L'INTERPRÉTATION DE LA LOI PÉNALE PAR LE JUGE

Emmanuel PIWNICA,
avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation,
ancien président de l'Ordre

« En matière criminelle, où il n'y a qu'un texte formel et préexistant qui puisse fonder l'action du juge, il faut des lois précises et point de jurisprudence » : c'est en ces termes que s'exprimait l'un des rédacteurs... du code civil 514 ( * ) . La loi pénale serait nécessairement claire, précise, intelligible : dépourvue d'ambiguïté, elle échapperait en conséquence à toute interprétation. Le voeu de Portalis, faut-il le rappeler, n'a pas été exaucé ! L'obscurité de la loi, qu'elle fut pénale ou civile, rendait - et rend - son interprétation nécessaire. Après la relégation du référé législatif 515 ( * ) procédé « funeste » 516 ( * ) , c'est au juge, « pénétré de l'esprit général des lois » 517 ( * ) , qu'est revenue la charge d'interpréter la loi, sans distinction relative à son objet, la jurisprudence étant « le vrai supplément de la législation » 518 ( * ) . L'injonction de l'article 4 du code civil, selon lequel le juge ne peut refuser de juger « sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi » est d'autant moins discutable qu'elle s'exprime dorénavant sous la formule du « droit au juge » de l'article 6 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Bref, l'interprétation n'est pas simplement un pouvoir qui serait accordé au juge ; c'est un véritable devoir qu'il lui appartient de mettre en oeuvre. Les modalités selon lesquelles ce travail d'interprétation se réalise résultent de la spécificité de la matière pénale. La répression étant soumise, depuis le code pénal de 1810 au principe de légalité des délits et des peines, la règle pénale est d'interprétation stricte (I) .

Pour autant, le monde s'est transformé. La société du début du XXI e siècle n'est plus celle du début du XIX e , c'est un lieu commun. Certains actes étaient et demeurent répréhensibles. Certes. Mais on ne saurait nier l'existence de comportements nouveaux ni une modification de l'attitude sociale à leur égard. Si crimes, criminels et peines demeurent, l'appréhension de la criminalité, la réflexion sur la répression, son efficacité, son articulation avec les différentes formes de prévention, ont évolué, à l'instar de la société elle-même.

Cette évolution a, également, affecté tant l'interprétation des textes que les techniques d'interprétation. En particulier, le pouvoir d'interprétation de la loi pénale s'exerce désormais sous la contrainte effective des normes supérieures que sont la Constitution et les traités internationaux. Ce n'est pas tant l'existence de règles supra législatives qui est nouvelle que l'effectivité de leur mise en oeuvre : leur éventuelle méconnaissance est désormais sanctionnée par des interprètes dédiés, au premier rang desquels figurent le Conseil constitutionnel et les juridictions internationales, Cour européenne des droits de l'homme et Cour de justice de l'Union européenne, dont les décisions obligent le juge pénal (II) .

I - UN POUVOIR D'INTERPRÉTATION LIMITÉ

La limitation du pouvoir d'appréciation du sens et de la portée de la loi pénale par le principe de légalité des délits et des peines qui commande l'interprétation stricte (A) a conduit le juge à élaborer des directives d'interprétation (B).

A - LE PRINCIPE DE L'INTERPRÉTATION STRICTE DE LA LOI PÉNALE

Le principe de l'interprétation stricte de la loi pénale 519 ( * ) résulte du principe de légalité des délits et des peines 520 ( * ) . Pour mesurer la portée du principe d'interprétation stricte, il convient par conséquent de revenir sur l'articulation entre rôle du législateur et office du juge (1). Le principe de légalité pénale explique également les limites du principe d'interprétation stricte (2).

1. Le rôle du législateur et l'office du juge

La loi, entendue dans son sens organique, est la source unique du droit pénal : elle a le monopole de la création des infractions et des peines ; c'est au législateur seul qu'il incombe de déterminer les mauvaises conduites et d'en prévoir la sanction. Le principe de légalité des délits et des peines trouve ainsi sa source, pour ce qui concerne le droit national, dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789.

