Actes du colloque : vers de nouvelles normes en droit de la responsabilité publique



Palais du Luxembourg, 11 et 12 mai 2001

Responsabilité de l'administration et nouvelles activités de contrôle

par Monsieur Yves GAUDEMET,

professeur à l'Université Paris 2

Le contrôle administratif s'étend à mesure que l'administration recule. La dilection pour l'initiative privée, la volonté d'en libérer le mouvement s'accompagnent d'un nécessaire mais parfois pesant contrôle de la puissance publique ; pas de liberté des prix sans un contrôle des ententes et abus de domination ; pas de liberté financière sans un contrôle des opérations de bourses ; pas de liberté dans les télécommunications sans une "régulation" de ce marché ; pas de libertés individuelles sans un contrôle des fichiers informatisés ; et, pourrait-on dire, pas de libertés des collectivités locales sans un contrôle de la légalité de leurs actes.

À mesure qu'elle retient son bras pour agir, l'administration multiplie les procédures pour contrôler. Le contrôle se développe et sa physionomie change. Qu'en est-il de la responsabilité qui, du fait des ces contrôles, peut peser sur l'administration ?

La jurisprudence a depuis longtemps saisi la matière et elle s'est généralement arrêtée à un système de responsabilité pour faute lourde en matière de contrôle administratif. C'est, disait-on -et nous y reviendrons- que le contrôle est en lui -même un exercice difficile et qui ne doit pas entreprendre sur la liberté de principe des personnes ou des organismes contrôlés, à raison de quoi doit être préservée cette "franchise de responsabilité" (la formule est de M. Chapus) que signifie le système de responsabilité pour faute lourde.

Le propos est ici de d'apprécier cette solution classique à l'aune de deux évolutions qui parcourent, l'une les formes du contrôle, l'autre le droit de la responsabilité administrative. Et l'on constatera que le système de responsabilité pour faute lourde est bien toujours celui qui convient à la matière.

Le contrôle administratif a changé de visage. Plus difficile souvent que par le passé à distinguer des activités d'administration, il est largement le fait d'autorités nouvelles, parfois à mi-chemin de la juridiction.

Il s'agit des autorités administratives indépendantes dont chaque mois passé, ou presque, augmente la catégorie d'une unité ; on sait avec quelle habileté consommée, celles-ci s'emploient à mêler le contrôle, la recommandation, la régulation quand ce n'est pas de simple "pédagogie administrative" qu'il s'agit.

Il s'agit aussi de formes nouvelles de contrôle : celui confié aux chambres régionales des comptes et, bien sur, le contrôle de légalité du préfet sur les actes des collectivités locales.

Quant au droit actuel de la responsabilité administrative - et c'est le second facteur d'évolution -, il est tout entier parcouru par un vaste courant d'abandon de la faute lourde : souvent considérée comme une survivance là où elle est encore exigée, la faute lourde serait condamnée à disparaître comme est disparue dans les années 60 la faute d'une particulière gravité 1 ( * ) . L'histoire de la faute lourde est - a-t-on pu dire (R. Chapus) - celle de son recul.

Dans cette perspective, le système traditionnel de responsabilité pour faute lourde des services de contrôle ne doit-il pas être abandonné pour celui de la faute simple ? Personnellement, je ne pense pas : le système actuel de la jurisprudence est cohérent et garde sa valeur si on le ramène aux principes qui le fondent ; il reste bien adapté à la responsabilité de l'administration du fait de ses activités de contrôle malgré la diversification de celles-ci. Au bénéfice d'une explication et de quelques propositions, et au risque de décevoir les talentueux organisateurs de notre Colloque, il me paraît possible d'écarter de notre matière la perspective de nouvelles nonnes de responsabilité.

I - EXPLICATION

Le droit actuel, dans notre matière, est présenté comme consacrant à titre principal un système de responsabilité pour faute lourde, avec quelques "exceptions" ou cas particuliers régis par la faute simple (A). En réalité principe et exceptions s'expliquent et se justifient par une même considération, celle de la liberté d'action, de la marge de manoeuvre que l'on veut laisser à l'organisme contrôlé, et, sur le terrain de la responsabilité, c'est bien le système de la faute lourde qui traduit le mieux ces considérations (B).

A - LA JURISPRUDENCE a historiquement consacré le principe selon lequel les activités de contrôle exercées par les personnes publiques, au premier rang desquelles l'État, s'engagent la responsabilité de celles-ci que lorsque qu'une faute lourde leur est imputable.

