CONCLUSION

2.18. SYNTHÈSE DES TRAVAUX
PAR M. ALAIN DELCAMP
Directeur général de la Communication et du développement technologique du Sénat

Je viens à cette tribune pour la fin, parce que j'ai compris ce matin en écoutant M. Yamashita que c'était un usage japonais que de parler plutôt de la tribune. Et puis je me suis souvenu de cette phrase de Montaigne, que je n'ai pas apprise par Internet, qui disait : «Mes pensées dorment si je les assieds.» Alors je suis debout pour essayer de stimuler les miennes, et je l'espère, vous permettre de patienter encore dix petites minutes à l'issue de ce débat extrêmement riche, derrière lequel on a envie de s'effacer plus que de le commenter.

Je me féliciterai d'abord de ce que, pour une fois, et cela est sûrement dû à la qualité des deux présidences, la salle a eu la parole, et je crois que tout le monde s'en est bien trouvé. Cette réunion a été à l'image de ce que sont les collectivités locales et les nouvelles technologies dans les collectivités locales, c'est-à-dire un monde très diffus, très difficile à saisir et dans lequel on perçoit une très grande diversité d'initiatives. Ce foisonnement est rassurant, il est à l'image du monde local qui impose, en France comme au Japon, une façon plus concrète d'aborder les problèmes. Ce foisonnement existe en dépit de la technicité requise et de certaines réticences qui, suivant les cas, s'estompent ou se précisent. Vous avez pu noter, en particulier, l'extrême sensibilité des Français aux libertés individuelles.

Je voudrais ordonner cette synthèse autour de quatre idées simples. D'abord parler de la France et du Japon, parce que nous avons appris des choses aujourd'hui sur nos deux cultures, nous avons appris à apprécier la cuisine japonaise et - comme cela a été dit plusieurs fois - à vérifier qu'il n'y avait pas, y compris dans ce domaine, de hiérarchie à établir, il y avait simplement des approches différentes à reconnaître. Ensuite, c'est le défi de l'équipement, c'était un peu le débat de ce matin. Et puis deux autres points qui sont des points plus spécialement tournés vers les collectivités locales : comment, d'abord, les collectivités locales se saisissent des nouvelles technologies, et enfin, en quoi les nouvelles technologies peuvent interférer dans le débat centralisation/décentralisation, débat particulièrement cher au Sénat.

Concernant le Japon en général, j'ai été frappé par l'extrême modestie de nos amis japonais, alors même qu'ils nous confirmaient qu'ils étaient bien en pointe dans le domaine des nouvelles technologies - chose dont nous sommes persuadés depuis longtemps. Cette confirmation nous est venue notamment à travers l'intervention présentée par le maire de Yokosuka et son collaborateur. Nous avons senti aussi qu'eux-mêmes considéraient qu'ils avaient des progrès à faire. Nous nous en sommes sentis rassurés parce que c'est ce que nous pensons pour nous-mêmes. M. Gilonne l'a noté, et d'autres personnes également, la connexion à Internet en France n'est pas parmi les plus importantes, et même elle se situe, si j'ai bien compris, légèrement en dessous de la moyenne européenne. Les Japonais ont aussi un taux de connexion qui demeure inférieur à celui des États-Unis. Donc au fond, alors qu'on s'attendait à une grande disparité, ce sont beaucoup de points communs qui sont apparus.

Mais je voudrais quand même remettre les choses en perspective, de manière à ce que chacun ait présent à l'esprit les ordres de grandeur dans lequel tout cela se passe, et rassurer, si je puis dire, nos amis japonais. D'abord, je rappellerai que, puisqu'on a parlé du nombre de collectivités locales, des questions de densité, qui sont déterminantes en matière d'équipement, que la superficie du Japon est, en gros, une fois et demie la superficie de la Grande-Bretagne, soit moins que la France mais, en population, c'est grosso modo deux fois plus que la France, ce qui veut dire que la densité de population du Japon est trois fois supérieure à celle de la France.

Les problèmes qui ont été exposés tout à l'heure à travers les cartes de diffusion des nouvelles technologies ne sont pas de même nature sur le territoire français et le territoire japonais. C'est objectivement plus difficile de diffuser les nouvelles technologies dans un territoire dont certaines parties sont sous-peuplées comme le nôtre que dans le cas du Japon. Il y a peut-être effectivement - comme on l'a rappelé à nouveau dans la salle - des difficultés liées aux structures, mais il me semble que le débat a montré, en particulier à travers les exemples de Beauvais et de la communauté de communes de Vesoul, que ce n'est pas la taille des communes qui explique le retard en nouvelles technologies.