Si l'article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958 prévoit que « la loi fixe les règles concernant (...) la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ; la procédure pénale » , ce texte règle une question de compétence normative. Il n'épuise pas l'exigence de légalité des délits et des peines puisqu'aussi bien, la loi fixe les règles dans diverses autres matières dans lesquelles le juge jouit néanmoins d'un large pouvoir d'interprétation.

Les articles 7 et 8 de la Déclaration de 1789 ne s'intéressent pas seulement à l'élaboration de la loi pénale mais également à sa mise en oeuvre par le juge. Ils énoncent en effet que « nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu'elle a prescrites » et que « nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée » . S'en déduit une combinaison singulière entre le travail normatif qui incombe au seul législateur et celui d'interprétation qui revient au juge. On sait que la qualité de la norme est soumise à des exigences constitutionnelles : la loi doit être accessible et intelligible 521 ( * ) ; elle doit être non équivoque 522 ( * ) et se garder d'une complexité excessive 523 ( * ) . Tel est le crible auquel est passée la loi civile.

Parallèlement, le juge, tenu de donner une solution au litige, peut, doit remédier aux éventuelles carences législatives. Il bénéficie donc d'une grande latitude d'interprétation ; la matière civile est le lieu des constructions prétoriennes. La loi pénale est en revanche soumise à une exigence de qualité renforcée ; elle est recommandée, pour reprendre le mot de Portalis, à la « sollicitude » du législateur 524 ( * ) .

Le législateur tient de l'article 34 de la Constitution et du principe de légalité des délits et des peines l'obligation de fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis 525 ( * ) .

A raison de l'objectif qui leur est assigné, « les matières criminelles peuvent devenir l'objet » de la part du législateur, « d'une prévoyance dont les matières civiles ne sont pas susceptibles » 526 ( * ) . Cette exigence réduit corrélativement la marge d'interprétation du juge. Une disposition pénale n'est, certes, pas contraire à la Constitution du seul fait qu'elle laisse place à l'interprétation 527 ( * ) ; mais l'interprétation ne doit elle-même laisser aucune place à l'arbitraire 528 ( * ) . Face à une loi pénale obscure, le juge reste tenu de statuer sur la cause qui lui est soumise. Mais comme la loi pénale obscure ne peut servir de fondement à une poursuite, il ne peut que refuser de condamner le prévenu.

La Cour de cassation décide ainsi que « toute infraction doit être définie en termes clairs et précis pour exclure l'arbitraire et permettre au prévenu de connaître exactement la nature et la cause de l'accusation portée contre lui 529 ( * ) ».

2. Les limites de l'interprétation stricte de la loi pénale

Le principe de légalité, qui fonde le principe de l'interprétation stricte de la loi pénale, en commande également les limites. Puisqu'il s'agit d'éviter une rigueur non nécessaire, l'interprétation stricte épargne les règles qui jouent en faveur de la personne poursuivie. Les causes d'exonération de la responsabilité pénale n'ont pas à être interprétées de manière restrictive. A titre d'exemple, on observera que sous l'empire de l'ancien code pénal, la légitime défense des personnes a ainsi été étendue à la légitime défense des biens et l'immunité familiale, prévue en matière de vol, étendue à l'escroquerie et à l'abus de confiance.

De même, loi de procédure pénale n'est pas la loi pénale. Elle n'est pas soumise au principe d'interprétation stricte, mais doit être lue à la lumière du respect dû aux droits de la défense, du droit au recours et plus largement des exigences du procès équitable en matière pénale. Ainsi, dans la ligne tracée par la Cour européenne des droits de l'homme 530 ( * ) , la Cour de cassation a décidé que la recevabilité du pourvoi du prévenu ne pouvait, en cas de délivrance d'un mandat de justice, être subordonnée à sa détention 531 ( * ) .

B - LES DIRECTIVES D'INTERPRÉTATION DE LA LOI PÉNALE

Contraint dans son pouvoir d'interpréter la loi pénale, le juge a dû se fixer des directives propres à satisfaire aux exigences du principe de légalité. Ecartant l'interprétation littérale et l'interprétation par analogie (1), il préfère rechercher, de manière pragmatique, indépendamment de toute méthode , l'objectif poursuivi par la loi (2).

