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Vous pouvez également consulter le compte rendu intégral de cette séance.


Table des matières



CMP (Demande de constitution)

Organisme extraparlementaire (Candidature)

Engagement de procédure accélérée

Dépôt de rapport

Mise au point au sujet d'un vote

Retrait d'une question orale

Question prioritaire de constitutionnalité

Répression de la négation des génocides

Discussion générale

Exception d'irrecevabilité

Question préalable

Renvoi en commission

Discussion des articles

Article premier

Vote sur l'ensemble

Organisme extraparlementaire (Nomination)




SÉANCE

du lundi 23 janvier 2012

53e séance de la session ordinaire 2011-2012

présidence de M. Charles Guené,vice-président

Secrétaires : M. Hubert Falco, M. Gérard Le Cam.

La séance est ouverte à 15 heures.

Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.

CMP (Demande de constitution)

M. le président.  - M. le président du Sénat a reçu de M. le Premier ministre la demande de constitution d'une commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi relative à l'exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle.

Il sera procédé à la nomination des représentants du Sénat à cette commission mixte paritaire selon les modalités prévues par l'article 12 du Règlement.

Organisme extraparlementaire (Candidature)

M. le président.  - M. le Premier ministre a demandé au Sénat de bien vouloir désigner le sénateur appelé à siéger au sein du conseil d'administration de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger, suite à la démission de M. Robert del Picchia. La commission des affaires étrangères propose la candidature de Mme Hélène Conway Mouret. Cette candidature a été affichée et sera ratifiée, conformément à l'article 9 du Règlement, s'il n'y a pas d'opposition à l'expiration du délai d'une heure.

Engagement de procédure accélérée

M. le président.  - En application de l'article 45, alinéa 2, de la Constitution, le Gouvernement a engagé la procédure accélérée pour l'examen de la proposition de loi, déposée sur le Bureau de l'Assemblée nationale, relative à l'organisation du service et à l'information des passagers dans les entreprises de transport aérien de passagers

Dépôt de rapport

M. le président.  - M. le Premier ministre a communiqué au Sénat le rapport sur les orientations de la politique de l'immigration et de l'intégration. Celui-ci a été transmis à la commission des lois.

Mise au point au sujet d'un vote

Mme Claudine Lepage.  - Lors du scrutin public du 19 janvier 2012, Mme Conway Mouret a été comptabilisée comme votant pour alors qu'elle souhaitait s'abstenir.

M. le président.  - Acte est donné de votre mise au point.

Retrait d'une question orale

M. le président.  - La question orale n°1514 de M. Jean-Louis Lorrain est retirée, à la demande de son auteur, de l'ordre du jour de la séance du mardi 7 février 2012, auquel est inscrite la question n°1546 de Mme Éliane Assassi.

Question prioritaire de constitutionnalité

M. le président.  - M. le président du Conseil constitutionnel a communiqué au Sénat, par courrier en date du vendredi 20 janvier 2012, une décision du Conseil sur une question prioritaire de constitutionnalité.

Répression de la négation des génocides

M. le président.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi.

Discussion générale

M. Patrick Ollier, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement.  - La question qui vous est soumise est complexe : je le mesure.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois.  - Très bien !

M. Patrick Ollier, ministre.  - Elle suscite interrogations et confrontations. Je souligne la qualité des travaux menés par le Parlement : le Gouvernement respecte les sensibilités de chacun, qui dépassent les clivages habituels. L'opinion de tous est digne de considération. Il est « primordial d'écarter tout amalgame, qui est l'instrument des dialogues pollués », avez-vous écrit, monsieur Sueur. Je vous suis. Le négationnisme est insulte suprême à notre mémoire collective s'il banalise les souffrances. Ceux qui l'encouragent attisent les haines. L'oubli insulte le passé, entrave la guérison, interdit le deuil. Notre société doit lutter contre le poison négationniste. Ici, il ne s'agit que de remplir un vide juridique. Vous êtes des législateurs avertis, ne vous trompez pas de débat.

Ce texte n'est pas une loi mémorielle. Le débat sur l'opportunité de telles lois est légitime. Il interpelle tout un chacun sur sa conception de l'histoire, de la justice, du rôle du politique dans le débat historique. On ne saurait mettre en cause celui qui se sentirait bousculé dans sa conscience par l'existence de tels textes, qui déclarent le point de vue officiel d'un État sur des événements historiques.

Il ne s'agit en rien de cela ici, mais seulement de tirer les conséquences de la loi de 2001, débat qu'il ne s'agit pas de rouvrir.

M. Jean-Louis Carrère.  - C'est vous qui le rouvrez un peu.

M. Patrick Ollier, ministre.  - Il ne vous est pas demandé de dire ce que fut l'Histoire mais de sanctionner ceux qui nient les génocides que reconnaît la loi.

M. Jean-Louis Carrère.  - Qui les nie ?

M. Patrick Ollier, ministre.  - On ne sanctionne pas de la même manière la négation de ceux que reconnaît la loi française. Voilà à quoi il faut remédier.

M. Jean-Claude Gaudin.  - Très bien !

M. Patrick Ollier, ministre.  - C'est pure affaire d'harmonisation pénale. Dès lors que le Parlement a voté des lois, en effet mémorielles, il est concevable que le débat d'opportunité ressurgisse, mais ce n'est pas sur quoi il vous est demander de vous prononcer...

M. Gaëtan Gorce.  - Sophisme !

M. Patrick Ollier, ministre.  - Il s'agit ici de réprimer la contestation de génocides reconnus : la Shoah l'est par la loi Gayssot. Ce n'est pas le cas du génocide arménien, reconnu par la loi de 2001. Le législateur ne saurait rester insensible à ce vide juridique. Beaucoup plaident pour que les génocides soient réprimés de la même manière : c'est justice. Il est naturel de demander au législateur de réparer ce vide.

M. Roland Courteau.  - Très bien !

M. Patrick Ollier, ministre.  - L'article premier insère un article 24 ter dans la loi de 1881 sur la presse. Ceux qui contestent ou minimisent de façon outrancière un génocide reconnu par la loi pourront être punis d'un an d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende. L'article 2 traite de la capacité des associations d'agir en justice.

Cette initiative n'est pas inédite. Six États de l'Union européenne pénalisent déjà la négation du génocide juif et six autres celle des génocides en général. Ce sont donc douze États qui mettent en oeuvre la décision-cadre de 2008 de la Commission européenne.

En 2011, le Sénat a débattu d'un texte en apparence proche. Mais en apparence seulement. Il ne s'agit pas de sanctionner la négation d'un génocide précis, comme dans le texte de M. Lagauche...

Mme Catherine Tasca.  - Le seul à être reconnu par la loi française !

M. Patrick Ollier, ministre.  - La loi doit être de portée générale. Il ne s'agit pas de stigmatiser un peuple ou une communauté.

M. Jean-Louis Carrère.  - Argument spécieux !

M. Patrick Ollier, ministre.  - L'entrave au principe de liberté d'expression ? Le républicain que je suis y est viscéralement attaché, mais le gaulliste que je suis aussi sait qu'il n'est de liberté d'expression sans un juste équilibre...

M. Jean-Louis Carrère.  - Il n'y en a presque plus, des gaullistes !

M. Patrick Ollier, ministre.  - Dans son article XI, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, fondement de notre Constitution, fait de la liberté d'expression « un des droits les plus précieux de l'homme » mais précise que l'on peut avoir « à répondre de l'abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi ». Il ne s'agit pas de réprimer des propos de café, ni le travail des historiens. Nous restons dans le cadre de la loi de 1881. Il ne s'agit pas de bâillonner les citoyens, ni les scientifiques, mais de définir les conditions dans lesquelles la liberté d'expression peut s'exercer pleinement. Et cela, c'est de la compétence du législateur.

Votre commission des lois a adopté une motion d'irrecevabilité, au motif que le Parlement n'a pas à légiférer sur l'histoire...

M. Jean-Louis Carrère.  - Elle a bien fait.

M. Patrick Ollier, ministre.  - ...et que le texte encourrait la censure du Conseil constitutionnel, ainsi que l'a rappelé M. Badinter dans une tribune...

M. Jean-Louis Carrère.  - Vous infusez les « éléments de langage » de l'Élysée !

M. Patrick Ollier, ministre.  - Ne nous trompons pas de débat. Ce texte engendre des passions centrées sur l'essentiel, mais déjà tranchées par la loi Gayssot et celle de 2011. Revenons donc à la réalité du débat. Certes, il appartient à votre commission d'apprécier la constitutionnalité d'un texte, mais le débat a été tranché il y a dix ans...

Nul ne peut certes ignorer la réaction de la Turquie, grand pays que nous respectons et avec lequel nous souhaitons développer nos relations.

M. Jacques Mézard.  - Il y a d'autres moyens.

M. Patrick Ollier, ministre.  - Un pays qui joue un rôle géopolitique central, un pays avec lequel nos relations, y compris dans un cadre international, sont suffisamment fortes pour n'en être pas ébranlées.

Pour toutes ces raisons, j'invite votre assemblée à adopter ce texte. (Applaudissements sur certains bancs sur les bancs UMP)

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur de la commission des lois.  - En l'état du droit, ce texte s'appliquerait au seul génocide arménien. Il pourrait toutefois s'appliquer à d'autres génocides que le législateur pourrait à l'avenir reconnaître.

Je ne m'exprime pas en représentant d'un parti ou d'un groupe politique, mais au nom de notre commission des lois, qui a décidé, à 23 voix contre 9, avec 8 abstentions, d'adopter l'exception d'irrecevabilité. Toute exploitation politique de cette décision serait vaine. Elle a été votée majoritairement par des sénateurs de toutes sensibilités. Nous nous sommes posé la question du droit, de ce qui relève de la loi en vertu de l'article 34 de la Constitution.

C'est un débat de fond, au-delà des polémiques et pressions de toutes sortes. Je n'en sortirai pas.

Chacun ici sera amené, car « tout mandat impératif est nul », à se prononcer en son âme et conscience. La position de la commission des lois est cohérente : sous la présidence de mon prédécesseur, M. Hyest, elle a voté la même motion sur une proposition de loi similaire, le 13 avril 2009.

Je sais les espérances et les craintes que ce texte a suscitées, en particulier chez nos compatriotes d'origine arménienne. Je veux leur dire la compassion que nous éprouvons tous pour l'existence du génocide de 1915, existence qui ne fait aucun doute -Mme Benbassa pourra vous le confirmer, elle qui a fait sa thèse d'histoire sur la Turquie au début du siècle. Il ne s'agit nullement de minimiser les souffrances qu'ont subies les Arméniens.

Le débat ne porte pas sur le génocide mais sur le vote de cette loi. Les génocides sont insupportables, ils portent atteinte aux valeurs de nos civilisations. Les nier, c'est les perpétuer. Nous les condamnons tous. Mais la question est autre, elle est de savoir s'il appartient à la loi pénale de décider quels événements peuvent ou non être discutés sur la place publique. Ce texte encourt un fort risque de censure constitutionnelle, j'y reviendrai. Notre commission a considéré qu'il n'appartient pas à la loi de décider de l'Histoire. « Le Parlement n'est pas un tribunal », ajouterai-je avec M. Badinter. Il est bien d'autres voies pour s'exprimer, d'autant que la révision constitutionnelle de 2008 a ouvert la possibilité de voter des résolutions.

Entendu par la mission d'information de l'Assemblée nationale sur les questions mémorielles, présidée par M. Accoyer, M. Badinter rappelait que l'émotion devant ce que Jaurès appelait « le long cri de la souffrance humaine » n'empêche pas le juriste de faire preuve de distance. « La mémoire est nécessaire », ajoutait-il, mais « la loi n'est l'expression de la volonté générale que dans le respect de la Constitution », ainsi que le rappelle le Conseil constitutionnel.

Comme lui, une forte majorité des membres de notre commission estime qu'il n'appartient pas à la loi de se prononcer sur les événements historiques, au risque de porter atteinte à la recherche, ainsi que s'en inquiètent les historiens : ce serait fonder une histoire officielle. Se prononcer ainsi, Mme Tasca l'a rappelé, contreviendrait au principe de séparation des pouvoirs. Le doyen Vedel, dans son dernier article, estimait que ce principe, consacré par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et les principes fondamentaux, consacrés par les lois de la République, interdisent au législateur de se prononcer sur des faits historiques.

Plusieurs d'entre nous ont craint que l'adoption de ce texte n'entraîne une concurrence des mémoires. Faudra-t-il additionner des lois s'appliquant à chaque tragédie du passé, au risque de transformer notre mémoire collective en une addition de mémoires particulières ? En 2008, la mission Accoyer sur les questions mémorielles préconisait de se l'interdire. Mme Anne Levade, professeur de droit constitutionnel, rappelle que l'appréciation d'un fait politique ne relève pas de la compétence du législateur, ainsi que l'a rappelé le Conseil constitutionnel dans sa décision sur la disposition de la loi du 23 février 2005 qui évoquait le rôle positif de la colonisation française.

Ce texte contrevient au principe de légalité des délits et peines, au principe de liberté d'expression : sans tolérance, il n'est pas de société d'ouverture ; les sanctions doivent être proportionnées au but poursuivi. Veut-on, comme se le demandait M. Collombat, rétablir le délit d'opinion ? L'incitation à la haine raciale est déjà sanctionnée dans notre droit...

M. Jean-Claude Peyronnet.  - Très bien !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur.  - M. Mathieu, professeur à la Sorbonne, considère que cette proposition de loi est inutile, puisque notre code prévoit déjà des sanctions pénales.

