Mardi 30 janvier 2024

- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente -

La réunion est ouverte à 18 h 00.

Projet de loi relatif à l'organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire - Projet de loi modifiant la loi organique n° 2010-837 du 23 juillet 2010 relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution - Examen des rapports pour avis et des amendements déposés sur les articles délégués au fond

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous examinons aujourd'hui le projet de loi relatif à l'organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire et le projet de loi modifiant la loi organique n° 2010-837 du 23 juillet 2010 relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution. Ces textes seront examinés, demain, par la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable et, en séance publique, les mercredi 7 et jeudi 8 février prochain.

Notre commission est en charge de l'examen au fond des articles 12 et 16 à 18 du projet de loi ordinaire. Elle s'est saisie pour avis de tous les autres articles des projets de loi ordinaire et organique.

Je remercie notre rapporteur pour son travail. Plusieurs auditions ont été organisées conjointement avec Pascal Martin, rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, dont je salue la présence parmi nous - Patrick Chaize assistera demain à la réunion de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - Je vous remercie, Mme la présidente ; je remercie également le rapporteur Pascal Martin pour la qualité de nos échanges. Les projets de loi ordinaire et organique que nous examinons aujourd'hui proposent trois réformes techniques, destinées à accompagner la relance de la filière française du nucléaire, actée par la loi du 22 juin 2023 relative à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes, dite loi « Nouveau Nucléaire ».

La première est la fusion de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), au sein d'une autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR). La deuxième est la simplification des règles de la commande publique applicables aux projets nucléaires du groupe EDF, du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra). La dernière réforme est le repositionnement du haut-commissaire à l'énergie atomique (HCEA), qui doit être transféré du CEA vers le Premier ministre.

Les articles qui nous ont été délégués au fond sont l'article 12 et les articles 16 à 18 du projet de loi ordinaire, c'est-à-dire ceux qui portent sur la simplification des règles de la commande publique et le repositionnement du HCEA. Les autres articles des projets de loi ordinaire et organique dont notre commission s'est saisie pour avis portent sur la création de l'ASNR.

S'agissant des articles au fond, leurs apports sont techniques, mais importants, pour réussir la relance de la filière française du nucléaire.

L'article 12 abroge la base légale du HCEA, pour autoriser le Gouvernement à le repositionner vers le Premier ministre. Je constate que le Gouvernement a déjà pris un décret en ce sens, le 30 décembre dernier, avant même la loi. C'est une anomalie !

L'article 16 permet à certains projets nucléaires de déroger à l'obligation d'allotissement pour la passation des marchés publics. C'est une nécessité pour maîtriser les délais et les coûts. Les projets visés sont ceux qui sont liés à la construction de nouveaux réacteurs, aux activités de recherche, aux activités de gestion de déchets radioactifs et des combustibles usés, ainsi qu'aux opérations de démantèlement et de réhabilitation. Cet article doit permettre de limiter le risque d'interfaces ; je rappelle que l'Andra doit gérer 200 lots pour son projet de stockage Cigéo.

L'article 17 autorise ces mêmes projets à déroger à la durée maximale des accords-cadres, qui est de quatre ans pour les entités adjudicatrices comme le groupe EDF, et de huit ans pour les pouvoirs adjudicateurs comme le CEA et l'Andra. La durée maximale pourrait courir jusqu'à la fin des projets nucléaires, en tenant compte des aléas. Cet article doit permettre de réduire le risque de rupture. Sans cette disposition, le réacteur expérimental Jules Horowitz (RJH), du CEA, doit s'arrêter pendant quinze mois tous les quatre ans.

Enfin, l'article 18 prévoit que les parties les plus sensibles des projets nucléaires, en l'espèce des « îlots nucléaires » des centrales et les équipements nécessaires à la protection contre les actes de malveillance et à la sûreté nucléaire, puissent totalement déroger aux obligations de publicité et de mise en concurrence. C'est une nécessité pour construire nos nouveaux réacteurs. J'observe qu'un mois de retard représente une perte de 10 à 60 millions d'euros, selon le groupe EDF.

Naturellement, ces dispositions doivent nécessairement s'articuler avec les principes de liberté et d'égalité d'accès à la commande publique, ainsi qu'avec les directives du 24 juin 2014 sur les marchés publics. Dans son avis, le Conseil d'État n'a pas soulevé de difficultés d'ordre conventionnel ou constitutionnel. Dans sa décision n° 2023-851 DC du 21 juin 2023 sur la loi « Nouveau Nucléaire », le Conseil constitutionnel a même indiqué que la construction de nouveaux réacteurs poursuit l'objectif constitutionnel de protection de l'environnement. Enfin, les directives prévoient des dérogations. En matière nucléaire, la République tchèque et la Hongrie en ont récemment bénéficié.

Concernant les articles pour avis, les articles 1er et 3 confient à l'ASNR un statut d'autorité administrative indépendante (AAI) et lui transfèrent les missions de l'IRSN en matière d'expertise, de recherche ou de formation. Les activités de dosimétrie de l'IRSN sont transmises au CEA et celles d'expertise nucléaire de défense au ministère des armées, par l'article 5. L'article 2 prévoit que le règlement intérieur de l'ASNR distingue le processus d'expertise de celui de décision et précise les conditions de publicité des résultats de ces processus. L'article 4 prévoit que les modalités de participation et les résultats des travaux soient présentés à l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst). La réforme doit intervenir le 1er janvier 2025, selon l'article 15.

Si la réforme proposée est bienvenue, elle laisse des zones d'ombre, en renvoyant trop facilement vers ce règlement intérieur. Par ailleurs, le réalisme de l'échéance et les conditions des transferts sont débattus.

Lors de l'examen de la loi « Nouveau Nucléaire », le Gouvernement avait déposé à l'Assemblée nationale deux amendements procédant à la fusion de l'ASN et de l'IRSN. En commission mixte paritaire (CMP), notre rapporteur avait expurgé le texte de toute référence à la fusion - il avait bien fait. De plus, notre présidente avait saisi l'Opecst d'un rapport sur les conséquences de cette fusion. En rejetant les amendements présentés à la hâte par le Gouvernement, après le vote massif du Sénat sur ce texte, notre commission s'était opposée à une réforme mal anticipée et mal évaluée. En saisissant l'Opecst, elle avait remis les parlementaires au coeur des enjeux.

Le nouveau projet de réforme est plus abouti : il est le fruit des travaux préalables de l'Opecst, d'une dizaine de consultations formelles et d'un an de concertation sociale. Il arrive à un moment crucial pour la filière française du nucléaire, à l'heure où le Gouvernement entend proposer de nouvelles régulations et programmation énergétiques, dans le projet de loi sur la souveraineté énergétique et la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE). Il ne s'agira, ni plus ni moins, que d'acter la construction des six à quatorze EPR2 (European Pressurized Reactors 2) annoncés lors du discours de Belfort, le 10 janvier 2022.

Dans le cadre de mes travaux préparatoires, auxquels plusieurs commissaires se sont associés - ce dont je les remercie -, j'ai entendu une quarantaine de personnalités, lors d'une vingtaine d'auditions, recueillant le point de vue de l'ensemble des parties prenantes : les représentants de l'administration et du personnel de l'ASN et de l'IRSN, le HCEA, les acteurs économiques et scientifiques, les associations environnementales, les organismes consultatifs, ou encore les parlementaires, notamment membres de l'Opecst.

Au terme de mes travaux, je proposerai à notre commission 37 amendements, selon quatre axes : consolider la gouvernance de la filière nucléaire, simplifier les règles de la commande publique, faire suite aux travaux de la loi « Nouveau Nucléaire » et conforter l'organisation de l'autorité de sûreté.

En premier lieu, il est indispensable de consolider la gouvernance de la filière nucléaire, et notamment sa dimension parlementaire, en préférant une réécriture de la base légale du HCEA à son abrogation, à l'article 12, comme le prévoyait d'ailleurs le texte initial du projet de loi.

D'une part, les attributions du Haut-commissaire doivent être confortées. Je souhaite donc qu'il puisse conseiller le Gouvernement, en matière scientifique et technique, dans le domaine de l'énergie nucléaire. À cette fin, il doit pouvoir saisir le Comité de l'énergie atomique et le conseil scientifique du CEA et préparer, par délégation, le conseil de politique nucléaire. En outre, il doit pouvoir être saisi par l'administrateur général du CEA d'une demande de conseil scientifique et technique et, par le Gouvernement ou le Parlement, d'un avis sur un texte ou une question. Sa saisine pour avis doit être automatique sur la loi quinquennale sur l'énergie et la PPE et facultative sur la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) et le plan national intégré énergie-climat (Pniec). Le Parlement doit être destinataire de ces avis obligatoires, tout comme d'un rapport annuel sur l'état des activités nucléaires civiles, notamment de production et de recherche, évaluant les résultats de la politique gouvernementale.

D'autre part, les modalités de fonctionnement du Haut-commissariat doivent être précisées. Tout d'abord, je prends acte du repositionnement du HCEA du CEA vers le Premier ministre, qui doit lui conférer une position surplombante sur la filière nucléaire. Plus encore, je propose que le HCEA soit soumis à la production d'une déclaration d'intérêts, dans un souci de transparence. Je suggère aussi de limiter son mandat à quatre ans, renouvelable une fois, dans un souci de renouvellement. Enfin, je prévois que sa désignation par décret du Président de la République soit soumise à l'avis préalable du Parlement, en application de l'article 13 de la Constitution, comme l'est actuellement celle de l'administrateur général du CEA.

Au total, j'entends faire du HCEA, soixante-dix-neuf ans après sa création par le général de Gaulle, la vigie du nucléaire, en consolidant son positionnement panoramique et ses attributions scientifiques et techniques, et le conseiller du Parlement, en conférant à ce dernier une compétence de saisine comme de désignation.

En deuxième lieu, il est crucial de simplifier les règles de la commande publique des projets nucléaires, pour sécuriser et accélérer leur application.

Tout d'abord, les dispositifs proposés doivent être mieux calibrés.

La possibilité de déroger au principe d'allotissement, prévu par l'article 16, doit être étendue à d'autres types de marchés : d'une part, les marchés « relatifs » aux projets nucléaires, plutôt que ceux « nécessaires » ; d'autre part, les marchés « mixtes », au-delà de ceux centrés sur les seuls travaux, fournitures ou services. Il faut aussi intégrer les installations de stockage aux projets de production et les installations supports aux projets de recherche. Enfin, la notion même de « réalisation » d'un projet doit être précisée, pour couvrir les différentes étapes nécessaires.

La possibilité de déroger à la durée maximale des accords-cadres, proposée par l'article 17, appelle aussi à être consolidée. Je propose que cette faculté puisse bénéficier aux entités adjudicatrices comme aux pouvoirs adjudicateurs. Je souhaite également que les marchés « relatifs » aux projets nucléaires et les marchés « mixtes » de travaux, fournitures ou services soient prévus.

Quant à la possibilité de déroger aux règles de la commande publique, permise par l'article 18, elle peut être étendue : d'une part, les bâtiments hébergeant les matériels de sauvegarde doivent être mentionnés aux côtés des « îlots nucléaires » ; d'autre part, les équipements concourant « indirectement » à la protection contre les actes de malveillance et à la sûreté nucléaire doivent aussi être visés.

En contrepartie de cette dérogation, et pour maîtriser les délais et les coûts, il est utile que les entités adjudicatrices et les pouvoirs adjudicateurs notifient à l'État le recours à cette dérogation et que le Parlement soit destinataire d'un rapport annuel.

Mais je veux également compléter ces dispositifs, en réintroduisant des articles issus de l'avant-projet de loi.

Un critère précis de crédibilité des offres est utile pour les sélectionner selon leur faisabilité et leur maturité technologiques, mais aussi l'adéquation des délais, des moyens et des méthodes, sans préjudice du critère du prix et du coût, nécessaires au regard du droit de l'Union européenne.

Un recours simple à la possibilité d'avenants est également intéressant pour modifier un marché sans remise en concurrence, sous réserve du respect de la nature globale du marché, mais aussi de l'impossibilité économique ou technologique de changer de titulaire, nécessaires au regard du droit de l'Union européenne.

Je vous proposerai des articles additionnels sur ces deux sujets.

Ainsi étendues dans leur champ et diversifiées dans leur contenu, les mesures de simplification des règles de la commande publique doivent devenir le pivot de la relance de la filière française du nucléaire : je propose qu'elles soient codifiées dans un volet spécifique, pour en garantir leur pérennité et leur lisibilité.

En troisième lieu, il est souhaitable de faire suite, dans ce texte, aux travaux que notre commission a déjà conduits lors du vote de la loi « Nouveau Nucléaire ».

Tout d'abord, il faut appliquer les préconisations du rapport de l'Opecst.

C'est pourquoi j'ai proposé, à l'article 2, de conforter la séparation entre les processus d'expertise et de contrôle, en visant l'ensemble des décisions, qu'elles soient ou non déléguées, ainsi que celles soumises à participation du public.

Plus encore, je souhaite, au même article 2, clarifier la publication des rapports d'expertise et des décisions, en prévoyant une publication concomitante, lorsqu'ils portent sur un même objet, ou une publication fixée par l'autorité de saisine, lorsqu'ils font suite à une demande d'avis.

Pour garantir un haut niveau d'exigence, j'ai suggéré, à l'article 4, que le règlement intérieur soit présenté à l'Opecst, afin que celui-ci puisse émettre des observations, en lien avec les commissions permanentes compétentes.

Enfin, j'ai proposé, à l'article 1er, que la dénomination de la nouvelle autorité soit : « Autorité indépendante de sûreté nucléaire et de radioprotection. »

Plus encore, il faut réintroduire certaines dispositions de la loi « Nouveau Nucléaire » n'ayant pas pu aboutir, telles que l'application d'une règle de parité au sein du collège de l'autorité et le renforcement de la reddition des comptes de la commission des sanctions sur son activité.

Je présenterai des articles additionnels sur ces deux thématiques.

Dernier axe : nous devons adapter l'organisation de la future autorité de sûreté pour renforcer son efficacité et son efficience.

Tout d'abord, il faut répondre aux besoins des opérateurs économiques. Pour ce faire, je propose de rétablir la compétence de l'autorité sur l'importation et l'exportation des matières nucléaires et d'introduire, parmi ses missions, l'adaptation des procédures applicables aux projets de production et de recherche nucléaires innovants. Je prévois aussi de protéger le secret des affaires dans le cadre de la mission d'expertise de l'autorité. Enfin, je suggère de consolider les règles de déontologie prévues par l'autorité dans ses missions d'expertise, de recherche et de formation, par l'institution de règles légales minimales, d'une commission de déontologie et de plusieurs groupes d'experts.

Il faut aussi garantir l'accompagnement social du personnel. À ce titre, je propose que les comités sociaux de l'ASN et de l'IRSN puissent, aux côtés du président de la nouvelle autorité, demander la réunion d'un comité commun, à titre transitoire. De même, je prévois de maintenir les effets juridiques des engagements unilatéraux de l'IRSN, aux côtés des conventions et des accords. Enfin, je propose l'institution d'un préfigurateur, afin de faciliter la transition vers la nouvelle autorité.

Autre point, les missions régaliennes de l'autorité doivent être consolidées. Comme prévu par la jurisprudence constitutionnelle, je propose d'interdire le recours aux personnels étrangers pour les fonctions inséparables de l'exercice de la souveraineté ou participant à des prérogatives de puissance publique ; fait notable, je prévois que les inspecteurs de sûreté nucléaire soient des agents publics et que ceux qui exercent les missions de police judiciaire soient des fonctionnaires.

Enfin, au-delà de la fusion de l'ASN et de l'IRSN, une attention spécifique doit être accordée aux activités du CEA. C'est pourquoi j'ai souhaité consolider les conditions de transfert des biens, des droits et des obligations de l'IRSN vers le CEA, en prévoyant la faculté de recourir à une convention. J'ai aussi proposé que l'évaluation des besoins financiers et humains de l'ASN et de l'IRSN s'étende à ceux du CEA.

Finalement, je vous propose d'adopter les projets de loi ordinaire et organique que nous examinons, ainsi enrichis par mes amendements.

Certes, les réformes proposées posent des défis, en termes de continuité des procédures, de valorisation des compétences et de maintien des standards. Pour autant, elles sont indispensables à la relance de la filière française du nucléaire. À terme, elles sont même de nature à inspirer la confiance, puisque la nouvelle autorité disposera d'un plein statut d'AAI.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Je remercie notre rapporteur de sa présentation. Je partage avec lui un intérêt, évident, pour le projet de réforme aujourd'hui proposé, mais il convient aussi d'être vigilant sur ses conséquences en matière de sûreté et de sécurité nucléaires et de radioprotection.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - Avant de procéder à l'examen des amendements, conformément au vade-mecum sur l'application des irrecevabilités en application de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, il nous revient d'arrêter le périmètre indicatif du projet de loi.

Sont susceptibles de présenter un lien, même indirect, avec le texte déposé les dispositions relatives aux attributions, au positionnement, à la désignation et au fonctionnement du Haut-commissaire à l'énergie atomique (HCEA) ; aux règles de la commande publique applicables aux projets nucléaires, dont la dérogation au principe d'allotissement, la dérogation à la durée maximale des accords-cadres, le critère de crédibilité et le recours aux avenants ; et à la protection des intérêts fondamentaux de la Nation en matière nucléaire, par la dérogation des projets nucléaires aux règles de la commande publique.

Il en est ainsi décidé.

M. Pascal Martin, rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Merci de m'accueillir au sein de votre commission.

Comme l'a dit mon collègue Patrick Chaize, le contexte de cette réforme est particulier, puisqu'il y avait eu une tentative de passage en force l'an passé. Le Gouvernement avait imaginé qu'en déposant deux amendements, cela pourrait tromper les parlementaires. L'Assemblée nationale a décidé de botter en touche, à juste titre. Et nous nous sommes retrouvés à examiner un texte en fin d'année, présenté en Conseil des ministres le 20 décembre dernier.

Il y a eu auparavant des travaux préparatoires au sein de l'ASN et de l'IRSN, avec les personnels des deux entités, l'une étant déjà AAI, et l'autre un établissement public industriel et commercial (Épic), placé sous la tutelle de cinq ministères.

Nous avons travaillé sur une période extrêmement contrainte. C'est tout début janvier que nous avons mené nos auditions, en l'absence d'un ministre de référence, ce qui est une difficulté supplémentaire. Nous nous en sommes sortis, toutefois, et je salue la qualité de nos échanges, sur une partition qui avait été arrêtée entre les présidents. Nous avons essayé de trouver un point d'équilibre, en privilégiant une approche à charge et à décharge. Le seul objectif qui doit sous-tendre cette réforme, c'est l'amélioration du système de sûreté actuel, dans un contexte hors norme : au cours des vingt prochaines années, nous serons dans un autre univers que lors du plan Messmer...

Je présenterai demain à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable mon rapport. Les grands principes qui ont présidé à ces travaux sont l'efficacité, la transparence, la publicité des décisions et des expertises. Nous avons voulu améliorer la fluidité. Pour l'instant, l'exploitant principal est EDF, mais, avec l'arrivée des SMR (Small Modular Reactors) dans quelques années, les exploitants se multiplieront.

En permanence, nous devons avoir à l'esprit que, dans les dix prochaines années, il faudra pourvoir 100 000 nouveaux emplois dans cette filière nucléaire. Il faut donc penser à l'attractivité des métiers du nucléaire, sans oublier les activités de recherche.

Nous avons longuement réfléchi sur la définition de l'expertise, l'élaboration de la décision, la prise de décision, la séparation ou la distinction... Tout cela est très subtil. J'ai pris beaucoup de plaisir à ces travaux. Nous avons eu des points de convergence et, parfois, de divergence.

Je souhaite que ce projet de loi soit voté par le Sénat, pour qu'il améliore la sûreté, à destination de la population.

M. Daniel Salmon. - Nous sommes devant un projet de loi qui est plus qu'impactant puisqu'il remet en question la sécurité et la sûreté nucléaires. Ce n'est pas un projet de loi anecdotique parce qu'il nous engage sur la durée. En cohérence et en responsabilité, notre groupe n'a pas changé de position par rapport au passage en force qui avait été tenté il y a un an.

Nous nous étions positionnés contre cette fusion, cette dissolution, ce démantèlement, cet éclatement de l'IRSN, et les auditions que nous avons faites nous ont confortés dans notre position : rien n'a été apporté comme élément probant sur les dysfonctionnements actuels. On nous parle de fluidité, d'agilité, sans vraiment n'avoir jamais dit où étaient les problématiques. On sait que l'Opecst devait travailler sur des alternatives, si tant est que les dysfonctionnements fussent réels, en gardant les deux structures existantes. Ce travail n'a pas été effectué, et nous nous retrouvons aujourd'hui avec un projet à peu près similaire, ce qui est loin de nous rassurer. Bien entendu, nous voterons contre ce projet de loi et nous avons même déposé une motion tendant à opposer la question préalable.

Je le dis avec force, nous sommes très inquiets, de même que de nombreux acteurs du nucléaire, car ce projet vient mettre à bas un système de dualité, avec une séparation claire, nette et précise entre l'expert et l'autorité, dont j'entendais dire il y a encore deux ans, dans cette commission, qu'il était envié dans le monde entier et qu'il faisait référence.

Je vois qu'il y a eu un changement de position. Nous, nous n'avons pas changé de position, car nous pensons vraiment que ce projet est très dangereux pour l'avenir de notre pays et même de la filière nucléaire française.

Nous sommes face à un moment très particulier. Nous avons à gérer le parc existant, vieillissant, avec les quatrièmes visites décennales et ce qu'on appelle le « Grand Carénage ». Nous devons aussi mettre en branle un nouveau programme de construction du nucléaire nouveau. Ce sont des défis colossaux. La cerise sur le gâteau est constituée par les SMR, dont personne ne sait exactement ce qu'ils vont être et quelle en sera l'acceptabilité. Nous voyons fourmiller des projets portés par des start-up qui ont souvent plus d'intérêt à court terme pour capter de l'argent public que pour faire de véritables recherches...