1. L'exclusion de l'interprétation littérale et de l'interprétation par analogie

La Cour de cassation a rejeté la méthode de l'interprétation littérale.

L'interprétation littérale, c'est en effet le refus de l'interprétation. Soit la lettre du texte est claire et il n'y a pas lieu à interprétation ; soit la lettre est ambiguë et on ne saurait s'en tenir au sens lexical. A l'autre extrême, l'interprétation analogique méconnaît ouvertement le principe de la légalité pénale puisqu'elle offre d'étendre l'incrimination à des hypothèses similaires à celles que vise le texte. La Cour de cassation l'a écartée avec la même fermeté. Le juge ne peut procéder par analogie ou induction.

La jurisprudence en fournit de multiples illustrations, au nombre desquelles l'impossibilité d'étendre au cas de l'enfant à naître l'incrimination d'homicide involontaire 532 ( * ) . De même, l'appellation « taxi » ne peut s'appliquer à des motos 533 ( * ) ; l'utilisateur d'une automobile n'est pas redevable de l'amende pour excès de vitesse 534 ( * ) ; la location d'un immeuble ne peut constituer une tromperie 535 ( * ) .

2. La recherche de l'objectif poursuivi par la loi

Si le texte est accessible à l'interprétation et ne doit pas être écarté purement et simplement, le juge recherche l'objectif poursuivi par la loi pour en déterminer le sens et la portée.

Ainsi, la dénonciation mensongère ne peut concerner que l'infraction, et non une circonstance aggravante 536 ( * ) ; la vente d'un bien immobilier ne constitue pas une activité économique, justifiant des poursuites pour discrimination 537 ( * ) ; le délit d'entrave au fonctionnement des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail ne s'applique qu'aux organismes énumérés par le texte 538 ( * ) .

Le juge a égard non seulement à l'intention du législateur de l'époque, mais également à l'évolution de l'environnement factuel et juridique. La frontière du répréhensible est parfois mouvante.

En matière de presse, la Cour de cassation rappelle ainsi que les restrictions à la liberté d'expression sont d'interprétation étroite, faisant ainsi échapper à la répression, des propos susceptibles d'être considérés comme homophobes tenus dans la suite des débats et de l'adoption de la loi du 30 décembre 2004 539 ( * ) . De même, le fait d'exercer un droit de préemption dans un but raciste ne constitue pas une discrimination 540 ( * ) .

Il reste que le juge qui met en oeuvre la loi pénale est également soumis à des contraintes externes devant lesquelles il ne peut que s'incliner dans l'exercice de son pouvoir d'interprétation.

II - UN POUVOIR D'INTERPRÉTATION CONTRAINT

Que la loi pénale soit subordonnée à la Constitution et aux textes internationaux n'est pas nouveau. Mais le juge répressif exerce désormais son pouvoir d'interprétation sous la contrainte de la jurisprudence de juges dédiés, qui interprètent la Constitution (A) ou certains textes internationaux (B).

A - LA NORME CONSTITUTIONNELLE

S'il apprécie la validité d'un texte règlementaire, voire d'une décision individuelle, au regard de la loi, de la Constitution, plénitude de juridiction oblige, le juge répressif n'exerce aucun contrôle de constitutionnalité de la loi. La solution est constante 541 ( * ) .

Le contrôle de constitutionnalité est l'apanage du seul Conseil constitutionnel. Les décisions de conformité ou de non-conformité à la Constitution rendues par le Conseil constitutionnel s'imposent aux pouvoirs publics et aux autorités juridictionnelles 542 ( * ) et par conséquent au juge de droit commun qui applique la loi pénale.

Le Conseil constitutionnel peut censurer les dispositions pénales qui ne présentent pas la qualité requise (1). Mais il peut également se prononcer sur l'interprétation de la loi pénale par le truchement de la réserve d'interprétation (2).

1. La non-conformité

La censure d'une disposition pénale commande son élimination de l'ordre juridique, sous réserve de la modulation des effets de son abrogation dans le temps. Il n'y a donc plus lieu à interprétation.