Enfin je rappellerai que si l'on doit faire des comparaisons, le produit intérieur du Japon doit être comparé au produit intérieur de l'ensemble de l'Union européenne plus qu'avec celui de la France, puisqu'il se situe encore aujourd'hui à peu près au niveau de la moitié de celui de la Communauté européenne. Le débat nous a fourni un autre éclairage sur les modes diffusion des nouvelles technologies dans les deux pays : les démarches vis-à-vis des nouvelles technologies, en général, entre la France et le Japon, sont, je dirais, un peu croisées. On a le sentiment que les Japonais commencent par la technique, et qu'ensuite ils se préoccupent de réglementer, alors que les Français pensent tout de suite en termes de réglementation, et que ces règlements précèdent la technique.

De même, on a vu l'exemple des marchés publics, très significatif de cet aspect : la société japonaise rencontre la transparence en matière de marchés publics à travers le recours à la technique qui assure une meilleure et plus large diffusion des données plutôt qu'à travers la réglementation. On retrouve là la remarque de M. Calamarte qui nous a dit que les nouvelles technologies étaient un outil pour réformer l'administration.

Plusieurs de nos interlocuteurs nous ont dit de leur côté qu'ils voulaient les utiliser pour sortir de ce qu'ils ont appelé le « marasme économique ». Autrement dit, la démarche japonaise est beaucoup plus concrète que la nôtre, ce qui ne saurait nous étonner. On l'a vu abondamment, à travers le problème du stockage des données sur une puce, permettant l'accès aux différents services publics locaux : ils commencent à développer une technique pour des raisons, je dirais utilitaires, et la question de principe que nous nous posons avant, ils ne se la posent qu'après, ce qui ne veut pas dire qu'ils ne se la posent pas.

Ce qui m'a frappé aussi, c'est qu'on avait l'impression d'être un peu à fronts renversés. D'un côté, le Japon a paru se soucier de penser globalement. C'est ce qu'a fait remarquer M. Bellanger, notamment, on organise des commutations au sein d'un système qui est décidé. Et nous, la France, qui passons pour un pays centralisé - nous l'étions en tout cas - on a l'impression que nous développons d'abord des liens, et que ce n'est qu'après qu'on recherche l'unité. Les exemples qui ont été donnés pour les collectivités locales montrent, que ce soit en France ou au Japon, qu'elles sont confrontées aux mêmes questions : en quoi les nouvelles technologies peuvent-elles contribuer à l'amélioration des services publics, à leur diffusion et surtout à l'interactivité avec les citoyens. Comme cela a été dit, je crois par M. Ohyama, l'équipement est un moyen, ce n'est pas un but.

À propos de cet équipement justement, se posent deux questions simples. La première, c'est celle de la diffusion. Mais il y en a une deuxième qui à mon avis n'est pas tout à fait la même, c'est la question de l'appétence pour ces nouvelles technologies, du goût pour ces nouvelles technologies. La diffusion est peut-être un préalable, je dis bien peut-être, mais ce n'est pas parce qu'il y aura diffusion des nouvelles technologies que les citoyens vont se précipiter dessus, et on l'a bien vu, notamment dans la deuxième partie, c'est essentiellement un problème de contenus.

Alors que changent-t-elles ? Elles sont d'abord et essentiellement au service de choses qui préexistent. Simplement elles donnent des moyens différents de réaliser ces choses, peut-être de les réaliser de manière plus efficace, plus intime, plus personnelle. Et c'est là, vraisemblablement, dans cette direction qu'il faut aller. Quant à la diffusion du haut débit, on a compris qu'elle ne pouvait pas se faire sans aide, que les collectivités locales, et surtout les citoyens sur ce terrain en tout cas faisaient appel à leurs États respectifs, que ce soit en France ou au Japon. Ce que l'on n'a peut-être pas suffisamment dit, en revanche, c'est que les chemins vers le haut débit peuvent être extrêmement divers, et que là l'imagination peut déboucher sur des cheminements différents.