Bref, nous ne voterons pas ce texte, avec conviction et fermement.

M. Franck Montaugé. - Sans revenir sur nos positions en matière de nucléaire, que nous avons exprimées chaque fois que des textes nous ont été soumis, je dois dire que nous avons de nombreuses raisons - nous les exposerons en séance - organisationnelles, techniques, sociales, scientifiques, voire déontologiques, pour ne pas être favorables à ce projet de fusion. Ce texte, d'ailleurs, nous est présenté par un gouvernement qui ne comporte pas de ministre chargé du sujet !

Nous ne prendrons donc pas part au vote des amendements présentés par le rapporteur pour avis. Pour autant, je tiens à le remercier, ainsi que Pascal Martin, pour le travail réalisé. Je n'ai pas pu participer à toutes les auditions, mais je sais qu'elles ont été nombreuses et denses. Nous ne faisons pas fi de ses propositions, mais nous nous expliquerons plus en détail en séance.

Nous considérons notamment que le moment n'est pas propice et que l'amorce de ce projet de rapprochement va jouer au détriment des moyens dont nous avons besoin pour engager les programmes en cours.

Les moyens alloués à l'IRSN pour 2024 ne sont pas suffisants, même pour le fonctionnement actuel. Les suppléments de crédits qui ont été octroyés ne résolvent pas la question dans sa totalité. Une question restera donc en suspens, celle des moyens nécessaires.

M. Bernard Buis. - Je remercie les rapporteurs pour leur présentation et le travail fourni. Ce projet de loi nous semble nécessaire, en lien avec la relance du nucléaire en France. Efficacité et transparence sont à l'ordre du jour, et cette nécessaire clarification s'imposait. Notre groupe votera donc ce texte, amendé, car il assure la sécurité due à notre population.

Mme Sophie Primas. - Je salue à mon tour le travail des rapporteurs, qui fait suite aux travaux qu'avait menés notre collègue Daniel Gremillet sur ce sujet. Je regrette le fait que nous ayons à délibérer sur ce projet alors que nous n'avons pas de ministre. Il y en aura peut-être un au banc la semaine prochaine, mais qui ? Pour l'heure, nous sommes dans le brouillard. Pour un projet aussi important, ce n'est pas très sérieux.

Le contexte politique récent nous montre que le Parlement compte peu dans les décisions du Gouvernement. Je m'inquiète donc sur le poids que le Sénat pourra avoir dans le cadre de ce projet de loi. Les amendements déposés par notre rapporteur pour avis posent des garde-fous extrêmement importants. Dans les travaux des commissions mixtes paritaires, ces éléments seront fondamentaux. Ils fournissent en effet de la réassurance pour la sûreté nucléaire présente et future - sur ce point, je ne partage pas le point de vue de Daniel Salmon.

J'aurai des questions sur le respect des salariés, qui était l'une des préoccupations très fortes que nous avions la dernière fois qu'on nous a sollicités sur ce projet de loi. Il faut que les salariés soient respectés dans leur carrière, dans leur évolution, dans leurs choix. Et il faut bien sûr que la distinction entre expertise et décision soit clairement formulée.

Il n'y a pas d'un côté ceux qui protègent les Français et, de l'autre, ceux qui se fichent de leur sécurité. Il y a partout dans cette salle, me semble-t-il, une volonté extrêmement responsable de protéger les Français d'éventuels risques nucléaires.

La séparation des activités de défense est-elle clairement actée dans le projet de loi ? J'ai des questions aussi sur les activités mixtes. Comment les deux entités s'organiseront-elles ? Il est important pour nous, mais aussi pour les salariés, de savoir comment tout cela va s'organiser.

M. Daniel Gremillet. - Je tiens également à remercier nos deux rapporteurs. Le contexte est très particulier. Depuis quelque temps, nous faisons tout à l'envers... Or, on ne joue pas avec le nucléaire ! En 2023, nous avions amendé la loi « Nouveau nucléaire ». Nous souhaitons retrouver une souveraineté, une capacité d'investissement dans la nouvelle génération du nucléaire, mais en préservant la dureté des contrôles. La pandémie de Covid-19 nous a rappelés à l'ordre : nous n'avons pas été bons. Quelle que soit la situation, les contrôles doivent avoir lieu.

Nous avons ajouté des missions complémentaires. La prolongation prévue pour un certain nombre de réacteurs sera-t-elle possible ? Pas forcément pour l'ensemble de nos centrales. Cela fait partie des missions nouvelles. Il y a aussi des décisions d'annonces qui, on le sait, vont être largement insuffisantes. Le débat actuel ne porte pas sur le parc nucléaire ancien, mais sur quelque chose qui va durer, dans le temps long. Or l'importance de ce qui va durer est largement sous-estimée dans ce qui a été affiché, y compris par le Président de la République. Historiquement, le principal interlocuteur, dans ce vaste dossier, était EDF. Les acteurs vont se multiplier, mais la sécurité doit rester au même niveau.

J'ai participé à presque toutes les auditions, sans empiéter sur le rôle du rapporteur.

Comme notre collègue Sophie Primas, je me préoccupe des salariés. Ces deux entités, ce sont d'abord des femmes et des hommes. On ne les réformera donc pas en claquant des doigts, uniquement en adoptant des articles. Il nous faudra obtenir de la nouvelle structure, dans un laps de temps très court, qu'elle se réadapte. Je soutiens complètement le rapporteur et les amendements qu'il va nous présenter, mais il va falloir être en capacité de réussir avec des marges de manoeuvre très étroites, pour être en ordre de bataille dès 2025, compte tenu des échéances qui sont déjà devant nous.

Actuellement, tout le monde n'est pas habilité à dresser un procès-verbal. Nous n'avons donc pas simplement une addition de femmes et d'hommes ; c'est une addition de femmes et d'hommes qui n'ont pas forcément tous la même capacité d'intervention dans leur mission de contrôle et de sanctions. Mais le Sénat est habitué à être très dur sur la sécurité.

Enfin, je tiens à aborder l'enjeu de l'information et de la transparence : globalement, les commissions locales d'information (CLI), les populations et les élus sont favorables à de nouveaux investissements nucléaires, sur la base d'une confiance qui a été construite dans la durée. Les ambitions en matière de développement du nucléaire vont sans doute nécessiter des investissements dans d'autres territoires que ceux qui étaient concernés jusqu'alors : ce mouvement devra s'appuyer à la fois sur des moyens considérables et sur la confiance des populations locales, une dimension qui n'était que peu abordée par le texte initial.

Je termine avec une inquiétude quant au risque d'affaiblissement de la recherche pure, jusqu'à présent placée du côté de l'IRSN et positionnée à la fois sur les thèmes médicaux et énergétiques. Je souhaiterais être certain que l'on ne s'appauvrisse pas dans ce domaine alors que nous savons tous que la bataille du nouveau nucléaire est lancée au niveau mondial. Nous avons vraiment besoin de conserver des cerveaux, alors qu'ils ont plutôt tendance à partir qu'à revenir à l'heure actuelle.

M. Daniel Fargeot. - Je rappelle tout d'abord qu'il n'est pas question de sécurité, mais de sûreté nucléaire et de radioprotection, ce qui est bien différent. Nous devons aujourd'hui retrouver notre indépendance nucléaire et j'estime que ce projet de loi va dans le bon sens. Une instance unique est certes prévue, mais un règlement intérieur est envisagé et j'espère que les modalités de fonctionnement de cette future autorité nous permettront de mieux garantir l'intégrité de notre système de contrôle. Nous devons avancer vers le développement de nouvelles formes de développement de l'énergie nucléaire. Le groupe Union Centriste (UC) votera ce projet de loi.

M. Fabien Gay. - Nous ne sommes pas opposés à toutes les réformes, mais encore faut-il en expliciter les objectifs. Nous n'avons certes pas pu auditionner le ministre de l'énergie puisque le Gouvernement n'en compte pas, mais nous avions pu avoir des premiers échanges avec Mme Agnès Pannier-Runacher et son cabinet. Il nous a ainsi été indiqué qu'il fallait accélérer sur le nucléaire, mais sans préciser l'objectif poursuivi. Si ce n'est une rationalité économique, on peine à identifier les justifications de ce projet de fusion.

En réalité, dans la mesure où aucune installation nucléaire n'a été construite ces vingt dernières années et où l'ASN, EDF et les différents gouvernements ont toujours considéré l'IRSN comme un caillou dans la chaussure qui retardait les projets, l'idée a consisté à vouloir s'en débarrasser en justifiant la fusion par la rationalité économique. Or, cet argument ne tient pas la route dès lors que vous discutez avec les salariés des deux organismes : les salariés de l'ASN, en très grande majorité des fonctionnaires souhaitant le rester, ont peur d'être submergés par les 1 500 salariés de l'IRSN, tandis que ces derniers redoutent de devenir des fonctionnaires et veulent conserver leur statut de droit privé afin de continuer à effectuer des allers-retours vers les entreprises et le monde de la recherche, ce qui est, à mon sens, plutôt positif dans ce cas précis. La coexistence de ces deux statuts soulève une série d'interrogations. En tout état de cause, la question est éminemment politique et on souhaite, dans le cadre de la relance du nucléaire, en finir avec l'IRSN. Les deux organismes manquent d'ailleurs de moyens humains et peinent à recruter.

Comme l'a souligné notre collègue Sophie Primas, la question de la défense se pose, mais les salariés chargés de la dosimétrie s'interrogent eux aussi sur les raisons de leur sortie. Au-delà de ces problématiques, une question financière se pose : si des moyens vont être alloués pour revaloriser les salaires du côté de l'IRSN, tel n'est pas le cas pour l'ASN, dont les salariés ont l'impression d'être les dindons de la farce de la fusion. Nous pourrions porter des amendements communs sur la revalorisation de l'ensemble des salaires et demander l'élaboration d'un plan de formation et d'un plan de recrutement.

Une difficulté supplémentaire de cette fusion tient à l'absence de préfigurateur : les présidents de l'ASN et de l'IRSN ne seront pas chargés de la future autorité, ce qui laisse planer un doute sur la solidité des engagements pris, tandis que les salariés ne trouvent que peu de réponses à leurs questions et que les groupes de travail patinent.

Enfin, la question de la transparence est tout sauf mineure en ce qui concerne la relance du nucléaire : nous préconisons non seulement un statut de haut niveau pour les salariés, protecteur pour eux comme pour la population. On ne relancera pas le nucléaire en allant trop vite et en mettant cette exigence de transparence sous le tapis, car l'adhésion de la population fera alors défaut. Il faut éviter d'avoir un double discours en exprimant des réserves sur les énergies renouvelables et en voulant aller vite dès lors qu'il est question de nucléaire. De plus, les informations actuellement publiées par l'IRSN devront donc continuer à l'être par la future entité. Notre groupe votera contre ce texte.

M. Vincent Louault. - Je tiens à féliciter les rapporteurs pour leur travail. La perspective d'une fusion me paraît justifiée et je ne suis guère inquiet pour l'avenir de salariés dont les profils sont rares et précieux : ils partiront très aisément dans le privé si l'on ne pas prend soin d'eux. C'est bien l'émulsion de ces deux structures qui a créé la qualité de la transparence au fil du temps, il faudra donc veiller à ne pas perdre cette excellence dans une nouvelle structure ; d'où les débats sur le règlement intérieur. Pour prendre l'exemple de la centrale nucléaire à Chinon, l'une des plus vieilles du pays, l'adhésion de la population a été bâtie grâce à la transparence, et nous sommes demandeurs, comme bien d'autres territoires, de nouveaux investissements.

M. Franck Montaugé. - J'ai compris qu'une partie du texte initial proposé par le Gouvernement avait été retirée à la demande du Conseil d'État. Les amendements présentés par le rapporteur réintroduisent-ils des points supprimés à cette occasion ?

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - Je reprends volontiers le slogan de Fabien Gay : « pas de relance sans transparence. » Cette approche a guidé nos travaux, de manière que le nouvel outil soit efficace et permette la relance, sans altérer ce qui a été accompli jusqu'à ce jour. J'entends les interrogations relatives à la temporalité de la réforme et y réponds très sincèrement : nous avons à mon sens perdu du temps dans la mesure où cette réforme aurait dû être engagée au moins un an plus tôt, au moment où une fenêtre de tir était présente, avec une forme de concurrence entre l'ASN et l'IRSN qui ne fournissait guère de perspectives. Avec la fusion, une première idée consiste à éviter cette concurrence et à associer toutes les forces d'expertise au service d'un même objectif.

Il est certain que la rédaction initiale du texte était marquée par un trop grand nombre d'incertitudes et d'imprécisions, car elle se bornait à tout renvoyer à un règlement intérieur dont le contenu n'était pas connu. Nous avons fait en sorte que des orientations plus claires soient données dans la loi afin de garantir notamment la séparation entre expertise et autorité, tout en apportant des précisions sur la communication et la transparence.

Par ailleurs, la date du 1er janvier 2025 fixée par le texte a été conservée en sachant pertinemment que tout ne serait pas prêt à cette échéance : l'idée était de maintenir la pression sur les groupes de travail mis en place au sein de chacune des entités, qui doivent identifier les difficultés et déterminer des solutions. Un préfigurateur serait à l'évidence une garantie de stabilité, le processus étant déjà suffisamment complexe, c'est le sens d'un des amendements que je vous présenterai.

J'en viens à la question des salariés, qui nous a évidemment préoccupés. Dans le cadre des auditions des représentants des personnels que nous avons menées, je n'ai pas identifié de blocage ou de résistance par rapport à la finalité du projet, même s'ils ont exprimé un besoin de protection tout à fait normal.

Si le projet de loi de finances initiale pour 2024 a déjà intégré des moyens supplémentaires, les nouveaux projets de réacteurs nécessiteront de renforcer encore les moyens de cette nouvelle structure, afin qu'elle assume pleinement son rôle. Nous avons tous intérêt à ce que le nouveau nucléaire fonctionne, il est donc hors de question de jouer aux apprentis sorciers avec cette organisation. Je perçois davantage la volonté d'améliorer les choses et de répondre à ces exigences de sécurité et de sûreté nucléaires.

S'agissant de la séparation entre les domaines civils et de la défense, la distinction est actée : les personnels chargés des aspects liés à la défense, déjà identifiés, seront rattachés au ministère des armées.

L'activité de dosimétrie revêt, quant à elle, un caractère commercial et ne pourra donc pas être maintenue au sein d'une autorité indépendante.

Enfin, les amendements présentés ne réintroduisent pas, dans la même rédaction, les points retirés à la demande du Conseil d'État. Pour conclure, les conditions actuelles sont complexes, mais nous avions heureusement fait preuve d'anticipation en entendant Mme Agnès Pannier-Runacher en audition, ce qui nous avait permis de cerner le positionnement du Gouvernement.

M. Pascal Martin, rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Vous avez placé à juste titre, au coeur de la réflexion autour de cette réforme, le devenir des personnels. Cependant, qu'il y ait ou non réforme, la question des moyens humains à moyen et à long terme est posée, car il faudra en créer dans la durée. Par ailleurs, mon expérience professionnelle m'a permis de constater que toute fusion induit des interrogations et des inquiétudes légitimes parmi les salariés. Il nous faut aller vite d'ici au 1er janvier 2025, en précisant qu'il s'agit du point de départ de la réforme et non de son aboutissement.

Concernant l'écart entre la situation actuelle et la future configuration, une efficacité accrue pourrait passer par une amélioration de la gestion de crise. Actuellement, deux systèmes coexistent : ne pourrait-on pas imaginer une seule cellule de crise ?

En Seine-Maritime, la population comme les élus sont ravis de recevoir l'EPR 2 de Penly puisque 12 000 personnes viendront s'installer à partir de 2028 sur ce qui sera le premier chantier d'Europe, pour une durée de dix ans. Lorsqu'une communication est effectuée à ce sujet, les habitants font-ils vraiment la distinction entre les messages de l'ASN et ceux de l'IRSN ? Une seule autorité permettra d'apporter davantage de transparence et une communication plus lisible. J'ajoute que ces deux structures ont pu entrer en compétition ou connaître des frictions, leur fusion étant susceptible d'apporter de la fluidité et de la simplification.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Les amendements présentés par les rapporteurs montrent bien la nécessité d'apporter des ajustements au texte et permettront d'assurer que cette réforme d'ampleur aboutisse de manière sécurisée. La question de son financement reste posée, car elle coûtera cher et nécessitera d'importants recrutements.

Avant de céder la parole au rapporteur, je rappelle la distinction entre une saisine pour avis et la délégation au fond. En effet, notre commission s'est saisie pour avis de l'ensemble de ce projet de loi « Sûreté Nucléaire », ainsi que du projet de loi organique qui l'accompagne. Par ailleurs, la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable nous a délégué au fond l'examen des articles 12 et 16 à 18.

Sur les articles délégués au fond, la compétence de notre commission est pleine et entière : les amendements que nous allons adopter seront donc intégrés directement au texte de la commission, la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable s'en remettant à notre décision.En revanche, sur les articles 1 à 11 et 13 et 14, la commission est saisie pour avis simple. Notre rapporteur Patrick Chaize vous proposera d'adopter des amendements, mais ceux-ci seront ensuite discutés par la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, le rapporteur au fond Pascal Martin pouvant alors proposer des avis favorables ou défavorables sur chacun d'entre eux.

Nous avons 37 amendements à examiner, dont 35 sur le projet de loi ordinaire et 2 sur le projet de loi organique.

PROJET DE LOI

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1er

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-63 a pour objet de préserver la définition de la sûreté nucléaire, prévue par l'article L. 591-1 du code de l'environnement, de risques d'imprécisions juridiques, en reprenant la notion de « santé publique », d'ores et déjà bien définie par ce code.

L'amendement COM-63 est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-64 a pour objet de modifier l'intitulé de l'ASNR pour y inscrire explicitement son caractère indépendant.

L'amendement COM-64 est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-65 vise à favoriser la prise en compte par l'ASNR, sur un plan procédural, des projets de production ou de recherche nucléaires innovants tels que les SMR et les réacteurs de quatrième génération.

L'amendement COM-65 est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-66 a pour objet de compléter la mission d'information par l'ASNR du Parlement en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection.

L'amendement COM-66 est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - Déposé à l'identique avec le rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, l'amendement COM-72 a pour objet de modifier l'ordre des mots de la mission d'information du public et de mise en oeuvre de la transparence prévue pour l'ASNR, afin d'appliquer la formule « dans ses domaines de compétence » aux deux missions.

L'amendement COM-72 est adopté.

Article 2

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-77 vise à consolider le règlement intérieur de l'ASNR dans le sens des recommandations du rapport précité de l'Opecst, s'agissant de la déontologie, en prévoyant que ce règlement intérieur fixe des règles légales minimales, afin de prévenir les conflits d'intérêts, et leur déclinaison pénale, les prises illégales d'intérêts.

Ces règles doivent garantir que les activités d'expertise et de recherche de l'ASNR respectent les missions de l'autorité et les règles de concurrence et ne puissent résulter de prescriptions imposées par l'autorité ou faire l'objet d'un contrôle dans le cadre de ses attributions.

L'amendement COM-77 est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-73 a pour objet de consolider les dispositions du règlement intérieur de l'ASNR pour ce qui est de son organisation, dans le sens des recommandations du rapport précité de l'Opecst, en prévoyant une « séparation » plutôt qu'une « distinction » du processus d'expertise de celui de décision, y compris pour les décisions déléguées ou soumises à participation du public.

L'amendement COM-73 est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-78, déposé à l'identique avec le rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, a pour objet de consolider le règlement intérieur de l'ASNR dans le sens des recommandations du rapport précité de l'Opecst, s'agissant de la déontologie, en prévoyant que ce règlement intérieur institue une commission en la matière.

L'amendement COM-78 est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - Déposé à l'identique avec le rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, l'amendement COM-85 vise à consolider les modalités d'association des personnes extérieures aux activités de l'ASNR via l'institution de groupes permanents d'experts. Le rôle central de ces groupes a été souligné dans le rapport précité de l'Opecst.

L'amendement COM-85 est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-74 prévoit de consolider les dispositions du règlement intérieur de l'ASNR concernant la publicité, dans le sens des recommandations du rapport précité de l'Opecst, en prévoyant une publication du rapport d'expertise, au titre des résultats des activités d'expertise, et de la décision, au titre des résultats des activités d'instruction.

Le respect de cette terminologie, prévue par le rapport précité, me semble important pour conserver la publication d'une information de qualité, rendant compte, à la fois de la décision de l'autorité et de ses sous-jacents scientifiques et techniques.

L'amendement COM-74 est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-75 a pour objet de consolider les dispositions du règlement intérieur de l'ASNR concernant la publicité, dans le sens des recommandations du rapport de l'Opecst. Il prévoit une publication concomitante du rapport d'expertise, au titre des résultats des activités d'expertise, et de la décision, au titre des résultats des activités d'instruction.

Le respect de cette temporalité, prévue par le rapport précité, me paraît nécessaire pour renforcer la cohérence et la rationalité du système de sûreté nucléaire et de radioprotection, qui en a parfois manqué ces dernières années à cause d'un jeu de concurrence entre les experts et les décideurs.

L'amendement COM-75 est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-76, déposé à l'identique avec le rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, vise à consolider les dispositions du règlement intérieur de l'ASNR concernant la publicité, dans le sens des recommandations du rapport de l'Opecst.

Il prévoit de préciser explicitement que ce sont les autorités de saisine de l'ASNR qui doivent fixer les conditions de publication des avis ou des études qu'elles sollicitent.

L'amendement COM-76 est adopté.

Après l'article 2

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-90 a pour objet de renforcer l'application de la règle de parité au sein du collège de l'ASNR. Il avait été adopté par les deux assemblées, à l'article 25 de la loi « Nouveau Nucléaire ».