La nouveauté tient à l'entrée en vigueur, le 1 er mars 2010, de la question prioritaire de constitutionnalité 543 ( * ) , qui permet de déférer à la censure du Conseil constitutionnel une loi en vigueur. Or la loi en vigueur a été interprétée par le juge ; la question prioritaire de constitutionnalité peut-elle, dès lors, porter sur la disposition telle qu'elle est interprétée ? Le débat est connu et si la Cour de cassation s'est montrée, dans un premier temps, hésitante, dès lors que le législateur organique avait exclu qu'une pure création jurisprudentielle puisse être soumise au contrôle de constitutionnalité, la ligne de partage est désormais claire : la question prioritaire de constitutionnalité peut être transmise dès lors qu'elle porte sur une disposition telle qu'elle a été interprétée 544 ( * ) .

La solution, consacrée par le Conseil constitutionnel en matière civile et en matière fiscale, par deux décisions des 6 et 14 octobre 2010 présente un caractère général qui la rend également applicable en matière pénale : « en posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition » 545 ( * ) . Encore faut-il, il est vrai, que la question porte sur la conformité à la Constitution de la disposition en cause et non sur une question distincte, telle son champ d'application 546 ( * ) .

2. Les réserves d'interprétation

La Cour de cassation disposant d'une plénitude de juridiction pour interpréter la loi, elle s'était, par exemple, affranchie du raisonnement proposé par le Conseil constitutionnel au sujet du statut pénal du chef de l'Etat 547 ( * ) , même si, il est vrai, le résultat n'était pas fondamentalement distinct. Et le juge exerce librement son pouvoir d'interprétation, sous réserve du principe d'interprétation stricte, à l'égard d'une disposition pénale déclarée conforme à la Constitution.

En revanche, lorsque le Conseil constitutionnel valide une disposition législative sous réserve de l'interprétation qu'il en donne, cette réserve d'interprétation s'impose au juge chargé d'appliquer la loi. La Cour de cassation doit ainsi tenir compte des réserves d'interprétation émises par le Conseil constitutionnel, qu'il s'agisse de réserves « neutralisantes » , « constructives » ou encore « directives ». On se souvient que la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (« Perben II » ) avait fait l'objet, au terme du contrôle de constitutionnalité, de sept réserves d'interprétation 548 ( * ) . Dans tous les cas, le juge de droit commun peut et même doit, encore examiner la conformité de la disposition litigieuse à une convention internationale, si la question lui est posée.

B - LES NORMES INTERNATIONALES

Si tous les textes internationaux ont une valeur supérieure à la loi et sont susceptibles d'affecter son interprétation, une place particulière doit être réservée aux textes internationaux qui disposent d'interprètes obligés. Les textes relatifs à l'Union européenne sont ainsi mis en oeuvre par la Cour de justice de l'Union européenne (1) et la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales par la Cour européenne des droits de l'homme (2).

1. La Cour de Luxembourg

Les renvois opérés par la Chambre criminelle de la Cour de cassation et plus généralement par le juge répressif français, à la Cour de Luxembourg, sont rares.

Le droit pénal n'était certes pas la priorité de la construction européenne ; mais même dans les domaines « partagés », particulièrement le droit économique, la Chambre criminelle a préféré, semble-t-il, ne pas prendre le pas sur la Chambre commerciale financière et économique de la Cour de cassation en matière de renvois préjudiciels à Luxembourg.

Le nombre de renvois préjudiciels pourrait toutefois augmenter sous l'effet de la mise en oeuvre du traité de Lisbonne 549 ( * ) . Le droit des étrangers est une des matières où l'on perçoit que des renvois peuvent intervenir. Et la procédure d'urgence instituée à Luxembourg constitue, indéniablement une invitation voire une incitation pour le juge national à renvoyer. Mais les questions d' interprétation qui peuvent être renvoyées à Luxembourg concernent, par hypothèse, l'interprétation du droit communautaire et non celle du droit national.

2. La Cour de Strasbourg 550 ( * )

La Cour européenne des droits de l'homme contrôle la conformité de la loi pénale et de son interprétation aux exigences de la Convention européenne des droits de l'homme. Ses décisions s'imposent au juge national.

La Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales consacre le principe de légalité des peines et des délits 551 ( * ) . Et la Cour européenne des droits de l'homme juge que le principe de légalité des délits et des peines « commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l'accusé, notamment par analogie » 552 ( * ) .

Son contrôle exerce une influence immédiate sur l'interprétation de la loi pénale par le juge puisqu'en cas de condamnation, le réexamen de la décision pénale définitive peut être demandé 553 ( * ) . Ainsi la Cour de cassation a-t-elle récemment réexaminé un pourvoi portant sur l'infraction de construction sans permis et opéré un revirement de jurisprudence 554 ( * ) , après une condamnation de la Cour européenne des droits de l'homme 555 ( * ) .

La Cour européenne des droits de l'homme a développé une méthode spécifique (1), qui s'appuie sur une conception propre du principe de légalité (2).

1. Une méthode spécifique

La méthode de la Cour de Strasbourg s'impose au juge national. L'exemple de la jurisprudence en matière de liberté d'expression est à cet égard significatif de la manière dont les juges doivent dorénavant combiner l'application de la loi nationale, en l'occurrence, la loi du 29 juillet 1881 avec la loi internationale, en l'espèce l'article 10 de la convention européenne des droits de l'homme dans l'interprétation qu'en donne la Cour européenne des droits de l'homme.

On connaît les quatre critères traditionnels de la bonne foi, de nature à exonérer l'auteur de propos susceptibles de porter atteinte à l'honneur ou à la considération d'une personne: les propos doivent être mesurés ou prudents, leur auteur doit justifier d'une enquête sérieuse, d'une absence d'animosité personnelle et son but doit être légitime.

Mais la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme impose au juge national de rechercher également si le débat est ou non d'intérêt général. Et les quatre critères précités, s'ils ne disparaissent pas en cas de « débat d'intérêt général » s'estompent sensiblement : si la Chambre criminelle continue de les prendre en considération, ses exigences paraissent s'atténuer 556 ( * ) .

De même la Cour de Strasbourg invite le juge à s'interroger sur la nature des propos : s'agit-il d'un jugement de valeur ou d'une déclaration de fait. Depuis la décision Jersild de la Cour européenne des droits de l'homme du 23 septembre 1994 557 ( * ) , un jugement de valeur ne peut constituer l'imputation d'un fait précis 558 ( * ) . La Cour de cassation a fait sienne la position de la Cour de Strasbourg selon laquelle la liberté d'expression, « sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10 vaut non seulement pour les « informations » ou « idée » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique » 559 ( * ) .

Et sur le fondement de ce principe, la Cour européenne des droits de l'homme invite le juge national à un véritable contrôle de proportionnalité : « Il en découle notamment » énonce la même décision « que toute « formalité », « condition », « restriction » ou « sanction » imposée en la matière doit être proportionnée au but légitime poursuivi ».

Et ce contrôle de proportionnalité est effectivement exercé en matière de presse : il ne peut s'agir dans une telle matière de se borner à un contrôle purement formel du respect de la loi en vérifiant que les critères visés par le législateur sont réunis pour s'assurer qu'une décision du juge répressif est légale. L'interprétation de la loi impose ici un effort supplémentaire : il ne suffit pas de vérifier que la prévention entre dans les prévisions de la loi, qu'une condamnation est prononcée dans les limites du texte. Il faut encore s'interroger sous l'angle de la nécessité : du texte d'incrimination, de la mesure prise.

2. Une conception propre du principe de légalité

La Cour de Strasbourg a en outre développé une conception propre du principe de légalité qui concerne tant son champ d'application que la qualité exigée du texte répressif, donnant de la « loi » et de la « peine » des définitions propres.

S'agissant de la notion de « peine », qui renvoie à celle de « matière pénale », elle refuse en effet de s'en tenir aux apparences et apprécie elle-même « si une mesure particulière s'analyse au fond en une « peine » au sens de cette clause » . Elle recherche ainsi « si la mesure en question est imposée à la suite d'une condamnation pour une « infraction » et tient compte de la nature et du but de la mesure en cause, de sa qualification en droit interne, des procédures associées à son adoption et à son exécution, ainsi que de sa gravité 560 ( * ) .