1. Cette solution, non moins traditionnellement, été appliquée à l'ensemble des activités de contrôle

S'agissant des activités de tutelle sur les collectivités locale et les établissements publics, l'arrêt de principe généralement cité est celui du 29 mars 1946, Caisse départementale d'assurances sociales de Meurthe-et-Mosellle (Rec. Lebon p. 63) rendu dans la célèbre affaire Stavisky. Dès cette époque, un second arrêt du 24 juin 1949, Commune de Champigny-sur-Marne (Rec. Lebon p. 493) indique que ce système de responsabilité pour faute lourde vaut pour la responsabilité encourue tant à l'égard des tiers que vis-à-vis de la collectivité sous tutelle.

Dans les années qui suivent la solution est constamment reprise, tant à l'égard des établissements publics qu'à l'égard des collectivités territoriales, aussi bien pour la tutelle administrative que pour la tutelle financière. Encore dans un arrêt du 29 avril 1987, École Notre-Dame de Kernitron (Rec. Lebon p. 161), le conseil d'État annule un jugement du tribunal administratif de Rennes du 7 février 1985 pour avoir décidé que la responsabilité de l'État du fait de la tutelle financière qu'il exerce sur les collectivités locales pouvait être engagée pour faute simple, au motif que les lois de décentralisation avaient simplifié les termes de cette tutelle financière.

En dehors du domaine de la tutelle sur les collectivités et établissements publics, le système de faute lourde est appliqué comme principe aux contrôles exercés par l'État sur les institutions de droit privé : caisses de sécurité sociale (CE 10 juillet 1957, ministre du travail, Rec. Lebon p. 467) ; banques et établissements financiers (CE 22 juin 1984, Société Pierre et Cristal, Rec. Lebon p. 731 - CAA Paris 19 décembre 1995, Kechchian, Rec. Lebon p. 671) ; maisons de la culture constituées en associations (CAA Lyon 28 novembre 1991, Société Christian Juin, Rec. Lebon p. 588) ; sociétés mutualistes (CE 23 décembre 1981, Andlauer, Rec. Lebon p. 487). Et, alors même que, par le fait de la loi, le contentieux correspondant est transféré au juge judiciaire, celui-ci conserve le système de la responsabilité pour faute lourde ; ainsi pour la responsabilité encourue par l'État du fait des décisions de la commission des opérations de bourses (CAA de Paris 6 avril 1994, Mizon c/ Agent judiciaire du Trésor, Dalloz 1994 p. 511).

C'est encore la seule faute lourde qui engage la responsabilité de l'État du fait d'une défaillance dans le contrôle de la navigation aérienne (CE 21 novembre 1994, Société Gerling-Honzern, Rec. Lebon p. 380) ou encore pour le contrôle des carrières (CE 24 mars 1986, Veuve Thiémard, Rec. Lebon p. 179).

Enfin on rappellera que sous l'empire de la législation qui subordonnait le licenciement pour motif économique à une autorisation de l'inspecteur du travail, seule une faute lourde de ce dernier était susceptible d'engager la responsabilité de l'État, tant à l'égard des salariés que de l'employeur. La même solution a été maintenue par la suite (CE 5 juillet 1999, Mme Dagot, n° 181746).

On est ainsi en présence d'une jurisprudence qui présente le mérite de la cohérence et de la clarté : l'ensemble des activités de contrôle de l'administration ne peuvent être mises en cause, sur le terrain de la responsabilité, qu' au titre de la faute lourde, et cela sans qu'il y ait lieu de distinguer entre les réclamants ni les modalités des différentes contrôles.

2. Il est vrai que cet état du droit a pu sembler récemment ébranlé.

Attentifs à l'évolution de la jurisprudence qui, s'agissant cette fois non pas des activités de contrôle mais de nombreux secteurs d'activités de gestion de l'administration, abandonne peu à peu l'exigence de la faute lourde et admet que la responsabilité soit engagée au titre d'une faute simple ou encore d'une faute ordinaire, nombre de commentateurs ont estimé qu'une évolution de même sens devait affecter le droit de la responsabilité du fait des activités de contrôle.

Et on a mis en avant certains arrêts qui pouvaient en effet apparaître comme annonciateurs d'une telle évolution.

On a fait observer ainsi que, s'agissant de la responsabilité de l'État du fait du contrôle des activités de transfusion sanguine, il était désormais jugé qu'une faute simple suffisait à engager la responsabilité de l'autorité de contrôle (CE 9 avril 1993, D ..., Rec. Lebon p. 110). De même, pour le licenciement des salariés protégés soumis au contrôle de l'inspecteur du travail, la faute simple de celui-ci permet d'engager la responsabilité de l'État vis-à-vis de l'employeur comme vis-à-vis du salarié.