Pour autant, le premier projet de réforme visant à fusionner l'ASN avec l'IRSN, introduit par le Gouvernement, avait été censuré au titre de l'article 45 de la Constitution, par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 21 juin 2023.

L'amendement COM-90 portant article additionnel est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-91 prévoit que le rapport d'activité de l'ASNR rende compte des sanctions prises par la commission chargée de cette autorité. Il avait été adopté par les deux assemblées, à l'article 27 de la loi « Nouveau Nucléaire », avant d'être également censuré par le Conseil constitutionnel.

Cet article est d'autant plus justifié que, dans le cadre de la loi précitée, le pouvoir de sanction de l'ASN a été décentralisé vers cette commission.

L'amendement COM-91 portant article additionnel est adopté.

Article 3

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-79, déposé à l'identique avec le rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, vise à clarifier les activités nucléaires dont l'ASNR est exclue, en renvoyant vers l'article L. 593-1 du code de l'environnement, qui définit le régime légal des installations nucléaires de base (INB).

L'amendement COM-79 est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-80 a pour objet de consolider le règlement intérieur de l'ASNR dans le sens des recommandations du rapport de l'Opecst, s'agissant de la déontologie.

Pour ce faire, il prévoit d'instituer des règles légales minimales, s'agissant des activités commerciales de formation réalisées par l'Autorité de sûreté. À nouveau, l'enjeu est de définir des règles propres à prévenir les conflits d'intérêts, et leur déclinaison pénale, les prises illégales d'intérêts.

Ces règles de déontologie doivent assurer l'absence de démarchage, la séparation entre les services d'instruction et de paiement ou encore le rapportage auprès de la commission de déontologie.

L'amendement COM-80 est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-81 a pour objet de remplacer la notion de « secret en matière industrielle et commerciale » par celle, plus adaptée, de « secret des affaires ».

Cette terminologie a d'ores et déjà été mise à jour aux articles L. 592-46-1 du code de l'environnement et L. 311-6 du code des relations entre le public et l'administration notamment, par la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires.

L'amendement COM-81 est adopté.

Article 4

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-82 a pour objet de consolider les modalités de participation des commissions permanentes compétentes aux activités de l'ASNR.

Il prévoit que cette autorité présente à ces commissions ses modalités de participation du public et leur communique les résultats de ses programmes de recherche. De la sorte, les commissions seraient mises sur le même niveau que l'Opecst.

L'amendement COM-82 est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-83, déposé à l'identique avec le rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, a pour objet de consolider les modalités d'association de l'Opecst aux activités de l'ASNR. Il prévoit notamment que l'ASNR présente à l'Opecst ses projets de décision et de modification de son règlement intérieur.

Ce faisant, l'amendement poursuit une recommandation importante du rapport de l'Opecst. C'est aussi un point d'attention pour moi puisque j'ai indiqué, au cours de la discussion générale, que de trop nombreux éléments de la future autorité sont renvoyés à son règlement intérieur.

Mme Sophie Primas. - Contrairement à nos assemblées et à nos commissions, l'Opecst pourrait ne pas être pérenne.

M. Franck Montaugé. - Tout en saluant la qualité des travaux produits par l'Opecst, celui-ci dispose-t-il des compétences requises sur des sujets aussi ardus ?

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - J'ai ajouté dans le texte, à chaque mention de l'Opecst, le fait que son travail s'effectue en lien avec les commissions permanentes compétentes.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Pourquoi n'avoir pas retenu une formule inverse en mentionnant les commissions permanentes compétentes en premier ?

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - Pour des questions d'efficacité, puisqu'il faut saisir quatre commissions - deux par assemblée - afin de réviser le règlement intérieur. Or, l'Opecst présente l'intérêt d'être une organisation bicamérale.

M. Franck Montaugé. - Cela ne simplifie guère la saisine et l'élaboration de la position de l'Opecst, les commissions devant s'exprimer si elles sont saisies.

M. Fabien Gay. - Je vais défendre - assez étonnamment - la position du rapporteur sur ce point : je ne vois pas pourquoi la commission serait saisie de la révision du règlement intérieur d'une autorité indépendante alors que nous ne le faisons pas pour d'autres organismes.

Reste à voir si l'Opecst disposera des compétences requises et pourra s'exprimer librement, ce dont je ne suis pas certain. Cela étant, notre commission ne dispose pas nécessairement de compétences supérieures à celles de l'Opecst en vue de réviser un règlement intérieur. De manière générale, nous ne disposons pas des moyens permettant de superviser une quinzaine d'autorités indépendantes et d'intervenir à chaque modification.

Je suis favorable à la mention d'un travail de l'Opecst en lien avec les commissions, qui devront cependant intervenir dans le cas où une révision majeure viendrait modifier les missions mêmes de l'autorité indépendante. Je voterai donc cet amendement.

M. Franck Montaugé. - Souhaitons-nous vraiment nous ingérer dans le fonctionnement d'une institution, a fortiori indépendante, afin d'exiger l'inscription de certains points dans son règlement intérieur ? Est-ce même envisageable en droit ?

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - Tel est déjà le cas dans une série de secteurs d'activité. L'objectif consiste à mettre en place un mécanisme qui paraît relativement opérationnel : il ne s'agit pas d'intervenir à chaque modification sous la forme d'un avis circonstancié, mais de prévoir une présentation à l'Opecst lors de l'élaboration du premier règlement intérieur, cette instance émettant alors une sorte d'avis en lien avec les commissions. Ensuite, chaque modification du règlement sera transmise à l'Opecst, soit un degré de formalisation raisonnable qui permettra au Parlement d'être informé.

M. Daniel Gremillet. - Le problème prend racine dans un texte initial trop large et imprécis qui renvoyait tout au règlement intérieur, ce que le rapporteur a contesté à juste titre. Il n'appartient pas à l'Opecst, mais plutôt au Parlement de se prononcer sur un règlement intérieur bien trop vaste. Cet aspect illustre, une fois de plus, un certain manque de préparation. Je soutiens malgré tout la position du rapporteur.

M. Pascal Martin, rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Nous nous sommes posé la question du périmètre de la loi, afin d'éviter qu'elle ne soit trop bavarde. Selon nous, la loi doit fixer les grands principes, tandis que le règlement intérieur fixera les modalités organisationnelles de la nouvelle structure, mais sans accorder un blanc-seing à l'ASNR. Il est bien question de transmettre l'information à l'Opecst et aux commissions permanentes, sans prévoir des avis conformes.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - J'ajoute que l'amendement COM-84 précise une série d'éléments, puisqu'il a pour objet de consolider les modalités d'association des commissions permanentes compétentes aux activités de l'ASNR. Il prévoit que l'Opecst consulte ces commissions lors de l'élaboration de son avis sur les projets de décision ou de modification du règlement intérieur de la future autorité de sûreté.

En somme, l'Opecst serait la porte d'entrée de l'ASNR et les commissions permanentes compétentes ses appuis.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Quitte à me répéter, l'inverse me semblerait plus cohérent : les commissions permanentes pourraient ainsi saisir l'Opecst si elles estiment qu'il existe un besoin d'évaluation et d'analyse de sa part. Il me semble étrange de lui accorder un pouvoir d'initiative à la place de la commission.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'Opecst fonctionne déjà ainsi s'agissant des déchets.

Mme Antoinette Guhl. - La situation reste bancale : le texte proposé n'étant pas suffisamment étayé pour nous permettre de prendre des décisions ; nous nous retrouvons avec une sorte de rustine qui n'est pas tout à fait satisfaisante non plus, puisqu'elle met en danger le fonctionnement de la commission ou de l'Opecst en soulevant la question de leur compétence.

Je vous remercie d'avoir élaboré ce garde-fou, mais la discussion démontre que nous ne sommes pas tout à fait prêts à voter un texte de cette ampleur.

M. Pascal Martin, rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Il faudrait des centaines d'articles pour détailler l'intégralité du règlement intérieur. Une fois encore, il est question de définir des principes généraux et de renvoyer la définition des modalités organisationnelles audit règlement.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - Le tout sous contrôle du Parlement ; il convient de remettre celui-ci dans le jeu, contrairement à ce que prévoyait le texte initial, qui l'écartait totalement.

M. Daniel Salmon. - Je remercie les rapporteurs pour la grande sincérité de leur travail, quand bien même nous divergeons sur le nucléaire. Nous avons beau de ne pas partager les mêmes positions sur ce sujet, nous nous exprimons tous en responsabilité. La problématique du règlement intérieur reste posée et vous a conduits à rédiger de nombreux amendements permettant d'encadrer le processus.

Il aurait fallu davantage de temps pour apporter des précisions sur des points cruciaux du règlement intérieur, notamment en termes de transparence, afin de détailler les avis qui seront publiés ou encore le fonctionnement des collèges. Ces aspects importants ont été laissés à l'appréciation des personnes qui établiront ledit règlement intérieur. Cette loi n'est vraiment pas aboutie.

M. Vincent Louault. - Je rappelle qu'il est question d'une AAI et non pas d'une entreprise. Le Conseil d'État pourrait être impliqué dans la rédaction d'un tel règlement intérieur, pour lequel nous pourrions envisager une simple validation ou un droit de veto en cas d'atteinte majeure à des grands principes tels que la transparence. En l'état, j'ai l'impression que nous nous orientons vers une usine à gaz.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - Cela semble complexe, mais l'idée est de faire en sorte que les parlementaires aient un droit de regard. Beaucoup d'AAI vivent leur vie sans connexion réelle avec le Parlement. Sur ce sujet, il s'agit de la sécurité de tous, il faut donc une implication renforcée du Parlement.

M. Pascal Martin, rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Il est plus simple de saisir l'Opecst que quatre commissions, dans les deux chambres, et qui ne seront pas toujours d'accord entre elles... Là, ce serait l'usine à gaz !

Mme Anne-Catherine Loisier. - Justement, si elles ne sont pas d'accord ?

M. Pascal Martin, rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Nos commissions n'ont jamais eu à statuer sur un règlement intérieur. Ce serait une première.

M. Daniel Gremillet. - L'Opecst, pourquoi pas ? Mais le projet n'est pas assez abouti, et nous nous reposons trop sur le règlement intérieur. Cela dit, je soutiens notre rapporteur.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - Nos amendements ont tous le même objectif : renforcer le poids du Parlement.

L'amendement   COM-83 est adopté, de même que l'amendement COM-84.

Article 5

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-67 a pour objet de consolider les modalités de transfert des biens, droits et obligations depuis l'IRSN, dans le cadre de la création de l'ASNR. Il répond notamment à la demande du CEA, qui m'a indiqué son souhait d'une limitation du transfert des biens, droits et obligations à ceux qui sont associés aux modifications de compétence, d'une consolidation de la couverture de ses frais et risques et d'une faculté de recourir à une convention de transfert pour en préciser les conditions.

L'amendement COM-67 est adopté.

Article 6

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-86 a pour objet de consolider le recours aux nouvelles catégories de personnel de l'ASNR, dans le sens d'une meilleure conformité avec la jurisprudence constitutionnelle. Il vise à préciser que les agents dont les attributions ne sont pas séparables de l'exercice de la souveraineté ou comportent une participation directe ou indirecte à l'exercice de prérogatives de puissance publique ne peuvent être de nationalité étrangère ou apatrides.

L'amendement COM-86 est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-87 tend à consolider le recours aux nouvelles catégories de personnel de l'ASNR, dans le sens d'une meilleure conformité avec la jurisprudence constitutionnelle. Il vise à préciser que les inspecteurs de la sûreté nucléaire doivent être recrutés parmi les fonctionnaires et agents de droit public et que seuls les fonctionnaires peuvent exercer les missions de police judiciaire.

L'amendement COM-87 est adopté.

Article 8

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-88, déposé à l'identique avec le rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, a pour objet de consolider les modalités de transfert des conventions, accords et engagements unilatéraux de l'IRSN vers l'ASNR, en permettant la substitution à des engagements unilatéraux pris par l'IRSN de nouveaux engagements pris par l'ASNR.

L'amendement COM-88 est adopté.

Article 10

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-89, déposé à l'identique avec le rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, a pour objet de consolider la formation conjointe du comité social d'administration de l'ASN et du comité social et économique de l'IRSN. Il prévoit que ces comités puissent être à l'origine de la réunion de cette formation conjointe, en plus du président de l'ASNR.

L'amendement COM-89 est adopté.

Article 11

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-68 a pour objet d'intégrer le CEA dans le rapport d'évaluation sur les moyens de la filière nucléaire devant être remis par le Gouvernement avant le 1er juillet prochain. Il vise aussi à préciser que l'ASNR présente son rapport d'évaluation à l'Opecst et aux commissions permanentes compétentes.

L'amendement COM-68 est adopté.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-69 a pour objet de préciser que le rapport devant être remis par le Gouvernement, avant le 1er juillet prochain, évalue la faisabilité et l'opportunité d'instituer un préfigurateur, chargé de la mise en oeuvre de la création de l'ASNR.

L'amendement COM-69 est adopté.

Article 12 (délégué)

M. Daniel Salmon. - L'amendement COM-44 vise à supprimer cet article. Placer le HCEA auprès du Premier ministre revient, une fois de plus, à centraliser complètement auprès de l'exécutif tout ce qui touche au nucléaire. Cela ne peut que nuire à la transparence nécessaire dans ce domaine.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - Avis défavorable.

La commission propose à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable de ne pas adopter l'amendement COM-44.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-52 a pour objet de rétablir une base légale au HCEA, en reprenant le texte initial du projet de loi. Ce faisant, il consolide considérablement la gouvernance de la filière française du nucléaire, en associant les parlementaires.

D'une part, il vise à renforcer les attributions scientifiques et techniques du HCEA. D'autre part, il a pour objet de consolider ses modalités d'organisation. Enfin, l'amendement tend à ce que la désignation du Haut-commissaire intervienne par décret du Président de la République, après avis préalable du Parlement, en application de l'article 13 de la Constitution, comme c'est actuellement le cas pour l'administrateur général du CEA, en cohérence avec les amendements proposés aux articles 1er et 2 du projet de loi organique.

L'amendement COM-52 est adopté.

La commission propose à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable d'adopter l'article 12 ainsi modifié.

Article 13

L'amendement de coordination rédactionnelle COM-70 est adopté.

Article 14

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-71, déposé à l'identique avec le rapporteur de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, vise à mentionner l'ASNR s'agissant de l'importation et de l'exportation des matières nucléaires.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - L'amendement tend à corriger un oubli du Gouvernement quant aux compétences de l'ASNR : sans lui, la nouvelle autorité ne disposera d'aucune autorité en la matière.

L'amendement COM-71 est adopté.

Article 16 (délégué)

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-55 a pour objet de consolider l'article 16 du projet de loi sur la dérogation à l'obligation d'allotissement pour les marchés publics de certains projets nucléaires.

L'amendement COM-55 est adopté.

La commission propose à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable d'adopter l'article 16 ainsi modifié.

Article 17 (délégué)

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-56 vise à consolider l'article 17 du projet de loi sur la dérogation à la durée maximale des accords-cadres pour certains projets nucléaires.

L'amendement COM-56 est adopté.

La commission propose à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable d'adopter l'article 17 ainsi modifié.

Après l'article 17 (délégué)

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-57 vise à rétablir un article sur le critère de crédibilité des offres pour les projets liés à la relance du nucléaire.

L'amendement COM-57 est adopté et devient article additionnel.

La commission propose à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable d'adopter cet article additionnel.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-58 pour objet de rétablir un article relatif à la possibilité d'avenants pour les projets liés à la relance du nucléaire.

L'amendement COM-58 est adopté et devient article additionnel.

La commission propose à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable d'adopter cet article additionnel.

Article 18 (délégué)

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-59 a pour objet de consolider l'article 18 du projet de loi sur la dérogation de certaines parties des projets nucléaires aux règles de la commande publique.

Il prévoit d'étendre doublement la dérogation : d'une part, les « bâtiments hébergeant des matériels de sauvegarde » seraient mentionnés aux côtés des « îlots nucléaires », afin de reprendre la définition des bâtiments présentant de forts enjeux de sûreté, excluant leur réalisation avant la délivrance de l'autorisation de création, issue de la loi « Nouveau Nucléaire » ; d'autre part, les équipements « concourant indirectement à la protection contre les actes de malveillance et à la sûreté nucléaire » seraient aussi visés, dans un souci d'exhaustivité, mais aussi de sûreté et de sécurité.

En contrepartie de cette dérogation, et pour prévenir tout risque de dérive des délais et des coûts des projets industriels, l'amendement propose que les entités adjudicatrices et les pouvoirs adjudicateurs notifient le recours à la dérogation à l'État et que le Gouvernement en rende compte au Parlement, dans un rapport annuel, sous réserve des secrets protégés par la loi.

L'amendement COM-59 est adopté.

La commission propose à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable d'adopter l'article 18 ainsi modifié.

Les sorts de la commission sont repris dans le tableau ci-dessous :

Article 12

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

M. SALMON

COM-44

Suppression de l'article abrogeant la base légale du Haut-commissaire à l'énergie atomique (HCEA)

Rejeté

M. CHAIZE, rapporteur pour avis

COM-52

Réécriture de la base légale du Haut-commissaire à l'énergie atomique (HCEA)

Adopté

Article 16

M. CHAIZE, rapporteur pour avis

COM-55

Consolidation de la possibilité, pour les marchés publics de certains projets nucléaires, de déroger à l'obligation d'allotissement

Adopté

Article 17

M. CHAIZE, rapporteur pour avis

COM-56

Consolidation de la possibilité de dérogation à la durée maximale des accords-cadres pour certains projets nucléaires

Adopté

Article additionnel après Article 17

M. CHAIZE, rapporteur pour avis

COM-57

Ajout d'un critère de crédibilité des offres pour les projets liés à la relance du nucléaire

Adopté

M. CHAIZE, rapporteur pour avis

COM-58

Ajout d'une possibilité d'avenants pour les projets liés à la relance du nucléaire

Adopté

Article 18

M. CHAIZE, rapporteur pour avis

COM-59

Consolidation de la dérogation aux règles de publicité et de mise en concurrence pour les marchés publics de certains projets nucléaires

Adopté

PROJET DE LOI ORGANIQUE

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1er

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous en venons maintenant aux 2 amendements au projet de loi organique.

M. Patrick Chaize, rapporteur pour avis. - En coordination avec la réécriture de la base légale du HCEA à l'article 12 du projet de loi ordinaire, l'amendement COM-3 prévoit une désignation du HCEA selon la procédure prévue au cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, à l'instar de ce qui existe déjà pour l'administrateur général du CEA.

L'amendement COM-3 est adopté.

Après l'article 2

L'amendement de coordination rédactionnelle COM-4 est adopté.

Projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, relatif à l'accélération et à la simplification de la rénovation de l'habitat dégradé et des grandes opérations d'aménagement - Désignation d'un rapporteur

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous devons tout d'abord procéder à la désignation d'un rapporteur sur le projet de loi relatif à l'accélération et à la simplification de la rénovation de l'habitat dégradé et des grandes opérations d'aménagement, qui a été adopté par l'Assemblée nationale mardi dernier. Nous l'examinerons en commission le mercredi 14 février matin, après l'audition de M. Sébastien Bazin, PDG d'Accor, puis en séance publique le mardi 27 février après-midi.

La commission désigne Mme Amel Gacquerre rapporteure sur le projet de loi n° 278 (2023-2024) relatif à l'accélération et à la simplification de la rénovation de l'habitat dégradé et des grandes opérations d'aménagement.

Projet de loi relatif à la souveraineté énergétique - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Daniel Gremillet rapporteur sur le projet de loi relatif à la souveraineté énergétique, sous réserve de son dépôt.

La réunion est close à 19 h 55.

Mercredi 31 janvier 2024

- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Audition de M. Alexandre Saubot, président de France Industrie

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous accueillons M. Alexandre Saubot, président de France Industrie. Monsieur le Président, je suis particulièrement heureuse de vous accueillir aujourd'hui. Après des décennies de désindustrialisation massive, votre secteur a fait l'objet d'un intérêt renouvelé de la part des pouvoirs publics depuis le début des années 2010. Je m'en félicite. C'est la crise du covid qui, en mettant en lumière nos dépendances aux chaînes d'approvisionnement internationales, a dévoilé les effets néfastes de décennies de délocalisation à tout crin.

Depuis, on parle beaucoup de réindustrialisation, de relocalisation. Aujourd'hui, le ministre de l'économie affiche l'ambition de porter la part de l'industrie dans le PIB à 15 % - c'est actuellement moins de 10 %. Pour la première fois en 40 ans, le Parlement a examiné au printemps dernier une loi sur l'industrie. Même si cette dernière n'était pas vraiment à la hauteur de ce que nous espérions, nous ne pouvons que nous réjouir de cette attention renouvelée au secteur industriel.

Signe d'ailleurs de l'importance particulière que nous y attachons, nous, ici, au Sénat, notre commission va « ressusciter », dans les prochaines semaines, son groupe d'études sur l'industrie. Il sera présidé par notre collègue Martine Berthet, et je vous encourage vivement, chers collègues, à le rejoindre. C'est vraiment un sujet crucial pour l'avenir de notre pays.

Si l'industrie, donc, est revenue au coeur du débat public, il me semble pourtant que la réindustrialisation marque déjà le pas, et ce malgré les efforts financiers considérables consentis dans le cadre du plan de relance, puis du plan France 2030, et en dépit des annonces triomphalistes du Gouvernement.

Un sondage tout récent révélait par exemple que 90 % des patrons français installés à l'étranger n'envisagent pas de relocaliser leur activité en France.

À cela, plusieurs facteurs, sur lesquels j'aimerais que vous nous éclairiez : la conjoncture générale, d'abord, avec les conséquences de l'inflation et surtout la remontée des taux d'intérêt, qui risque de grever la capacité d'investissements de nos entreprises. Et cela alors même que, nous le savons, la transition verte nécessitera des investissements considérables, tant pour décarboner l'industrie traditionnelle que pour développer les nouvelles filières d'industrie verte.