Quant à la notion de « droit » visée à l'article 7 de la convention européenne des droits de l'homme, elle ne distingue pas selon l'origine de ce « droit », qu'elle soit législative ou jurisprudentielle 561 ( * ) ; elle correspond à la notion de « loi » qui figure dans d'autres articles de la même convention. Il n'y a pas, d'un côté, une disposition pénale abstraite, qui devrait être claire et précise et, de l'autre, une interprétation jurisprudentielle, qui devrait être stricte : le texte ne peut se distinguer de son interprétation ; et l'origine de l'incrimination importe peu : les notions d'accessibilité et de prévisibilité concernent l'ensemble des règles applicables, quelle que soit leur origine 562 ( * ) .

Il s'en déduit que si les exigences de l'article 7 peuvent être satisfaites en présence d'une interprétation jurisprudentielle accessible et raisonnablement prévisible, elles peuvent, réciproquement, être méconnues à la suite d'un revirement de jurisprudence. En matière civile, l'évolution de la jurisprudence n'est pas en soi contraire à la bonne administration de la justice : il n'y a pas de droit acquis à une jurisprudence figée 563 ( * ) énonce la Cour de cassation ; mais le juge doit « donner des raisons substantielles pour expliquer » un revirement de jurisprudence 564 ( * ) ajoute la Cour de Strasbourg. En matière pénale, le principe de légalité impose en outre que l'évolution ou le revirement de jurisprudence soit prévisible 565 ( * ) .

Quant à sa qualité, il n'est pas exigé que la règle pénale soit à l'abri de l'interprétation. Il suffit que la loi pénale soit claire dans « la grande majorité des cas » ; la Cour de Strasbourg concède en effet que l'utilisation de la technique des catégories laisse subsister, à la marge, « des zones d'ombre qu'il appartient au juge de dissiper » 566 ( * ) . La clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l'interprétation judiciaire d'une affaire à l'autre, n'est donc pas proscrite, aussi longtemps que « le résultat est cohérent avec la substance de l'infraction et raisonnablement prévisible » 567 ( * ) .

La qualité exigée du droit pénal est comparable à celle qui est requise d'une restriction à un droit garanti par la Convention, laquelle doit être, classiquement, « prévue par la loi » . Une restriction est « prévue par la loi » dès lors qu'une norme existe et qu'elle répond à des critères de qualité, savoir « l'accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit » 568 ( * ) .

La prévisibilité de la loi pénale est une notion propre à la Convention. Elle désigne la faculté pour le destinataire de la règle d'en appréhender les conséquences et revêt une portée plus large que la prévisibilité telle qu'on l'entend en droit national s'agissant, par exemple, d'un revirement de jurisprudence 569 ( * ) . Elle dépend non seulement du contenu du texte pénal et du domaine qu'il couvre, mais également « du nombre et de la qualité de ses destinataires » 570 ( * ) . Elle ne s'oppose pas, enfin, à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d'un acte déterminé 571 ( * ) . Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d'une grande prudence dans l'exercice de leur activité. Aussi peut-on attendre d'eux qu'ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu'ils comportent 572 ( * ) . La Cour de Strasbourg contrôle ainsi de la manière la plus étroite la prévisibilité de la règle pénale, rejoignant, finalement l'opinion exprimée par Portalis qui rappelait qu'en matière pénale, « le juge choisit le parti le plus doux si la loi est obscure ou insuffisante et il absout l'accusé si la loi se tait sur le crime » 573 ( * ) .


* 514 Portalis, Discours préliminaire du premier projet de code civil.

* 515 Loi du 1 er avril 1837 abrogeant le référé législatif institué sous la Révolution lorsque l'on pensait que le juge de cassation ne devait être qu'une « sentinelle du droit ». Voir également le système institué par la loi du 16 septembre 1807 qui renvoyait cette interprétation à l'exécutif. La dernière survivance qui concernait l'interprétation des traités internationaux a été soustraite à la compétence du ministre des affaires étrangères (CE Ass., 29 juin 1990, GISTI , D. 1990, jur. p. 560, note P. Sabourin ; CE, 17 février 1999, Teytaud, requête n° 182302, interprétant les accords d'Evian ; 1 e Civ., 19 décembre 1995, Bull. 1995, I, n° 470, p. 326, interprétant l'accord de Khartoum du 4 août 1963) après que la Cour européenne des droits de l'homme a estimé que le renvoi à une autorité non juridictionnelle privait le justiciable du droit à un tribunal indépendant (CEDH, 24 novembre 1994, consorts Beaumartin , D. 1995, jur. p. 273 note X. Prétot).