On a relevé encore que la cour administrative d'appel de Paris, dans deux décisions de 1999, avait retenu la responsabilité pour faute simple de la commission bancaire dans le premier cas, de la commission de contrôle des assurances dans le second, au titre des contrôles administratifs confiés à celles-ci (CAA Paris 30 mars 1999, El Shikh - 13 juillet 1999, Groupe Dentressangle, AJDA 1999, p. 951). Mais, comme on le verra, le conseil d'État a depuis censuré cette solution.

Enfin, infirmant un jugement du tribunal administratif de Bastia, la cour administrative d'appel de Marseille avait, également en 1999, admis que la responsabilité de l'État au titre du contrôle de légalité et budgétaire qu'il exerce sur les communes soit engagée sur le terrain de la faute simple (CAA Marseille 21 janvier 1999, Commune de Saint-Florent, RFDA 1999 p. 1032). Là encore, l'arrêt a été censuré par le conseil d'État qui a maintenu l'exigence de la démonstration d'une faute lourde

Pourtant, et surtout tant que n'étaient pas intervenues ces décisions de censure du conseil d'État, on a pu légitimement se demander si la multiplication des hypothèses où seule la faute simple est recherchée n'était pas annonciatrice d'un abandon de la faute lourde pour l'ensemble des activités de contrôle, rejoignant de ce fait une évolution générale du droit de la responsabilité administrative. Illustrant cette analyse, Monsieur Chapus intitule ainsi les deux paragraphes successifs qu'il consacre à ces questions, le premier, "De l'exigence de la faute lourde..." et le second "... à la suffisance d'une faute simple" ( Droit administratif général, tome 1, n. 1473-1 et s.).

Avant cependant de savoir s'il convient de rallier ce courant d'abandon de la faute lourde dans le domaine des contrôles administratifs, il faut s'interroger sur les considérations qui la fondent historiquement et s'assurer que la jurisprudence est bien aussi résolument engagée dans le sens de cet abandon ; or rien n'est moins certain.

B QUELS SONT EN EFFETS LES PRINCIPES ?

1. On a traditionnellement cherché des justifications à la jurisprudence non moins traditionnelle qui subordonne à la démonstration d'une faute lourde la responsabilité de l'administration dans le cadre des activités de contrôle qui lui sont confiées.

C'est ainsi qu'on a fait valoir notamment, comme on l'a fait en général pour justifier l'exigence d'une faute lourde, que l'activité en question, celle du contrôle, présentait des difficultés particulières eu égard à ses caractéristiques propres et aux moyens dont l'administration dispose en fait pour l'exercer. On trouve encore les éléments de cette analyse dans certaines conclusions récentes de commissaires du gouvernement, voire dans les arrêts.

Pourtant cette explication ne saurait convaincre. Du jour, en effet, où l'exigence de la faute lourde a été abandonnée par exemple pour la responsabilité en matière d'actes médicaux ou encore pour les services d'aide médicale d'urgence (SAMU) et de placement d'office des malades mentaux, ou bien encore pour le fonctionnement des services de lutte contre l'incendie ou des services d'assistance en mer, toutes activités qui présentent autrement de difficulté que l'exercice du contrôle administratif, il n'est pas possible de soutenir que c'est la prise en compte du degré de difficulté d'exercice de ces activités qui justifie l'exigence de la faute lourde.

Et d'ailleurs, pour les contrôles administratifs qui sont essentiellement des contrôles sur pièces, ceux-ci ne présentent aucune difficulté technique particulière ; ils peuvent seulement être rendus plus difficiles par manque de moyens, cette insuffisance des moyens matériels et humains du contrôle étant par elle-même fautive au regard de l'obligation de faire fonctionner les services publics.

C'est donc ailleurs qu'il faut chercher la justification d'une responsabilité limitée à la faute lourde pour les activités de contrôle : cette justification tient toute entière, selon moi, dans le souci de ne pas confondre le contrôle et la gestion administrative, de laisser à l'auteur de l'acte une liberté suffisante que le contrôle ne doit pas entraver ; et de borner l'intervention du contrôleur à la périphérie de cette action. Il faut reconnaître à l'administration une marge d'action, libre, "en franchise de responsabilité" et c'est, techniquement, le système de la faute lourde qui, faisant reculer le seuil de responsabilité, le permet. Ainsi comprise l'exigence de la faute lourde trouve sa justification spécifique dans le caractère propre des activités de contrôle et la volonté, encore une fois, de ne pas "confisquer" la responsabilité du contrôlé par celle du contrôleur.