Ensuite, les prix de l'énergie, qui sont un facteur déterminant de la compétitivité de notre industrie, face à nos concurrents américains et asiatiques. Êtes-vous optimiste sur l'issue des discussions avec EDF et avec Bercy sur le système post-Arenh (accès régulé à l'électricité nucléaire historique) ? Quel devrait être, pour vous, le prix-cible idéal pour les consommateurs industriels, et en particulier, pour ces quelques milliers d'entreprises très électro-intensives, dont l'activité dépend complètement du coût de l'électricité ? Dans l'intervalle, quels seront les effets sur le secteur de la remontée des taxes sur l'électricité ?

Au-delà de ces facteurs conjoncturels, quels sont pour vous les freins structurels les plus importants au développement d'activités industrielles en France ?

Est-ce la complexité des procédures d'autorisation, qui allongent parfois démesurément les délais d'implantation ? Est-ce la disponibilité du foncier ? Est-ce le poids de la bureaucratie, et les changements permanents de la réglementation ? On nous promet d'ailleurs pour le printemps une nouvelle loi de simplification : qu'en attendez-vous ?

J'aimerais enfin que vous nous exposiez vos inquiétudes concernant la mise en place à l'horizon 2026 de la « taxe carbone aux frontières », et la fin des quotas gratuits d'émission de gaz à effet de serre, car je comprends que des difficultés majeures se profilent pour des pans entiers de notre industrie, mais que personne n'ose encore en prendre la pleine mesure.

M. Alexandre Saubot, président de France Industrie. - Merci pour votre invitation. Plus que jamais l'intérêt de l'industrie et celui de notre pays sont alignés. Les difficultés de notre commerce extérieur, notre ascenseur social en panne, la « smicardisation » de notre économie ; les méfaits de la désindustrialisation dans ce qu'on appelle « la diagonale du vide » ; mais aussi la question, plus récente, de notre approvisionnement logistique, des chaînes de valeurs et de la souveraineté énergétique, qui sont les conséquences de la crise sanitaire et de la guerre en Ukraine : tous ces problèmes trouvent une partie de leur réponse dans l'industrie.

Cette dernière offre de l'emploi en France, dans les territoires (les trois-quarts de nos emplois industriels sont implantés hors des métropoles), avec des salaires supérieurs de 15 % à la moyenne nationale, des compétences recherchées et des perspectives de carrière.

La crise sanitaire et la guerre en Ukraine ont marqué un tournant : tous les pays s'interrogent désormais sur les chaînes de valeur et leurs dépendances stratégiques, l'Europe elle-même, premier marché mondial, se pose la question de la souveraineté. La guerre économique s'accompagne désormais d'une vraie guerre, à nos frontières. Chacun sait que pour se « réarmer » il faut produire davantage.

C'est indispensable, mais c'est encore difficile. Après 40 ans de désindustrialisation dans notre pays, la courbe s'est inversée : nous avons créé 100 000 emplois industriels en six ans. Cela peut sembler peu, mais c'est le nombre d'emplois industriels qu'on supprimait chaque année en France au pic de la désindustrialisation. La courbe s'est inversée depuis que le Gouvernement a pris la question industrielle au sérieux et conduit une politique de l'offre et de compétitivité, via la baisse des impôts de production.

Mais je me méfie des objectifs chiffrés. L'industrie est une activité économique du temps long. Aussi notre préoccupation est que les mesures qui ont permis d'inverser la courbe s'inscrivent dans la durée, pour que la tendance positive demeure suffisamment longtemps pour que l'industrie reprenne sa juste place en France et en Europe.

À quelles conditions cette dynamique pourra-t-elle se poursuivre ? Il y a des obstacles conjoncturels, qui valent pour le monde entier. Mais ils ne paraissent pas insurmontables.

Je dirais donc que la poursuite de la dynamique suppose de relever trois grands défis.

Il y a, d'abord, la compétitivité : nos entreprises restent plus taxées que la moyenne européenne, en particulier que celles de nos voisins allemands, espagnols et italiens.

Le deuxième grand chantier est celui de l'énergie. Le critère est simple : ce que l'industrie attend dans les différents secteurs, c'est une énergie à prix comparable à celui offert à nos grands concurrents, en particulier en Chine et en Amérique du Nord. On estime qu'en France, il y a 8 000 entreprises électro-intensives, dont la poursuite de l'activité dépend d'une énergie à prix compétitif. Leurs situations sont très diverses, mais nous savons que l'énergie est un facteur décisif de leur compétitivité.

L'Europe se distingue du reste du monde aussi parce que c'est le seul endroit où l'on demande aux entreprises de payer l'essentiel de la taxe carbone. Il faut y faire très attention. La préservation des quotas carbone gratuits, mais aussi de la compensation carbone est une priorité, car c'est un facteur majeur de compétitivité pour nos industries très énergo-intensives et très électro-intensives. Aujourd'hui, rien ne garantit que l'alternative Mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) tel qu'il est défini aujourd'hui, protège effectivement la compétitivité de ces entreprises.

Le troisième enjeu est celui des compétences. Pour attirer les talents, nous devons offrir des conditions de travail attractives, des perspectives de carrière, mais aussi tout un ensemble d'infrastructures comme des écoles, des logements, du travail pour les conjoints... tout ce qui fait que des salariés vont choisir les métiers de l'industrie.

La réglementation est un autre chantier : nous comprenons la nécessité de règles, mais en Europe et France, nous tenons trop souvent à avoir la réglementation la plus exigeante du monde, sans se poser la question de ce que font les autres, ni des effets de cette réglementation sur le tissu économique. Or, sans renoncer à l'ambition de protéger les citoyens, d'être pionniers sur les émissions carbone - et l'industrie est pleinement engagée dans la décarbonation, notamment dans le cadre de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) 2, et bientôt de la SNBC 3.

Il faut bien garder à l'esprit une règle simple : si les règles deviennent trop contraignantes, les activités industrielles seront délocalisées : hors d'Europe, dans des pays à la réglementation moins contraignante : cela ira finalement à l'encontre des objectifs poursuivis par notre réglementation.

Nous devons aussi rechercher l'équilibre entre ce qu'on nous demande et ce que nous sommes capables d'obtenir des autres : c'est la question des clauses miroir. Dans nos discussions à l'international, il nous faut nous assurer que : les produits industriels et agricoles et les services qui nous viennent du reste du monde, répondent aux normes que nous imposons à nos propres produits et services ? Si ce n'est pas le cas et qu'on veut quand même commercer avec ces pays, il faut alors, en attendant que leurs produits répondent à nos normes, trouver des solutions pour que « faire mieux » ne veuille plus dire « faire ailleurs ».

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - On voit bien que la souveraineté est devenue une question décisive, en particulier sur les plans énergétique et alimentaire.

Mme Martine Berthet. - La réindustrialisation de notre pays est effectivement devenue l'objectif de dispositifs importants, en particulier le plan France relance, dont nous avons fait un premier bilan il y a peu.

Le Zéro artificialisation nette (ZAN) vous parait-il constituer un frein ? Avez-vous examiné de près ses effets ?

Qu'en est-il, ensuite, des contrats long terme avec EDF pour la fourniture d'électricité par les industries électro-intensives : la négociation de ces contrats prend manifestement du temps, alors que l'Arenh prend fin l'an prochain et qu'il faut donc avancer. Quels sont les freins à la signature de ces contrats ?

M. Olivier Rietmann, président de la délégation aux entreprises. - Notre délégation aux entreprises examine aujourd'hui un rapport qui dénonce les obstacles rencontrés par les entreprises françaises pour accéder au foncier économique. C'est un sujet particulièrement critique pour les PME et ETI industrielles. Les rapporteurs, nos collègues Christian Klinger et Michel Masset, ont rencontré les dirigeants de l'entreprise Bridor, qui a renoncé à ouvrir un nouveau site représentant 500 emplois dans son territoire historique à cause d'une véritable guérilla contentieuse, notamment concernant le foncier. L'allongement des délais a « tué le projet dans l'oeuf ». Les exemples de ce type sont malheureusement très nombreux. Pensez-vous que la loi du 23 octobre 2023 relative à l'industrie verte est allée assez loin ? Nous faisons beaucoup pour les gigafactories et les projets d'ampleur nationale, mais peut-être pas assez pour la simplification et l'accompagnement des PME et ETI, qui sont pourtant le coeur économique de nos territoires. Les délais et les recours abusifs devenant une malheureuse exception française, nous devons davantage sécuriser les projets des entreprises, ou la réindustrialisation que nous appelons tous de nos voeux n'aura aucune chance d'advenir : qu'en pensez-vous ?

M. Alexandre Saubot. - Où en est-on de la réindustrialisation ? La courbe montre que la désindustrialisation est arrêtée, la dynamique est bonne, il faut donc continuer. Notre approche est simple : tout projet d'activité industrielle - qu'il soit étranger ou français, petit ou grand, qu'il concerne une startup ou une implantation ancienne qui s'agrandit - est à encourager, il n'y en a pas de mauvais ou de bon quand on réindustrialise.

Le ZAN nous inquiète. Nous avons demandé à nos adhérents de nous dire en quoi les réglementations urbaines bloquent ou freinent leurs projets. Ce que je vois, c'est que quand un grand projet industriel est là, quand la volonté d'aboutir est manifeste, on trouve une solution, et que les règles font beaucoup plus mal aux petits projets, par exemple quand une PMI veut s'agrandir sur un terrain qu'elle avait gardé en réserve et laissé en l'état - je le sais pour avoir une usine près de Reims...

Comment assurer que les règles protectrices de l'environnement n'empêchent pas ce type de développement que nous voulons pour notre pays ? Car il faut bien voir que si une PMI ne peut pas s'agrandir là où elle est implantée, elle ne s'agrandira tout simplement pas, parce qu'elle n'aura généralement pas les moyens d'aller s'implanter sur un autre site. Or, ne pas pouvoir s'agrandir peut menacer l'avenir d'une entreprise.

La question du foncier est donc une préoccupation majeure. Lors des discussions sur la loi relative à l'industrie verte, nous avions demandé que la sobriété foncière, qui est un bon objectif, ne se transforme pas en une interdiction, en un « zéro », et nous avons alerté sur les risques de dommages économiques. Nos voisins européens ont trouvé des solutions bien plus pragmatiques. Nous savons qu'il y a des friches que des industriels n'ont pas dépolluées et qu'il faut traiter ce problème en responsabilité, qu'il y a là un sujet juridique, mais aussi un sujet de moyens. Il faut de la sobriété, ne pas être trop gourmand en espace, mais si l'on interdit trop strictement, on aura des conséquences négatives, en empêchant des projets de se faire. Nous alerterons, sensibiliserons les collectivités concernées, mais nous savons d'ores et déjà, pour répondre à votre question, que la contrainte foncière sous forme d'interdit, de « zéro », est un frein, en particulier pour les petits projets.

Le raisonnement est le même pour les recours juridiques. Je suis tout à fait favorable à l'État de droit, mais est-ce que cela impose qu'il y ait cinq voies de recours, que les opposants aux projets industriels savent très bien faire se succéder dans le temps ? Il y a de quoi réfléchir... Il ne s'agit pas de priver chacun de nous du droit de se faire entendre et d'accéder à la justice, mais cela pourrait se faire par une seule voie et avec un calendrier clair.

Dans l'exemple que vous citez de Bridor, les recours successifs se sont étendus sur dix ans ! Ce n'est pas raisonnable. C'est ce qui a fait renoncer à l'extension. L'activité économique peut très bien s'accommoder du rythme de la justice, mais pas au point de devoir attendre dix ans pour réaliser un projet d'extension.

Nous ne sommes pas dans le secret des négociations entre EDF et les entreprises électro-intensives. Il nous semble que les choses avancent doucement, et qu'il faut, effectivement, trouver des accords avant la fin de l'Arenh, l'an prochain. Le délai est court, en particulier pour tous ceux qui veulent investir, il faut avancer. Je reconnais la volonté d'EDF d'y parvenir, mais les négociations sont complexes, en pratique, les sujets sont nombreux et les outils ne sont pas tous faciles à mobiliser. Ce que nous rappelons, c'est que la nouvelle politique énergétique d'EDF comptera pour une part décisive dans la compétitivité de nos entreprises électro-intensives. Le Gouvernement a prévu une clause de rendez-vous avant l'été, et il a placé la compétitivité comme élément clé d'évaluation des accords, c'est un bon signe. Nous allons continuer d'avancer et cela demandera peut-être quelques amendements à la loi en projet et dont on nous dit qu'elle vise le cadre de l'activité économique - plutôt que des questions aussi précises que la compétitivité liée au prix de l'énergie, ce qui est pourtant central pour notre industrie.

M. Philippe Grosvalet. - J'habite dans l'estuaire de la Loire, un espace très sensible sur le plan environnemental mais aussi sur le plan social, et où se développent des industries diverses : des industries carbonées, avec une raffinerie, une centrale au charbon, mais aussi des usines où se construisent des avions, des paquebots, ... Nous sommes également le premier territoire à accueillir un parc éolien offshore en France. Tout ceci fait de nous un micro laboratoire du développement industriel, soit pour des implantations nouvelles, soit pour développer nos industries préexistantes.

Or, le monde industriel me parait encore trop peu à l'écoute de cette double sensibilité : d'abord celle de notre environnement, avec notamment chez nous la question de l'eau, de l'air, du sol ; et ensuite la sensibilité citoyenne. Sachant que, si elle n'est pas prise en compte, il n'y aura pas de développement industriel.

Il y a encore des entreprises « voyouses », comme par exemple Yara à Montoir-de-Bretagne, qui préfèrent payer des amendes plutôt que de se conformer à nos règlements sur les rejets industriels dans l'atmosphère.

Je crois donc que le monde industriel ne prend pas toujours, en tout cas pas suffisamment, en compte cette culture nouvelle de notre société, alors que c'est nécessaire pour développer de nouveaux projets industriels.

Comment percevez-vous l'évolution de la part industrielle consacrée aux énergies renouvelables ? C'est un enjeu important. Les Chantiers de l'Atlantique ont par exemple pris une commande américaine pour une sous-station éolienne, qui représente un montant une fois et demie supérieur à celui des plus gros paquebots du monde... Que pensez-vous de notre engagement industriel sur les énergies renouvelables ?

M. Christian Redon-Sarrazy. - L'industrie représente directement plus de 3 millions d'emplois, mais plusieurs décennies de désindustrialisation ont laissé des traces durables, en particulier au niveau des compétences. Fin 2022, 65 % des entreprises du secteur manufacturier déclaraient avoir des difficultés de recrutement, ce pourcentage n'a jamais été aussi élevé. Depuis 2000, cette pénurie concerne tous les niveaux et, malgré le nombre d'offres, on observe toujours un déficit d'orientation vers les filières industrielles, en dépit notamment de belles perspectives de carrière offertes par exemple par les écoles d'ingénieurs et les parcours de formation. L'apprentissage a fortement progressé mais on atteint un plafond. Pensez-vous que les recrutements à venir seront, en volume et en qualité, à la hauteur des besoins de la réindustrialisation que nous souhaitons tous ? Sinon, quelles sont les pistes pour y parvenir ?

Mme Amel Gacquerre. - On perçoit une prise de conscience salutaire de ce que la réindustrialisation exige des mesures très diverses, par exemple sur le logement et sur la mobilité, j'aimerais insister sur le besoin de réponses adaptées aux territoires. Car s'il y a des tensions sur les recrutements, c'est aussi parce qu'il y a une « évaporation » des jeunes formés à l'industrie - des jeunes qui ont pris la voie industrielle par défaut et qu'ils ne veulent pas continuer, ou d'autres qui se sont formés à des métiers qui manquent sur leur bassin d'emploi. Or, il y a des solutions, en particulier avec les écoles de production, qui répondent à des besoins concrets : comment les développer ? Quelle est, ensuite, la réponse globale à apporter aux besoins, liés à la réindustrialisation, en termes de logement, de services, de mobilité ? On le voit actuellement à Amiens, avec l'annonce par Tiamat d'implantation d'une gigafactory pour produire des batteries électriques, c'est une implantation très importante à l'échelle du territoire.

Enfin, la Cour des comptes a estimé que nous n'avions pas assez avancé sur la relocalisation : qu'en pensez-vous ?

M. Alexandre Saubot. - Je le redis, l'industrie est engagée sans état d'âme sur une trajectoire de décarbonation : c'est le sens des engagements de filières et des contrats de transition écologique. Mais nous le faisons dans la perspective que j'ai dite dans mon propos liminaire : comment assurer que cette trajectoire est soutenable financièrement et compatible avec notre compétitivité ? Dans la majeure partie des cas, cela revient à parler du prix de l'énergie, puisque la transition écologique consiste principalement à remplacer une source d'énergie fossile, par une source d'énergie décarbonée. Or, vous le constaterez en faisant la somme de tous nos engagements : l'industrie est la seule à pouvoir démontrer qu'elle est au rendez-vous des obligations qui lui ont été fixées par la loi. Nous travaillons déjà aux engagements qui pourraient nous être demandés à l'avenir.

S'agissant des énergies renouvelables, je suis agnostique en matière de technologies : ce qui importe, c'est d'émettre moins de carbone, et chaque pays y contribue avec la technologie qui a sa préférence, en fonction de son histoire, de ses ressources, des techniques qu'il maitrise. Dans cette perspective, je ne vois pas bien pourquoi on imposerait des énergies renouvelables à un pays comme le nôtre, dont la production électrique est déjà décarbonée - et même la plus décarbonée d'Europe, l'Allemagne produisant une électricité cinq à dix fois plus carbonée que la nôtre !

Il me semble que chaque pays doit pouvoir choisir sa voie, pour réaliser l'objectif partagé d'une énergie décarbonée. Des pays du Nord de l'Europe, qui ont beaucoup d'hydroélectricité, par exemple, remplissent leurs objectifs de décarbonation avec du renouvelable sans avoir besoin d'autre chose. Ce n'est pas notre cas, je crois que c'est à la représentation nationale de faire ces grands choix stratégiques, après en avoir débattu.

Sur les difficultés de recrutement et sur la formation dans l'industrie, je crois que c'est la transparence qui fera avancer. Tout cursus de formation, initiale ou continue, doit pouvoir dire à ceux qui s'y engagent le taux de diplôme, le taux d'insertion dans l'emploi et le niveau de revenus en sortie de formation. Si on fait l'exercice clairement pour chaque formation, chacun y verra déjà plus clair.

Pour avoir siégé à Pôle emploi, je sais que ce n'est pas le cas et que bien des gens font des choix de formation qu'ils peuvent regretter par la suite, à l'entrée sur le marché du travail. Je crois que l'industrie a des atouts à faire valoir, sur l'insertion professionnelle mais aussi sur le sens qu'il y a à s'engager dans l'industrie française, qui est probablement le meilleur endroit qui soit pour sauver la planète - puisque notre industrie est plus respectueuse de l'environnement que les autres, donc produire en France, c'est mieux pour la planète que produire ailleurs... Ce qui aidera, donc, c'est la transparence. On a fait beaucoup de progrès sur l'apprentissage, les demandes des industriels sont désormais bien mieux prises en compte.

Je ne sais pas de combien de nouveaux salariés nous aurons besoin dans les prochaines années, je n'ai pas le fétichisme des chiffres, mais je pense que ce qui compte, c'est que tous ceux qui pourraient avoir envie de s'engager dans l'industrie puissent le faire, qu'ils soient encouragés, formés, soutenus. Nous avons notre responsabilité comme industriels, c'est pourquoi nous avons mené des campagnes pour donner envie de travailler chez nous, y compris avec les régions, par exemple avec l'expérience de « la Fabrique de l'avenir ».

En fait, nos métiers ne sont pas connus parce qu'on ne les voit pas, l'usine est un monde fermé, séparé, où l'on n'entre pas quand on est un enfant, un jeune - c'est même le seul secteur avec lequel les enfants n'entretiennent aucune interaction, par contraste avec l'agriculture, le bâtiment, le commerce ou les services. C'est aussi pourquoi nous défendons l'idée de généraliser des visites d'usine à l'école primaire, pour que tout enfant ait visité au moins une usine au cours de sa scolarité. Ils adorent ça, et constatent que la vie en usine est loin de ce qu'on en dit ou des images d'Épinal ! Nous travaillons à un tel projet avec les collectivités territoriales et l'Éducation nationale.

Sur la réponse globale et l'ancrage dans les territoires, enfin, je partage cette idée très claire : on ne fera rien sans le soutien et l'accompagnement des territoires qui accueillent l'industrie, c'est indispensable à l'acceptabilité de nos projets. Mais celle-ci tient aussi à d'autres facteurs, à des enjeux lourds d'équipements publics, d'écoles, d'infrastructures, où l'industrie peut aider, mais où elle ne peut pas tout faire, il faut y travailler ensemble, c'est décisif.

Je me garderai de répondre en détail sur le rapport de la Cour des comptes, ce qui compte pour moi c'est la réindustrialisation : il n'y a pas une bonne ou une mauvaise industrialisation, elle est utile dans tous les cas et il faut faire passer le message que toute personne qui souhaite implanter une industrie en France, est bienvenue.

Mme Sylviane Noël. - Le MACF va renchérir le prix de l'acier et de l'aluminium pour les industriels européens, alors que leurs concurrents hors d'Europe qui ne subiront pas ce surcoût pourront y importer leurs produits transformés sans taxe. De plus, ce mécanisme renchérit grandement le coût administratif pour les TPE et les PME industrielles sous-traitantes, sans parler des risques d'infraction douanière et même des surcoûts par l'application de valeurs pénalisantes dans les cas où les déclarations ne seraient pas fournies ou erronées. La période transitoire actuelle doit nous permettre de tout faire pour que le champ d'application de cette taxe soit élargi à d'autres produits transformés, aux composants, mécanismes et aux biens d'équipement comportant une forte proportion d'acier, sous peine d'une distorsion de concurrence majeure. Où en sont les discussions avec la Commission européenne, qui doit faire des propositions législatives en ce sens ? Et quelles sont les pistes concrètes pour trouver un autre système neutralisant l'effet du prix carbone sur la compétitivité relative de la filière aval avec le reste du monde ?