* 516 Portalis, préc.

* 517 Ibid.

* 518 Ibid.

* 519 Article 111-4 du code pénal.

* 520 Article 111-3 du code pénal.

* 521 L'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi « découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789 » ; il s'agit de « prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi » ; Cons. const., déc. n° 2009-592 DC, 19 novembre 2009, cons. 6 ; déc. n° 2006-540 DC, 27 juillet 2006, cons. 9 ; déc. n° 2007-557 DC, 15 novembre 2007, cons. 19.

* 522 Article 34 de la Constitution ; Cons. const., déc. n° 2005-512 DC, 21 avril 2005, cons. 9.

* 523 Cons. const., déc. n° 2005-530 DC, 29 décembre 2005, cons. 77 et s.

* 524 Portalis, Discours préliminaire précité.

* 525 Cons. const., déc. n°2004-492 DC, 2 mars 2004, cons. 5.

* 526 Portalis, Discours préliminaire précité.

* 527 Ass. Plén., 31 mai 2010, pourvoi n° 09-70.716, à paraître au bulletin, à propos de l'imprécision de l'article L. 131-17 du code du sport.

* 528 Cons. const., déc. n° 80-127 DC, 20 janvier 1981, cons. 7.

* 529 Crim., 27 mars 1995, Bull. crim. 1995, n° 125, p. 355 ; voir également : Crim., 16 janvier 2002, Bull. crim. 2002, n° 6, p. 14.

* 530 CEDH, 29 juillet 1998, Guérin c. France , Rec. 1998-V ; 23 novembre 1993, Poitrimol c. France , série A 277-A.

* 531 Crim., 30 juin 1999, Bull. crim. , 1999, n° 167, p. 478.

* 532 Ass. Plén., 29 juin 2001, Bull. crim. 2001, n° 165, p. 546 ; Crim., 25 juin 2002, Bull. crim. 2002, n° 144, p. 531 ; Crim., 4 mai 2004, Bull. crim. , 2004, n° 108, p. 418 : « le principe de la légalité des délits et des peines, qui impose une interprétation stricte de la loi pénale, s'oppose à ce que l'incrimination d'homicide involontaire s'applique au cas de l'enfant qui n'est pas né vivant » .

* 533 Crim., 23 février 2010, pourvoi n° 09-83.070.

* 534 Crim., 25 novembre 2009, pourvoi n° 09-82.373.

* 535 Crim., 13 janvier 2009, Bull. crim. 2009, n° 12, p. 31.

* 536 Crim., 20 décembre 2006, Bull. crim. , n° 323, p. 1196.

* 537 Crim., 24 mai 2005, Bull. crim. 2005, n° 151, p. 543.

* 538 Crim., 12 avril 2005, Bull. crim. 2005, n° 129, p. 448.

* 539 Crim., 12 novembre 2008, Bull. crim. 2008, n° 229, p. 1064.

* 540 Crim., 17 juin 2008, Bull. crim. 2008, n° 148, p. 655.

* 541 Voir notamment, D. Commaret, « L'application de la Constitution par la Cour de cassation : perspectives de droit pénal » in L'application de la Constitution par les Cours suprêmes, sous la direction de G. Drago, Dalloz, 2007, p. 73 ; Crim., 26 février 1974, Bull. crim. 1974, n° 82, p. 204 ; Crim., 21 janvier 1985, Bull. crim. 1985, n° 31, p. 79.

* 542 Article 62 de la Constitution.

* 543 Article 61-1 de la Constitution.

* 544 G. Zagrebelsky, « La doctrine du droit vivant et la question de constitutionnalité », Constitutions 2010, p. 9 ; P. Deumier, « QPC : la question fondamentale du pouvoir d'interprétation (à propos du caractère prioritaire) », RTDCiv. 2010, p. 499 ; C. Severino, La doctrine du droit vivant , Paris-Aix-en-Provence, Economica-PUAM 2003.