Enfin, ce texte mettrait en danger la liberté de la recherche. On nous dit qu'il ne serait que de simple transposition mais il laisse de côté un pan de la directive européenne, qui prévoit que la sanction doit viser des faits incitant à la haine raciale. S'il était adopté et que lui soit opposée une question prioritaire de constitutionnalité, le risque est grand que soit, dans la foulée, remise en cause la loi de 2001.

Je suis persuadé qu'au-delà du débat, la réponse aux questions qui nous occupent se trouve dans l'infini respect que nous devons à la mémoire des victimes et dans le travail des historiens. Je rêve que, sous l'égide de l'Unesco, des historiens de toutes provenances travaillent ensemble à mieux connaître le passé, car nous savons que l'on ne construit pas l'avenir sur l'oubli...

M. Robert Hue.  - Très bien !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur.  - L'oeuvre de l'historien, fondée sur les vertus de la connaissance, est la manière la plus forte de dire aux martyrs que nous ne les oublierons jamais. (Applaudissements sur de nombreux bancs)

Mme Isabelle Pasquet.  - Il faut avoir la lucidité et le courage de reconnaître que, depuis son adoption par l'Assemblée nationale en présence d'une cinquantaine de députés seulement, ce texte suscite le malaise. Le clivage ne se fait pas entre droite et gauche. L'inscription précipitée de ce texte fait resurgir des questions de fond et un soupçon d'électoralisme... Il est clair que le président de la République cherche à amadouer l'une après l'autre telle ou telle catégorie de la population. (Protestations sur les bancs UMP) Après les harkis, les Arméniens... C'est prêter le flanc à toutes les critiques. Certes, M. Sarkozy avait promis de légiférer lors de son voyage en Arménie de l'an dernier, mais d'où lui vient cette subite précipitation sur un sujet si complexe ? La commission des lois n'a disposé que d'une semaine. Et alors que la proposition de loi, similaire, de M. Lagauche avait suscité l'opposition de l'UMP, au motif « de ne pas gêner le président de la République »...

M. Jean-Claude Gaudin.  - J'ai été le premier signataire, en 2001, de la proposition de loi sur le génocide des Arméniens, vous l'avez oublié ?

Mme Isabelle Pasquet.  - Où sont le respect, la dignité, la cohérence ? Pour nous, nous restons fidèles à nos engagements à notre solidarité active à la communauté arménienne. Notre collègue Guy Fischer -pour qui j'ai une pensée émue- fut le premier signataire d'un texte similaire à celui-ci, dès juillet 2005, soulignant l'importance du travail restant à accomplir après le vote de la loi de 2001. Car, à la différence de la Shoah, aucun tribunal n'a condamné les responsables du génocide arménien. Or, le génocide est incontestable : ce ne sont pas des politiques qui le disent, ce sont des historiens. Il y a bien eu une entreprise délibérée de massacre et d'élimination programmée d'un peuple par des troupes agissant sur ordre d'un gouvernement.

Il reste à réprimer la négation de ces actes de barbarie. Voyez les manifestations violentes de Lyon, en 2006, et la façon dont se propagent les textes négationnistes sur internet. Ces actes doivent être pénalisés. La manifestation turque organisée à Paris samedi dernier a montré, si besoin était, que la volonté de négation reste réalité. Ce que vient sanctionner ce texte, c'est la négation en tant qu'elle comporte une incitation à la haine. Nier le génocide, c'est porter atteinte à la démocratie, à notre Déclaration des droits de l'homme. Les menaces de rétorsion de la Turquie trahissent le négationnisme officiel qui anime son gouvernement. Et que dire du négationnisme sournois qui se réfugie dernière la liberté de pensée ?

Il reste que je suis sensible aux arguments juridiques rappelés par M. Sueur. Ainsi qu'aux risques de détérioration de nos relations avec la Turquie. Si l'on veut qu'elle se penche sur son histoire, cette proposition de loi n'est peut-être pas la meilleure solution.

Ces interrogations ont suscité des différences d'appréciation dans notre groupe. Si le plus grand nombre votera en faveur de ce texte, certains voteront contre et d'autres ne participeront pas au vote. (Applaudissements sur certains bancs CRC et socialistes)

M. Jacques Mézard.  - Ce texte soulève la réprobation dans les diverses sensibilités de mon groupe. Son objectif réel ? Une opération électoraliste. Toute autre interprétation est pure hypocrisie.

M. Jean-Louis Carrère.  - Bravo !

M. Jacques Mézard.  - C'est un projet de loi déguisé, comme le discours du ministre le prouve. C'est « plus qu'une erreur, une faute », une faute grave, aux conséquences catastrophiques et durables pour l'image de la France dans une région qui pèsera lourd dans les décennies à venir. Quelle image donnons-nous de notre République ! Le malaise est patent, y compris sur les bancs de l'UMP.

Le but aujourd'hui ? C'est la partie nulle. Quelle nullité pour toutes les expressions démocratiques, y compris locales, parfois soumises à bien des pressions...

Quand cessera-t-on de faire la leçon aux peuples ? Il ne s'agit en rien de minimiser les immenses souffrances des Arméniens. Nos compatriotes d'origine arménienne ont montré leur attachement à leur pays d'adoption.

Il manque au banc des ministres le ministre des affaires étrangères, qui a exprimé ses réserves, et le ministre de la justice, lequel fustigeait, au nom du droit, la proposition du sénateur Lagauche.

Au nom de quel droit balayer le vote très majoritaire de notre commission des lois, dans la continuité de celui qu'elle avait émis sous l'égide de son ancien président, M. Hyest, que je salue malgré son absence ?

De grandes voix se sont exprimées ici : les présidents Larcher, de Rohan -je reviendrai sur celle de M. Badinter. Il est incontestable que la création d'un article 24 ter dans la loi de 1881 ne concerne que le génocide arménien. M. Lagauche entendait éliminer la concurrence malsaine entre les génocides. Cette proposition a le même objectif.

M. le garde des sceaux déclarait ici même : « ce texte -celui de M. Lagauche- soulève des interrogations au regard du principe de légalité des délits et des peines ». Il ajoutait que sa portée normative était incertaine et qu'il posait problème au regard de la liberté d'expression.

M. Badinter rappelait dans Le Monde, il y a quelques jours, que ce texte est inconstitutionnel. Il ajoutait que son vote permettra au Conseil constitutionnel de trancher sur la loi de 2001.C'est à juste titre que M. Badinter nous enjoint de ne pas nous laisser abuser par le ministre de l'intérieur. La référence à l'article du doyen Vedel est imparable.

M. Jean-Michel Baylet.  - C'est vrai.

M. Jacques Mézard.  - Tout aussi grave était, ajoutait-il, l'ingérence de la représentation nationale dans la conduite de la diplomatie. Vous savez que la restriction de la liberté d'expression surveillée par la Cour européenne est soumise à des contraintes strictes.

Cette proposition de loi est une absurdité juridique. Le délit de « minimisation outrancière » mériterait une explication du garde des sceaux. On atteint clairement le summum de la médiocrité juridique. (Applaudissements sur plusieurs bancs à gauche et au centre, protestations à droite)

Oui, Pierre Nora a raison de parler de cynisme politicien, de remise en cause de la recherche historique. En démocratie, la liberté par l'histoire est la liberté de tous.

Le rapport Accoyer de 2008, sur les questions mémorielles, est clair : le rôle du Parlement n'est pas de porter une appréciation sur des faits historiques, a fortiori quand ils sont passibles de sanctions pénales. A quand une pénalisation du génocide cathare, vendéen ?

Est-ce là le moyen de favoriser le lien social entre Français d'origine arménienne et turque ? Est-ce le moyen de dire au gouvernement turc que nous déplorons certaines de ses prises de position ? Ne va-t-il pas encore se raidir dans une approche nationaliste ?

La Turquie est un grand pays, trait d'union entre l'Orient et l'Occident. De quel droit lui infligerions-nous une quelconque repentance ?

L'utilité du Parlement n'est pas là : il n'a pas à exécuter les oeuvres dont l'exécutif répugne à reconnaître la paternité. Jean-Denis Bredin disait justement : « la loi non plus que la justice ne peut redresser l'Histoire ».

Soyons fidèles à nos grands principes du droit de la République ! Rejetons ce texte dans les oubliettes de l'Histoire. (Applaudissements sur les bancs du RDSE et sur plusieurs bancs à gauche)

M. Roger Karoutchi.  - Nos groupes sont partagés.

M. Jean-Louis Carrère.  - Même le Gouvernement !

M. Roger Karoutchi.  - Il ya un faux débat : faut-il des lois mémorielles ? Quel est le rôle des historiens et des politiques ? J'ai été l'élève de Robert Mantran, grand spécialiste de l'histoire turque. Comment demander aux historiens de prendre la responsabilité de faire des choix politiques ? Les responsables politiques ont-ils peur de le faire ?

M. Jean-Louis Carrère.  - Vous allez voir que non !

M. Roger Karoutchi.  - Les historiens du XXe siècle sont divisés. Il faut les laisser travailler. Mais ce n'est pas à eux de décider et de prendre les responsabilités qui échoient aux États. Sinon, comme les écoles historiques sont en contradiction, vous ne déciderez jamais de rien !

M. Jean-Louis Carrère.  - Les écoles politiques sont meilleures !

M. Roger Karoutchi.  - Mais non ! C'est au Parlement de dire ces choix. Le Parlement français a voté il y a plus de vingt ans, puis il y a plus de dix ans, la reconnaissance de deux génocides : la Shoah et le génocide arménien. La première est sanctionnée de manière pénale et le second ne l'est pas.

Si vous réunissez les deux, il faut les traiter de la même manière.

M. Patrick Ollier, ministre.  - Très bien !

M. Jean-Claude Gaudin.  - Bien sûr !

M. Roger Karoutchi.  - Il y a actuellement une anomalie. (Mme Sophie Joissains applaudit) Ou il ne fallait pas voter à l'époque la reconnaissance du génocide ou il faut sanctionner les deux de la même manière.

M. Michel Berson.  - La différence, c'est qu'un tribunal international s'est prononcé dans un cas.

M. Roger Karoutchi.  - Il ne s'agit pas d'une loi mémorielle. A l'inspection générale d'histoire, j'étais le premier à dire : il ne nous revient pas de qualifier ces massacres ! Personne ne le fera si les politiques ne le font pas. Introduire le terme « outrancier » est cohérent.

J'entends ce qui est dit sur la Turquie. J'admire l'histoire ottomane. Je n'oublie pas que du temps de l'Inquisition, la Sublime Porte recevait les parias, l'empire turc recevait les protestants chassés par la révocation de l'édit de Nantes.

Toute l'histoire ne peut malheureusement pas être glorieuse. Il y a parfois des taches qu'il faut reconnaître pour avancer. Jacques Chirac l'a fait en 1995 à l'honneur de l'ensemble des Français.

Lorsque le gouvernement turc a décidé, il y a quelques années, de rouvrir le dossier, de discuter avec les intellectuels, ce fut tout à son honneur !

Mais y a-t-il lieu de distinguer entre les massacres, de reconnaître comme génocidaires ceux d'Adana et pas les autres ? Les massacres sont des massacres, les victimes sont des victimes, leurs descendants ont droit à la même protection que les autres. (Bravo et applaudissements à droite)

Mme Esther Benbassa.  - C'est en pensant à la préceptrice arménienne qui m'a appris le français à Istanbul et à la famille Papazia dont j'ai partagé l'immeuble que je m'exprime. J'ai connu l'atmosphère lourde des maisons arméniennes, effet d'une souffrance intime, sans remède et méconnue. Les Arméniens n'ont pas eu, comme les Juifs, leur Nuremberg. La France a un peu comblé ce manque en 2001 ! Quand la Turquie franchira le pas, justice sera enfin rendue. Personne ne peut le faire à sa place.

L'utilisation du mot génocide prête à des débats vains, parfois indignes. Ce mot a été créé en 1944 par Raphael Lemkin, un avocat juif ayant perdu toute sa famille dans les années noires : il l'a défini comme « tout plan méthodiquement coordonné pour détruire la vie et la culture d'un peuple » en pensant notamment au génocide arménien de 1915. Aucun historien sérieux ne peut nier le fait. La Turquie n'a jamais été dans la position de l'Allemagne, vaincue, admettant ses crimes. C'est aussi que la Turquie moderne s'est construite sur l'éradication de toute présence non musulmane en Anatolie.

Certes, l'histoire de la Turquie ne se résume pas à cela, ni aux pogroms, mais elle se doit d'écrire les pages noires de son passé. La société turque bouge en ce sens, en contournant l'État.

En 2008, des intellectuels ont lancé un appel pour demander pardon aux Arméniens. C'est le seul moyen de contrer à la fois la négation du génocide et la turcophobie des Arméniens de la diaspora qui alimente le mythe du Turc barbare et empêche l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

Pierre Vidal-Naquet -qui avait perdu ses parents dans les camps- écrivait : « on peut comprendre une telle loi en Allemagne mais en France, elle est inutile ». Je dirais de même : on peut comprendre une telle loi en Turquie mais pas en France. D'autant que notre pays a encore beaucoup à faire avec les pages sombres de son histoire, expéditions coloniales comprises. (Applaudissements sur plusieurs bancs à gauche)

L'histoire ne saurait s'écrire au Parlement. Ces lois qui musèlent la liberté d'expression et la liberté intellectuelle encouragent une compétition des mémoires, un communautarisme préjudiciable à la cohésion nationale.