M. Yves Bleunven. - Le foncier devenant une ressource rare, l'industrie risque fort d'être la variable d'ajustement : on préfèrera partout faire du tertiaire, du col blanc, plutôt qu'implanter une usine. Or, un territoire sans emploi industriel perd des compétences pour ses habitants, réduit leur employabilité. La labellisation Territoire d'industrie va dans le bon sens, mais on n'en fait pas assez pour rééquilibrer les choses : qu'en pensez-vous ?

Certains territoires envisagent de passer par le bail emphytéotique : quel est votre analyse de cet outil ?

Enfin, la réindustrialisation ne se fera pas sans une politique du logement adaptée. On sait l'importance de la participation des employeurs à l'effort de construction (Peec), le 1 % patronal, mais je pense qu'il faut aller bien au-delà et interroger son fonctionnement, pour assurer un juste retour dans les territoires qui s'engagent dans l'industrie.

M. Serge Mérillou. - Que pensez-vous du dispositif « Site clé en main », prévu dans la deuxième phase du programme Territoires d'industrie ? Il devrait faciliter l'accès au foncier, mais est-ce que cela vous paraît à la hauteur des besoins - et quels seront les critères à respecter pour ces sites ?

Le dernier tableau de bord de France Industrie, publié en décembre, évoque la prudence des entreprises industrielles en matière d'investissement et d'emploi. Or, on s'apprête à ouvrir le dispositif du volontariat territorial en entreprise, pour attirer des jeunes talents dans les PME et les ETI industriels : le moment est-il bien choisi, quand l'investissement ralentit ? Les entreprises industrielles sont-elles en capacité d'accueillir ces jeunes ?

M. Alexandre Saubot. - Je n'ai pas grand-chose à ajouter sur ce que vous dites à propos du MACF. Nous sommes tous d'accord sur le principe de la taxe carbone, qui vise à faire changer les comportements et à inciter par le prix à la décarbonation de la production. La difficulté, dans un monde ouvert, c'est de parvenir à ce qu'une telle taxe existe partout, au risque, sinon d'affaiblir la compétitivité de nos entreprises, qui sont les seules à la payer. Or les États-Unis et la Chine ont dit qu'ils ne feraient pas de taxe carbone, et avec l'IRA, les Américains font clairement le choix de subventionner la production décarbonée sans renoncer du tout aux énergies fossiles.

Ensuite, il est plus difficile qu'on ne le croit d'appliquer la taxe carbone aux produits qui entrent en Europe. Si c'est relativement facile pour un tube d'acier, c'est beaucoup plus difficile pour des produits avec de nombreux composants, par exemple une voiture - en réalité, pour y parvenir, il faut que le producteur se montre de bonne volonté, qu'il en soit d'accord pour dire combien de carbone entre dans la fabrication du produit. Nous l'avons clairement dit au Gouvernement, à la Commission européenne, nous avons alerté sur les risques de délocalisation industrielle, puisqu'avec la taxe carbone sur les seuls produits européens, il devient plus compétitif de transformer les produits hors d'Europe ; on nous a d'abord répondu que ce n'était pas un vrai problème, puis, progressivement, que la question méritait d'être posée, puis qu'on recherchait une solution - le résultat, c'est qu'en trois ans, nous n'avons pas obtenu de réponse claire. Ce que nous demandons en conséquence, c'est de se concentrer sur la compétitivité de nos entreprises : tant qu'on n'a pas trouvé d'alternative qui préserve la compétitivité de nos entreprises européennes, il ne faut pas réduire les quotas gratuits, c'est une condition de survie pour notre secteur industriel.

Sur les abus de recours et les aménagements qu'il faudrait apporter pour que ces procédures n'entravent pas la réindustrialisation, je crois que c'est à la représentation nationale de se prononcer. Nous alertons, nous, sur les méfaits d'un droit qui multiplie les voies de recours, les délais, qui élargit l'intérêt à agir, qui rend toujours plus complexe les dossiers préalables à la construction d'une usine - on peut se demander ce qu'il resterait de certaines ONG si on appliquait à leurs finances et à leur organisation la transparence et les contraintes qu'on impose aux industriels... Ces questions relèvent de la loi. Je crois à la vertu des contre-pouvoirs, les industriels seront d'autant meilleurs qu'on leur demandera des comptes et qu'ils devront respecter des règles claires et débattues - mais je sais aussi qu'à partir d'un certain niveau de complexité et de procédure, on empêche les projets : c'est au législateur de définir clairement le point d'équilibre.

Le bail emphytéotique ne fait pas partie de notre culture, il inquiète plutôt qu'autre chose. Je crois qu'en réalité, si des friches ne sont pas utilisables, c'est parce que la responsabilité n'a pas été assurée dans le temps, c'est parce que le coût de la dépollution n'a pas été anticipé. C'est tout cet ensemble de questions qu'il faut traiter, sur le plan juridique, sachant que le contexte a changé et qu'il faut sortir du gel de terres industrielles.

Les « Sites clé en mains » présentent l'avantage d'être prêts à l'emploi, mais on ne peut pas leur demander de savoir à l'avance à quelle industrie ils serviront. On ne peut pas non plus exiger des industriels qu'ils s'installent seulement sur ces sites... Nous faisons passer le message de la sobriété, mais c'est bien l'investisseur qui décide s'il préfère telle ou telle implantation, en fonction d'un ensemble large de facteurs, où entrent bien sûr les considérations du logement, des infrastructures de transport, de la main d'oeuvre dans le bassin d'emploi. Nous devons être humbles, la tâche est immense. En tout cas, nous sommes pour la sobriété foncière et nous faisons du reste remarquer que l'industrie occupe moins de 1 % du territoire national...

M. Yannick Jadot. - Notre pays a beaucoup délocalisé, surtout pour des questions de coûts sociaux, et aujourd'hui il réindustrialise autour de la question climatique, de la décarbonation. C'est incontestablement le résultat de la conviction des chefs d'entreprise, de leurs équipes, des salariés, mais aussi de la loi, de la norme. On parle facilement « des industriels », mais il n'y a guère de position commune sur la question du carbone et le mécanisme d'ajustement carbone, tel que nous le connaissons, résulte d'un compromis.

L'Europe fait face aux États-Unis et à la Chine, qui investissent massivement dans une nouvelle industrie décarbonée autour de la transition écologique. Ils le font avec des normes, mais surtout avec de l'investissement et en mobilisant leurs marchés publics. Êtes-vous favorable à un emprunt européen pour servir une politique industrielle de soutien aux entreprises, comme le font les États-Unis avec 370 milliards de dollars ?

La réciprocité peut vouloir dire, pour les autres, être aussi ouverts que l'Europe, ou bien pour nous, être aussi fermé que les autres - on ne parle alors pas du tout de la même chose. Êtes-vous favorable à un Buy European Act, actuellement évoqué, ou bien y êtes-vous défavorable, comme la plupart des organisations industrielles et économiques au niveau européen ?

M. Rémi Cardon. - La loi sur l'industrie verte a voulu faciliter la construction d'usines, financer l'innovation industrielle, et contribuer à « verdir » l'industrie en transformant les procédés de production. Les crédits qui sont alloués à l'industrie verte par France 2030 sont encore timides, à l'aune de ce qui se fait aux États-Unis, mais c'est déjà un pas. Vous dites que pour réindustrialiser, il y a trois enjeux : la compétitivité, l'énergie et les compétences. Dans le cas de Tiamat, à Amiens, on a commencé par les compétences, on a misé sur la recherche, et l'Université Picardie-Jules Verne a mis des moyens conséquents sur ce dossier. Or, il me semble qu'on ne va pas assez loin dans le soutien à la recherche, la politique industrielle parait se focaliser sur quelques éléments facilitateurs comme les labels « Territoires d'industrie », plutôt que d'abonder une stratégie articulée à partir de la recherche : qu'en pensez-vous ?

M. Bernard Buis. - Le ministère de l'industrie a lancé le concours « une Assise pour l'industrie », ouvert jusqu'en juin prochain, invitant les élèves de la filière industrielle à produire un prototype physique ou à réaliser une maquette virtuelle ou encore une production numérique. Où en sont les inscriptions à ce concours ?

M. Alexandre Saubot. - Il est très difficile de définir la quantité de carbone entrant dans la composition d'un produit fini, sans la coopération du producteur ni garantie contre les détournements...

M. Yannick Jadot. - Pour une voiture, on sait faire...

M. Alexandre Saubot. - Non, il n'y a pas de réponse robuste aux mesures de contournement et à certaines pratiques commerciales.

Il n'y a pas de consensus entre organisations patronales européennes sur le projet d'un Buy European Act, mais France Industrie soutient ce projet. En fait, quand on compare la situation des deux côtés de l'Atlantique, on constate vite qu'une différence majeure tient au fait qu'aux États-Unis, il n'y a qu'une nation, alors qu'en Europe, il y en a plusieurs, avec des intérêts nationaux qui se perçoivent comme différents : il est alors bien plus difficile de s'entendre sur un Buy European Act comme le font les Américains avec leur Buy American Act, et on doit bricoler des règles à l'échelon européen, qui sont bien moins robustes que ce que font les Américains et les Chinois - lesquels n'ont, eux, aucun état d'âme à écarter de leurs subventions ou de leurs marchés publics tout ce qui ne vient pas de chez eux.

Je suis un adepte du libre-échange, mais il faut que les règles soient équivalentes. On a vu, dans les années 1930, que la fermeture des marchés nationaux avait aggravé la crise, mais quand tous les marchés se ferment, c'est le dernier à le faire qui souffre le plus.

France Industrie entend participer pleinement à la définition du point d'équilibre entre ce qu'on peut faire pour décarboner, et ce qui menace le maintien de l'activité - ce point d'équilibre au-delà duquel « faire mieux », c'est « faire moins », parce que c'est « faire ailleurs ». Nous sommes un partenaire de dialogue pour construire ce point d'équilibre, avec les pouvoirs publics dans leur ensemble.

Sur la recherche, un travail important a été fait avec France 2030, avec le rapport de Benoît Potier, 14 filières d'avenir ont été identifiées, les priorités ont été énoncées avec le monde économique et c'est sur cette base que l'État a défini sa politique industrielle. Nous sommes convaincus que l'industrie de demain et la réindustrialisation de la France se feront sur de l'innovation, de la technologie, de la montée en gamme - tout ceci demande de l'investissement. Le crédit d'impôt recherche (CIR) est un outil formidable, il bénéficie à l'industrie - alors je n'ai qu'un seul message à son propos : ne touchez à rien !

Le concours « une Assise pour l'industrie » est ouvert jusqu'en juin, il est trop tôt pour en faire un bilan même chiffré. Il témoigne d'ores et déjà qu'on se prend en main pour faire rêver sur l'industrie, c'est une bonne chose.

Mme Anne-Catherine Loisier. - L'accès aux métaux rares est décisif pour la réindustrialisation. Or, l'Europe, et la France en particulier, n'en produisent presque pas et en transforment peu, puisque 40 à 90 % sont transformés en Chine, ce qui rend nos industries dépendantes de cette source d'approvisionnement. Comment évolue le Fonds « métaux », créé en mai dernier, ainsi que le Critical War Materials Act européen, adopté au printemps dernier ? Ces outils sont-ils à la hauteur de l'enjeu ?

M. Franck Montaugé. - Êtes-vous favorable à la conclusion de Power Purchase Agreements (PPA), ces contrats d'intéressement de gros consommateurs d'électricité qui investissent dans la décarbonation de l'électricité ? N'est-ce pas un outil pour rendre le prix de l'électricité plus prévisible ? Quelle place, ensuite, voyez-vous pour les Small Modular Reactor (SMR) dans l'industrie ?

M. Jean-Marc Boyer. - Dans mon département, l'industrie pneumatique Michelin travaille beaucoup sur la décarbonation. Vous nous parlez de surtransposition, qui pénalise nos entreprises, mais qui en décide finalement - dans l'industrie et dans les autres secteurs ? À vouloir être plus vertueux que nos voisins, ne pensez-vous pas que le verdissement à la française conduise notre économie sur la pente de la décroissance ?

Mme Sophie Primas. - Vous avez parlé du défi de la compétitivité, en indiquant que les entreprises françaises étaient plus taxées que les autres. De combien, et quelles taxes voudriez-vous encore voir baisser ? Vous nous dites qu'on ne fera rien sans le territoire d'accueil, mais ce que l'on voit avec la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), c'est que les territoires vont obtenir une compensation, en lieu et place d'une recette dynamique : n'est-ce pas contradictoire ?

Vous êtes favorable aux écoles de production, mais comment l'industrie s'engage-t-elle à leurs côtés, concrètement ?

Enfin, nous avons beaucoup bataillé, au Sénat, pour mettre le logement dans la loi pour l'industrie verte, parce que nous considérions que les très grandes entreprises qui s'implantent viennent avec beaucoup de salariés qu'il faut loger. Nous n'avons guère réussi sur ce point : qu'en pensez-vous ?

M. Fabien Gay. - Je suis un peu frustré parce que vous vous arrêtez au milieu du gué : vous nous proposez des solutions, mais pas toutes. On parle de supprimer encore des impôts, mais pourquoi ne pas parler également des 160 milliards d'euros de cadeaux fiscaux aux entreprises françaises, qui sont les plus aidées au monde ? Vous dites également que vous êtes pour le libre-échange, le marché, et vous vous félicitez que l'électricité française soit la plus décarbonée en Europe, très bien. Mais vous ne dites pas que si l'on y est parvenus, ce n'est pas par le libre-échange, par le seul fonctionnement du marché, mais grâce au service public de l'électricité, placé pendant des décennies en situation de monopole. Les entreprises croient au marché, mais quand il se dérègle, elles en appellent à l'État !

Je crois donc que la crise énergétique actuelle pose une alternative claire, dont nous devons débattre en tant que telle. Soit on constate que les prix du marché s'envolent, et on se résout à laisser faire la régulation par le marché, en acceptant que des entreprises ferment ; soit on se dit qu'on peut en revenir à un service public de l'électricité, à un monopole public, parce qu'on peut en maîtriser les coûts de production et les prix. Je crois qu'il faut se poser sérieusement la question.

Je dirai que c'est la même chose sur les salaires, sur les normes sociales et environnementales. Vous dites qu'il y en a trop, qu'il en faudrait moins - mais à quel modèle vous référez-vous ? De mon côté, je ne rêve pas d'un système où les salariés sont payés 200 euros par mois...

M. Alexandre Saubot. - Moi non plus...

M. Fabien Gay. - Je vous en donne acte très volontiers, mais il faut cependant nous dire de quelles normes sociales vous parlez, quand vous dites qu'il y a trop de normes sociales : êtes-vous pour faire baisser les salaires dans l'industrie ? Il faut être précis, c'est dans le dur qu'on voit mieux les choses...

M. Daniel Salmon. - Vous dites qu'il n'y a pas de bonne ni de mauvaise industrie, peut-être, mais ce qui compte, c'est qu'elle a lieu dans notre biosphère, et qu'elle doit s'y intégrer. Le photovoltaïque se développe à vitesse exponentielle dans le monde, 415 gigawatts étaient installés l'an passé, on sera à 1 000 gigawatts en 2030. L'Inde et les États-Unis ont fermé leurs marchés aux panneaux bradés de Chine. Que fait-on de notre côté ? Quelle est votre vision sur ce point ?

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Quel est l'avis de l'industrie sur le projet de fusion entre l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) ?

M. Alexandre Saubot. - La souveraineté, ce n'est pas tout faire tout seul, c'est faire suffisamment de choses suffisamment bien pour qu'on soit aussi dépendant des autres qu'ils sont dépendants de nous. Quand on parle de métaux rares, dont l'Europe est quasiment dépourvue, alors que notre industrie en a besoin, le travail pour assurer au mieux notre souveraineté - et c'est ce qu'on fait dans le Fonds métaux - consiste à bien cartographier nos sources d'approvisionnement, à bien analyser nos contrats, pour s'assurer une diversité suffisante d'approvisionnement et garantir aussi que nos fournisseurs ne nous « couperont pas les vivres » sans se faire suffisamment mal à eux-mêmes, de telle sorte qu'il n'en soient pas tentés.

Les PPA existent déjà sur les énergies renouvelables, ils peuvent être appliqués au nucléaire, mais il faut encore en définir toutes les modalités d'application, en particulier le prix, la durée, les conditions de sortie. Les SMR seraient un levier formidable d'industrialisation, s'ils sont sûrs, en particulier pour les territoires ultramarins - mais tout ceci demande qu'on lève un certain nombre de barrières.

Qui décide de surtransposer ? Le Parlement, pour ce qui est de la loi, le Gouvernement, pour ce qui est du règlement. Ce que nous demandons, nous, c'est qu'on se pose la question de la faisabilité technique des règles nouvelles et de leurs conséquences pratiques sur la production. De notre côté, nous alertons, mais ce n'est pas nous qui pouvons en décider.

Quels impôts de production diminuer ? Nous militons pour réduire tout ce qui pèse de manière anormalement élevée sur l'industrie. L'industrie représente 12 % du PIB mais paie 25 % de la CVAE : cette contribution a donc un effet anti-industriel. Même chose pour la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S). Ensuite, je crois qu'il faut trouver des solutions pour conserver un lien entre activité économique et territoire, y compris sur le plan fiscal. Il y a des solutions accessibles autour d'impôts nationaux dynamiques. Je crois qu'il faut travailler sur les assiettes fiscales, pour établir le lien entre l'activité exercée sur un territoire, et la quote-part d'impôt que reçoit le territoire - pour que le territoire qui accueille la production reçoive plus d'impôts. Je n'ai pas les éléments techniques pour en exposer le fonctionnement ni les modalités, mais nous sommes prêts à travailler sur de telles pistes.

Sur les salaires et le modèle social, ensuite, je me répète : l'industrie de demain est innovante, il y a une montée en gamme et en compétences, donc en salaire également, l'idée n'est pas d'avancer en rognant toujours plus sur les salaires. Le raisonnement est le même pour les normes.

Enfin, nous sommes favorables au rapprochement entre l'ASN et l'IRSN, parce que notre pays a un projet industriel formidable de construire jusqu'à 14 nouvelles centrales nucléaires, mais qu'il est encore le seul à avoir une organisation duale qui ne peut que freiner ce projet, le regroupement fera gagner en transparence, en simplicité, en efficacité. Les Américains ne sont pas moins soucieux que nous pour leur sécurité, leur système est plus efficace, leurs centrales plus disponibles, nous avons des progrès à faire de ce côté.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Merci beaucoup pour votre disponibilité.

La réunion est close à 11 h 05.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Arnaud Rousseau, président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA)

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Je remercie très sincèrement M. Arnaud Rousseau, président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), syndicat majoritaire au sein de la profession agricole, d'avoir accepté d'échanger avec nos commissaires, dans une période extrêmement compliquée et alors même que votre syndicat est, avec d'autres, en première ligne pour faire entendre les multiples revendications de la profession agricole.

La crise à laquelle nous assistons depuis près de deux semaines maintenant peut d'ores et déjà être qualifiée d'historique. Il est vrai que l'agriculteur n'est pas du genre à aller manifester tous les quatre matins ! L'ampleur de la mobilisation à laquelle nous assistons témoigne donc bien d'un mal-être qui vient de très loin, que la chambre des territoires a senti croître au fil de ses nombreux travaux, que ce soit à travers le déclin de la compétitivité de la ferme France, ou bien par le prisme encore trop tabou du suicide en agriculture, que nos rapporteurs Françoise Ferrat et Henri Cabanel avaient très justement qualifié de « drame silencieux ».

Les maux de notre agriculture sont en effet nombreux, à commencer par un manque de reconnaissance, qui se traduit par l'agribashing, voire même par des actions violentes contre les agriculteurs, comme nous l'avons vu récemment à Sainte-Soline ; ensuite, par une problématique du revenu, qui ne concerne certes pas tous les agriculteurs, mais une part non négligeable d'entre eux ; en outre, par des retraites agricoles trop faibles alors même qu'une loi - votée à l'unanimité - censée permettre un calcul sur les 25 meilleures années n'est appelée à entrer en vigueur qu'en 2026.

S'y ajoute le fléau des normes et des surtranspositions franco-françaises qui minent notre compétitivité et placent nos agriculteurs en situation de concurrence déloyale avec nos partenaires les plus proches ; ainsi que des accords de libre-échange qui, trop souvent, ne rechignent pas à sacrifier l'agriculture européenne, encore considérée comme secteur non stratégique.

Le dernier de ces maux réside dans les ambiguïtés françaises intenables sur le Green Deal européen et sa déclinaison agricole, assurance d'une mort lente de notre modèle agricole et de ce qu'il reste de notre souveraineté alimentaire.

Face à cette sédimentation de problématiques, il est peu de dire que le Gouvernement a fort à faire. Le Premier ministre a tenté vendredi dernier de séduire les agriculteurs, en promettant de « mettre l'agriculture au-dessus de tout ». Très franchement, nous n'aurions pas pu mieux dire ! En revanche, nous aurions certainement pu mieux faire ! Et la déception est, il faut bien le dire, à la hauteur de la force de ces mots : quelques mesures de bon sens, certes, sur le gazole non routier (GNR) ou encore sur les haies, mais où est la vision ? Dix mesures technico-administratives et puis s'en va ! Ou du moins essaie, puisque les agriculteurs n'ont pas été dupes et que la mobilisation se poursuit plus que jamais.

Hier, lors de sa déclaration de politique générale, le Premier ministre a annoncé vouloir une « exception agricole française ». Encore une fois, on ne peut que saluer l'ambition, tout en restant dubitatif sur les traductions concrètes qu'emporteront toutes ces déclarations d'amour à notre agriculture...