C'est en effet finalement, non pas le contrôle, mais la situation qui résulte du contrôle ou de l'absence de contrôle qui est source de préjudice, donc de responsabilité ; et cette responsabilité pèse au premier chef sur celui qui administre, celui qui a la maîtrise directe de la situation. Le contrôleur ne peut être recherché que si, par un comportement déficient au regard même de ce qu'est un contrôle administratif, il a eu une part à la situation dommageable.

2. Si l'on raisonne ainsi, la jurisprudence qu'on a analysée auparavant dans son apparente complexité, se comprend mieux, y compris les exceptions apportées à l'exigence de la faute lourde. Elle repose en effet sur une appréciation spécifique, dans chaque cas, des rapports du contrôleur et du contrôlé ; et ce n'est que lorsque le premier, de par la loi, dépasse le contrôle pour développer une action qui est en réalité d'instruction ou de substitution, de type hiérarchique, que l'exigence de la faute lourde est écartée au bénéfice de la seule faute simple ; au contraire, lorsque c'est bien de contrôle - et seulement de contrôle - qu'il s'agit, la responsabilité du contrôleur suppose la démonstration d'une faute lourde.

C'est qu'en effet le principe, dans la jurisprudence, est que le contrôle ne doit pas se confondre avec l'action. Dès lors le contrôleur - mais à la condition qu'il reste un contrôleur - bénéficie de la franchise de la responsabilité que lui assure la faute lourde ; celle-ci apparaît consubstantielle aux activités de contrôle. En revanche, lorsque, de par la volonté de la loi, l'intervention administrative va au-delà d'un contrôle, qu'elle prend une tournure quasi hiérarchique, que le contrôleur est directement comptable de la pertinence et de la régularité de l'action administrative en cause, on comprend que le juge, sur le terrain de la responsabilité, en tire la conséquence qu'une faute simple suffit.

La jurisprudence est bien dans le sens de cette distinction. Ainsi en matière de contrôle de la transfusion sanguine, le conseil d'État prend soin de justifier l'engagement de la responsabilité de l'administration pour faute simple "tant par l'étendue des pouvoirs" qui lui sont confiés à cet effet que par "les buts en vue desquels ces pouvoirs lui ont été attribués" (CE 9 avril 1993, Mme D.... AJDA 1993, p. 344). Ainsi encore en matière de contrôle du licenciement des salariés protégés, l'adoption du système de faute simple ne se justifie que par le commandement de la loi d'assurer à ceux-ci une "protection exceptionnelle" qui va au-delà d'un simple contrôle.

Dans toutes ces hypothèses, il ne s'agit plus seulement d'un contrôle ; l'objectif recherché est d'encadrer étroitement l'action administrative concernée ; le contrôleur se confond avec le gestionnaire et, pour l'un comme pour l'autre, la responsabilité est engagée pour faute simple.

Et c'est la même analyse que consacre finalement le conseil d'État pour censurer la position de la cour administrative d'appel de Paris qui, dans les deux décisions déjà citées de 1999 El Shikh et Groupe Dentressangle, retenait la responsabilité de la commission bancaire et celle de la commission de contrôle des assurances pour faute simple à raison des mesures de contrôle administratif prises par ces deux autorités. Cette solution ne se justifiait pas, si l'on veut bien considérer que ces deux autorités administratives indépendantes ne doivent intervenir que dans le respect de l'initiative propre des banques, établissements financiers ou compagnies d'assurances qu'elles contrôlent 1 ( * ) . Ce sont des principes analogues qui, finalement, s'imposent également aujourd'hui pour le contrôle de l'État sur les collectivités locales.

Ajoutons enfin que cette distinction entre le véritable contrôle et la quasi-substitution d'action s'exprime aussi d'une autre façon dans la jurisprudence. Lorsqu'il s'agit d'une véritable activité de contrôle et qu'une liberté de principe est laissée à l'organisme contrôlé, la mise en cause du contrôleur sera souvent le fait du contrôlé, et non pas des tiers ; c'est que, pour les tiers, il n'y a pas de causalité directe entre le préjudice qu'ils subissent et l'effectivité du contrôle : ce préjudice est en réalité le fait de l'organisme contrôlé. Et c'est précisément parce qu'il est exposé à la réparation du préjudice causé par lui que l'organisme contrôlé, à son tour, mettra en cause la responsabilité du contrôleur pour d'avoir pas su le prémunir utilement contre l'irrégularité que comportait l'action administrative en cause. On comprend aussi pourquoi, dans cette configuration contentieuse, le juge laisse souvent une part de responsabilité à la charge de l'organisme contrôlé qui vient se plaindre d'avoir été mal contrôlé ou pas contrôlé.