Le groupe écologiste votera les motions de procédure et, si elles ne sont pas adoptées, les amendements de suppression des articles. Il rend hommage au président de la commission des lois pour son discours humaniste. (Applaudissements à gauche et au centre)

M. Jean-Louis Carrère.  - Très bien !

M. Hervé Marseille.  - Un texte qui suscite beaucoup de passion : les prises de position de nombreuses personnalités créent une confusion. Ce texte est strictement pénal. Il n'a pas pour objet de réécrire l'histoire. En d'autres pays, le Parlement a voté consensuellement de tels textes. Celui-ci complète la loi de 2001 qui était sans portée normative. Est-il admissible que subsiste une différence selon les génocides ? Comment justifier que dans un cas, on exerce un recours pénal et dans l'autre, on ne le puisse pas ? Certes, ce texte ne couvre pas tout le problème, mais il en assume les aspects les plus douloureux. La recherche scientifique historique doit pouvoir continuer, au sens où l'a entendu le tribunal correctionnel de Paris dans un arrêt de 1995 concernant Bernard Lewis. Les rédacteurs de ce texte ont suivi les préoccupations de l'autorité judiciaire. J'approuve pleinement la rédaction de l'article 24 ter, qui vise les contestations outrancières. La reconnaissance du génocide arménien relève de la loi. La loi de 2001 est purement déclarative. La liberté d'expression n'est ici nullement en cause. Seul le juge peut qualifier le contenu outrancier de la négation du génocide. La France, pays des droits de l'homme, céderait-elle au chantage d'État ? Il ne s'agit pas de crimes de guerre, auxquels Mme Benbassa a fait référence, mais de génocides. Le président de la République s'est exprimé à Erevan en mettant en exergue les liens entre l'Arménie et la France et en rappelant que notre pays est une terre d'asile pour de nombreux Arméniens. Nous voterons, pour certains d'entre nous -notre groupe étant partagé-, contre la motion d'irrecevabilité. (Applaudissements sur plusieurs bancs au centre et à droite)

M. Philippe Kaltenbach.  - C'est la première fois que je monte à cette tribune. Je suis ému de le faire pour dire le soutien du groupe socialiste à ce texte.

M. Gaëtan Gorce.  - D'une partie du groupe !

M. Philippe Kaltenbach.  - Ce sont la vérité, la justice et l'amitié qui doivent nous guider. Les preuves du génocide sont accablantes. La loi de 2001 était dépourvue de sanctions. Un négationnisme virulent se développe. Le tolérer, c'est tuer les victimes une seconde fois, comme l'a dit Élie Wiesel. Nos liens sont anciens avec l'Arménie. Les rescapés se sont intégrés en France. Ils ont payé le prix du sang. Ils ont trouvé une seconde patrie, mais la plaie du génocide -sur laquelle les négationnistes jettent du sel- reste dans leur coeur. Maire de Clamart, je réaffirme que notre République doit protéger tous ses enfants. (M. Roland Courteau approuve) Personne ne doit leur nier le droit de rendre hommage à leurs ancêtres. Les socialistes ont été à l'initiative de la proposition de loi de 2006, rejetée par la commission des lois et par l'ancienne majorité de la Haute assemblée. Cette démarche, les socialistes...

M. Gaëtan Gorce.  - Une partie des socialistes !

M. Philippe Kaltenbach.  - ...veulent la mener à terme. Martine Aubry l'a soutenue, François Hollande l'a reprise à son compte...

M. Philippe Kaltenbach.  - Des historiens, des pénalistes, des intellectuels se sont exprimés.

Légiférer, c'est écouter, débattre, décider. Je suis plus que jamais convaincu. Cette loi n'est que du petit lait pour les défenseurs de la vérité et de la justice. Les socialistes ont toujours soutenu les lois mémorielles...

M. Roland Courteau.  - Oui.

M. Philippe Kaltenbach.  - ...qui traitent de faits confirmés par les historiens, comme la traite et l'esclavage, mais ont refusé, en 2005, la reconnaissance, prônée par l'UMP, du rôle « positif » de la France outre-mer, car c'était un jugement de valeur.

La loi Gayssot votée en 1990 n'a jamais gêné le travail des historiens.

M. Roland Courteau.  - C'est vrai.

M. Philippe Kaltenbach.  - Le fait d'ajouter l'élément intentionnel vise non pas tant la contestation du génocide que l'incitation à la haine raciale, qui justifie la limite ici posée à la liberté d'expression.

L'actuelle proposition renvoie à une définition pénale qui lève le grief d'inconstitutionnalité. Le Parlement ne s'érige pas en tribunal. C'est le juge qui dira le droit. Les procès des cours martiales de Constantinople dans les années 1920 ont reconnu des crimes contre la conscience de l'humanité et contre les normes universelles. La Slovaquie dispose d'une telle législation.

Mme Nathalie Goulet.  - Et alors ?

M. Philippe Kaltenbach.  - Je remercie M. Badinter pour sa toujours précieuse contribution à nos débats. Mais le texte qui nous est soumis aujourd'hui diffère de celui du 4 mai dernier.

C'est d'un crime contre l'humanité entière dont il s'agit...

M. Roland Courteau.  - Très bien !

M. Philippe Kaltenbach.  - Cette proposition de loi ne fera pas obstacle à ceux qui veulent une réconciliation entre la Turquie et l'Arménie.

C'est cynisme que de s'en remettre au seul dialogue entre Turcs et Arméniens. L'État turc fait encore obstacle à ce dialogue, avec l'article 301 de son code pénal qui sanctionne le dénigrement de la turcité.

Le reproche électoraliste ne tient pas. Pas pour les socialistes en tout cas !

M. Jean-Claude Gaudin.  - Pour les autres !

M. Philippe Kaltenbach.  - Nous sommes constants dans notre action, ce qui n'est peut-être pas le cas du président de la République. Toutefois, seul le résultat compte. C'est le miracle de la démocratie que, parfois, la conjoncture permette d'obtenir des soutiens auxquels on ne croyait plus. Il y a un siècle, Jean Jaurès déclarait que « l'humanité ne peut plus vivre avec dans sa cave le cadavre d'un peuple assassiné ». Cette phrase vaut encore aujourd'hui. Et Serge Klarsfeld rappelle combien la mémoire est fragile. C'est Hitler lui-même qui déclarait : « qui se soucie du massacre des Arméniens » ?

Songeons aux descendants des victimes. Le Parlement assumerait ses prérogatives et s'honorerait en votant cette loi. (Applaudissements sur plusieurs bancs socialistes)

M. Luc Carvounas.  - En 1915, avec la Grande-Bretagne et la Russie, la France lançait un appel contre les crimes de lèse-humanité perpétrés contre les Arméniens. Ces victimes demeurent dans nos mémoires. La volonté génocidaire se perpétue à travers le négationnisme, qui anéantit les mémoires comme le génocide les corps.

Quel est le rôle du Parlement dans cette affaire ? L'intention du législateur n'est nullement d'adopter une loi mémorielle mais de sanctionner le négationnisme.

M. Patrick Ollier, ministre.  - Très bien !

M. Luc Carvounas.  - Un seul historien a-t-il été empêché de mener des recherches sérieuses à cause de la loi Gayssot ? Je récuse cette vision d'un Parlement plein d'orgueil, s'érigeant en tribunal de l'Histoire. Serge Klarsfeld rappelle à quel point la mémoire collective demeure fragile. Ainsi le camp de Nexon installé en Haute-Vienne pendant la deuxième guerre mondiale avait-il été oublié jusqu'à ce qu'une plaque en rappelle le souvenir il y a vingt ans.

Les incendiaires de l'esprit que sont les négationnistes suppriment la mémoire ou la transforment. Or elle nous construit. Nous sommes dans notre rôle. La loi française reconnaît l'identité des génocides, arménien et juif. Il ne s'agit pas de mémoire communautarisée ! Le génocide de 1915 concerne la communauté humaine dans son ensemble. On a recensé au moins cinquante actes violents en France.

Triste souvenir que celui de la marche des « loups gris », ces ultranationalistes turcs, à Lyon, dont je salue le maire, notre collègue Gérard Collomb, toujours à notre côté !

Le négationnisme est violent. La vérité et le dialogue nécessitent parfois un coup de pouce ! Je sais que nous ne réglerons pas ici le problème turco-arménien. La communauté internationale a un rôle central à jouer.

La méthode précipitée et électoraliste du chef de l'état a froissé notre partenaire turc. Je récuse la critique qui tend à faire des défenseurs de ce texte des politiciens électoralistes !

M. Jean-Claude Gaudin.  - Très bien !

M. Luc Carvounas.  - Rappelons-nous le discours fondateur de François Mitterrand à Vienne, en 1987. C'est la gauche qui a adopté la loi de 2001 !

M. Jean-Claude Gaudin.  - Ici, c'est la droite !

M. Patrick Ollier, ministre.  - Eh oui !

M. Luc Carvounas.  - Foin des polémiques ! C'est l'honneur de la France que le Parlement doit avoir en ligne de mire aujourd'hui.

M. Roland Courteau.  - Oui !

M. Luc Carvounas.  - Nous agissons pour l'humanité tout entière. Soyons fiers de renouer avec ce qui fait la grandeur de la France : l'universalisme des Lumières.

La Turquie est un grand pays. Notre avenir est commun au sein de la grande et belle Europe que nous construisons ensemble. En 2002, l'année qui a suivi l'adoption de la première loi, nous avons accru les relations commerciales franco-turques. Je regrette que certains collègues, sur tous les bancs, subissent des pressions.

Quelles valeurs donne-t-on à notre conscience ? Quelle conscience à notre mémoire ?

Je soutiens cette proposition de loi, au nom du groupe socialiste, en cohérence ave le président Bel, le président Rebsamen et l'engagement de François Hollande. François Mitterrand déclarait : « ce génocide doit s'inscrire dans la mémoire des hommes pour rappeler que ce peuple n'appartient pas au passé, qu'il est bien présent et qu'il a un avenir » ! (Applaudissements sur plusieurs bancs socialistes)

M. Bruno Gilles.  - Avec la loi de 2001, le Parlement a donné place au génocide arménien dans la mémoire de l'humanité. Mais à la différence de la loi Gayssot, ce texte n'est pas assorti de sanctions. Deux propositions de loi visaient à combler ce manque, qui n'ont pas abouti.

Notre code pénal reprend la définition de la Convention de Londres. Les massacres et la déportation organisés par les Jeunes Turcs en 1915 lui correspondent. Ces actes ont été reconnus comme génocides par le Parlement européen et une douzaine d'États.

La proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale le 22 décembre concerne le seul génocide arménien. Il ne s'agit pas, pour nous, de dire l'Histoire ni d'entraver le travail des historiens mais de sanctionner la négation de faits établis par la loi.

Nous avons légiféré sur deux génocides : il n'est par normal que la contestation de l'un soit poursuivie et pas celle de l'autre. Laisser les choses en l'état, ce serait reconnaître une sorte de graduation dans la reconnaissance des tragédies : mais un événement est un génocide ou il ne l'est pas, M. Zocchetto l'a rappelé devant la commission. Il ne serait pas compréhensible qu'ayant affirmé certaines valeurs avec la loi de 2001 nous renoncions à sanctionner ceux qui ne les respectent pas. Même si le risque existe de l'inconstitutionnalité, il faut laisser le processus législatif aller à son terme.

Il ne s'agit pas de stigmatiser l'État turc ni le peuple turc : ceux d'aujourd'hui ne sont pas responsables du génocide de 1915. Je ne renierai pas les valeurs de justice qui m'animent.

M. Jean-Louis Carrère.  - Changez de parti alors !

M. Bruno Gilles.  - C'est pourquoi je rejetterai les motions qui vont nous être soumises. (Applaudissements sur plusieurs bancs à droite)

M. Jean-Vincent Placé.  - Je salue les propos de M. Mézard sur la République humaniste, qui complètent ceux de Mme Benbassa. Rien n'est plus difficile, pour un responsable politique, que de dire son sentiment sur les souffrances de tout un peuple. Je ne souhaite pas qu'on puisse dire qu'ici certains sont plus sensibles que d'autres à celles du peuple arménien. Ces dernières semaines, je me suis plongé dans la réalité de cette histoire, de cette souffrance qui s'est perpétuée chez les descendants des victimes.

Il est donc difficile de dire que l'on va voter contre ce texte. Je comprends que certains parlementaires soient particulièrement sensibles à la souffrance d'une communauté présente dans leur territoire d'élection. Mais notre responsabilité, aujourd'hui, est de dire ce qui doit être puni ou non. Au sommet de nos normes est la Constitution. Le rôle du Parlement n'est pas d'adopter des lois mémorielles -même s'il l'a fait- a fortiori si elles s'assortissent de sanctions pénales. Mais il est dans son rôle en suivant la recommandation adoptée à l'unanimité par la mission d'information de 2008. Nous voterons unanimement contre ce texte.

Le vrai débat est ailleurs. Sans reconnaissance du génocide par la Turquie, Jacques Chirac l'a dit, la Turquie ne saurait intégrer l'Union européenne.

M. Jean-Louis Carrère.  - Il n'y a pas que Jacques Chirac qui l'a dit, mais aussi de nombreux camarades socialistes !

M. Jean-Vincent Placé.  - Nous avons à notre disposition bien des moyens d'agir.

En mai, monsieur le président Larcher, monsieur le président Gaudin, nous avons voté, sur un texte analogue, à l'initiative du président de la commission des lois, une exception d'irrecevabilité. Qu'est-ce qu'une assemblée qui, à quelques mois de distance, changerait d'avis ? (Mmes Bariza Khiari et Nathalie Goulet applaudissent)

M. Jean-Claude Gaudin.  - Ce n'est pas le même texte !

M. Jean-Vincent Placé.  - Comment admettre une telle volte-face, une telle versatilité ?

Dans la rue, devant le Sénat, des milliers de nos compatriotes d'origine turque ou arménienne manifestent. Attend-on de la France des lois qui jettent du sel sur les blessures, qui divisent et séparent ? Nous voulons un travail de mémoire et de réconciliation, non fragiliser la société. Le chemin de la vérité d'État est dangereux.