On a vu que le Japon, qui a un équipement de câble supérieur au nôtre faisait un effort en matière de fibres optiques. On a vu, et Mme Tulard l'a rappelé, que nous sommes à la recherche en France, aussi bien en matière de télévision que de diffusion des nouvelles technologies, de moyens d'utiliser des infrastructures existantes, que ce soit le réseau hertzien ou que ce soit le réseau de diffusion de l'électricité. Je vais vous donner un exemple très concret et qui nous est très proche puisqu'il s'agit du problème de la diffusion du haut débit au service des sénateurs au sein même du Sénat. On s'est posé beaucoup de question à cet égard, et ça a été, une des raisons, il faut bien le dire, d'un certain retard que nous regrettons mais qui est en passe d'être comblé. Nous avons 321 sénateurs qui ont chacun un bureau dans le bâtiment qui est en face, et ils l'occupent tous les jours. Si nous voulions câbler le bâtiment d'en face, six mois de travaux étaient nécessaires, et les 321 sénateurs devaient être installés ailleurs. Les services concernés ont réfléchi, et finalement nous n'avons pris aucune des solutions existantes, nous avons utilisé le réseau vidéo. Il y a donc un canal vidéo qui sert au passage du réseau informatique du Sénat, et qui assure aujourd'hui aux sénateurs une connexion dans de bonnes conditions. Je crois que c'est un domaine où il n'y a pas une seule réponse, il y a une série de réponse, où il faut faire preuve d'imagination. M. Nakamura en a fait preuve à satiété. C'est un domaine qui demande beaucoup d'initiative et qui repose d'ailleurs sur l'initiative de l'usager. C'est en ce sens qu'il est potentiellement porteur de bouleversements.

Ensuite j'ai entendu dire, et cela m'a frappé au moment du premier exposé de M. Jourdan, c'est qu'au fond l'Internet, ce n'est pas toutes les nouvelles technologies, et que s'il n'y avait pas d'autres technologies, Internet ne serait pas très utile. En tout cas, il n'aurait pas ce caractère spectaculaire qu'on lui prête. Il ne crée pas les nouvelles technologies. Il en multiplie la diffusion. Il existait avant Internet des montages 3D pour les concours d'architecture, M. Adnot nous l'a dit ce matin. Aujourd'hui les citoyens vont pouvoir accéder à ces montages 3D. Internet ne crée pas, il utilise, il valorise, et enfin il démocratise. En tout cas il permet cette démocratisation, et derrière cette démocratisation ou au service de cette démocratisation, il y a au-delà d'Internet ou avant même Internet la technique numérique, qui fait que nous allons disposer, nous disposons aujourd'hui, les collectivités disposent d'un potentiel sans limites et qui n'est pas uniquement l'ordinateur mais cela peut être aussi la télévision numérique. Ces potentiels sont au coeur du projet de la chaîne parlementaire qui diffuse déjà, après les accords qu'elle a passés ici ou là, un certain nombre de séances de conseils municipaux.

Un mot sur cette démocratisation de l'Internet, Marie-José Tulard l'a dit excellemment, le problème que nous avons, c'est certes le contenu, c'est d'abord le contenu, mais au niveau de la connexion, nous sommes en présence d'un certain paradoxe. Vous avez vu les sites des communes françaises. Ils sont beaucoup plus attrayants - ce n'est pas un jugement de valeur, c'est une constatation rapide - que les sites des collectivités japonaises. Peut-être dans un souci de communication, ils privilégient l'image. Or qui dit image dit beaucoup plus grande difficulté de communication puisqu'il est infiniment plus difficile d'obtenir une image qu'un texte, c'est parfois impossible par le téléphone et même, dans certains cas, par le haut débit. Donc, si les collectivités veulent se rapprocher des citoyens, sans doute ont-elle intérêt à commencer modestement et peut-être à commencer par des techniques très simples qui donnent des informations extrêmement pratiques plutôt que de belles informations ou des images.

Troisième question : est-ce que les collectivités locales ont une spécificité dans l'approche, dans l'utilisation de ces nouvelles technologies ? Je dirais oui et non. Parce que, précisément, on a vu que le système ne pouvait pas être sanctuarisé, il fait partie d'un ensemble, et c'est là où on peut craindre, et j'y reviendrais tout à l'heure, que les États utilisent les nécessités techniques de normalisation pour briser l'élan potentiel que constitue la diffusion du pouvoir que permet Internet.