En revanche lorsque le contrôle se confond pratiquement, dans les conséquences qu'il comporte, avec le fait de l'organisme contrôlé -hypothèse dans laquelle la responsabilité du contrôle peut être engagée pour faute simple-l'action en responsabilité sera le plus souvent le fait de tiers qui confondent légitimement, dans la réparation qu'ils recherchent, le fait du contrôleur et celui de l'organisme contrôlé.

Tout conduit ainsi à considérer que la jurisprudence traditionnelle mérite d'être maintenue et confirmée, solidement appuyée sur cette considération que la responsabilité des activités de contrôle doit bénéficier de la franchise de responsabilité qu'assure la faute lourde, traduction en la matière de la nécessaire liberté d'action des organismes contrôlés. Ce n'est que dans le cas où la loi exige qu'on aille en réalité au-delà du contrôle que la faute simple peut être admise.

II - PROPOSITION

C'est fort de ces enseignements et, finalement, de la confirmation de la pertinence de la jurisprudence traditionnelle relative à la responsabilité de l'administration du fait de ses activités de contrôle que l'on peut aborder les aspects nouveaux de celui-ci. Au premier rang de ces questions nouvelles -et les seules que j'aborderai- : la responsabilité de l'État du fait du contrôle de légalité et budgétaire des collectivités locales, et celle de la responsabilité de l'État du fait des contrôles confiés aux différentes autorités administratives indépendantes.

A - CONSIDÉRONS D'ABORD LA RESPONSABILITÉ DU FAIT DU CONTRÔLE DE LÉGALITÉ ET BUDGÉTAIRE DES COLLECTIVITÉS LOCALES

1. Après une période d'incertitudes, la jurisprudence s'oriente aujourd'hui vers un système de faute lourde, cette faute lourde ne se déduisant pas du seul fait que le préfet da pas déféré, mais supposant une réelle carence dans l'exercice du contrôle, sous toutes ses formes, que le préfet exerce sur l'action locale.

Sans doute le fait que le préfet ait été saisi d'une demande de déférer et qu'il n'y ait pas donné suite, alors que l'annulation ultérieure de l'acte local confirme que celui-ci était illégal, peut constituer une circonstance caractérisant la gravité de la faute ; mais, dans tous les cas, c'est à une appréciation in concreto qu'on doit se livrer pour apprécier l'existence d'une faute susceptible d'engager la responsabilité de l'État.

Ces solutions ne se sont pas dégagées sans hésitation. Un jugement du tribunal administratif de Bastia (TA Bastia, 3 juillet 1997, Commune de Saint-Florent et a., Les petites affiches, 10 janv. 1998, p. 34, concl. Ph. Chiavérini) a d'abord eu à connaître de l'action des communes, regroupées au sein d'un syndicat à vocation multiple, qui demandaient réparation à l'État du préjudice résultant pour elles de la mise à leur charge du passif de cet établissement public, en faisant valoir que la situation désastreuse de celui-ci résultait de la négligence de l'État dans l'exercice du contrôle de légalité. Le tribunal administratif analyse les faits et relève une "insuffisance tant du contrôle de légalité des actes du syndicat que du contrôle budgétaire", qu'il estime être, en l'espèce, constitutive d'une faute lourde, "seule susceptible d'engager la responsabilité de l'État en matière de contrôles de légalité et budgétaire". Ainsi une part de responsabilité est imputée à l'État "qui a laissé faire ".

En appel de ce jugement, la cour administrative d'appel de Marseille a à son tour relevé dans le comportement du représentant de l'État, au titre du contrôle de légalité, une "faute de nature à" engager la responsabilisé de l'État envers les communes réclamantes et a confirmé la démarche "globale" et in concreto permettant d'apprécier cette responsabilité (CAA Marseille, 21 janv. 1999, ministre de l'intérieur c/ Commune de Sain-Florent, Rev. gén. coll. terr. 1999, n° 4, p. 99, concl. J. Ch. Duchon-Doris, AJDA 1999 p. 279). Dans ses conclusions, le commissaire du Gouvernement insiste à juste titre sur le lien de cette question avec celle, plus générale, de la compétence liée ou de la faculté du préfet dans l'exercice de sa compétence de déférer, et il conclut nettement sur ce point que "le déféré préfectoral est, non pas une obligation, mais une simple faculté." Mais, curieusement, il en tire cette conséquence, sur le régime de responsabilité, que doit être retenue, non pas la faute lourde comme l'avait jugé le tribunal administratif de Bastia, mais la faute simple : l'arrêt, pour sa part, constate une "faute de nature à... ", formule dont on sait toute l'ambiguïté.