Ce contre quoi nous devons lutter, pied à pied, c'est contre l'attitude du gouvernement turc. Nous voterons contre ce texte. (Applaudissements sur les bancs du groupe écologiste et sur plusieurs bancs à gauche et au centre)

Mme Nathalie Goulet.  - Le président de la République a fait « le serment d'Erevan », et voilà qu'à quelques mois des présidentielles, il nous faut légiférer.

Nos compatriotes arméniens ont droit à notre compassion. Le texte voté en 2001 l'a marquée solennellement. Ceux qui sont morts et ceux qui ont lutté pour notre survie et notre liberté ont droit à toute notre attention. Les victimes de génocides sont nombreuses. Après les Ukrainiens, les Rwandais et d'autres viendront devant notre Parlement réclamer ce qui ne leur a pas été donné ailleurs...

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur.  - Cela n'a rien à voir !

Mme Nathalie Goulet.  - Pourquoi ne pas laisser les historiens écrire l'histoire ? Le gouvernement turc a suggéré la création d'une commission, dont il a dit par avance qu'il accepterait les conclusions ; le gouvernement arménien l'a refusée... Depuis 2004, la plateforme de Vienne a publié un épais recueil de documents ; mais les archives arméniennes ne sont pas accessibles...

Je salue la position du président de la commission des lois, qui fait suite à celle du président Hyest. Comment ne pas rappeler les propos tenus ici le 4 mai par M. Badinter ? Oui, la notion de génocide fait horreur. Mais la réconciliation, la reconnaissance du génocide par la Turquie viendront avec le temps et la sagesse des hommes, pas par la contrainte extérieure.

Ma position n'est pas dictée par la crainte de représailles économiques. Les victimes méritent mieux qu'être un enjeu électoraliste. Elles ont droit à une pleine reconnaissance qui ne soit pas dictée par un pays tiers. Car c'est la Turquie d'aujourd'hui que l'on heurte, membre éminent de l'Otan, joker diplomatique au Proche-Orient et dans le golfe persique, tandis que l'Arménie occupe des territoires en Azerbaïdjan et s'est rendue coupable de massacres dans le Haut-Karabagh. Ne risquons-nous pas de perdre toute crédibilité au sein du groupe de Minsk ?

Le président de la République est passé à Bakou sans s'incliner sur la tombe de l'allée des martyrs. C'est un aveu. Le serment d'Erevan aurait-il eu lieu si la Turquie n'était un pays musulman ? Je n'ai pas la réponse, mais la question me taraude... Je note aussi que le site Nouvelles d'Arménie parle d'une manifestation étrangère quand nos compatriotes d'origine turque manifestent à Paris ; seraient-ils moins français que les Français d'origine arménienne ?

Je fonde espoir sur la sagesse du Sénat pour éviter ce naufrage législatif et demande à chacun de voter l'exception d'irrecevabilité.

Puisque vous voulez honorer la communauté arménienne, que ne transférez-vous les cendres de Manouchian au Panthéon, que ne l'élevez-vous à titre posthume au rang de Grand-croix de la Légion d'honneur ? Il est l'honneur de l'Arménie, l'honneur de la France. (Applaudissements sur les bancs écologistes, sur plusieurs bancs à gauche et au centre)

M. Bernard Piras.  - En 2001, le peuple français a rendu au premier génocide du XXe siècle sa place dans la mémoire collective.

Le texte que nous examinons aujourd'hui donne sens et portée à la loi de 2001. Ma position, que je partage avec plusieurs de mes collègues, MM. Collomb, Guillaume, Besson, Guérini, n'est ni dogmatique, ni électoraliste. Les arguments que j'ai entendus ne me convainquent pas.

Le sujet dépasse les clivages politiques, comme en témoignent les sentiments divers au sein de notre assemblée. Ce serait une erreur dangereuse de réduire le débat à une lutte d'influence entre deux communautés présentes sur notre territoire. Quant à la définition et à la sanction d'une infraction, elle relève du Parlement. Ce texte nuirait au lien franco-turc ? Mais la confiance ne saurait s'accommoder de tabous. On ne peut que regretter que l'évocation des événements du génocide de 1915 soit une infraction pénale en Turquie...

Laisser travailler les historiens ? Mais ils ont eu un siècle pour se pencher sur ces événements, même si les difficultés rencontrées ont été indéniables ; ce qui s'est passé en 1915 est aujourd'hui bien établi.

Nous serons le seul pays à agir ainsi ? Ce n'est pas le cas, on l'a dit. Et notre sensibilité aux droits de l'homme est tout à notre honneur. Il n'y aurait pas de trouble à l'ordre public ? Faux : voir les événements de Lyon et d'ailleurs. La sanction pénale a une valeur préventive.

Il y a incontestablement un vide juridique dans notre législation ; peut-on reconnaître l'existence d'un génocide sans sanctionner ceux qui le nient ? Et pourquoi sanctionner la négation de la Shoah et pas celle du génocide arménien ? Aucune juridiction internationale n'existait à l'époque pour en punir les auteurs : n'ajoutons pas une injustice à cette injustice. Il ne saurait y avoir de hiérarchie entre les génocides.

Les actes visés répondent à la définition internationale de génocide. La Turquie ne l'a pas toujours nié ; Ferud Pacha puis la Cour martiale de Constantinople, peu après les faits incriminés, les ont regardés en face. A-t-on oublié la portée d'un jugement ayant autorité de la chose jugée ?

Notre vote sera politique. Nous serons fiers, dans quelques années, d'avoir adopté ce texte et comblé un vide juridique. En vertu du principe de la légalité des sanctions et des peines, le juge est aujourd'hui démuni. Adopter ce texte, c'est faire preuve de courage, de conviction, de cohérence politique. (Applaudissements sur plusieurs bancs à gauche et à droite ; Mlle Sophie Joissains et M. Bruno Gilles applaudissent aussi)

M. Jean-François Humbert.  - Président du groupe d'information sur le Tibet, je veux apporter un éclairage supplémentaire. Quoi qu'on en dise, un génocide est en cours sur les hauts plateaux du Tibet. Le gouvernement tibétain en exil a estimé le nombre des victimes, à la suite de l'invasion par la Chine en 1949, à 1,2 million, soit un quart de la population d'alors ; si les historiens se partagent sur les chiffres, il est certains que les Tibétains, dans les premières décennies de l'occupation, ont subi un début de génocide, d'ailleurs reconnu en 1960 par une commission internationale de juristes.

Mais il est d'autres manières de faire disparaître un peuple : c'est de le priver de sa langue, de sa culture, de sa mémoire. C'est ce qui se passe aujourd'hui avec la politique d'assimilation forcée de la Chine, qui va jusqu'à siniser la toponymie. Un homme sage, le dalaï lama, parle du « génocide culturel » perpétré par Pékin. Comment lui faire échec ? Soixante ans après l'annexion, ce soulèvement du printemps 2008 a montré que les Tibétains résistent. Mais la répression est féroce. Les immolations par le feu se multiplient, qui témoignent du désespoir de ce peuple. Mais le silence des nations est assourdissant. La France et l'Union européenne doivent s'exprimer de façon claire pour signifier à Pékin que ses actes sont inacceptables. Alors seulement, l'étau pourra se desserrer. (Applaudissements sur de nombreux bancs de la gauche à la droite)

M. Ambroise Dupont.  - Ce texte, nous dit-on, vise à compléter la loi du 29 juillet 2001. Qui peut être insensible à la détresse de nos compatriotes d'origine arménienne face à ce passé tragique que certains esprits malveillants continuent de contester ?

Mais si le législateur fait parfois l'histoire, il ne lui appartient pas de l'écrire. Nombre d'historiens craignent des dérives en conséquences des lois qu'on dit mémorielles. Et des moyens de sanctionner le négationnisme existent déjà.

La France a reconnu en 2001 le génocide arménien, ce que peu d'États avaient fait. Peut-on en ignorer les implications diplomatiques dans cet espace stratégique entre Méditerranée et Caspienne ? Il a fallu des années pour rétablir la confiance. Nous jouons, de plus, un rôle particulier dans le Caucase du sud ; la France copréside le groupe de Minsk, ce qui nous contraint à une neutralité exemplaire. Ma position de président du groupe d'amitié France-Caucase me rend particulièrement sensible à cette question. Or cette initiative risque de radicaliser les positions, d'affaiblir notre action, in fine de desservir la paix. Des voix s'élèvent déjà pour réclamer l'éviction de la France du groupe de Minsk, alors que le nouvel ambassadeur prend ses délicates fonctions. C'est regrettable, alors que les présidents Sarkozy, Obama et Medvedev avaient appelé, lors du G8 de Deauville, à franchir un pas décisif dans le règlement du conflit du Haut-Karabagh.

Mieux vaut favoriser la recherche historique et, entre les États, des relations apaisées : souvenons-nous de la relation franco-allemande rénovée à l'issue de la guerre.

Pour toutes ces raisons, je ne pourrai m'associer au vote de ce texte. (Applaudissements sur plusieurs bancs à gauche et au centre ; M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur, applaudit également)

La discussion générale est close.

Exception d'irrecevabilité

M. le président.  - Motion n°1, présentée par M. Sueur, au nom de la commission.

En application de l'article 44, alinéa 2, du Règlement, le Sénat déclare irrecevable la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur.  - La commission des lois a, dans une large majorité, considéré que ce texte était contraire à plusieurs principes reconnus par notre Constitution.

En premier lieu, il y a risque de contrariété au principe de légalité des délits et des peines. Le dispositif de la loi Gayssot est adossé à des faits précis reconnus par l'accord de Londres du 8 août 1945, par le tribunal de Nuremberg et les juridictions françaises. Pour Charles Lederman, alors rapporteur, l'infraction instituée ne crée pas une vérité officielle mais apporte une protection au respect de l'autorité de la chose jugée par des autorités internationales et nationales. C'est ainsi que la Cour de cassation a jugé, en 2010, que la loi Gayssot, s'adossant à des textes régulièrement introduits en droit interne définissant clairement l'infraction, n'était pas inconstitutionnelle.

Il en va tout autrement de la loi de 2001 : sur le plan strictement juridique, il n'existe, ni dans une convention internationale ni dans aucune décision de justice revêtue de la chose jugée une définition précise de ces actes. Et faut-il rappeler qu'à l'Assemblée nationale, un amendement a été déposé pour faire officiellement reconnaître par la République le génocide vendéen de 1793-1794 ? Des textes ont également été déposés sur le génocide tzigane ou le génocide ukrainien. Comment les définir ? Et où faudrait-il s'arrêter ?

Contester ou minimiser l'existence d'un génocide est plus large, de surcroît, que le nier : cela peut porter sur les lieux, les auteurs, les dates, les méthodes, l'étendue des massacres ou toute circonstance qui fait encore l'objet de l'étude des historiens. Comment le juge, soumis au principe de légalité des délits et des peines, asseoira-t-il son appréciation? Comme l'a indiqué le Conseil constitutionnel dans les commentaires sur sa décision relative à la loi d'orientation pour l'avenir de l'école de 2005, la liberté n'est plus assurée si la loi comporte trop de zones grises, de bornes floues ou de limites incertaines.

Deuxième argument. La création de ce délit de contestation d'un génocide reconnu par la loi est contraire au principe de liberté d'opinion et d'expression reconnu par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, laquelle n'admet de restrictions que pour protéger des droits et des libertés également reconnues par la loi ; encore faut-il que ces restrictions soient proportionnées à l'objectif poursuivi. Si la loi Gayssot a été jugée compatible avec ce principe, c'est qu'elle tendait à prévenir la résurgence d'un discours antisémite -voir l'arrêt Garaudy de la CEDH du 24 juin 2003. Y aurait-il en France un discours visant nos compatriotes d'origine arménienne ? La création d'un délit de contestation pourrait créer un risque de disproportionnalité à l'objectif poursuivi : plusieurs constitutionnalistes l'ont souligné.

Troisième principe, celui de la liberté de la recherche et de l'indépendance de l'enseignement supérieur, considéré depuis 1984 par le Conseil constitutionnel comme de nature constitutionnelle. Or, ce texte ferait peser un risque sur leurs travaux.

Dernier argument, enfin, l'atteinte à la compétence du législateur, qui se conférerait à lui-même une compétence que ne lui reconnait pas la législation. Contrairement aux parlements des IIIe  et IVe Républiques, le Parlement de la Ve n'est doté que d'une compétence d'attribution.

Certains affirment que ce texte n'est que la transposition de la décision-cadre de 2008. Mais cette transposition n'est en réalité que très partielle puisque la directive prévoit que l'incrimination prévue doit viser les comportements « exercés d'une manière qui risque d'inciter à la violence ou à la haine » ; il s'agit de lutter contre le racisme ou la xénophobie, non seulement de protéger la mémoire. L'infraction créée par la proposition de loi ne comporte pas cet élément intentionnel.

J'ajoute que les rescapés des génocides autres que la Shoah ne sont pas dépourvus de recours. La provocation à la discrimination, à la haine et à la violence, l'apologie du génocide sont passibles de sanctions pénales. Et l'action civile est possible en vertu de l'article 1382 du code civil : un historien a ainsi été condamné pour avoir manqué à « son devoir d'objectivité et de prudence ». Des voies de recours existent donc déjà.

Est-il, à ce compte, pertinent de s'engager dans la voie pénale, qui présente des risques très sérieux d'inconstitutionnalité et qui ne s'appliquera, par définition, que sur notre territoire ? La commission des lois appelle le Sénat à voter la motion. (Applaudissements sur de nombreux bancs à gauche et sur plusieurs bancs à droite)

Mlle Sophie Joissains.  - J'ai voté contre l'irrecevabilité en commission, comme je l'avais fait l'an dernier. Le génocide arménien a été reconnu par de nombreuses législations nationales, dont la française, par un rapport de l'ONU en 1985, par le Parlement européen en 1987. Dans sa résolution, ce dernier souligne que la Turquie actuelle ne saurait être reconnue pour responsable. En 1998, l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a également reconnu le génocide. Après la Shoah, la France l'a reconnu en 2001. Et Jean-Claude Gaudin n'y est pas étranger...