Au sein de notre commission - nous l'avons déjà dit -, et je veux rendre hommage au travail de notre précédente présidente, Sophie Primas, si le Gouvernement entend travailler sérieusement au redressement de la ferme France, une proposition de loi transpartisane, votée ici au Sénat, est toujours sur la table puisqu'elle n'a pas été inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. Cette proposition ne règle peut-être pas tous les problèmes, mais je pense qu'il s'agit là d'une base de travail solide, fruit d'une concertation avec le monde agricole.

Je m'arrête là pour vous céder la parole, monsieur le président, pour que vous nous indiquiez comment vous accueillez les quelques annonces du Gouvernement et quelles suites vous entendez donner à votre mobilisation, qui, chacun le sait, aura bien une fin, mais sur laquelle vous êtes particulièrement déterminé.

Je rappelle que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. La vidéo sera ensuite disponible en vidéo à la demande.

M. Arnaud Rousseau, président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA). - Merci pour votre invitation et pour l'accueil qui m'est réservé dans votre commission. Vous m'aviez déjà invité quelques mois plus tôt, avec un diagnostic guère éloigné de ce qui se passe aujourd'hui.

Commençons par le constat que notre agriculture est reconnue comme étant l'une des plus durables au monde, avec des capacités de production dans des conditions économiques, environnementales et sociales parmi les plus élevées de la planète, ce qui ne veut pas dire que des progrès ne doivent pas continuer à être réalisés. Dans un monde ouvert à de nécessaires échanges, le secteur agricole est en proie à des questionnements forts et à des ajustements : il compte désormais moins de 400 000 exploitations, soit 100 000 de moins qu'en 2010. Un quart de ces 400 000 exploitations dégage moins de 25 000 euros de production brute standard, ce qui ne permet pas aux agriculteurs relevant de cette catégorie de vivre de cette seule activité.

Sur le plan sociologique, la moitié de la population agricole partira à la retraite dans les 10 à 12 années à venir, environ 166 000 exploitants devant prendre leur retraite à un horizon de 5 à 7 ans. Ces évolutions interviennent dans un contexte où les sujets de compétitivité, de défis climatiques et de décarbonation constituent autant de défis à relever pour les agriculteurs, au quotidien.

La FNSEA a coutume de dire qu'un agriculteur est d'abord un entrepreneur : quels que soient la taille de son exploitation, son territoire ou son type de production, il a besoin de dégager du revenu pour continuer à rembourser ses investissements, à préparer ses projets et bien évidemment à vivre. L'existence d'écarts de plus en plus importants au sein du secteur fait d'ailleurs partie des constats actuels.

Si le cadre évolue, la mission du secteur agricole reste inchangée : il doit produire pour nourrir, même s'il peut contribuer à des activités annexes telles que la production d'énergies renouvelables. Dans le cadre de la planification écologique, nous savons que l'agriculture est attendue sur des sujets de bouclage de la biomasse, même si nous ne disposons pas encore de toutes les réponses sur ce sujet, non pas par mauvaise volonté, mais simplement car nous ne savons pas boucler la totalité des chaînes. Les échanges à ce sujet se poursuivent avec le secrétariat général à la planification écologique (SGPE). D'autres pistes sont à explorer, dont l'installation de panneaux photovoltaïques sur les toits de nos élevages et l'agrivoltaïsme, sans oublier la méthanisation et peut-être d'autres solutions qui apporteront des éléments de réponses en termes de mix énergétique.

Sur le même registre, la question des aménités positives est posée : il faudra déterminer les modalités de rémunération des agriculteurs pour leur contribution à la décarbonation. Il existe d'ores et déjà des propositions en ce sens, même si elles ne sont guère développées à ce stade. Un agriculteur en capacité de prouver que son sol stockera davantage de carbone pourrait en retirer un bénéfice, et on peut imaginer que d'autres paiements pour les services environnementaux rendus viennent à l'avenir compléter ses revenus.

J'en viens aux conditions de production, en rappelant que l'essentiel des politiques publiques conduites en matière agricole sont des politiques européennes, au premier rang desquelles figure la politique agricole commune (PAC). Les problématiques de surtransposition et de subsidiarité croissantes sont posées dans ce cadre, qui se conjugue avec un volet national et avec les conditions dans lesquelles s'effectuent les échanges.

Je veux ici mentionner les accords internationaux en étant d'emblée très clair : la France agricole ne peut pas se passer des échanges. Qui imagine demain la viticulture concentrée sur le marché national ? Elle signerait ainsi sa fin programmée et immédiate. Qui imagine un tel repli pour les céréales au moment où nous menons une bataille géopolitique avec la Russie et l'Ukraine sur le continent africain ? Je pourrais également citer les produits laitiers transformés et un certain nombre d'autres produits.

Comme toujours, nous pouvons avoir à la fois des intérêts offensifs et défensifs. Parmi les intérêts que nous souhaitons protéger, la problématique de l'élevage est centrale, notamment par rapport aux sujets de planification écologique puisque le rôle essentiel de la prairie est mis en avant, tant sur le plan de la biodiversité que sur celui du carbone. Pour autant, conserver des bovins en lait ou en viande s'avère compliqué pour les éleveurs, alors que nous ne pouvons pas envisager d'avoir des prairies inoccupées : celles-ci ont une fonctionnalité, celle de nourrir un troupeau.

Les conditions de réciprocité des accords commerciaux, notamment lorsque l'on prévoit d'importer de la viande bovine, interrogent le monde agricole. L'agriculture apparaît en effet souvent comme une monnaie d'échange dans le cadre de ces accords, l'Europe exportant davantage de services et de produits manufacturés que les pays avec lesquelles elle négocie, qui s'appuient sur un secteur primaire plus important.

Cette question est directement reliée à celle des normes, au sujet desquelles des propos excessifs ont pu être tenus. Nous n'avons jamais prétendu qu'il fallait les supprimer, car elles peuvent parfois nous protéger, mais nous constatons malgré tout qu'il existe des problèmes de surtransposition qui suscitent l'incompréhension. Prenons le cas concret d'un élevage ovin en stabulation : lors de la tonte, la laine, qui ne se vend guère dans un marché très déprimé, ne peut pas être répandue au sol après broyage pour en faire une litière, le procédé étant interdit par la réglementation au motif qu'il s'agit d'un déchet, ce que l'agriculteur peine à comprendre.

Vous avez évoqué à juste titre la sédimentation et l'accumulation de règles et de normes qui ont conduit progressivement à un trop-plein et à la situation actuelle. Je le dis, l'attente des agriculteurs actuellement mobilisés est énorme, avec à la fois des problématiques nationales, mais surtout de nombreux sujets européens dont on sait - je l'ai rappelé ces derniers jours, en essayant d'appeler au calme et à la raison - qu'ils ne peuvent être réglés rapidement.

Au plan national, nous souhaitons faire évoluer une série de sujets d'ordre législatif, notamment dans le cadre du futur pacte et de la loi d'orientation et d'avenir agricoles (PLOAA), déjà reporté à plusieurs reprises puisqu'il a été question d'un examen devant les assemblées début 2023, puis durant l'été, puis à la fin de l'année, avant que le Premier ministre n'indique vouloir prendre quelques semaines supplémentaires pour compléter le texte, ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Nous voulons qu'y figurent, tout d'abord, des éléments sur les modalités d'installation et de transmission des exploitations agricoles, bien distinctes de celles applicables aux entreprises commerciales et industrielles. Il importe ainsi de définir des moyens pour attirer des jeunes et les aider à se lancer dans le métier, tout en garantissant des conditions correctes à ceux qui quittent la profession, afin qu'ils ne restent pas agriculteurs jusqu'à 70 ou 75 ans, avec la pénibilité qui en découle.

Le sujet de la compétitivité, ensuite, devra être abordé, dans le prolongement des travaux menés par le Sénat autour d'une proposition de loi transpartisane consacrée à cet enjeu. Enfin, l'impératif de la souveraineté alimentaire devra conduire à la reconnaissance du rôle primordial de l'agriculture, véritable activité d'intérêt général majeur.

Nous sommes demandeurs d'études d'impact dès lors que des décisions telles que le Green Deal sont prises : celui-ci s'avère un échec, tant pour les associations environnementales que pour la production. Au terme de cinq ans de mandat, la quasi-totalité de l'Europe agricole est en colère, le commissaire européen en charge de l'agriculture n'ayant pas été à la hauteur de la tâche qui lui incombait. Les citoyens européens se prononceront à ce sujet lors des élections de juin.

Je tiens d'ailleurs à souligner que la FNSEA a veillé à rester dans le cadre d'une mobilisation professionnelle et tient à éviter toute récupération politique. Nos adhérents viennent de la gauche, du centre, de la droite et désormais un peu plus de l'extrême droite, et notre syndicat ne prend pas de position proprement politique. De plus, nos statuts interdisent aux adhérents de cumuler un mandat national ou régional avec l'exercice de responsabilités au sein du syndicat.

Dans un premier temps, nous avons été invités, comme l'ensemble des partenaires sociaux, à rencontrer le Premier ministre et de partager nos diagnostics respectifs. Poser un diagnostic partagé est un préalable. Je souligne, sur ce point, que l'agriculture dispose de forces comme de faiblesses et que les menaces auxquelles elle est exposée s'accompagnent aussi d'opportunités. Quant à l'opération de communication du Premier ministre menée vendredi dernier, force est de constater qu'elle n'a fait qu'ajouter à l'agacement qui a abouti à la situation actuelle.

Si de nombreuses critiques visent actuellement la FNSEA, je pense que le Gouvernement est satisfait de nous trouver pour savoir avec qui négocier. D'autres syndicats portent leurs revendications et seront également reçus par le Premier ministre. Pour ce qui nous concerne, nous avons relayé les propositions émanant du terrain et avons déjà mené plusieurs séances de travail. Nous souhaitons avancer point par point en faisant preuve de rigueur et en distinguant ce qui relève de l'échelon hexagonal, du décret et de la loi, des sujets qui seront traités au niveau européen. Une échéance électorale arrive et chacun pourra se positionner.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Venons-en aux questions des commissaires.

M. Franck Menonville. - Il convient de souligner à la fois la force de la mobilisation actuelle et l'esprit de responsabilité qui l'anime, les manifestations se déroulant dans le calme, vous en êtes d'ailleurs l'artisan.

Cette crise vient de loin et présente de multiples facettes, qu'il s'agisse des politiques européennes ou de l'érosion de la compétitivité de l'agriculture française du fait de la superposition de textes tels que la loi sur l'eau ou le Grenelle de l'environnement. De fait, on a demandé à l'agriculture de répondre à des demandes sociétales et environnementales sans réarmer sa compétitivité, pour reprendre un terme prisé par le Président de la République.

Quelles actions immédiates souhaitez-vous voir mises en oeuvre pour lever les barrages ? Quelles mesures plus structurelles attendez-vous du Gouvernement et de l'Europe afin de restaurer la compétitivité et la place de notre agriculture ?

M. Frédéric Buval. - En Martinique, certainement plus qu'ailleurs, la souveraineté alimentaire représente un vrai projet de société pour favoriser la production locale et permettre à la population de se nourrir convenablement, en quantité et en qualité. L'île comptait 2 680 exploitations agricoles en 2020, soit une baisse de 19 % par rapport à 2010. Les exploitants agricoles ne demandent pourtant qu'à être plus accompagnés pour produire davantage et répondre aux besoins du marché local, envahi par des produits d'importation, de dégagement et souvent de mauvaise qualité.

Aussi, je souhaite vous soumettre trois pistes de réflexion quant aux problématiques de l'agriculture outre-mer, à commencer par les spécificités du foncier et l'accès à la terre. En raison des conflits d'usages, des contraintes environnementales, climatiques et juridiques du fait de l'indivision, nos exploitations sont plus petites, plus enclavées et souffrent d'un sous-financement chronique pénalisant la rentabilité économique du secteur et donc, à terme, la création et la transmission des exploitations.

La deuxième piste a trait à l'identification de leviers de production et de commercialisation adaptés aux outre-mer. Comment aider, ainsi, les maires de Martinique qui ne parviennent pas, en dépit de la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (Égalim), à proposer des fruits locaux dans les cantines ? En effet, les productions locales pâtissent de coûts de production bien plus élevés que dans l'Hexagone en raison de l'éloignement géographique, coûts qui affectent l'ensemble de la filière et limitent les débouchés commerciaux. Nous proposons donc un plan d'accompagnement les filières courtes et locales.

La troisième piste porte sur l'adaptation des financements des chambres consulaires, entités qui sont souvent les rares interlocuteurs pour l'accompagnement technique et administratif des exploitants. En effet, comment accepter que tous les exploitants reçoivent la même somme forfaitaire, quel que soit le montant réel des pertes subies lors de catastrophes naturelles ? Comment votre syndicat entend-il porter les besoins urgents de simplification et d'accompagnement des agriculteurs d'outre-mer ?

M. Henri Cabanel. - Comme l'a rappelé la présidente dans ses propos liminaires, nous avions été à l'origine d'un rapport consacré au mal-être des agriculteurs en 2021, qui avait déjà identifié les causes conduisant aux revendications actuelles : revenus, agribashing, simplification, etc.

La première proposition issue de ce rapport consistait à faire de l'avenir de l'agriculture une cause nationale, soit un cap similaire à celui fixé par le Premier ministre lorsqu'il a évoqué la nécessité de placer l'agriculture « au-dessus de tout ». Pourquoi n'avez-vous pas repris notre proposition et ne nous avoir pas aidés à la mettre en place dès 2021 ?

Par ailleurs, ne pensez-vous pas qu'il est temps pour les filières d'adopter une véritable stratégie, à la fois nationale et territoriale ? Pour prendre l'exemple de la viticulture, comment peut-on concilier à la fois diverses primes - de plantation, d'arrachage ou de distillation - et la demande d'accès à l'eau ? Une clarification de la stratégie semble nécessaire.

Enfin, deux tiers du foncier disponible vont actuellement à l'agrandissement des exploitations, alors que 50 % des installations s'effectuent en dehors du cadre familial et qu'il existe des besoins. Comment pouvons-nous inverser cette tendance ? Les sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer), qui assument des missions de service public, doivent accompagner l'installation des jeunes.

M. Arnaud Rousseau. - Les discussions en cours portent sur le carburant, l'énergie, le coût du travail, ainsi que sur des sujets de filière tels qu'un plan d'ampleur en faveur de la viande bovine et de la filière laitière, sur fond d'une décapitalisation importante du cheptel. Je n'oublie pas le sujet de la viticulture. S'y ajoutent les enjeux de surtransposition en matière d'utilisation des produits phytosanitaires, je pense au conseil stratégique, au principe de séparation entre la vente et le conseil, ainsi qu'aux instruments de mesure actuellement en place. La question de l'eau sera également un sujet central. J'ai également échangé avec plusieurs élus locaux, dont la présidente du conseil départemental de l'Ariège : elle m'a fait part de son souhait d'installer des infrastructures de stockage de l'eau avec une maîtrise d'ouvrage du département, mais la réglementation actuelle ne le permet pas. Il faut pouvoir avancer sur ce type de dossiers, en distinguant bien sûr différents modèles adaptés à la réalité des territoires.

Sur le plan européen, au-delà de la PAC, une partie de la directive relative aux émissions industrielles (IED) concerne l'agriculture : en l'état, à l'issue de l'accord en trilogue, un élevage comptant 21 500 poules pondeuses pourra se retrouver, à l'horizon de 2028, en compétition directe avec son homologue ukrainien qui compte lui 1 million de volailles.

Pour en revenir aux accords commerciaux, celui en cours de discussion avec le Mercosur défraye la chronique. En effet, près de 100 000 tonnes de viande bovine supplémentaires pourraient arriver en Europe - il en rentre déjà 300 000 tonnes -, le sujet n'étant pas tant l'importation que les conditions dans lesquelles cette viande est produite. La comparaison avec les exploitations latino-américaines est édifiante, puisque celles-ci concentrent souvent 3 000 à 5 000 animaux, là où un élevage français moyen compte environ 80 vaches. Je ne nie pas qu'on puisse avoir par ailleurs des intérêts offensifs sur le Mercosur.

Quant à l'Ukraine, je souhaite être clair : l'Union européenne doit évidemment apporter son soutien à un peuple qui combat pour sa liberté et ses frontières, mais je rappelle aussi que ce pays est une puissance agricole de premier plan, qui représente environ un quart de l'Europe agricole. Pour ne prendre qu'un exemple, 700 000 tonnes de sucre ukrainien sont entrées sur le marché en 2023 contre 20 000 tonnes avant le conflit, d'où une déstabilisation du marché. Nous proposons de fixer, sur la base de clauses de sauvegarde, des volumes d'entrée de produits ukrainiens exemptés de droits de douane, les agriculteurs polonais et roumains exprimant d'ailleurs des opinions nettement plus tranchées que les nôtres sur ce sujet. Il n'est pas question d'un égoïsme du monde agricole, mais d'une réalité de marché qui se traduit ensuite par des fermetures d'unités de production telles que les sucreries sur le territoire national.

S'agissant de la simplification, la concertation dans les préfectures annoncée par le Premier ministre va dans le bon sens, et nous verrons si cet exercice inédit amène des résultats. Une annonce telle que celle faite sur le GNR et le pied de facture est à saluer : tout ce qui permet à l'agriculteur de se consacrer davantage à son activité qu'à remplir des papiers est positif.

Ensuite, demeurent à traiter les sujets législatifs, liés à l'installation et la transmission, la compétitivité et la souveraineté alimentaire.

Concernant la Martinique, le dispositif de minimis dépend du niveau européen pour éviter des situations de distorsion de concurrence, et est plafonné à 20 000 euros pour l'agriculture : nous demandons une révision à la hausse, comme cela a été décidé dans d'autres secteurs d'activité.

L'enjeu principal reste à nos yeux celui de la production, les bananeraies étant par exemple confrontées à des difficultés liées à des maladies parasitaires. Quant aux débouchés, je note que l'objectif fixé aux cantines - d'outre-mer comme de métropole - de proposer 50 % de produits durables et de qualité, dont 20 % de produits biologiques, n'est pas atteint, pas même pour celles de l'État. Les élus locaux connaissent bien l'enjeu de l'accessibilité du prix de la cantine : si la moindre augmentation est sensible, il faut pouvoir agir sur ce levier pour éviter de proposer des produits importés à bas coût.

Le sujet du foncier dépasse le cadre ultramarin. Le schéma directeur régional des exploitations agricoles (Sdrea) détermine l'attribution des terres disponibles, avec l'installation comme premier critère, suivie de la consolidation des exploitations existantes puis de leur agrandissement. Je précise, en outre, que les Safer ne sont pas systématiquement impliquées dans la mesure où les affaires peuvent être conclues de gré à gré.

Les éléments relatifs à la transmission ont également été renforcés dans le cadre de la loi 23 décembre 2021 portant mesures d'urgence pour assurer la régulation de l'accès au foncier agricole au travers de structures sociétaires, dite « loi Sempastous », avec un contrôle sur les transmissions de parts sociales. Au-delà de ces aspects réglementaires, le sujet de l'accès à la terre renvoie à celui des modèles d'exploitations. Par principe, nous tenons à ce que l'agriculteur, quels que soient le type de production ou le territoire considéré, puisse vivre de son activité. Dans certaines régions, le foncier trouve d'ailleurs difficilement preneur, d'où une problématique de déprise agricole.

Pour en revenir à la filière viticole, nous sommes conscients des difficultés, avec deux campagnes de distillation en l'espace de trois ans, pas uniquement pour le vin « standard », mais également pour le vin en appellation d'origine contrôlée (AOC), avec notamment des quantités importantes de Bordeaux à des tarifs peu rémunérateurs. Le véritable sujet n'est pas tant celui des aides à la plantation que celui des aides à l'arrachage, avec des arbitrages à rendre entre arrachage temporaire et arrachage définitif qui divisent la profession. Les enjeux restent ceux du marché visé, de la segmentation et de la concurrence avec des vins tels que ceux provenant d'Espagne, importés et « francisés » dans des conditions qui posent parfois question.

Il convient d'agir rapidement, car la situation actuelle n'est pas tenable. La colère qui s'exprime actuellement a d'ailleurs été plus forte dans les régions viticoles, avec des actes parfois inacceptables. N'oublions pas, en contrepoint, les progrès accomplis depuis vingt ans, comme dans le Languedoc. Plurielle, la filière viticole est confrontée à une série de difficultés, y compris dans des secteurs qui rencontraient jusqu'à présent un fort succès : je pense notamment au cognac, en butte à un net ralentissement des exportations depuis quelques mois. Ces fluctuations nous rappellent qu'il convient d'être raisonnable en matière de nouvelles plantations, une part importante des primes correspondantes ayant été destinée à cette production à raison de près de 3 000 hectares par an. Veillons à conserver des équilibres et à anticiper les retournements du marché.

M. Rémi Cardon. - Si j'en crois les chiffres du ministère de l'agriculture, 25 % des agriculteurs disposent de revenus supérieurs à 100 000 euros annuels ; à l'inverse, 25 % d'entre eux touchent moins de 30 000 euros par an. Certains gagnent donc de mieux en mieux leur vie quand d'autres peinent à boucler leurs fins de mois.

Monsieur le président de la FNSEA, vous prétendez défendre le revenu des agriculteurs coûte que coûte - je vous pense sincère sur ce point -, que pensez-vous donc du plafonnement des marges de la grande distribution ? Pourquoi ne portez-vous pas cette revendication alors que la profession attend une action en ce sens ?

M. Patrick Chauvet. - J'ai le sentiment que les ministres de l'agriculture sont compétents, mais que leur ministère pèse moins que par le passé et consacre beaucoup d'énergie à affronter les autres ministères, les agences et la Cour des comptes, cette dernière considérant que les vaches sont en surnombre en omettant de préciser qu'il faudrait alors acheter les produits ailleurs. Comment pourrait-on repositionner le ministère de l'agriculture afin qu'il soit en capacité d'agir et qu'il puisse se dégager de ces multiples contradictions ?