* 545 Cons. const., déc. n° 2010-52 QPC, 14 octobre 2010, Compagnie agricole de la Crau ; Cons. const., déc. n° 2010-39 QPC, 6 octobre 2010, Adoption par une personne seule.

* 546 Crim., 10 novembre 2010, pourvoi n° 10-85.678, à propos de la constitution de partie civile du Président de la République.

* 547 Cons. const., déc. n° 98-408 DC, 22 janvier 1999 ; Ass. Plén., 10 octobre 2001, Bull. crim. 2001, n° 206, p. 660.

* 548 Cons. const., déc. n° 2004-492 DC, 2 mars 2004.

* 549 Voir à ce propos l'intervention de D. Boccon-Gibod, « Vers un droit pénal européen ? ».

* 550 Voir à ce propos l'intervention de R. Koering-Joulin, « L'influence de la Cour européenne des droits de l'homme sur le code pénal ».

* 551 Article 7.

* 552 CEDH, 22 octobre 1996, Cantoni c. France , Rec. 1996-V, point 29 ; CEDH, 22 juin 2000, Coëme et a. c. Belgique , CEDH 2000-VII, point 145.

* 553 Article 626-1 du code de procédure pénale.

* 554 Ass. Plén., 13 février 2009, Bull. Ass. Plén. 2009, n° 1, p. 1 ; Crim., 6 mai 2002, Bull. crim. 2002, n° 101, p. 346.

* 555 CEDH, 10 octobre 2006, Pessino c. France , req. n° 40403/02 .

* 556 Crim., 11 mars 2008, Bull. crim. 2008, n° 59, p. 265 ; Crim., 12 mai 2009, Bull. crim. 2009, n° 88, p. 333.

* 557 CEDH, 23 septembre 1994, Jersild c. Danemark , série A 298.

* 558 Crim., 1 er septembre 2010, pourvoi n° 09-88.465.

* 559 CEDH, plénière, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, n° 5493/72.

* 560 CEDH, 9 février 1995, Welch c. Royaume-Uni , série A 307-A, points 27 et 28.

* 561 CEDH, Cantoni c. France , précité, point 29 ; CEDH, 22 novembre 1995, S.W. c. Royaume-Uni , série A 335-B, point 35 ; CEDH, 22 novembre 1995, C.R. c. Royaume-Uni , série A 335-C, point 33.

* 562 CEDH, 29 mars 2006, Achour c. France , Rec. 2006-IV, point 42.

* 563 CEDH, 18 mars 2009, Unedic c. France , req n° 20153/04, point 74 ; 1 e Civ., 11 juin 2009, Bull. 2009, I, n° 124 ; 1 e Civ., 9 octobre 2001, Bull. 2001, I, n° 249, p. 157 ; 1 e Civ., 21 mars 2000, Bull. 2000, I, n° 97, p. 65.

* 564 CEDH, 14 janvier 2010, Atanasovski c. ex-République yougoslave de Macédoine , req. 36815/03, point 38.

* 565 CEDH, Pessino c. France , précité.

* 566 CEDH, Cantoni c. France , précité, point 32.

* 567 CEDH, S.W. et C.R. c. Royaume-Uni , précité, respectivement points 36 et 34.

* 568 Par exemple : CEDH, 24 avril 1990, Kruslin C. France , série A 176-A, point 27 ; 24 avril 1990, Huvig c. France , série A 176-B, point 26.

* 569 1 e Civ., 5 février 2009, Bull. 2009, I, n° 21, p. 17 ; 25 novembre 1997, Bull. 1997, I, n° 328, p. 222.

* 570 CEDH, 28 mars 1990, Groppera Radio et a. c. Suisse , série A 173, point 68 ; Cantoni c. France précité, point 35.

* 571 Voir, parmi d'autres : CEDH, 13 juillet 1995, Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni , série A 316-B, point 37.

* 572 CEDH, Cantoni c. France , précité, point 35.

* 573 Portalis, Discours préliminaire, précité.

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