L'État s'étant pourvu en cassation à l'encontre de cet arrêt, le conseil d'État, par une décision du 6 octobre 2000, ministre de l'intérieur c/ Commune de Saint-Florent (AJDA 200 1, p. 20 1, note M. Cliquenois ; D. adm. 2000, n. 243), revient à l'exigence de la faute lourde, seule susceptible d'engager la responsabilité de l'État au titre du contrôle de légalité ; mais il considère que les faits mêmes qualifiés par la cour administrative d'appel de faute simple sont également constitutifs d'une faute lourde : "le préfet de Haute-Corse, en s'abstenant pendant trois années consécutives de déférer au tribunal administratif neuf délibérations dont l'illégalité ressortait avec évidence des pièces qui lui étaient transmises et dont les conséquences financières étaient graves pour les communes concernées, a commis, compte tenu des circonstances particulières de l'espèce, dans l'exercice du contrôle de légalité qui lui incombait, une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l'État" ; cependant que les communes et le syndicat réclamant avaient également commis des fautes qui venaient en déduction de celle de l'État.

Une autre décision est également venue consacrer l'exigence de la faute lourde pour engager la responsabilité de l'État au titre du contrôle de légalité. Dans un contentieux d'urbanisme concernant la commune de Roquebrune-Cap-martin, le conseil d'État a affirmé que "la circonstance que le préfet s'est abstenu de déférer au tribunal administratif le plan d'occupation des sols de la commune sur le fondement duquel a été délivré le permis de construire litigieux, ne revêt pas le caractère d'une faute lourde, seule de nature à engager en pareil cas la responsabilité de l'État envers la commune" (CE 21 juin, 2000, Ministre de l'équipement, des transports et du logement c/ Commune de Roquebrune-Cap-Martin, chron. P. Bon, RFDA 2000, p. 1096 - Voir aussi TA Versailles, 3 déc. 1998, Commune d'Athis-Mons c/ État, BJCA 1999, p. 639).

2. Ces solutions, telles qu'aujourd'hui arbitrées par le conseil d'État, sont bien celles qui conviennent. Mais on gagnerait à être plus précis sur leur justification de fond : ce qui, en la matière, justifie une responsabilité limitée à la faute lourde, ce ne sont pas les difficultés particulières que comporterait, en l'état, l'exercice du contrôle de légalité. C'est bel et bien cette considération, propre au droit de la responsabilité du fait d'un contrôle administratif, qu'une certaine liberté d'action doit être laissée à l'organisme contrôlé, de telle sorte que l'instance de contrôle ne se substitue pas à lui, qu'elle garde à son égard une nécessaire distance, autrement dit qu'elle soit, par construction, imparfaite et limitée à une simple surveillance. C'est pour ce motif et pour ce motif uniquement que la jurisprudence a traditionnellement fait prévaloir un système de faute lourde en matière de responsabilité du fait des activités de contrôle. Ce système n'est pas en voie d'abandon et ne doit pas être abandonné.

Il est naturel qu'il s'applique notamment au contrôle de légalité sur les communes. Cela se relie en effet au fait que le contrôle de légalité des lois de 1982, bien que mettant en oeuvre une exigence constitutionnelle, a été compris et interprété librement par la jurisprudence : le refus de déférer n'est pas susceptible de recours en annulation ; le préfet a la "faculté" et non pas l'obligation de déférer ; il peut se désister du déféré d'abord formé par lui parce qu'il jugeait l'acte illégal. Dans de récentes conclusions, un commissaire du Gouvernement (H. Savoie) est allé jusqu'à s'exprimer en ces termes : "Le préfet est l'arbitre des intérêts généraux et peut estimer, dans certaines circonstances, que l'intérêt général sera mieux préservé enfermant les yeux sur une illégalité minime ou sans conséquence plutôt que de provoquer des tensions, des coûts ou des retards en recherchant une application stricte de la légalité", de telle sorte qu'il faut des circonstances particulières, constitutives d'une faute lourde pour que la responsabilité de l'État soit engagée (inaction du préfet alors que l'illégalité est "flagrante, évidente, certaine et lourde de conséquences" (concl. ss, l'arrêt Roquebrune-Cap-Martin, précit, citées par P. Bon in RFDA 2000, p. 1103).

Bref le contrôle de légalité est, par la force des choses et par la construction de la jurisprudence, un contrôle lâche, relativement souple ; il laisse une large liberté d'action aux collectivités locales ; et cela se traduit par une "franchise de responsabilité" de l'État au titre de ce contrôle. De la sorte, le système de la faute lourde s'applique normalement 1 ( * ) .

B - QU'EN EST-IL MAINTENANT DE LA RESPONSABILITÉ DU FAIT DES ACTIVITÉS DE CONTRÔLE DES AUTORITÉS ADMINISTRATIVES INDÉPENDANTES, observation faite d'emblée que la question est vraisemblablement appelée à prendre une grande importance pratique dans le proche avenir ?

