle autrichienne particulièrement intéressante. Je crois qu'il est toujours utile de dialoguer. Nous avons reçu à la délégation pour l'Union européenne le Ministre délégué aux Affaires européennes, M. Pierre Moscovici, et je l'avais interrogé sur la position française à cet égard, position que je ne trouvais pas assez affirmée. Notre réunion d'aujourd'hui intervient à l'aube de l'exercice par la France de la présidence de l'Union européenne. Je crois que nous sommes sensibles à ce qui se passe en Autriche, parce que l'Autriche appartient à l'Union européenne et parce que, nous-mêmes, nous avons été et nous sommes toujours confrontés, dans notre pays, à des phénomènes voisins, même s'ils ne sont pas tout à fait comparables. Le Front national affirme des choses que nous jugeons inacceptables, mais certains partis politiques français ont été tentés de collaborer avec lui. Pour ma part, je suis élu d'une région, le Languedoc-Roussillon, où le Front national exerce, avec une partie de la droite locale, des responsabilités. C'est quelque chose que nous considérons comme inacceptable et, d'ailleurs, on constate une perte de crédit de celui qui est à la tête de la région. Ceci pour vous expliquer notre sensibilité. Quant à la question que je souhaiterais vous poser, elle concerne les remparts juridiques. Ce qui m'inquiète c'est la situation après 2002. Peut-on envisager une évolution de la Cour constitutionnelle autrichienne, lors du renouvellement de ses membres ?

M. Pierre Fauchon :

Monsieur le Président, je vous remercie pour la grande qualité d'informations, d'analyse, et de prises de position de votre déclaration. Nous sommes presque de la même génération et vous avez évoqué votre enfance, votre famille. Mon enfance, sous l'occupation nazie, était du même type. Mon père fut lui aussi menacé, et, comme j'avais trois ans de plus que vous, j'ai pu participer à des actions de résistance. Je suis donc tout à fait à mon aise pour vous dire que nous n'avons pas le droit, en l'état actuel de la situation, de refuser le dialogue. Et je n'hésite pas à dire que j'ai été choqué par l'attitude du ministre français, Mme Martine Aubry, qui a refusé d'entendre le représentant de l'Autriche lors d'une réunion habituelle des institutions européennes. J'aurais préféré qu'elle écoute l'intervenant autrichien, et qu'éventuellement elle prenne la parole pour lui dire face à face les réserves qu'elle pouvait exprimer, de manière à rester dans le dialogue. Mme Martine Aubry faisant partie d'un gouvernement où siègent des communistes, elle devrait trouver dans ce voisinage l'occasion de se souvenir que le XXème siècle a fait apparaître dans l'histoire non pas une monstruosité mais deux monstruosités, et que, s'il est bon de pratiquer la suspicion et la vigilance envers tout ce qui peut se rattacher à l'une de ces monstruosités, il ne faut pas pour autant oublier que l'autre a existé. Il convient donc de pratiquer une vigilance non pas unilatérale, mais bilatérale.

Donc, je ne crois pas que nous soyons fondés à refuser le dialogue. Je crois qu'il est contraire à l'intérêt de tous de pousser le peuple autrichien dans des attitudes de révolte. Refuser de se voir et de se parler, cela me paraît maladroit et injuste.

M. Robert Del Picchia :

Je partage les points de vue qui viennent d'être exprimés. Il est vrai que les valeurs de l'Union européenne doivent être respectées par les pays membres, s'ils veulent rester membres. Cela étant, j'ai deux questions à vous poser.

La première est d'ordre juridique et concerne les sanctions bilatérales qui ont été annoncées par l'Union européenne. Vous êtes un éminent juriste, alors ne considérez-vous pas que l'Autriche aurait dû réagir immédiatement, car, puisqu'il s'agissait de mesures bilatérales, il devait revenir aux Ambassadeurs des Etats membres de les transmettre à Vienne et non pas à l'Union européenne. L'Etat autrichien n'a-t-il donc pas commis une erreur juridique, puisqu'il aurait pu saisir alors la Cour de justice des Communautés européennes.