M. Jean-Claude Gaudin.  - Et je n'ai pas changé d'avis depuis !

Mlle Sophie Joissains.  - Seule la négation de la Shoah est actuellement réprimée. La proposition de loi qui nous est soumise a pour unique objet de pénaliser la négation de tous les génocides reconnus par la loi.

Près d'1,5 million d'Arméniens furent exterminés. Leur mémoire doit demeurer vivante. Sur le sol de France, beaucoup de survivants ont trouvé une terre d'accueil pour se reconstruire. Ils sont Français. Nous leur devons leur dignité dans notre pays, patrie des droits de l'homme et du citoyen.

Mme Nathalie Goulet.  - Dites-le à M. Guéant !

Mlle Sophie Joissains.  - La France est tenue de prendre les dispositions nécessaires pour adapter sa législation à la législation-cadre européenne. Elle peut aller plus loin et étendre les sanctions prévues dans la loi Gayssot à l'ensemble des génocides.

La commission des lois s'est interrogée sur la légitimité de cette proposition de loi. Le peuple arménien aurait voulu de toutes ses forces qu'un tribunal international se prononce sur l'extermination des deux tiers de ses effectifs. Les leaders des Jeunes Turcs ont été jugés en Turquie : 11 personnes furent condamnées à mort par contumace, dont le ministre de l'intérieur, le chef d'état-major de la marine, le ministre de l'éducation nationale. Le traité de Sèvres de 1920 accordant l'indépendance de l'Arménie n'a pas été ratifié. En 1923, le traité de Lausanne est revenu dessus, étouffant la cause arménienne. Les Arméniens peuvent attendre encore longtemps s'ils doivent s'en remettre à la justice turque : elle a réhabilité les condamnés de 1920 et les a déclarés martyrs nationaux. L'histoire, les intérêts ont fait litière de la justice.

Reconnaître un génocide n'est pas chose facile. La loi française n'en reconnaît que deux. Il est équitable de les traiter de la même manière.

M. Patrick Ollier, ministre.  - Très bien.

Mlle Sophie Joissains.  - Le texte définit clairement l'infraction et sa sanction : le principe de légalité des délits et des peines est respecté.

Le travail de recherche des historiens est protégé. La liberté d'expression garantie par l'article 11 de la Déclaration de 1789 connaît ses limites : contester un génocide ou le minimiser de « manière outrancière » relève bien de l'abus de droit. La loi Gayssot tendait à prévenir une résurgence de l'antisémitisme ; cette proposition tend à prévenir l'émergence d'un négationnisme d'État. Des sites internet haineux ont fleuri, anti-Arméniens, anti-Grecs, anti-Turcs. Des Français d'origine turque qui auraient reconnu en France le génocide arménien pourraient, s'ils rentraient en Turquie, tomber sous le coup de la loi qui réprime la reconnaissance de ce génocide !

Il est vrai qu'en 1995, un historien traitant le génocide de « version arménienne de l'histoire » a été condamné par un tribunal parisien.

M. Warsmann a introduit les termes de « minimisation outrancière » dans le but de protéger les chercheurs. Faisons confiance aux juges pour n'user qu'avec mesure de cette qualification, sachant qu'un historien engage sa responsabilité s'il omet ou minimise des données incontestables.

Cette proposition de loi n'est pas anticonstitutionnelle puisqu'elle est ancrée sur la loi de 1881 ; il n'est d'ailleurs pas du tout évident que la Conseil constitutionnel en serait saisi. Quand la loi Gayssot a fait l'objet d'une question prioritaire de constitutionalité, la Cour de cassation ne l'a pas transmise au Conseil.

Cette proposition de loi est un texte juste, circonscrit à la contestation des génocides et au territoire français. Je vous demande de rejeter l'exception d'irrecevabilité et la question préalable. (Applaudissements sur certains bancs UMP)

M. Patrick Ollier, ministre.  - Je ne me suis pas exprimé au terme de la discussion générale, me réservant d'apporter maintenant quelques réponses aux orateurs.

Monsieur le président Sueur, nous nous connaissons depuis longtemps et je ne sous-estime pas votre science du droit. Mais je ne peux accepter vos arguments qui ne correspondent pas à la réalité de cette proposition de loi. Je comprends le rôle que vous jouez en vous inscrivant dans la ligne traditionnelle de votre commission, telle que l'a souvent défendue M. Badinter à qui vous faites souvent référence.

Votre rapport consacre une grande part aux lois mémorielles. Cette proposition n'en est pas une, selon votre définition même : « dire l'histoire, voire la qualifier ». Voici la proposition de loi : quatorze lignes, deux articles ne traitant que de sujets généraux ! Il ne s'agit pas de l'histoire...

M. Jean-Michel Baylet.  - Ces articles se réfèrent bien à quelque chose !

M. Patrick Ollier, ministre.  - Je ne me réfère qu'au droit.

M. Jacques Mézard.  - C'est sans doute la génération spontanée.

M. Patrick Ollier, ministre.  - Il s'agit de combler un vide juridique. Je ne reprends pas le code pénal ici. Ce texte ne qualifie pas des faits historiques. Il ne fait que pénaliser la transgression de la loi. M. Karoutchi a raison : pas de hiérarchie dans l'horreur !

Madame Benbassa se trompe de débat : nous ne sommes pas ici pour refaire l'histoire de la Turquie et de l'Arménie, mais pour créer une incrimination. Le plaidoyer vibrant de M. Placé contre les lois mémorielles est à côté du débat de ce jour. Mme Pasquet croit bon de stigmatiser une prétendue démarche électoraliste. L'argument pourrait porter si cette proposition de loi touchait un électorat particulier. Ce n'est pas le cas avec ce texte de portée générale, qui ne saurait donc alimenter le communautarisme. M. Mézard prétend que le Gouvernement aurait émis une position de sagesse à l'Assemblée nationale et changé d'avis.

M. Jacques Mézard.  - Je n'ai rien dit de tel.

M. Patrick Ollier, ministre.  - Le Gouvernement n'a aucunement changé d'avis.

A la différence du texte de M. Lagauche, qui n'était pas assez précis, celui-ci ne vise pas que le génocide arménien. M. Kaltenbach a bien rappelé ce point juridique ; je le remercie de soutenir ainsi le Gouvernement. Il ne s'agit pas de revenir sur les débats tranchés par la loi Gayssot et par celle de 2001. Il s'agit juste d'appliquer de la même manière ces deux lois de la République, cela seul est en cause.

M. Sueur en appelle à l'émotion.

M. Jean-Louis Carrère.  - C'est vous qui le faites !

M. Patrick Ollier, ministre.  - Je vous demande de rester sur le plan du droit, dans ce dispositif de deux articles.

Vous avez raison de vous interroger sur le champ de l'article 34. Mais le débat sur les lois mémorielles n'est pas celui qui nous réunit aujourd'hui. Quelle mission plus noble pour le Parlement que de définir les crimes et les délits ? Nous sommes au coeur de la loi pénale. Le grief d'inconstitutionnalité est infondé.

Il n'y a aucune atteinte au principe de légalité. Les contours de l'infraction sont clairement définis. Il est interdit de soutenir que les génocides reconnus par la loi n'ont pas existé ou de les minimiser de façon outrancière. Se limiter aux génocides reconnus par la justice internationale ? Peut-être mais que faire quand les auteurs sont morts ? La justice pénale juge des hommes vivants, elle ne juge pas l'histoire.

Cette proposition de loi ne porte aucune atteinte à la séparation des pouvoirs. Même, d'ailleurs, s'il y avait un risque de contradiction entre une décision de justice et la loi, ce ne serait pas nécessairement un motif d'inconstitutionnalité. J'entends les constitutionnalistes arguer du pour et du contre mais j'observe que personne n'a déféré la loi de 2001 au Conseil constitutionnel !

M. Bernard Piras.  - Eh oui !

M. Nicolas Alfonsi.  - On ne pouvait pas.

M. Patrick Ollier, ministre.  - Il est vrai que ce texte avait été voté par votre assemblée à l'unanimité.

Mlle Sophie Joissains.  - Très bien !

M. Jean-Louis Carrère.  - Le Sénat a beaucoup changé depuis lors.

M. Jean-Michel Baylet.  - Ce n'est pas le même texte.

M. Nicolas Alfonsi.  - La loi de 2001 n'avait aucune portée.

M. Patrick Ollier, ministre.  - Si l'intérêt général le justifie, une loi peut remettre en cause la décision d'un juge. Que sont les lois d'amnistie, dont nul ne conteste le caractère constitutionnel ? Ici, nous sommes devant une sorte d'amnistie à l'envers.

M. Jean-Michel Baylet.  - Ce n'est pas convaincant !

M. Patrick Ollier, ministre.  - il n'y a aucune atteinte à la liberté de la recherche historique. Celle-ci est légitime et nécessaire ; rien ne l'interdit ici. Il faut envisager le texte pour ce qu'il dit et non pour ce que vous voulez lui voir dire. Le travail de mémoire, de recherche, ne doit pas nous empêcher de légiférer.

M. Jean-Claude Gaudin.  - Très bien !

M. Patrick Ollier, ministre.  - La liberté d'opinion n'est évidemment pas en cause puisque le texte ne vise que l'expression publique. Tous les délits prévus par la loi de 1881 limitent la liberté d'expression. On doit répondre des abus de cette liberté dans le cadre prévu par la loi. L'article 17 de la Convention européenne des droits de l'Homme le reconnaît tout autant que l'article 11 de la Déclaration de 1789. Dans un arrêt du 24 juin 2003, la Cour de Strasbourg a jugé qu'il serait abusif de s'abriter derrière le droit à la liberté d'expression pour nier la réalité de l'Holocauste.

L'exposé des motifs de M. Sueur montre la faiblesse de son raisonnement. Dès lors qu'il qualifie le négationnisme d'atteinte odieuse à la mémoire des victimes, comment peut-il prétendre qu'il ne faut pas le sanctionner ?

M. Jean-Louis Carrère.  - C'est qu'il n'est pas démago, lui !

M. Patrick Ollier, ministre.  - Comme l'a dit remarquablement M. Carvounas, des actes négationnistes ont été commis dans notre pays.

M. Jean-Michel Baylet.  - On est à trois mois des élections !

M. Patrick Ollier, ministre.  - La loi de 1881 pénalise les propos diffamatoires et injurieux. Pourquoi refuser cette protection aux Arméniens quelques jours après l'avoir accordée aux harkis ? Vous vous contredisez !

Quant au risque de voir la loi de 2001 déclarée par ricochet contraire à la Constitution...

M. Gaëtan Gorce.  - Faites venir le garde des sceaux !

M. Patrick Ollier, ministre.  - ...le Gouvernement considère que son caractère déclaratif la fragilise, certes, mais la présente proposition de loi la consolide en la rendant normative. Votre raisonnement n'est pas conforme à la lecture que fait le Conseil de la Constitution ! Je comprends que cela vous gêne. (Rires à gauche)

Le texte qui vous est soumis est moins vague que celui de la proposition de loi initiale. Acceptez de voir les progrès accomplis par l'Assemblée nationale ! Page 16 de votre rapport, monsieur Sueur, vous reconnaissez l'intérêt de la réforme constitutionnelle de 2008, qui a rendu possible le vote de résolutions. Merci de ce salut à l'oeuvre du président Sarkozy ! (Sourires à gauche)

M. Jean-Pierre Sueur.  - Nous ne sommes pas sectaires.

M. Jean-Claude Gaudin.  - Vous ne l'avez pas votée !

M. Patrick Ollier, ministre.  - Certes, la réforme de 2008 permet l'adoption de résolutions mais il ne s'agit pas de cela aujourd'hui, simplement d'un texte de droit pénal.

M. Marseille a été très objectif, ainsi que M. Piras. Les propos de M. Humbert m'ont touché mais ils sont hors de la portée de cette proposition de loi. Mme Joissains a montré avec talent et efficacité que les arguments du président Sueur pouvaient être retournés.

Le législateur peut-il accepter que deux lois portant sur des génocides soient traitées de manière différente ? Non, il ne le peut pas. C'est pourquoi je vous demande de rejeter la motion. (Applaudissements sur quelques bancs à droite)

M. Nicolas Alfonsi.  - Le génocide arménien a-t-il existé ? Oui. La discussion de cette proposition de loi doit-elle se poursuivre ? Non.

Qui peut nier l'existence de ce drame ? Qui peut douter de la volonté d'anéantissement de tout un peuple ? Les descendants de ceux qui ont pu y réchapper ont défendu notre pays les armes à la main. Souvenez-vous du groupe Manouchian !

Mais qui d'entre vous a connu une déclaration publique niant ces réalités ? Je me range aux arguments du rapporteur, sur la Déclaration des droits de l'homme, sur la séparation des pouvoirs. Si le débat se poursuit, se pose un problème de constitutionnalité et, même s'il n'y a pas de recours devant le Conseil constitutionnel, un négateur pourrait utiliser l'arme de la question prioritaire de constitutionnalité et remettre en cause la loi de 2001. On mesure les dégâts, la déception, l'humiliation que provoquerait une telle question. Les efforts de la Turquie pour perpétuer sa vérité officielle seraient confortés.