1. Les autorités administratives indépendantes, qui prolifèrent aujourd'hui, ont été largement dotées d'attributions de contrôle, parfois noyées sous le vocable flou et plus large de régulation. On peut d'ailleurs se demander, à la suite du dernier rapport public du conseil d'État et de l'étude qu'il consacre aux autorités administratives indépendantes, si la régulation ne développe pas une nouvelle théorie du contrôle largement entendu ; il s'agit, selon certains auteurs, de "produire des normes destinées à discipliner un secteur déterminé",... "de développer l'action des mécanismes correcteurs qui maintiennent un système en existence" (J.B. Auby - M. Crozier) ; pour le rapport du Conseil d'État, "on attend de la régulation qu'elle mette fin en permanence aux comportements déviants ou susceptibles d'affecter les équilibres du système et plus encore, si possible, qu'elle les prévienne".

Or, pour être désormais des organes majeurs du contrôle, les autorités administratives indépendantes, si nombreuses soient-elles, n'existent pas : je veux dire par là qu'elles n'ont pas de personnalité juridique propre et qu'elles font partie de l'État. Ainsi donc, sur le terrain de la responsabilité, c'est l'État et l'État seul qui doit répondre des activités de contrôle qu'elles développent. Et ceci n'est pas sans paradoxe, si l'on veut bien considérer que, sur le plan politique, les autorités indépendantes sont apparues comme un moyen de limiter l'État, de donner une autre légitimité aux interventions en cause ; et que donc l'autorité indépendante, d'une certaine façon, se construit contre l'État dans sa facture classique ; avec en tous les cas ce résultat que ledit État est dépourvu de tout moyen d'action sur elle. Responsable du fait de l'autorité indépendante, l'État ne peut agir sur elle, puisque précisément elle est une autorité indépendante.

On devra prendre garde à cet égard à la tendance doctrinale qui s'exprime de plus en plus et qui voudrait aller dans le sens de l'accentuation de l'autonomie des autorités administratives indépendantes par rapport à l'État, tout en gardant l'appartenance de celles-là à celui-ci (voir par exemple, à propos de la commission de régulation de l'électricité, l'article de T. Tuot, CJEG 2001, p. 51). Affranchies déjà de la responsabilité politique qui est celle des organes classiques de l'État, les autorités administratives indépendantes se trouveraient également libérées de toute responsabilité juridique directe, quels que soient les termes de leur action et le caractère éventuellement dommageable de celles-ci. On rejoint là un des dangers du droit moderne de la régulation confié aux autorités administratives indépendantes ; ce "droit mou" qui ne donne pas prise au contentieux ne doit pas devenir l'expression d'une forme d'arbitraire de la part d'autorités qui ne trouvent finalement de légitimité que, précisément, dans leur indépendance.

2. Car la mise en cause de la responsabilité de l'État du fait des contrôles des autorités indépendantes n'est pas une question d'école ; elle pourrait prendre une certaine importance dans l'avenir.

Si en effet les textes institutifs de ces autorités indépendantes, qui organisent uniquement les recours en annulation et en réformation contre les décisions prises par celles-ci, sont silencieux sur les actions en responsabilité, ces dernières sont disponibles de plein droit, et les principes généraux applicables en matière de contrôle devraient naturellement gouverner ces recours.

Il est vrai qu'à ce jour la responsabilité des autorités administratives indépendantes est encore assez rarement mise en cause. Mais on peut, sans risque de se tromper, prévoir que les temps vont changer.

Et la tâche du juge dans cette configuration particulière, pour n'être pas facile, doit s'ordonner autour du système de la faute lourde conservée de l'ancien contentieux de la responsabilité du fait des activités de contrôle 1 ( * ) ; du moins devrait-il en être ainsi lorsque la loi a bien limité l'intervention de l'autorité en cause à une fonction de contrôle ; ce qui exclut toutes les hypothèses d'injonction ou de substitution.

Et c'est ce que le conseil d'État a fort opportunément rappelé, dans un récent arrêt d'assemblée qui vient annuler l'arrêt déjà cité de la cour administrative d'appel de paris pour avoir lui-même admis la responsabilité de l'État pour faute simple de la commission bancaire : « considérant que la responsabilité de l'État pour les fautes commises par la commission bancaire dans l'exercice de sa mission de surveillance et de contrôle des établissements de crédit ne se substitue pas à celle de ces établissements vis-à-vis, notamment, de leurs déposants ; que dès lors, et eu égard à la nature des pouvoirs qui sont dévolus à la commission bancaire, la responsabilité que peut encourir l'État pour les dommages causés par les insuffisances ou les carences de celle-ci dans l'exercice de sa mission ne peut être engagée qu'en cas de faute lourde » (CE 30 nov. 2001, Min. éco. Fin. CI Kechichian et a., CJEG 2002, concl. M. Seban ; D. adm. 2002, n. 58; AJDA 2002, p. 133) ; rappelant notamment les solutions des principaux droits étrangers, mais aussi les principes traditionnels du droit français en la matière, le commissaire du Gouvernement avait souhaité que ceux-ci soient adoptés et confirmés en l'espèce.