Je tiens aussi à souligner les dégâts causés en termes de communication par l'agribashing, c'est-à-dire des critiques acerbes contre un secteur agricole désigné comme bouc émissaire. Nous ne prêtons pas suffisamment attention à l'aspect humain, aux femmes et aux hommes qui travaillent en agriculture, alors que la Normandie perd chaque jour des éleveurs laitiers. Ces femmes et ces hommes doivent être replacés au centre de nos décisions, car rien ne sera possible sans eux.

Sur la simplification, je pense que la pire des choses serait de créer un ministère de la simplification, au risque d'obtenir l'inverse du résultat escompté. Je ne suis pas sûr non plus que celle-ci passe par les préfectures, comme annoncé. Nous avons besoin d'un cadre pour résoudre ce problème et je ne suis pas certain que l'on ait mis les moyens nécessaires, malgré par la crise actuelle.

M. Daniel Salmon. - Le monde agricole, en colère, est loin d'être homogène, puisque 20 % des exploitants perçoivent 80 % des aides de la PAC. Cela veut donc dire que 80 % se partagent 20 % des aides. Votre syndicat soutient-il toujours les aides à l'hectare ? Ne faudrait-il pas plafonner les aides afin de parvenir à une véritable redistribution entre agriculteurs ?

Dans mon département, des manifestations ont été organisées devant une laiterie appartenant au groupe Savencia, représentatif d'acteurs économiques qui cherchent à diviser les agriculteurs et qui ne respectent pas les accords-cadres. Que faire pour contrecarrer cette stratégie de « diviser pour mieux régner » et cette pression exercée pour orienter le prix du lait à la baisse ? La décapitalisation du cheptel bovin est logique dans la mesure où les agriculteurs n'y retrouvent plus leur compte.

En ce qui concerne les accords de libre-échange, vos positions me paraissent être à géométrie variable : ne faudrait-il pas adopter un cap plus clair ?

Concernant l'agribashing, enfin, j'ai le sentiment que nous assistons davantage, actuellement, à de « l'écolo-bashing ». Nous devrions plutôt nous attacher à renforcer la résilience de notre agriculture et sa capacité d'adaptation au changement climatique.

M. Arnaud Rousseau. - S'agissant des marges de la grande distribution, une enquête de l'Inspection générale des finances (IGF) doit être menée afin de disposer de données fiables, chacun des acteurs renvoyant la faute sur les autres. Selon les derniers chiffres disponibles, un transfert de marges vers l'agriculture est intervenu après dix années de déflation.

L'encadrement des marges me paraît quant à lui difficile à mettre à oeuvre, au même titre que l'administration des prix que certains peuvent soutenir. Nous préférons demander la transparence, qui ne peut être fournie que par l'IGF. Il existe aussi un Observatoire des prix et des marges, mais ses analyses sont toujours décalées dans le temps.

Par ailleurs, nous souhaitions qu'aucune négociation entre l'industrie agroalimentaire et la grande distribution n'ait lieu avant qu'un accord entre les producteurs et l'industrie agroalimentaire ne soit conclu, conformément au principe de construction du prix « en marche avant ». Ce mode de fonctionnement permettrait également d'éviter que les entreprises agroalimentaires arguent de la difficulté des négociations avec la grande distribution pour proposer des prix réduits, phénomène observable dans le secteur laitier.

Enfin, le fait que la grande distribution négocie au niveau européen constitue pour nous un motif d'inquiétude : il faut éviter tout contournement du cadre de la loi. Cela passe sans doute par des ajustements tant du cadre européen que national. Je note que la grande distribution exprime une forme de bénévolence à l'heure actuelle, mais je préférerais que nous nous épargnions ce type de moments de colère et que nos relations gagnent en maturité. La question du prix est centrale à nos yeux, en précisant que toutes les filières - par choix, parfois - ne sont pas encadrées par la loi Égalim.

Concernant le ministère, je note qu'il porte désormais le nom de « ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire » : le signal envoyé est intéressant, mais je m'intéresse davantage à l'efficacité. Le budget du ministère est principalement consacré à un enseignement agricole qui attire davantage qu'avant, ce dont il faut se féliciter ; pour le reste, il consacre beaucoup d'énergie à son rôle d'interface avec Bruxelles et avec les autres ministères, dont ceux de l'écologie et de la santé. Je m'abstiendrai de tout commentaire sur les ministres en me bornant à constater que les processus de décision sont longs et peu efficaces.

L'agribashing, ensuite, est désormais moins important que par le passé. Les intrusions dans des élevages ont été sanctionnées par la justice, ce qui a produit un effet dissuasif, bien que des dégâts certains aient été causés. Le bien-être en agriculture demeure, effectivement, une thématique centrale qui rejoint l'enjeu plus global de la santé mentale.

En matière d'élevage, la décapitalisation à l'oeuvre frappe singulièrement les éleveurs laitiers, qui sont désormais moins de 50 000. Attirer des jeunes dans ce métier reste malaisé tant ses contraintes sur la vie sociale restent importantes, même à l'aide de robots. Pour des enfants d'éleveurs, la question de la reprise de l'exploitation n'est plus évidente. La question de la taille des élevages ne peut pas être éludée : des exploitations de taille plus importante peuvent faciliter des associations, du salariat et permettre de disposer de davantage de jours de repos et d'un week-end de temps à autre.

Pour rebondir sur l'enjeu de simplification, je préférerais que les gouvernements successifs arrêtent de présenter le nombre de textes adoptés comme un élément positif de leur bilan en fonctionnant « au kilo » : il me semblerait préférable d'acter que la qualité des textes peut passer par une forme de modération législative. Sur ce sujet, les agriculteurs attendent des résultats dans leurs fermes.

Monsieur Salmon, la répartition des aides que vous évoquiez est valable à l'échelle européenne : en France, 80 % des aides vont à 47 % des agriculteurs, des chiffres à mettre en perspective avec les 25 % d'exploitations qui dégagent moins de 25 000 euros de production brute standard. La PAC prévoit déjà un volet de redistribution puisqu'une surprime existe déjà sur les premiers hectares. La question d'une aide à l'actif a été soulevée au niveau européen, mais la FNSEA n'a pas soutenu cette revendication, car la Roumanie et la Bulgarie, notamment, en profiteraient bien davantage que la France, en raison d'une moindre automatisation des exploitations de ces pays.

J'entends les revendications d'une refonte totale de la PAC, mais les compromis entre États membres nécessitent des négociations très complexes. Je note que le niveau de subsidiarité acté pour l'actuelle programmation est inédit, ce qui peut questionner. La promesse d'une comparaison des programmes stratégiques nationaux (PSN) des États membres n'a pas été tenue. Les règles d'application de la PAC sont déjà source de difficultés : le dispositif conçu pour empêcher un versement des aides jusqu'à un âge avancé a ainsi conduit à des incongruités, certains agriculteurs ayant perdu le bénéfice des aides au motif que leur conjointe percevait une modeste pension de retraite au titre d'une activité salariée précédente, ce qui n'est pas acceptable. Rappelons que dernière ces procédures administratives, il y a des hommes et des femmes.

Concernant les relations avec l'agro-industrie, désigner des entreprises comme responsables ne m'intéresse guère : les bouteilles de lait ou d'huile n'arrivent pas directement sur la table depuis la stabulation ou le champ, et les agriculteurs ont besoin de partenaires industriels.

M. Jean-Claude Tissot. - Du moment qu'ils prennent des marges raisonnables !

M. Arnaud Rousseau. - Ce sujet est bien sûr central, mais j'entends à longueur de journée que je suis, en tant que président d'un groupe industriel qui transforme les graines de colza et de tournesol en huiles, un représentant du grand capital. Je tiens à démontrer, devant les représentants de la Nation, que nous avons besoin d'activités de transformation effectuées en France, sauf à préférer que nos pommes de terre soient envoyées en Belgique pour y être transformées en chips et ensuite rachetées.

J'insiste sur l'importance du processus de négociation : les discussions entre producteurs et industriels doivent intervenir en amont des négociations avec la grande distribution, afin de construire un prix avec méthode, en « marche avant ». Ces enjeux soulèvent directement la question du consentement à payer le prix de l'alimentation du modèle français, qui ne peut pas être dissociée des demandes à disposer de produits de qualité et de proximité. L'agriculture biologique affronte d'ailleurs une crise majeure en raison de l'insuffisance de la demande : si la FNSEA se bat pour sauver les entreprises qui peuvent l'être, les propos selon lesquelles leur nombre devrait doubler en six ans nous semblent déraisonnables. Une série d'entreprises du secteur souhaite désormais se « déconvertir ».

Enfin, je rappelle que nous ne sommes pas hostiles aux accords commerciaux ni aux échanges : nous sommes préoccupés par la réciprocité et souhaitons nous assurer de l'existence de clauses de sauvegarde solides, ainsi que de la mise en oeuvre de contrôles, quasi inexistants à ce jour sur les produits alimentaires importés. En effet, moins de 3 % d'entre eux font l'objet d'un contrôle, d'où une véritable appréhension au sein du monde agricole.

M. Guislain Cambier. - Je me suis rendu, comme beaucoup d'entre nous, sur des points de blocage organisés par nos exploitants agricoles. Trois sujets principaux ont été évoqués, à savoir les lourdeurs administratives françaises, l'application de la loi Égalim et enfin les normes. Avez-vous obtenu des avancées concrètes du Gouvernement sur ces points ?

La PAC, quant à elle, a été une véritable réussite et un marqueur de la construction européenne, mais suscite désormais des interrogations. Faut-il revoir la vision européenne de l'agriculture ?

Enfin, j'ai pu constater sur le terrain des divergences de vues entre les agriculteurs. Comment essayez-vous de porter l'unicité du mouvement et de la parole agricole ?

M. Jean-Marc Boyer. - Les agriculteurs que nous rencontrons sont excédés par des règles incohérentes et par les excès de zèle de l'administration en charge de les appliquer. L'une des mesures contenues dans la proposition de loi de mon collègue Laurent Duplomb tendant à répondre à la crise agricole consiste à supprimer l'Office français de la biodiversité (OFB) : quelle est votre position à ce sujet ?

En outre, la surtransposition a été évoquée à plusieurs reprises, sans que j'aie le souvenir d'avoir voté des règles allant dans ce sens. Qui décide, selon vous, de celles-ci ?

Enfin, j'ai été très choqué de voir des blindés déployés face aux tracteurs alors que des émeutiers encagoulés cassaient tout dans les rues de Paris et d'autres villes en juin 2023, en tirant au mortier sur les forces de l'ordre. Alors que les agriculteurs sont des gens raisonnables, je trouve le symbole fort et la méthode inadaptée. Quel est votre sentiment sur ce point ?

Mme Antoinette Guhl. - En 2021, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a publié un rapport démontrant les conséquences sur la santé des agriculteurs de l'exposition aux pesticides, laquelle provoque trois types de cancer : cancer de la prostate ; myélome multiple ; lymphome non hodgkinien.

La lutte contre les pesticides chimiques devrait être un combat commun, que vous devriez porter aux côtés des écologistes. Quel est votre positionnement sur ce sujet, dans la mesure où les premières victimes des pesticides sont les agriculteurs ?

M. Arnaud Rousseau. - Il est vrai, monsieur le sénateur Cambier, que la lourdeur administrative et les normes ont été l'élément déclencheur du mouvement. Au moment où je vous parle, je ne dispose pas de certitudes concernant les annonces faites par le Premier ministre et ses services. Nous avons dit ce que nous souhaitions sur le sujet des surtranspositions, qu'il s'agisse de règles européennes transposées en France, notamment sur les pesticides, ou d'autres normes. Il y a un changement de culture à opérer.

Pour ma part, je ne fais pas de commentaires sur les fonctionnaires, car je considère qu'ils font le travail qu'on leur demande de faire. La question est de savoir ce que viennent remplacer les nouvelles mesures, et quelles normes deviennent inutiles. On ne se pose jamais la question ! L'administration elle-même travaille parfois avec des grilles de lecture différentes selon les départements. Ce que nous disons, c'est qu'il faut faire simple !

Prenons l'exemple des haies : tout le monde dit qu'il faut en planter, et que cela a du sens. Il y a de nombreux textes sur ce sujet - directive « Habitats », directive « Oiseaux », etc. Et l'on nous demande pourquoi, dans ces conditions, les agriculteurs ne veulent pas en planter. J'ai donc essayé d'expliquer que lorsqu'un agriculteur n'a pas de haies sur son exploitation, et qu'il n'a pas de problèmes pour autant, il n'a pas forcément envie d'en planter, même si cela peut avoir du sens sur le plan agronomique ou de la biodiversité. On peut aussi évoquer l'intérêt économique de la haie, qui peut produire de la biomasse. Pour autant, il faut qu'un tel projet cadre avec la filière. Aujourd'hui, on est incapable de parler de cela !

Nous essayons d'avancer. Le Premier ministre a annoncé qu'il présenterait un seul texte. Nous avons très envie de discuter de son contenu. Tout ce qui sera de nature à nous faciliter la vie ira dans le bon sens. Pour l'instant, nous n'avons pas de texte. Mais nous n'avons pas préconisé, je souhaite le redire, la suppression des normes et des règles !

Pour ce qui concerne la PAC, le véritable sujet d'achoppement est le pacte vert pour l'Europe, l'European Green Deal, qui a été discuté en 2019, à un moment où ni le covid ni la guerre en Ukraine n'étaient d'actualité. Ce qui nous gêne, c'est la déclinaison agricole de ce pacte, qui fait peser la charge sur la production - ce n'est pas moi qui le dis ; c'est indiqué dans un certain nombre d'études d'impact, notamment de la Commission européenne. On pourrait décider de l'assumer... Or, dans le même temps, on importe d'Ukraine des denrées alimentaires en quantités importantes. En France, un tiers de notre alimentation est importée, et un tiers du bio consommé est également importé.

Le fait d'importer, ce n'est pas une tare ! Mais on ne peut pas nous faire un procès en productivisme alors même que l'Europe et la France, dont j'ai la faiblesse de penser qu'elle est un grand pays agricole, importent un tiers de leur alimentation. Il s'agit donc de rediscuter de la vision portée par ce texte.

J'entends certains dire qu'il faut tout recommencer de A jusqu'à Z. Or des sujets du défi climatique et de la biodiversité ne vont pas disparaître ; les agriculteurs en sont les témoins au quotidien. Je ne doute pas que la PAC sera rediscutée à cette aune, à moyenne ou courte échéance.

Pour ce qui concerne nos exportations, l'enjeu alimentaire est très important, notamment sur le pourtour méditerranéen. On pourrait décider de laisser le marché aux Russes et considérer que ce n'est plus notre problème. Mais derrière la question alimentaire se pose une question géopolitique : quel rôle l'Europe entend-elle jouer ? Les Européens considèrent qu'ils ont une responsabilité à l'égard du continent africain et, à cet égard, la coopération est très importante avec ces pays. La question alimentaire fait partie de cette équation, même si ce n'est pas la seule.

Vous m'avez interrogé sur l'unicité du mouvement agricole. Cela fait dix jours que l'on me répète que la FNSEA est en train de se faire déborder par la base...

Je tiens à dire, tout d'abord, que le monde agricole est de tous les secteurs économiques celui qui est le plus syndiqué. Les agriculteurs sont davantage syndiqués que les ouvriers, les cadres et les agents de maîtrise. Le taux de syndicalisation est d'environ 40 %.

Effectivement, 60 % des agriculteurs ne sont pas syndiqués. Mais je ne suis pas certain que les manifestants contre la réforme des retraites avaient tous leur carte syndicale... Ce qui m'intéresse n'est pas de savoir qui est syndiqué ou pas, mais quels projets nous défendons pour l'agriculture française.

Il y a deux compétiteurs syndicaux, ce qui permet d'avoir le choix : la FNSEA et la Coordination rurale, laquelle porte certaines revendications et sera reçue par le Gouvernement. Pour ma part, cela fait dix jours - vous pouvez reprendre mes propos publics - que j'appelle tout le monde au calme, et je m'honore qu'il n'y ait pas, au moment où je vous parle, de policiers ou de gendarmes blessés, et que la situation soit tenue. Peut-être cela ne durera-t-il pas. Je constate que le Gouvernement est bien content de trouver un interlocuteur avec lequel discuter. Peut-être n'est-on pas fréquentables, mais lorsqu'il n'y a personne autour de la table, ce n'est pas facile d'avancer ! Dans ce pays, le dialogue social a tout de même une place, et la FNSEA s'est toujours inscrite dans ce cadre depuis soixante-dix-huit ans qu'elle existe.

Le Gouvernement est dans son rôle lorsqu'il discute avec d'autres interlocuteurs, et je n'ai pas de commentaires à faire à ce sujet. Nous savons depuis longtemps que le monde agricole n'est pas monolithique. Mais la FNSEA représente toutes les productions, tous les territoires et toutes les typologies d'exploitations : pour ma part, je suis céréalier, le premier vice-président est viticulteur, et le second vice-président est producteur de viande bovine dans le Cantal. Je vous prie de croire que les discussions sont parfois animées ! Mais, à un moment donné, on essaie de faire des synthèses et c'est ce qui fait notre force.

Si certains veulent en passer par une forme de radicalité, ils le feront. C'est une question de conviction, et je n'ai pas peur d'être minoritaire.

Quelle est notre position ?

Nous disons, tout d'abord, que nous restons Européens. C'est important de déclarer cela dans le moment que nous vivons ! Vous l'aurez compris, je ne dis pas que nous sommes satisfaits des décisions de la Commission européenne ; il arrive même que nous ne les comprenions pas. Pour autant, il faut continuer à penser la question agricole et alimentaire en Européens. Car en face de nous, il y a les Américains, les Chinois et les Russes ; il convient donc d'être lucide.

Nous disons, ensuite, que les questions du revenu et de la production sont centrales. Cela a été dit, les revenus agricoles peuvent être de niveaux très différents. Soyons clairs : heureusement que des agriculteurs gagnent bien leur vie - ce n'est pas une tare ! -, car l'image de l'agriculteur français en souffrance n'est pas très attractive au moment où l'on veut attirer les nouvelles générations...

On parle toujours du modèle agricole : cela me fait sourire. Je crois que vous connaissez bien les territoires : l'agriculture bretonne n'est pas la même que celle du Massif central, et être céréalier dans le bassin parisien, ce n'est pas pareil que de l'être dans le Lauragais ; sans parler de la situation particulière des agriculteurs frontaliers. La typicité est très différente au sein d'une même production. Faire du lait de montagne ou faire du lait en Bretagne, ce n'est pas la même chose ! C'est aussi notre force.

Nous voulons porter un message clair et être des interlocuteurs crédibles. Pour autant, les agriculteurs n'attendent pas du président de la FNSEA qu'il leur dise ce qu'ils ont à faire au quotidien. Mais s'il ne devait plus y avoir d'interlocuteurs demain, on connaîtrait un épisode « gilets jaunes ». Peut-être cela se passera-t-il dans cinq jours ?

Que s'est-il passé deux ou trois ans après le mouvement des gilets jaunes ? Il faut le leur demander ! Pour ma part, je reste dans mon domaine de compétence, l'agriculture. Nous ne détenons pas la vérité, mais nous portons des revendications que nous avons posées sur la table ; d'aucuns défendent d'autres intérêts. Ce qui compte, c'est ce que nous sommes capables de faire.

À la FNSEA, nous n'avons jamais prétendu que nous étions omniscients et omnipotents ; en revanche, nous avons une histoire. Aujourd'hui, tout le monde est content que nous soyons là, car, au moins, ils savent avec qui discuter. Puis le Gouvernement fera ses choix. Le Premier ministre ne me demande pas l'autorisation de recevoir tel ou tel...

Vous m'avez demandé, monsieur Boyer, si la FNSEA demandait la suppression de l'OFB. Il est vrai que cet office est un véritable irritant pour la FNSEA, car la relation n'est pas comprise. Le sujet de la relation entre le contrôleur et le contrôlé est réel, tout comme celui des méthodes de contrôle. Mais s'il était supprimé, les sujets de police de l'eau ou de police de l'environnement seraient toujours d'actualité... Penser l'inverse ne serait donc pas sérieux. Nous souhaitons cependant que ce corps soit rattaché aux préfets, qui sont les représentants de l'État. Il nous paraît important que l'OFB puisse discuter avec le préfet, et pas seulement avec le procureur de la République. C'est ainsi que cela se passe avec les forces de l'ordre... La demande est également forte du côté des préfets.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Cela a été prévu dans la loi 3DS : les préfets sont les référents départementaux de l'OFB.

M. Arnaud Rousseau. - Vous avez raison, mais cette disposition n'est pas appliquée. La non-application des textes fait d'ailleurs partie des sujets de discussion que nous avons avec le Premier ministre. Il faut bien s'appuyer sur des éléments tangibles !

Le Premier ministre a proposé que l'on se mette autour de la table pour discuter, notamment à propos des deux métiers - administratif et répressif - de l'OFB. Ce sujet est très attendu par le monde agricole.

Vous avez évoqué les blindés face aux tracteurs. Pour sa part, la FNSEA n'a rien fait sans en avoir parlé auparavant aux préfets, et nous discutons avec les autorités pour que la situation soit encadrée. Chacun fait son métier. L'État exerce son autorité ; dont acte. Si les choses devaient mal tourner, ce que je ne souhaite absolument pas, ce ne sont pas deux blindés qui changeraient la donne. Nous sommes très clairs : nous essayons de faire en sorte qu'il n'y ait pas de débordement et de tenir une ligne de responsabilité, ce qui n'est pas facile. Mais je ne sais pas si cela tiendra.

Madame la sénatrice Guhl, en tant qu'agriculteur, j'ai besoin pour produire, dans un certain nombre de cas, de pesticides, ce qui pour moi représente une charge. Si je pouvais m'en passer demain, je le ferais sans aucun problème.