Et comment laisser aux tribunaux le soin de trancher une matière où la recherche a son mot à dire ? La commission Accoyer avait considéré qu'en la matière, mieux valait une résolution. Cette proposition de loi est inutile, les moyens de droit existent. Le groupe du RDSE votera la motion. (Applaudissements sur les bancs du groupe du RDSE ainsi que sur divers bancs à gauche et à droite)

M. Philippe Kaltenbach.  - J'entends l'argument de la séparation des pouvoirs, si chère aux socialistes. Mais les cours martiales de Constantinople de 1919 et 1920 se sont prononcées. Et la reconnaissance par la loi du génocide donne au législateur le pouvoir de l'assortir de sanctions. Il n'y a nulle atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, non plus qu'au principe de légalité des délits et des peines. Nulle atteinte non plus au principe de la liberté de la recherche, seule la « minimisation outrancière » étant visée.

L'absence de valeur normative de la loi de 2001 doit justement être levée par la présente proposition. En outre, la décision-cadre européenne n'a pas pour objet de limiter la compétence des États-membres à légiférer en matière pénale.

Ce texte ne porte atteinte à aucune disposition constitutionnelle. Avec la majorité du groupe socialiste, je vous demande de rejeter cette motion.

M. Jean-Vincent Placé.  - « Il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir », dixit Montesquieu. L'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme pose la séparation des pouvoirs comme le corollaire indispensable de la protection des droits. Déjà, en mai 2011, M. Hyest et la commission des lois développaient les motifs d'inconstitutionnalité de cette proposition de loi. Nous partageons ceux qui ont été exposés par le président Sueur.

Sur quelles bases s'appuyer pour constater l'infraction pénale ? Le droit inaliénable de l'homme à la liberté d'expression est ici en cause, de même que le principe de liberté de la recherche. Va-t-on condamner les chercheurs qui évaluent diverses hypothèses sur le nombre de victimes ? Comme le disait Pierre Vidal-Naquet, il n'appartient pas au Parlement de dire la vérité historique. Je vous demande de rejeter ce texte en votant la motion.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.  - Je m'exprimerai ici en mon nom. En 2001, l'émotion était palpable dans l'hémicycle. Le Parlement s'affranchissait de la raison d'État. Car nier le génocide arménien, c'est nier l'existence même de ce peuple. La République française a rendu, en 2001, la part humaine qu'avait perdue le peuple arménien.

Les historiens ? Je regrette que M. Karoutchi n'ait pas prononcé sa brillante intervention il y a quelques mois...

M. Roger Karoutchi.  - Je n'étais pas sénateur !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.  - Les travaux des historiens ont largement donné la preuve de l'existence du génocide. Mais ils ne peuvent l'assortir de sanctions.

Ce sont toujours les États qui reconnaissent les événements, sur la base des travaux des historiens. M. Mitterrand l'avait fait, sans qu'il y ait eu de décisions d'une juridiction internationale. Ce qui compte pour moi, comme pour la majorité de mon groupe, c'est la reconnaissance due aux arméniens résistants comme Manouchian, comme à tous nos compatriotes d'origine arménienne qui ont contribué à développer notre pays. C'est ce qui avait motivé Guy Ducoloné, auteur de la toute proposition de loi, tout comme Guy Fischer ici en 2005.

L'adoption de ce texte ne retirera rien au fait que la Turquie, qui n'a pas reconnu une partie de son histoire, doit évoluer. Notre pays doit oeuvrer au rapprochement de l'Arménie et de la Turquie, ce à quoi bien des progressistes turcs sont disposés. (Applaudissements sur les bancs CRC)

M. Jean-Jacques Pignard.  - La majorité des membres du groupe centriste qui prendront part au vote voteront cette motion. Personne ici ne peut être insensible à la tragédie de 1915. La question n'est pas ici de la compassion : le texte est inopportun parce que ce n'est pas au Parlement de fixer l'histoire. De grands historiens l'ont écrit. N'étant qu'un modeste agrégé d'histoire, je vous dirai que l'histoire officielle me révulse, en France comme en Arménie ou en Turquie. On n'impose pas la repentance : lorsque l'on a voulu le faire, en France, cela a donné les guerres de religions. Et n'oublions pas les Français d'origine turque qui se sentent stigmatisés : ceux qui sont nés sur le territoire français peuvent avoir le sentiment que l'on reproche aux jeunes d'origine turque qu'ils sont responsables des crimes que commirent les Jeunes Turcs jadis. Ne ravivons pas les tensions de jeunes en mal d'identité, au risque de les jeter dans l'extrémisme, des Loups gris par exemple.

Pour toutes ces raisons, je voterai la motion. Imposer une histoire officielle et la repentance, renforcer les communautarismes : je ne sais si cela est inconstitutionnel mais je sais que ce n'est pas républicain. (Applaudissements sur de nombreux bancs à gauche ; MM. Christian Poncelet et Gérard Larcher applaudissent également)

La motion n°1 est mise aux voix par scrutin public.

M. le président.  - Voici les résultats du scrutin :

Nombre de votants 263
Nombre de suffrages exprimés 253
Majorité absolue des suffrages exprimés 127
Pour l'adoption 86
Contre 167

Le Sénat n'a pas adopté.

(Applaudissements à droite)

Question préalable

M. le président. - Motion n°2 rectifiée, présentée par M. Mézard et les membres du groupe du RDSE.

En application de l'article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat décide qu'il n'y pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi.

M. Jean-Michel Baylet.  - Je veux écarter d'abord toute polémique. Les membres du groupe du RDSE n'entendent pas minimiser l'horreur des exactions. Oui, l'empire ottoman a perpétré un génocide. Oui, je l'affirme, sur la base des travaux des historiens et non sur celle de déclarations d'hommes politiques.

Cependant pénaliser la négation du génocide arménien serait contraire à nos principes constitutionnels. Ce texte est de circonstance. Le débat, nous dit-on, ne porte pas sur la question de lois mémorielles. Je les renvoie à l'article premier : sans pénalisation, ces lois sont privées de tout effet, qui font de l'histoire officielle une vérité irréfragable.

Des lois commémoratives existent depuis la Révolution et ont été utilisées pour saluer la mémoire des victimes ou de ceux qui sont morts au combat comme en 1915 avec la mention « Mort pour la France ». Ce n'est pas à ces lois de dire l'histoire.

M. Christian Poncelet.  - Très juste !

M. Jean-Michel Baylet.  - Il y a un besoin de judiciarisation dans nos sociétés contemporaines, une « envie de pénal », pour parler comme Philippe Murray. Comme par hasard, ce type de texte nous vient toujours à la veille d'échéances électorales. Voyez la pétition du collectif d'historiens « Liberté pour l'Histoire » : la question tient plus du débat collectif que de la loi. Les lois mémorielles divisent, elles ébranlent la cohésion de la République.

M. Jacques Mézard.  - Très bien !

M. Jean-Michel Baylet.  - La France doit bien plutôt, au plan international, favoriser le dialogue. Elle n'est pas partie prenante à ces actes de barbaries : que dirions-nous si un parlement étranger se saisissait de notre Histoire ? La réalité juridique de la Shoah ne souffre aucune contestation depuis le procès de Nuremberg. Le texte ne saurait être comparé, pour cette raison, à la loi Gayssot.

Surtout, l'article 34 définit le champ de la loi. L'inconstitutionnalité de ce texte, qui méconnaît la séparation des pouvoirs, ne fait aucun doute. Le président Badinter le rappelait ici même le 4 mai dernier.

J'ajoute que l'imprécision de ce texte ne peut que favoriser l'insécurité des jugements.

La notion de minimisation outrancière ouvre à une interprétation extensive.

L'incompatibilité de ce texte avec le principe constitutionnel de liberté d'expression, et celui de liberté pour la recherche, est manifeste. Et quelle utilité pratique, dès lors que le droit positif regorge de moyens. Voyez la loi de 1881 sur la presse, elle regorge déjà de moyens de poursuivre l'apologie de crime de guerre, de crime contre l'humanité ou encore la contestation d'un tel crime. Les barrières au négationnisme existent et jouent leur rôle, comme vous l'avez reconnu, monsieur le ministre, le 22 décembre à l'Assemblée nationale.

Et l'autocensure des lois mémorielles, même sans sanction, pèse déjà lourdement sur les historiens.

Les conséquences diplomatiques, enfin, de cette initiative, ne pourront être que désastreuses pour la France. Attention à l'arrogance que bien des pays nous reprochent, à juste titre. La Turquie est une démocratie laïque, un partenaire de taille exceptionnelle dans une zone de crise. Depuis tant d'années, nous maintenons, en dépit de l'accord d'Ankara de 1974, la Turquie à la porte de l'Union, à laquelle elle est candidate depuis 1987. Or, les seuls critères qui doivent décider de son entrée sont ceux de Copenhague. Honorons les promesses de l'Europe, de la France, en revenant à une vision laïque de l'Europe, qui n'est pas et ne doit pas être que chrétienne. (M. Jean-Louis Carrère applaudit)

Alors que nous traversons une terrible crise économique et sociale, je déplore que la bien-pensance puisse nous amener à sanctionner, avant les Arméniens eux-mêmes, la négation d'un génocide dont ils ont été victimes.

Je vous invite donc à adopter cette motion déposé par le RDSE, seul groupe uni, aujourd'hui, au sein du Sénat. (Applaudissements sur les bancs du RDSE ; M. Jean-Louis Carrère applaudit aussi)

Mme Natacha Bouchart.  - Je veux dire ma fierté, mon émotion d'être devant vous, dans cet hémicycle chargé d'histoire.

Qui aurait pu penser que la fille d'un réfugié arménien se trouve ici, pour sa première intervention ? Vous comprendrez mon émotion. Je me sens, ce soir, enfant d'Arménie, et pense aux souffrances de notre peuple martyr.

Lors de la première guerre mondiale, l'Arménie était un champ de bataille dans le conflit qui opposait la Russie à l'État ottoman. Le sentiment de défiance envers les Arméniens s'est vite transformé en haine. Sous l'impulsion du gouvernement Jeunes Turcs, les atrocités commencent : après l'arrestation des notables de Constantinople, ce sont les massacres des hommes valides et la déportation des femmes, enfants et vieillards dans les déserts d'Irak et de Syrie.

Ce n'est qu'au fil du temps que j'ai pu connaître, par mon père, les bribes de notre histoire. Comme les 600 000 Français d'origine arménienne, je souhaite aujourd'hui que chacun puisse trouver la sérénité.

Je veux convaincre ceux qui ne voient dans cette loi qu'une intrusion illégitime, voire une manoeuvre électoraliste. Mais n'est-elle pas l'aboutissement d'un travail entamé depuis déjà plusieurs années, et qui a abouti à l'adoption de la loi de 2001 ? La reconnaissance du génocide a contribué à apaiser les souffrances, sans dissuader cependant les négationnistes, qui continuent de blesser impunément les descendants d'un peuple martyrisé.

Le génocide a été reconnu par le gouvernement démocratique turc en 1919. Certains de ses auteurs ont été condamnés par la Cour martiale de Constantinople. Je suis persuadée que seule la pénalisation du négationnisme offrira à toutes les victimes le moyen de reconstruire leur identité et empêchera l'immunité des négationnistes de par le monde.

Ce texte montre l'exemple d'un pays engagé, déterminé à poursuivre les atteintes à la dignité humaine, qui défend les droits de l'homme une nouvelle fois. C'est un acte de réconciliation, d'apaisement et de dignité. Nous voulons la réconciliation entre les peuples turc et arménien. La France ne joue pas le rôle d'un État historien mais donne aux peuples opprimés la chance de se réapproprier leur histoire.

La France entreprend de protéger, de faire reconnaître. Il faut combattre les dangers du négationnisme d'État. On ne peut accepter la réécriture des faits démontrés par les historiens. La France a su reconnaitre les tragiques événements qui ont marqué son histoire : cela a permis aux Français de se reconstruire.

L'honneur d'un élu, a dit un orateur, c'est de voter en conscience et de respecter la parole donnée : je l'approuve.

Au nom de quoi le Sénat déciderait-il que la Shoah est condamnable et que le génocide arménien ne l'est pas ? Je suis née d'un père arménien : je veux me sentir respectée et fière d'être française.

Fille de France et d'Arménie, je vous demande, avec l'ensemble du peuple arménien, de rejeter cette motion. (Mlle Sophie Joissains et M. Bruno Gilles applaudissent)

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur.  - La commission a émis un avis favorable.

M. Patrick Ollier, ministre.  - Le Gouvernement est défavorable. Ce texte est indispensable pour compléter la loi de 2001. Ce texte n'est pas inconstitutionnel, il n'est pas mémoriel. Et si la loi de 2001 est inconstitutionnelle, il faut proposer de revenir dessus : ceux qui défendent cette thèse ne le font pas ! Il n'y a nulle bien-pensance mais le besoin de combler un vide comme l'a expliqué avec beaucoup d'émotion Mme Bouchart.

M. Luc Carvounas.  - Nous n'écrivons pas ici « le verdict de l'Histoire », pour reprendre l'expression de Serge Klarsfeld. Ceux qui nous prêtent ces intentions ne jettent-ils pas le doute sur la réalité du génocide ?il n'y a pas de controverse scientifique possible mais des polémiques nauséabondes de caractère négationniste. Le législateur est dans son rôle. Le texte n'empêchera pas les historiens de poursuivre leur recherche. La loi Gayssot a-t-elle nui à la liberté des chercheurs ?

La liberté d'expression ? Mais elle supporte des limites légales, par exemple celle de l'incitation à la haine.

Le professeur Coussirat Coustère rappelle qu'une infraction de génocide peut être poursuivie au plan national avant même d'être reconnue internationalement par une juridiction pénale.

Ce texte modifie la loi de 1881 en laissant au juge son pouvoir d'appréciation, sans contrevenir au principe de légalité des délits et des peines. Le Conseil constitutionnel reconnaît au législateur une marge d'appréciation dans les limites portées à la liberté d'expression pour protéger l'ordre public ou des valeurs.