La deuxième question est d'ordre politique. Le 1er mai prochain aura lieu le Congrès du FPÖ. M. Haider va quitter ses fonctions et un nouveau président sera désigné. Est-ce que le fait que M. Haider ne soit plus directement impliqué dans le Gouvernement sera un argument que l'Autriche pourra mettre en avant ?

M. Ludwig Adamovich :

Tout d'abord, je voudrais vous faire une remarque générale. J'aurais pu terminer mes explications avec la première partie de mon exposé. J'aurais pu vous assurer, de manière convaincante, que l'Autriche est un Etat de droit et qu'elle le restera en vous en apportant les preuves, mais si j'ai poursuivi avec ma deuxième partie, ce n'est pas, croyez-moi, parce que j'ai des sympathies pour le FPÖ. Je vous prie simplement de prendre en compte le sentiment de l'Autrichien moyen, qui ne comprend pas la situation depuis la déclaration de Lisbonne. En effet, le FPÖ existe déjà depuis longtemps et l'Autrichien moyen se demande ce qui a pu changer. Si vous le permettez, je voudrais également vous expliquer quelque chose que je n'ai pas évoqué dans mon exposé. Le mouvement des Libéraux a une tradition beaucoup plus ancienne qu'on ne pourrait le croire. A entendre certains, il se dégage l'impression que le FPÖ ne serait que la continuation du national-socialisme, avec une attitude moins dangereuse. Mais si on considère l'histoire de l'Autriche, alors on voit les choses de manière différente. Le mouvement constitutionnel de 1848, en Autriche, était un mouvement national allemand très fort. Les dirigeants de ce mouvement étaient bien souvent juifs. Ce n'est que récemment que les choses ont changé. Donc, l'histoire de ce mouvement est ancienne. Je comprends tout à fait que l'émotion joue ici un grand rôle et je le comprends d'autant plus quand je considère la France. Je le comprends, d'autant mieux, en ma qualité de professeur, car j'ai toujours souligné le rôle des émotions dans l'histoire. Si je considère les relations bilatérales entre l'Autriche et la France, je suis peiné de voir qu'il y a un obstacle entre nous, obstacle contre lequel je ne peux rien. C'est ainsi que je vous prie de comprendre la deuxième partie de mon exposé.

Aujourd'hui, il y a apparemment une tendance à bloquer le dialogue à tous les niveaux. Cette tendance revient à placer les Autrichiens au banc de l'Europe et c'est grave. Ce qui importe, ce n'est pas la manière dont se fait le dialogue, mais qu'il ait lieu à tous les niveaux.

Pour en revenir à vos questions, il existe une opinion juridique en Autriche qui va bien plus loin que celle que j'ai présentée, puisqu'elle va jusqu'à affirmer que la déclaration de Lisbonne est en réalité un acte déguisé de l'Union européenne. Je pense que l'Autriche pourrait saisir la Cour de justice des Communautés européennes.

En ce qui concerne le Congrès du FPÖ, M. Haider va se retirer de ses fonctions et, vraisemblablement, sa représentante actuelle deviendra le chef du parti. Mais je doute que cela change quelque chose. Et je peux m'imaginer que, avant de se retirer, il va se livrer à des dérapages verbaux.

En ce qui concerne la nomination des membres de la Cour constitutionnelle, le Gouvernement fédéral et les deux chambres du Parlement ont un droit de proposition égal ; cependant le Président fédéral a le dernier mot en matière de nomination. Le Président fédéral a déjà montré, lors de la nomination du Gouvernement, qu'il n'est pas prêt à accepter la nomination de n'importe qui.

Pour conclure, je ne suis pas un homme politique et ce n'est pas mon rôle de défendre le gouvernement actuel, mais je suis personnellement très peiné de la barrière qui s'est érigée entre nous.

M. Hubert Haenel :

Merci Monsieur le Président, je crois que nous allons nous efforcer les uns et les autres de faire en sorte de gommer cette barrière. Cela a été dit par tous les intervenants, et nous sommes tous d'accord sur la nécessité de se parler, de s'expliquer. C'est, je crois, le message que l'on peut retenir aujourd'hui et qu'il convient de délivrer à l'extérieur. Croyez bien, Monsieur le Président, et Votre Excellence, que la délégation pour l'Union européenne s'y emploiera.


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