Notre agriculture est l'une des plus durables au monde. Regardons aussi ce qui se fait ailleurs ! Nous sommes prêts à accepter les méthodes alternatives, les progrès de l'agronomie, les recherches sur les sols et les biostimulants, etc. Mais deux sujets sont sous-jacents : la trajectoire et l'investissement pour trouver les solutions.

Je considère qu'une décision publique de retrait de molécule pour des motifs de toxicologie qui s'applique en France doit également être valable en Allemagne ou en Belgique. Or ce n'est pas ce que j'observe aujourd'hui, ce qui pose question. Par exemple, l'acétamipride, qui est un néonicotinoïde, est utilisé en Allemagne sous forme de traitement aérien - je vous invite à le vérifier ! -, ce qui est, de notre point de vue, pire que sous la forme de traitement des semences, par exemple pour la culture des betteraves.

Peu importe, la décision est prise. Aujourd'hui, c'est l'Europe qui homologue des matières actives, mais les autorisations de mise sur le marché sont nationales. Or si une molécule pose un problème de santé, il me semble que cela concerne tout le monde.

Il faut en effet mettre des moyens sur la recherche, trouver des solutions en mettant les meilleurs spécialistes autour de la table, privés, publics, européens ou non. Nous n'acceptons pas une situation comme celle qui règne en matière de cerise : la matière active contre une mouche piquant ces fruits, la drosophile, a été interdite et une grande partie de la production a été perdue, jusqu'à 100 % dans certains endroits. Pour autant, le consommateur gagne-t-il à trouver des cerises turques bien brillantes sur les étals, qui ont été produites avec cet insecticide ? Il en va de même pour la betterave ; nous avons donc besoin de solutions. Sur ma ferme en 2020, en raison de la jaunisse, mon rendement a été de 20 % comparé à une année normale. J'ai besoin de solutions. Un plan national de recherche et innovation (PNRI) a été lancé pour trouver des alternatives, y compris par la génétique. On parle ainsi, à Bruxelles, de NBT - pour New Breeding Techniques - qui sont de nouvelles techniques de sélection, mais qui sont déjà caricaturées par certains en « nouveaux OGM ». Or la mutagenèse est peut-être une piste pour cultiver des plantes qui résistent mieux aux attaques d'insectes, de champignons voire aux problématiques de changement climatique. En tout état de cause, la solution ne saurait être que l'on arrête de produire et que l'on importe ! Je ne l'accepte pas.

En outre, les progrès réalisés sur les substances classées CMR1 et CMR2, c'est-à-dire sur les produits cancérogènes, mutagènes, ou toxiques pour la reproduction, ne sont pas reconnus ; or il est fondamental d'en prendre acte pour maintenir la dynamique. Nous devons continuer à produire et nous n'y parviendrons qu'avec une diversité de solutions. Ceux qui prônent le « zéro phyto » se trompent.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Sur le plan national, je tiens à souligner, concernant l'application des lois Egalim, que l'État avait pris des engagements, pas seulement pour les cantines scolaires, mais aussi pour ses propres administrations. Julien Denormandie s'était par exemple engagé à 100 % de viande bovine française dans les administrations. Il y a donc ici un levier sur lequel il faut insister. Sur le volet européen, la mobilisation a atteint ces dix-huit derniers mois une ampleur jamais vue, qui conduit à une véritable remise en cause de la stratégie agricole européenne. Voyez-vous cela comme un levier pour remettre, comme nous le demandons, le plan Farm to Fork sur la table, ainsi que notre stratégie de soutien à l'Ukraine ? Si l'on apporte des réponses sur le plan intérieur, mais que rien n'est fait au niveau européen, je pense que nous reverrons dans quelques mois les agriculteurs protester.

Mme Amel Gacquerre. - Les filières exclusivement régionales rencontrent de grandes difficultés. 95 % des endives sont ainsi produites dans ma région des Hauts-de-France, ainsi que des betteraves ou des choux de Bruxelles. Or ces filières sont en danger et ont besoin de plans d'urgence. Il ne s'agit évidemment pas d'opposer les cultures, mais allez-vous aller jusqu'à prendre en compte les spécificités locales dans les conditions que vous posez à une sortie de crise ?

M. Yannick Jadot. - Le Green Deal peut susciter des inquiétudes, mais il ne saurait être tenu pour responsable de la crise actuelle, car il comporte, pour l'essentiel, des mesures qui vont potentiellement être mises en oeuvre. Cette crise est longue et structurelle, c'est pourquoi nous soutenons le mouvement. Pour autant, il faut faire attention à ce que l'on met en avant.

Sur l'exception agricole et le commerce international, je ne suis pas certain que nous ayons besoin de traités de libre-échange pour vendre du vin. J'ai quant à moi toujours été opposé à ces traités, mais pour ce qui concerne l'agneau de Nouvelle-Zélande, l'enjeu ne me semble pas résider dans la clause miroir : l'élevage extensif qui règne là-bas en fait une production plus écologique que l'agneau français ! Or je défends tout de même la protection de l'agneau français. Comment vous situez-vous par rapport à ce type d'accords, dont l'enjeu n'est pas la clause miroir, mais seulement le principe du commerce international des produits alimentaires ?

Sur la décapitalisation dans la filière bovine et laitière, regrettez-vous que la FNSEA ait participé à la suppression des quotas laitiers, instrument de régulation de la production et du revenu des éleveurs, et ait joué le marché international, au risque de déstabiliser les éleveurs et de renforcer Lactalis ?

M. Arnaud Rousseau. - Madame Loisier, rien ne changera avant les élections de juin prochain : tout le monde constate l'échec de la stratégie européenne dans ce domaine. Nous sommes en fin de mandature, Mme von der Leyen commence à considérer que l'agriculture est un sujet, mais tous les groupes du Parlement européen reconnaissent la gravité de la situation : une telle mobilisation est inédite depuis 1992 et les débats sur l'avenir de la PAC. Les causes des difficultés peuvent être locales, mais certains facteurs relèvent clairement de l'Europe. Je ne crois pas qu'une réouverture des discussions soit possible avant l'été ; en revanche, ce sujet va occuper l'espace.

M. Yannick Jadot. - Tant mieux !

M. Arnaud Rousseau. - Cela permettra à la question agricole de revenir au premier plan, ce qui est nécessaire : elle représente 28 % du budget européen. Si la crise actuelle peut permettre de susciter l'intérêt pour les élections européennes à venir, c'est tant mieux.

Sur l'Ukraine, en revanche, nous ne pouvons pas attendre juin. Nous avons demandé que le dossier avance à Bruxelles ; cela semble frémir, je n'en sais pas plus, mais des clauses de sauvegarde sont nécessaires. Le niveau de réaction est affligeant : nous expliquons le problème depuis des mois, mais il faut que cela s'embrase pour que l'on trouve des solutions en quelques jours. En matière de compréhension des grands enjeux, c'est consternant ! Nous attendons des annonces dans la semaine, à court terme, sur les volailles, les oeufs, le sucre et les céréales. En outre, l'année de référence devra être 2022 et non 2023, ce n'est pas un détail.

Sur les productions régionales, le problème de l'endive est lié à un désherbant, le Bonalan, qui va être retiré du marché sans solution alternative. En outre, cette production a besoin d'énergie. Les producteurs subissent donc une conjonction de facteurs : l'absence de désherbant alliée aux coûts de l'énergie met la filière en danger, jusqu'à la disparition de la production en France. Que mettons-nous en place pour continuer à produire ? Nous continuerons certes à manger des endives en France, mais elles ne seront plus produites chez nous. Beaucoup d'autres productions sont concernées par des situations du même ordre.

Sur les conditions d'arrêt du mouvement, nous allons écouter le Premier ministre, puis interroger nos troupes sur leur sentiment. Il y a différents timing : des mesures d'urgence sont attendues, mais d'autres prendront plus de temps. Par exemple, les Bretons ont un problème avec le ratio de prairies et ne mettront fin au mouvement que s'ils obtiennent satisfaction sur ce point. Or cela relève d'une décision européenne, comme les 4 % de jachère dont nous parlons depuis neuf mois, même s'il semble que des dérogations soient envisageables.

La directive sur les émissions industrielles est très attendue en viande blanche, notamment concernant les poules pondeuses, la dinde et le porc ; nous poussons pour une décision, un trilogue a pris place à Bruxelles et nous examinons la possibilité d'introduire des amendements. En tout état de cause, la directive prévoit une clause de revoyure en 2026, avant l'entrée en application prévue pour 2028.

Ensuite, le troisième temps, après les mesures d'urgence et les mesures européennes, sera celui des mesures législatives du Gouvernement, lesquelles vont passer entre vos mains. Nous verrons alors si l'agriculture est vraiment au-dessus de tout ! Ce n'est d'ailleurs pas ce que nous avons demandé : nous voulons seulement prendre notre place. Les mots doivent se traduire dans les faits ; on nous aime, c'est bien, mais nous voulons passer aux travaux pratiques. Nous devons veiller à ce que le droit de l'environnement et la souveraineté alimentaire ne soient pas opposés. J'ai rappelé les thématiques importantes, le stockage de l'eau en est une, par exemple. Il n'y a pas d'agriculture sans eau. Dans le Pas-de-Calais, 180 millions de mètres cubes d'eau ont été rejetés à la mer ; il en faudrait moitié moins pour irriguer non pas le département, mais toute la région !

M. Yannick Jadot. - Vous n'allez tout de même pas faire des mégabassines dans le Pas-de-Calais, c'est un polder !

M. Arnaud Rousseau. - Monsieur Jadot, vous êtes de l'Aisne, qui n'est pas un polder ! Stocker l'eau est bien un sujet important : il n'y a pas d'agriculture sans cela. Quant aux polders, puisque vous en parlez, les Pays-Bas, qui en ont l'expérience, imposent une obligation légale de curer les fossés. En France, c'est le contraire : il est interdit de le faire ! Un peu d'intelligence collective !

Certes, le Green Deal n'a pas encore de traduction législative, mais différentes directives européennes sont en discussion depuis des mois, comme la Nature Restoration Law (NRL), et nous ne savons pas ce qui va en sortir.

M. Yannick Jadot. - Cela n'explique pas la crise actuelle.

M. Arnaud Rousseau. - Cette crise a une dimension de sédimentation structurelle : des gens me demandent aujourd'hui de revenir sur des dispositifs qui ont quinze ans ! L'accumulation crée l'incompréhension. Mon objectif est de redonner une vision qui nous permette de nous projeter, de soutenir l'idée que l'agriculture a encore un sens et que l'on peut en vivre dignement. J'observe que nos concitoyens y sont sensibles, c'est intéressant. J'explique depuis le début de la crise que celle-ci prend appui sur des sujets français et sur une part de sujets européens. La directive IED, par exemple, est un irritant, car l'éleveur breton ne comprend pas que son élevage soit considéré comme industriel à cause de la limite qui y figure, fixée à 120 truies, et que cela l'oblige à remplir plus de papiers. Cela devient kafkaïen.

Sur l'exception agricole, je la découvre comme vous depuis hier. Je ne sais pas ce qu'il en est, j'interrogerai le Premier ministre à ce sujet. N'hésitez pas à lui en parler dès cet après-midi après sa déclaration de politique générale ! Nous sommes heureux que l'on regarde l'agriculture avec intérêt, mais pour nous, ce qui compte, c'est ce que cela signifie en dur, dans la vraie vie des gens.

Sur l'agneau néo-zélandais, nous importons 60 % de notre viande ovine. Nous pourrions progresser et produire plus. Vous nous soutenez, je suis donc heureux que vous soyez disposé à m'aider sur le loup dans les Alpes ! (Sourires.)

M. Yannick Jadot. - C'est de l'enfumage !

M. Arnaud Rousseau. - Demandez aux producteurs ovins ce qu'ils pensent de la prédation, la filière est traumatisée !

Structurellement, nous n'allons pas passer de 60 % d'importation à l'autosuffisance, mais nous souhaitons avoir la place de produire plus, avec certaines aides. À ce titre, la PAC allait dans le bon sens : les aides ont favorisé la structuration de la filière et ont permis d'obtenir des résultats. Cela montre bien que les politiques publiques peuvent conduire à des gains de productivité.

Pour autant, nous ne serons pas autosuffisants demain et nous devrons importer. Ces accords nous ont été présentés comme des accords de libre-échange portant des clauses miroir « nouvelle formule ».

M. Yannick Jadot. - Pour l'agneau, cela ne veut rien dire.

M. Arnaud Rousseau. - Je m'interroge. En outre, il convient de prendre en compte le bien-être animal. Bref. Ce qui m'intéresse, c'est de conserver des producteurs ovins en France. En la matière, le signal émis est important et aujourd'hui, nous craignons le cumul des accords commerciaux : comptons d'abord sur notre production, si celle-ci n'est pas suffisante, importons, mais sans détruire les capacités locales. Je le répète : prenons garde aux irritants, et je vous prie d'entendre que, dans cette filière, la prédation bouscule les producteurs. Faisons cet effort ensemble.

La décapitalisation du cheptel bovin est un vrai sujet : ces producteurs ont aujourd'hui les revenus les plus faibles, en moyenne. Il convient toutefois de différencier les problématiques en matière de viande bovine et de lait. En production laitière, des gens arrêtent, y compris dans des élevages importants. Les quotas aideraient-ils ? À mon sens, nous sommes au-delà de cela. Souvenons-nous qu'à l'époque, en 1984, personne n'en voulait...

M. Yannick Jadot. - Parce qu'ils imposaient un frein à la surproduction.

M. Arnaud Rousseau. - Pour autant, en 2014, tout le monde a eu peur de leur suppression. Nous n'y reviendrons pas, ce n'est plus le sujet actuellement ; la question centrale, c'est l'attractivité du métier. Reprendre une exploitation laitière, c'est engager un capital important pour une rentabilité faible, en fournissant un travail considérable, au-delà des limites légales - comme dans d'autres métiers -, avec des revenus peu élevés. Cela provoque une certaine fatigue morale. L'année dernière, les prix de la viande élevés ont conduit à des décapitalisations importantes. Certains producteurs y croient encore, toutefois, et il existe des laiteries ancrées dans les territoires, qui payent souvent un prix plus élevé ou des filières de qualité, comme le comté, qui imposent elles-mêmes des règles de production. Sans aller jusqu'à encadrer le marché - ce n'est plus d'actualité - il est donc possible de réguler, ou de s'autoréguler. J'aurais pu prendre aussi l'exemple du champagne. Contrairement à ce que l'on nous reproche, la FNSEA n'est pas un organe libéral, car en agriculture, le libéralisme est mortifère, mais l'encadrement de la production et des prix n'est pas idéal pour autant. Certaines pratiques, dans certaines filières, sont intéressantes ; certaines laiteries payent très bien, les producteurs y sont attentifs. Les écarts entre laiteries peuvent atteindre les 50 euros pour 1 000 litres. Nous avons besoin d'y croire et nous devons donc parvenir à lancer une dynamique.

Mme Anne Chain-Larché. - Qu'en est-il des perspectives de diversification auxquelles ont recours certains exploitants ? Quels verrous pourrions-nous faire sauter pour les rendre plus efficaces ?

M. Jean-Claude Tissot. - Attention à la démagogie à propos de surtransposition, surtout en matière phytosanitaire : la France est un des pays qui autorise le plus grand nombre de molécules, notamment par rapport à la Pologne ou à l'Allemagne.

M. Sebastien Pla. - Je suis inquiet des dérapages possibles de ce mouvement, notamment du côté de mes confrères vignerons, ainsi que des risques d'instrumentalisation politique par l'extrême droite. Il ne faudrait pas se voiler la face : nous avons vu des députés se faire prendre en photo avec une pancarte particulièrement insultante visant la député Sandrine Rousseau. Dès lors, il est difficile de s'étonner que des dérapages surviennent durant vos manifestations, comme l'attaque de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) à Carcassonne ou l'incendie du bâtiment de la mutualité sociale agricole (MSA) de Narbonne. Qu'en pensez-vous ? Au-delà de ce qui a été dit, j'ai le sentiment que se joue une sorte de rattrapage politique en vue des élections européennes et, surtout, des élections consulaires en fin d'année. L'extrême droite et la Coordination rurale me semblent être sur cette ligne, alors que la désespérance agricole mérite mieux que de tels calculs politiques. Que pensez-vous de ces encombrants soutiens ?

Pour le reste, je suis satisfait des annonces de ce matin concernant la filière viticole : 80 millions d'euros de fonds d'urgence et des primes à l'arrachage. Est-ce suffisant pour autant ?

M. Arnaud Rousseau. - Il y a beaucoup de producteurs qui se lancent dans la diversification : agrotourisme, transformation à la ferme, etc. La production d'énergie prend de plus en plus de place dans ce domaine, avec le photovoltaïque sur les bâtiments d'élevage, la méthanisation ou l'agrivoltaïsme. La diversification est une solution, ce n'est pas nouveau. J'ai également évoqué les paiements pour services environnementaux, sur lesquels il faut avancer, car ils constituent également une source de revenus supplémentaires.

Pardonnez-moi, mais il y a bien des surtranspositions, par exemple sur les néonicotinoïdes, interdit chez nous, autorisés dans certains pays voisins.

M. Yannick Jadot. - Le problème est que la France, contrairement à l'Allemagne, n'a pas demandé la bonne dérogation. Il ne s'agit pas d'une surtransposition.

M. Arnaud Rousseau. - Je ne partage pas votre point de vue, monsieur le sénateur. En tout état de cause, l'agriculteur français constate qu'il ne peut pas les utiliser alors que son voisin le peut, avec l'accord de l'Europe. On voudrait opposer production et environnement...

M. Yannick Jadot. - Ce n'est pas mon propos.

M. Arnaud Rousseau. - ... pour autant, s'il n'y a plus d'agriculture française demain, cela se traduira par plus d'importations ; ce ne serait pas une victoire ! Un sol qui décarbone, c'est un sol qui produit et qui stocke. Je me bats donc contre une telle opposition. C'est pourquoi les décisions et le cadre réglementaire, qui sont nécessaires, doivent être liés à ce qui se passe dans nos fermes. Il y a bien un problème de surtransposition, pas seulement dans le domaine de l'environnement, il faut l'examiner, car c'est très attendu.

Sur les inquiétudes exprimées par le sénateur Pla, je porte la ligne politique de mon syndicat, je ne sais pas ce que fait le RN. Je reste dans mon domaine, dans lequel j'ai des compétiteurs, et que chacun se définisse. Le temps des élections aux chambres d'agriculture viendra, celles-ci auront lieu dans un an, mais la plupart des agriculteurs qui sont sur les barrages l'ignorent totalement. Je ne doute pas que certains acteurs les aient en tête, mais les manifestants veulent des réponses concrètes qui changeront leur vie, demain, dans leurs fermes.

L'enveloppe viticole est supérieure à ce qui avait été demandé, c'est un signal. Pour autant, le vrai sujet de la viticulture, c'est le marché, le climat, la question de l'eau ou la segmentation, car des vins d'entrée de gamme arrivent et sont francisés dans des conditions illégales. À court terme, il faut sauver les producteurs qui se noient ; à moyen terme, il faudra travailler sur l'arrachage ; enfin, nous devrons discuter de la vision de la viticulture française, laquelle est très différenciée. C'est d'autant plus complexe que nos vins et spiritueux subissent de fortes contraintes externes : les conflits entre Airbus et Boeing ou le refus de financer des véhicules électriques chinois emportent des conséquences sur la filière.

Pour finir, à court terme, nous souhaitons obtenir un signe clair que le monde agricole est écouté. Des mesures d'urgence seront prises, d'autres prendront du temps, mais on ne peut pas jouer avec ce mouvement : si la fièvre retombait dans quelques semaines, le problème ne serait pas réglé pour autant, car nous avons besoin de réponses en profondeur. Nous allons travailler pour satisfaire les gens sur le terrain, mais cela relève d'abord de la responsabilité du Gouvernement. Chacun doit assumer ses responsabilités. Nous dirons si les mesures conviennent, mais nous ne décidons pas. Le mouvement finira, je ne sais pas quand. Il faudra alors travailler sur la simplification, de sorte qu'elle se traduise clairement dans les cours de ferme.

Les annonces vont dans le bon sens, mais il faut les convertir d'ici une quinzaine de jours. Le salon de l'agriculture commence dans trois semaines, il s'agit d'un moment de communion avec les Français auquel nous tenons, mais si rien ne s'est passé d'ici là, cela ne sera pas une visite de santé !

La FNSEA se bat pour trouver des solutions, en responsabilité, nous faisons des propositions, main dans la main avec les Jeunes agriculteurs. Les plus jeunes doivent avoir leur mot à dire dans la manière dont on construit l'avenir. Notre métier garde du sens et de la noblesse et cette crise doit servir à reconstruire une forme d'élan en France, mais aussi à Bruxelles. À ce titre, la place du sujet dans la campagne des élections européennes sera centrale, en France et dans de nombreux états européens. Nous allons donc nous employer sur le Green Deal ; il faudra sans doute rouvrir les discussions autour de la PAC et évoquer le ratio de prairies ou les 4 % de non-production, qui sont encore dérogatoires. Aujourd'hui, il y a déjà 2,1 % de jachère en France, il serait faux de penser que ce n'est rien. Pour autant, sans renoncer à porter une vision commune, nous devons adapter les politiques à la typicité des territoires.

Nous traversons un moment difficile, mais nous prenons nos responsabilités avec le recul nécessaire. D'autres acteurs portent autre chose, je ne fais pas de commentaires à ce sujet, car je n'oppose pas les agriculteurs entre eux, je ne l'ai jamais fait, et je les respecte tous. La FNSEA est une sorte de défouloir actuellement, mais notre ligne est connue. Il appartient maintenant au Gouvernement de nous apporter des réponses.

Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Merci de nous avoir consacré ce temps d'échange et de débat. L'agriculture nous rassemble et nous mobilise, ici au Sénat, par-delà nos divergences politiques, et nous prendrons notre part lorsque le débat législatif s'ouvrira. Espérons que cela ne prenne pas trop de temps. Nous vous souhaitons beaucoup de courage pour les jours à venir.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 13 h 20.