Même si le groupe socialiste n'est pas unanime, nous voterons contre cette motion.

M. Jean-Vincent Placé.  - Ce texte est évidemment mémoriel...

M. Roger Karoutchi.  - Faux !

M. Jean-Vincent Placé.  - Quelle légitimité a le législateur à se prononcer sur un génocide du siècle dernier sur lequel aucun tribunal ne s'est prononcé ? Pourquoi pas le Rwanda, le Cambodge ? C'est la porte ouverte à toutes les revendications communautaristes. Le Parlement européen a adopté une résolution incitant la Turquie à la reconnaissance publique. Nous voterons cette motion. (Applaudissements à gauche)

M. Jacques Mézard.  - Nous la voterons également. Depuis le 29 janvier 2011, il s'est écoulé onze ans. Comment expliquer que ce texte ne nous arrive qu'aujourd'hui ? D'où nous vient ce zèle soudain ? De la proximité des élections (M. Jean-Louis Carrère applaudit), le reste est littérature.

Le Gouvernement s'est abrité derrière une proposition de loi, n'ayant pas le courage de présenter un projet. Cela ne vous absoudra de rien et ne facilitera en rien les relations de notre pays avec la Turquie. Un orateur a parlé d'historien sérieux, qu'est-ce à dire ? Qu'on n'est pas sérieux quand on n'est pas d'accord avec vous ?

Cette loi, cela est clair, ne peut concerner que le génocide arménien ; aucune cour internationale ni aucune décision de justice ne peut l'appuyer. Si elle était promulguée, le législateur se serait arrogé une nouvelle compétence. Est-ce à lui de dire la vérité officielle ? Ce texte est dangereux, il méconnaît les principes généraux du droit. Le doyen Gélard, il y a peu, rappelait que la question préalable pouvait être soulevée pour inopportunité : c'est le cas de ce texte, éminemment inopportun. C'est même une faute. (Applaudissements sur les bancs du RDSE et sur plusieurs bancs socialistes)

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.  - Ce qui nous détermine, ce n'est pas l'électoralisme du Gouvernement, ni même les raisons juridiques qu'on découvrirait aujourd'hui ; les critiques qui motivent la question préalable s'appliqueraient davantage à la loi de 2001 elle-même qu'à cette proposition de loi. Pour les mêmes raisons que j'ai voté contre l'exception d'irrecevabilité, je voterai contre la question préalable.

A la demande du groupe UMP, la motion n°2 rectifiée est mise aux voix par scrutin public.

M. le président.  - Voici les résultats du scrutin :

Nombre de votants 261
Nombre de suffrages exprimés 252
Majorité absolue des suffrages exprimés 127
Pour l'adoption 81
Contre 171

Le Sénat n'a pas adopté.

(Applaudissements à droite)

Renvoi en commission

M. le président.  - Motion n°3, présentée par M. Mézard.

En application de l'article 44, alinéa 5, du Règlement, le Sénat décide qu'il y a lieu de renvoyer à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi.

Mme Anne-Marie Escoffier.  - « Faire prévaloir la raison et le dialogue » : voilà à quoi le président de la République a engagé le Premier ministre turc. S'agit-il vraiment ici de cela, à propos d'un texte dont on veut nous convaincre qu'il ne vise pas un peuple ni un État en particulier ? N'est-ce pas jouer avec le feu ?

Était-il opportun d'ouvrir ce débat et de l'ouvrir maintenant ? Conscience ou inconscience ? J'ai vu les interventions de personnalités incontestables : Robert Badinter, Luc Ferry par exemple. Chacun s'accorde à reconnaître que la loi n'a pas à figer la vérité historique, non plus à se substituer à la morale ni à l'intelligence.

Ce sujet ne relève ni de la conversation de salon ni du débat politique. S'agit-il donc de se donner bonne conscience, tandis qu'on renvoie chaque jour ailleurs les sans-droits, ceux qu'Hannah Arendt appelle « la lie de la terre », ces oubliés de l'histoire, de notre histoire, surplus inutiles que chacun se rejette ?

Que vient faire la raison ici ? Quelle raison ? Le bon sens ? Tandis que l'on met en faillite des droits auxquels on se réfère sans cesse ? La raison raisonnante qui condamne une société sans foi ni loi, fondée sur l'accumulation de pouvoirs et d'argent, dans la danse joyeuse de la mort et du négoce ?   La raison qui fait jaillir la lumière salvatrice de ténèbres soumises aux idéologies ?

Je ne m'en remets aujourd'hui ni à ce dialogue, ni à la raison. Je rejoins la bonne philosophie, amie de la sagesse, qui cherche à penser le monde sans cynisme politique, non pas en termes moraux mais pour approcher la vérité -inatteignable pour l'homme. La sagesse me commande aujourd'hui de ne pas commettre la faute de voter ce texte.

Adopté par l'Assemblée nationale, il remet en cause le subtil équilibre qui a permis à la recherche historique d'avancer. Qu'en sera-t-il demain si le Parlement se met en tête d'aller toujours plus loin pour complaire aux exigences mémorielles ? Le négationnisme est une insulte à la mémoire, il ne mérite nulle indulgence. Mais la « minimisation outrancière » crée une marge d'appréciation du juge potentiellement handicapante pour la recherche historique et contraire au principe fondamental de notre droit pénal.

Le groupe du RDSE souhaite, pour laisser se développer l'histoire la plus éclairée possible, le renvoi en commission de ce texte. (Applaudissements sur les bancs du RDSE et sur plusieurs bancs socialistes ; M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur, applaudit aussi)

M. Yannick Vaugrenard.  - Je suis satisfait du respect qui s'est exposé ici. La reconnaissance du génocide arménien ne faut aucun doute. Le renvoi en commission ferme la porte à cette loi nécessaire et indispensable.

Si certains ne sont mus que par des motifs électoralistes -ce serait déshonorant pour eux-, faut-il pour autant s'interdire de débattre ? Ce ne serait pas le moment ? Mais l'honneur et le respect dus aux morts pèsent plus lourd que les conséquences géopolitiques, économiques ou commerciales. La mémoire est la santé du monde, a écrit Erik Orsenna ; elle commande de faire fi des contingences du moment.

MM Bernard Piras et Luc Carvounas.  - Très bien !

M. Yannick Vaugrenard.  - Ce n'est certes pas au Parlement d'écrire l'histoire ; mais dès lors qu'elle est écrite par les historiens, n'est-ce pas au législateur d'en tirer la conséquence ?

Lors des massacres arméniens, aucune convention internationale ne traitait du génocide ; mais les tribunaux ottomans de 1919 les ont reconnus. Et la clause d'amnistie du traité de Lausanne n'aurait aucun sens si le caractère criminel de ces massacres n'était avéré.

La loi Gayssot a-t-elle empêché les historiens de continuer leurs recherches ? La liberté d'expression est-elle remise en cause ? Non ! Contester une vérité historiquement établie, faire l'apologie de crimes contre l'humanité sont des abus de la liberté d'expression, condamnés par la CEDH.

M. Jean-Michel Baylet.  - Il faut protéger la liberté d'expression.

M. Yannick Vaugrenard.  - Le négationnisme, le racisme ne sont pas des opinions mais des délits !

Une loi est nécessaire. Non, ce n'est pas une loi contre la Turquie ! Le peuple turc considérera un jour qu'il est bon pour lui de faire retour sur son histoire, dont il n'est pas responsable des fautes. La reconnaissance par un président de la République qui n'est pas de mon bord de la responsabilité de la police française dans la rafle du Vel d'hiv a-t-elle affaibli la France ? Non, elle l'a grandie. Le jour viendra où le peuple turc sera plus fort d'avoir reconnu son histoire ; alors il pourra entrer dans l'Union européenne...

Le renvoi en commission ne se justifie pas, le débat doit continuer. Lorsque mes parents m'ont emmené, enfant, à Oradour-sur-Glane, j'ai pensé que l'humain était capable du pire ; à l'entrée du village est gravée cette phrase de Vercors : « L'humanité n'est pas un état à subir mais une dignité à conquérir » : entendons-la et faisons progresser, ce soir, la dignité de l'humanité ! (Applaudissements à droite et sur plusieurs bancs socialistes)

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur.  - La commission s'est déclarée favorable à la motion.

M. Patrick Ollier, ministre.  - La commission a fait un travail remarquable. Pourquoi y revenir ?

Mme Escoffier a cité des auteurs qui s'indignent de l'intrusion de la morale dans la loi ; elle se trompe de débat. Il s'agit seulement de coordination pénale. Il est des amalgames et des confusions inacceptables, organisés pour faire de ce texte ce qu'il n'est pas. Est-ce que depuis le vote de la loi Gayssot, qui se cale sur l'article du code pénal que nous visons ici, un chercheur s'est plaint de ce que la loi ait nui à ses recherches ? Pas un ! Le Gouvernement est contre le renvoi en commission.

A la demande du groupe UMP, la motion n°3 rectifié est mise aux voix par scrutin public.

M. le président.  - Voici les résultats du scrutin :

Nombre de votants 243
Nombre de suffrages exprimés 238
Majorité absolue des suffrages exprimés 120
Pour l'adoption 42
Contre 196

Le Sénat n'a pas adopté.

(Applaudissements à droite)

Discussion des articles

Article premier

M. Michel Berson.  - Il y a, dans ce texte, deux aspects... Tout d'abord, la question arménienne, sur laquelle se focalise le débat, et pour cause : les génocides khmer et tutsi, par exemple, ne sont pas reconnus par la loi française. Ensuite, un principe de portée générale : les parlementaires n'ont aucune légitimité pour dire l'Histoire.

La reconnaissance du génocide arménien n'est pas remise en cause ; les massacres de 1915 relèvent du crime de masse délibéré. Faut-il pour autant aligner sa contestation sur celle du génocide juif ? Dans le cas de la Shoah, la responsabilité de la France est engagée ; pas dans le cas arménien, qui n'a fait l'objet, en outre, d'aucune qualification par une juridiction internationale. Loin de faire pression sur l'État turc, le vote de ce texte en exacerbera l'intransigeance.

Il y a plus grave, au niveau des principes. Il faut en finir avec les lois mémorielles. Le Parlement n'a pas à figer l'Histoire. En octobre 2008, l'association Liberté pour l'Histoire, présidée par Pierre Nora, a lancé un appel aux historiens européens : l'histoire ne doit pas être esclave de l'actualité ni s'écrire sous la dictée de mémoires concurrentes ; la liberté de l'historien ne doit pas être restreinte. Le vote de cette proposition de loi ouvrirait la voie à la mise en cause de la recherche historique par des revendications mémorielles défendues par des groupes particuliers.

Étonnant concept juridique, en outre, que cette « minimisation outrancière » ! Et qu'en sera-t-il, demain, de la guerre de Vendée, du massacre de la Saint-Barthélemy, de l'extermination des aborigènes d'Australie ? Développons la recherche historique et scientifique plutôt que de voter de telles lois, et prononçons des résolutions.

Loin des pressions d'où qu'elles viennent, je ne voterai pas cette proposition de loi. (Applaudissements sur quelques bancs socialistes)

Mme Catherine Tasca.  - Cet article modifie le chapitre IV de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, à laquelle il ne faut toucher qu'avec d'infinies précautions. Nous avons l'obligation de ne pas compromettre nos libertés, menacées aujourd'hui, y compris en Europe, en Hongrie par exemple.

La loi de 2001 condamne le génocide arménien sans ambigüité. Revient-il au Parlement, fut-ce par électoralisme, qui risque d'ailleurs d'être déçu, d'aller sur le terrain de la pénalisation ? Revient-il au Parlement de dire la vérité historique et de l'imposer sous peine d'emprisonnement, au mépris de l'article 34 de notre Constitution et de la séparation des pouvoirs ?

Au-delà des analyses constitutionnelles, majoritairement conformes à celle de Robert Badinter, soyons attentifs aux objections des chercheurs et historiens. C'est par leurs travaux que chemine difficilement la mémoire collective. Une commission sous l'égide de l'Unesco ferait bien plus qu'une loi pour conduire la Turquie à ouvrir ses archives !

Cette loi ouvre aussi à l'arbitraire du juge, via le concept flou, insaisissable, de « minimisation outrancière ». Comment concevoir une minimisation non outrancière ? Y en aurait-il de supportables ? Cette proposition ne satisfait pas à l'objectif constitutionnel d'intelligibilité de la loi. Et l'article premier ne mentionne nullement l'élément intentionnel d'incitation à la haine, déjà réprimée par l'article 24, alinéa 6, de la loi de 1881.

Cet article premier est donc inapplicable et inutile. Je voterai contre et j'appelle mes collègues à faire de même. (Applaudissements à gauche et au centre)

Mme Bariza Khiari.  - Il n'est pas de débat plus douloureux que le nôtre. Notre compassion, nos pensées pour la douleur des Arméniens ne sauraient cependant guider notre vote, qui doit être fondé en raison.

Je suis bien placée pour connaître la situation des diasporas, pour savoir que c'est autour de la mémoire que se maintient le lien presque charnel à la terre originelle. L'exil est toujours une douleur, les souffrances se transmettent de génération en génération. Milan Kundera parle de l'exilé comme d'un « grand souffrant ». Mais ce n'est pas rendre service aux Arméniens que voter un texte contestable juridiquement ; ils auraient beaucoup à perdre : tout citoyen pourrait soulever une question prioritaire de constitutionnalité.

J'ai toujours été très réservée sur les textes mémoriels. Contrairement à ce qu'a prétendu le ministre, ce texte n'est pas technique ni juridique. Il est bien mémoriel et vise explicitement le génocide arménien.