Les collectivités font partie du secteur public, mais elles ont à mon avis une double supériorité qui s'exprime pour peu qu'elles le veuillent.

La première, c'est l'unité d'action, puisqu'une collectivité est construite fondamentalement autour d'une personne et d'un conseil ; on a bien vu que la chose qui intéresse le plus les citoyens de Yokosuka, c'est l'éditorial du maire chaque semaine. Il existe un message et une volonté d'unifier, si je puis dire, le contenu des informations.

La deuxième supériorité, c'est le contrôle du citoyen, et il en résulte des démarches originales. J'ai été frappé, par exemple, qu'à Yokosuka, on mêlait désormais les informations publiques et les informations privées intéressant la vie quotidienne, les restaurants, les transports etc. Et on comprend bien que le citoyen va être intéressé s'il peut avoir au même endroit toute une série d'informations, et pas uniquement sur les formulaires administratifs. Même s'il est sur Internet, un formulaire administratif n'est pas totalement attractif. Donc c'est vers cette richesse supplémentaire, et c'est aussi vers cette interactivité, dont on a parlé qu'il convient d'aller.

Quant à cette interactivité, il semble bien qu'elle implique pour fonctionner un changement de méthode, et c'est peut-être là que nos amis japonais peuvent nous donner des leçons : on a le sentiment qu'ils essaient d'adapter leur comportement à cet outil et qu'ils n'imposent pas, qu'ils n'essaient pas de conserver leur comportement traditionnel, et de mettre au service de ce comportement traditionnel ce nouvel outil. C'est je dirais un passage d'une culture descendante - où l'on fournit des informations aux citoyens, démarche qui est intéressante et indispensable - à une culture ascendante qui permet de recueillir des réactions, d'être à l'écoute, l'idéal étant d'arriver à ce qu'on a décrit comme une sorte d'interactivité horizontale, c'est-à-dire l'idée de création de réseaux. Et à cet égard, il semble bien par exemple qu'en France où subsiste un émiettement des structures communales, des chances nouvelles s'ouvrent grâce aux nouvelles technologies de communication en faveur d'une coopération compensatrice de l'isolement.

Dernière question : est-ce que les nouvelles technologies sont un outil ou un obstacle pour la décentralisation ? Je serais tenté de dire qu'elles n'affectent pas a priori ce débat, mais en réalité si, puisque l'équipement est nécessairement l'enjeu d'une bataille technologique. Même si les collectivités ont la possibilité de prendre des initiatives à cet égard, elles rencontreront très vite des opérateurs publics ou privés plus importants qu'elles. C'est une bataille financière, c'est une bataille juridique, et il y a une nécessité de compatibilité qui ouvre une possibilité de renormer. Ce qui était à mon avis très intéressant, c'était la visioconférence, d'ailleurs assez émouvante, qui nous a permis de voir en direct nos deux amis japonais, Takasaki et Kawashima qui au fond ont développé l'un la thèse de la centralisation et l'autre la thèse de la décentralisation. J'ai cru que nous étions restés à Paris ; l'un disant que les nouvelles technologies appellent une approche globale si l'on veut qu'elles soient efficaces, et l'autre disant, au contraire, qu'elles constituent des techniques. De même, au Japon comme en France, certaines communes moins dynamiques ont plutôt tendance à demander l'aide de l'État tandis que d'autres ne le font pas et essayent, surtout dans ce domaine, de faire les premiers pas avec leurs propres forces : l'avenir n'est écrit nulle part et la diversité est synonyme de démocratie.

Comme l'a dit M. Ohyama - et je lui laisserai peut-être la conclusion - il faut tirer parti des énergies partout où elles se trouvent. En conclusion, nous sommes confrontés à une problématique passionnante mais qui n'épuise pas la question de l'autonomie : les nouvelles technologies nous donnent de nouveaux outils, mais le débat sur l'initiative et la démocratie demeure.

Pour finir, je voudrais remercier le CLAIR, nos amis japonais qui ont été extrêmement efficaces, courtois, sympathiques, discrets, comme toujours, et je vais essayer de leur dire en japonais s'ils veulent bien :

Honjitsuwa minasamao jôinni omukaedekimashitakotoo taihen ureshiku omoimasu.

Arigatôgozaimashita. 23( * )

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