Peut-on ajouter en terminant que, d'une façon générale, ces solutions conformes à la jurisprudence traditionnelle seraient d'autant mieux assurées si, dans la formulation, on se décidait à abandonner la référence mal venue à la faute lourde ou à la faute simple.

Le fait même que, dans le contentieux Commune de Saint-Florent qui a été rappelé ci-dessus, une même carence dans le contrôle de légalité ait été considérée comme une faute simple par la cour administrative d'appel puis comme une faute lourde par le conseil d'État montre bien qu'il s'agit d'une appréciation in concreto pour répondre à la question de savoir si le comportement administratif est, dans les circonstances de l'espèce, "de nature à" engager la responsabilité de l'administration ; point n'est besoin de passer par la qualification faussement objective de faute lourde ou de faute simple.

Surtout la responsabilité pour faute lourde laisse toujours le sentiment désagréable que des fautes peuvent rester sans conséquence financière pour leurs auteurs, alors même qu'ils ont mal agi, et dès lors que la faute en question n'est pas caractérisée comme lourde. Il serait plus satisfaisant de considérer qu'en deçà d'un certain seuil, il n'y a en réalité pas de comportement fautif ; et que, tout simplement, la faute se détermine et sa caractérise différemment selon les activités de l'administration.

Monsieur Pierre DELVOLVE

Nous vous remercions pour cet exposé d'une parfaite clarté et qui est au coeur du thème du dilemme de la responsabilité. Et notamment, après avoir justifié, au moins dans certaines hypothèses, l'exigence de la faute lourde, vous aboutissez à la conclusion qu'au fond il faudrait abandonner la qualification de la faute lourde, puisque aussi bien une faute a pu être qualifiée dans certains cas de simple par une juridiction et de lourde par une autre, alors qu'il s'agit exactement du même comportement.

Et alors, s'agissant des autorités administratives indépendantes qui sont dans le collimateur du dernier rapport du Conseil d'État et dans le vôtre aussi, vous avez mis en évidence un dilemme encore - le titre de cette matinée se trouve justifié, mes angoisses, pour reprendre un terme déjà utilisé, sont levées : ces autorités qui n'ont pas de personnalité juridique, qui peuvent engager la responsabilité de l'État, qui exercent un contrôle, par conséquent vont engager la responsabilité de l'État sur le fondement de la faute lourde tant qu'on n'aura pas abandonné cette exigence. Mais il n'y a pas de contrôle de l'État sur ces autorités administratives indépendantes, ce qui soulève tout un problème non plus simplement de droit mais de science administrative, de science politique, d'organisation de l'État, d'unité de l'État. Et je crois que c'est cette idée là qui était au coeur du rapport, du récent rapport du Conseil d'État.

Vous avez employé une formule qui rejoint l'exposé précédent, celle de précaution. Principe de précaution qui remet en cause les données et les fondements de la responsabilité. Précaution que les autorités de contrôle doivent prendre elles-mêmes, précaution que l'État doit prendre à l'égard des autorités de contrôle.

* 1 ... à l'origine la jurisprudence distinguait même la faute simple, la faute lourde, la faute manifeste et d'une particulière gravité et la faute assimilable au dol.

* 1 ... les décisions de la cour d'appel de Paris conservaient cependant l'exigence de la faute lourde pour les activités juridictionnelles - qui pourraient être largement entendues - de ces organismes.

* 1 En revanche - et très logiquement - la faute simple suffit lorsque la compétence de l'autorité administrative est liée ; par ex. en matière d'inscription d'office au budget communal, la faute simple peut engager la responsabilité de l'État : CE 10 nov. 1999, Sté de gestion du port de Campoloro, RFDA 2000, p. 1107.

* 1 CE 12 fév. 1960, Kaufmann, Rec. Lebon p. 107, à propos de la commission bancaire ; CE 22 juin 1984, Sté Pierre et Cristal, Rec. Lebon p. 731, à propos de la COB ; CE 14 février 1973, Association diocésaine d'Agen, Rec. Lebon p. 141, à propos du conseil national du crédit ;...

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