J'ai cosigné une tribune avec Jean-Pierre Michel lors du vote sur le texte visant à reconnaître les aspects positifs de la colonisation pour mettre en garde contre ce type de loi et son interprétation. Nous avons le devoir de permettre aux historiens d'écrire l'histoire, de travailler une mémoire qui, écrivait Jacques Le Goff, ne cherche à sauver le passé que pour servir le présent et l'avenir.

Le Parlement n'est pas un tribunal. Comment réagirions-nous si un pays tiers votait une loi condamnant les exactions que nous avons commises dans le passé ? Notre propre histoire n'est pas exemplaire. Cherchons au contraire à pacifier les relations entre l'Arménie et la Turquie. Personne n'a rien à craindre du travail d'une commission d'historiens. S'il est vrai que la Turquie est réticente à reconnaître la part d'ombre de son histoire, les choses commencent à évoluer entre les deux communautés ; le vote de la loi ne ferait que radicaliser leurs positions.

Notre pays est composé de citoyens porteurs d'identités multiples et complexes. J'ai moi-même recueilli les débris de l'histoire franco-algérienne dont on a réveillé brutalement les blessures en février 2005... Par cohérence et fidélité, je suivrai l'avis de la commission des lois. (Applaudissements sur de nombreux bancs socialistes)

M. Jean-Yves Leconte.  - Cette loi est imparfaite et comporte un risque d'inconstitutionnalité.

Le génocide arménien est incontestable. Une partie de ses crimes a déjà été jugée par les tribunaux turcs, avant que leur négation ne devienne un pilier du régime de Mustapha Kemal. La France ne serait pas concernée ? Que fait-on de l'histoire intime de 500 000 de nos compatriotes ? La recherche historique ? La loi Gayssot ne l'a pas remise en cause.

La liberté d'expression, comme toute liberté, est limitée par celle de l'autre. Le négationnisme, violation de l'identité et de l'intégrité, doit être combattu. Les centaines de mails négationnistes que nous avons reçus sont scandaleux.

Avec un président qui a commis le discours de Dakar, la France n'a aucune leçon à donner...

M. Jean-Claude Gaudin.  - ...ni à recevoir !

M. Jean-Yves Leconte.  - Un des principaux moteurs de la transition démocratique en Turquie a été l'ouverture de négociations avec l'Union européenne -arrêtées depuis 2007 par le Président de la République. Je refuse que MM. Erdogan et Sarkozy mettent en scène leur antagonisme pour des raisons de politique intérieure. Pendant que M. Sarkozy était à Erevan, M. Guéant était à Ankara pour aider la Turquie à lutter contre le « terrorisme » kurde...

J'ai plusieurs préoccupations : le rôle de la Turquie dans la résolution des crises syrienne et iranienne -il ne faut pas sacrifier la capacité de la France à agir ; la question de l'immigration dans l'Union européenne ; le dialogue nécessaire entre les sociétés civiles et les diasporas turque et arménienne.

Au total, condamnant la précipitation juridique du Gouvernement, je m'abstiendrai.

M. Jean-Claude Peyronnet.  - Je ne voterai ni l'article ni la proposition de loi. Le système du vote pour le scrutin public aboutit à faire voter la loi par les absents.

M. Jean-Claude Gaudin.  - C'est ce que vous faites depuis le 1er octobre !

M. Jean-Claude Peyronnet.  - On pourrait utiliser un système semblable à celui qui est en vigueur à l'Assemblée nationale...

Ce texte est anticonstitutionnel, cela est établi. Comme il n'y aura pas assez de parlementaires pour le déférer au Conseil constitutionnel, il faudra attendre qu'un particulier le saisisse, ce qui aboutira inévitablement à une censure. J'avais déjà une forte réticence à l'égard des lois mémorielles -la France a une grande propension à donner des leçons au monde... Elles peuvent être remplacées par des résolutions, ce qui est heureux.

Nous sommes passés de la reconnaissance à la pénalisation. La première n'implique pas une restriction de la recherche ; en tant qu'historien, je ne peux accepter la seconde. La nomenclature de l'horreur est l'affaire des historiens. L'histoire est un métier, elle a ses méthodes. Quand je lis dans un journal parisien que si le massacre des Arméniens n'avait pas été perpétré, la Shoah n'aurait pas eu lieu, cela me conforte dans l'idée qu'il faut laisser l'histoire aux historiens. La recherche est libre !

Pourquoi, demain, ne pas reconnaître les massacres liés à la colonisation algérienne, ceux de la Saint-Barthélemy ? Désormais, la discussion sur le drame arménien sera interdite. Pierre Vidal-Naquet et Madeleine Rébérioux ont été inquiétés. L'histoire n'est pas commémoration ni mémoire, c'est une science. « Le concept même de vérité historique récuse l'autorité de l'État » selon Madeleine Rébérioux. (Applaudissements sur de nombreux bancs socialistes)

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur.  - Excellente intervention !

M. Philippe Madrelle.  - Le génocide arménien est une réalité indéniable, mais il n'appartient pas aux parlementaires français d'en criminaliser la négation. Ils ne sont pas élus à l'aune de leurs connaissances historiques. Cette loi risque de ruiner tous les efforts des deux communautés en Turquie, engagées dans un travail de mémoire sur ce passé douloureux.

Le président Sarkozy n'a de cesse de repousser l'entrée de la Turquie dans l'Union. Je voterai contre cette loi opportuniste et inopportune, qui risque de renforcer les communautarismes. La responsabilité irait à travailler à réconcilier les deux communautés d'un pays qui doit jouer un rôle régional majeur. (Applaudissements sur certains bancs)

M. Roger Karoutchi.  - C'est évidemment aux historiens de faire le travail d'analyse. En revanche, les historiens, qui du reste sont parfois en désaccord, ne sont pas ceux qui peuvent prendre les mesures de lutte contre le négationnisme, que seul peut prendre l'État. Trois génocides sont internationalement reconnus, sur le fondement du travail des historiens. Le Parlement ne va pas en inventer de nouveaux. La France compte 500 000 ou 600 000 citoyens d'origine arménienne : aux politiques de prendre les mesures de protection. (Applaudissements sur certains bancs de l'UMP)

M. Jean-Louis Carrère.  - Je veux intervenir aussi en ma qualité de président de la commission des affaires étrangères pour souligner, tout d'abord, la qualité de ce débat.

Je condamne toute forme de négationnisme, atteinte odieuse à la mémoire et la dignité des victimes. Je ne reviens pas sur les interrogations que suscitent les lois mémorielles. Le Parlement ne peut s'ériger en tribunal. Mais je veux insister sur les incertitudes stratégiques qui agitent le monde autour de la Méditerranée. Le printemps arabe a débouché sur des incertitudes majeures. La Syrie est au bord de la guerre civile. Nous avons, dans ce contexte, besoin d'une relation étroite avec la Turquie qui constitue, au sein de l'Otan, un allié sûr et une puissance incontournable au Proche-Orient et dans le Caucase. Je regrette que le président de la République ait multiplié les faux pas, compromettant un partenariat stratégique, qui devrait être structurel, avec la Turquie et l'Algérie. Ce texte fait un pas supplémentaire dans la mauvaise direction.

Je comprends le souci de préserver la mémoire des disparus mais mets en garde contre un contexte politique très préoccupant. Nous protégerions mieux les intérêts de la France en donnant un contenu à notre politique méditerranéenne, où la Turquie aurait une place de choix. (Applaudissements sur tous les bancs à gauche)

M. Philippe Madrelle.  - Où est M. Juppé ?

M. Jean-Pierre Caffet.  - Le rejet de l'amendement de suppression vaut-il adoption de l'article ? Si tel n'est pas le cas, je demanderai une suspension de séance pour préparer les bulletins puisque, comme vous l'avez compris, notre groupe n'est pas unanime.

M. le président.  - Six demandes de scrutin public ont été déposées. On pourrait admettre que le vote sur les amendements de suppression vaille aussi vote sur l'article premier ainsi que sur l'article 2, sur lequel les amendements de suppression seraient retirés ; après quoi, nous procéderions directement au vote sur l'ensemble. En êtes-vous d'accord ? (Assentiment)

Amendement n°4 rectifié, présenté par M. Mézard et les membres du groupe du RDSE.

Supprimer cet article.

M. Jacques Mézard.  - Ce débat, souvent surréaliste, laissera des traces importantes pour notre pays. Il est déplorable de voir l'élection présidentielle vicier le débat.

Cet article premier, qui modifie la loi de 1881 sur la presse, s'applique à ceux qui auront « contesté » ou « minimisé de façon outrancière » le génocide arménien : cette expression est une aberration juridique. Toute démonstration qui tendrait à montrer qu'un massacre impitoyable a eu lieu mais qui pourrait ne pas relever de la catégorie de génocide provoquerait la sanction. Or, le Conseil constitutionnel juge que la liberté de conscience implique celle de choisir les termes les mieux appropriés à sa pensée. On touche donc là à un principe fondamental.

M. le président.  - Amendement identique n°6, présenté par M. Gorce.

M. Gaëtan Gorce.  - Je salue le travail de notre rapporteur, qui mérite la considération du Sénat et, en tout cas, de notre groupe.

Je veux dire à la communauté arménienne que je suis sensible à ses souffrances. La nation s'est faite au fil des épreuves. Elle est le résultat d'une mémoire, distincte de l'Histoire, qui n'est pas l'addition de mémoires partielles. Elle est faite d'une mémoire religieuse et d'une mémoire laïque, d'une mémoire paysanne et d'une mémoire ouvrière, d'une mémoire monarchiste et d'une mémoire républicaine. La mémoire nationale synthétise, elle ne sépare pas. En séparant les mémoires des uns et celles des autres, on prend le risque de l'affrontement. C'est commettre une faute.

Certes, il faut enrichir l'histoire. De celle de tous nos compatriotes immigrés, qui auraient beaucoup à dire, y compris sur la façon dont leur histoire a été prise en compte. De celle de nos compatriotes arméniens, mais sans provoquer l'affrontement.

A force de s'interroger exclusivement sur son histoire et sur celle des autres, une nation montre qu'elle ne sait plus écrire l'Histoire qui est devant elle. (Applaudissements sur certains bancs)

M. le président.  - Amendement identique n°7, présenté par Mme N. Goulet.

Mme Nathalie Goulet.  - J'ai la faiblesse de penser que MM. Badinter et Pierre Nora ont raison. Je craignais l'effet de dominos sur le texte de 2001. Mais dès lors que le ministre assure que tel ne sera pas le cas -même si je n'en crois pas un mot-, je retire mon amendement.

L'amendement n°7 est retiré.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur.  - La commission est favorable à ces amendements de suppression. J'ai dit les raisons qui font l'inconstitutionnalité de ce texte. Nous n'avons pas été suivis sur la motion, bien des arguments ont été échangés depuis et la logique du débat parlementaire voudrait que chacun forme son opinion à l'écoute de ces échanges...

M. Patrick Ollier, ministre.  - Je regrette que les mêmes arguments nous soient ressassés depuis le début. Ceux qui disent que cet article n'est pas acceptable au motif que cette loi est mémorielle condamnent, de même fait, la loi Gayssot. Je souhaite le rejet de ces amendements de suppression.

M. Gaëtan Gorce.  - Je ne puis laisser M. Ollier dire cela sans réagir. Pour la Shoah, le procès de Nuremberg et les conventions internationales donnent la base juridique. La destruction systématique des juifs d'Europe par une puissance qui a menacé le continent, a brûlé les liens de notre civilisation, ne peut être mise en balance avec rien (Exclamations indignées à droite) même si toute ma compassion va au peuple arménien. (Mme Natacha Bouchart proteste vivement)

M. Jean-Claude Gaudin.  - Un million et demi de morts, cela ne vous suffit pas !

A la demande du groupe UMP, les amendements identiques nos4 rectifié et 6 sont mis aux voix par scrutin public.

M. le président. - Voici les résultats du scrutin :

Nombre de votants 207
Nombre de suffrages exprimés 206
Majorité absolue des suffrages exprimés 104
Pour l'adoption 86
Contre 120

Le Sénat n'a pas adopté.

L'article premier est adopté.

Les amendements nos5 rectifié et 8 sont retirés.

L'article 2 est adopté.

Vote sur l'ensemble

M. Christian Poncelet.  - Avec La Bruyère, je suis tenté de dire que tout a déjà été dit, et brillamment. En 2011, le Sénat a rejeté une proposition de loi similaire. L'initiative a été relancée sous couvert de transposition. Je crains que cette démarche, dictée par une logique de court terme, ne mette en péril la position de la France, dont la politique ne se fait pas au prétoire. Sujet fatal, qui aboutit à en piéger plus d'un : on appelle l'homme politique à se prononcer sur l'Histoire. Non que je conteste les faits, mais le Parlement n'est pas le lieu destiné à valider les jugements historiques et sanctionner ceux qui les contestent. Alors que l'on critique l'interventionnisme et l'arrogance des politiques, pourquoi nous entraîner sur ce terrain fragile ? Ce n'est pas ce que la société attend de nous. Ne surchargeons pas l'opinion en ce domaine où l'émotion est prompte.

Mme Natacha Bouchart.  - Il n'y a pas que ça !

M. Christian Poncelet.  - La Turquie est un pays stratégique, qui suscite l'attention des masses arabes et dont le régime est le moins contestable de la région, un partenaire éminemment utile.

Mme Nathalie Goulet.  - Très bien !

M. Christian Poncelet.  - Ce texte porterait également préjudice à nos exportations. C'est aux Turcs de tirer les conclusions de leur Histoire.

Mme Natacha Bouchart.  - Il ya des morts derrière !

M. Christian Poncelet.  - Ce peuple, dont on néglige la promesse, a fait des efforts.

Mme Natacha Bouchart.  - Lesquels ?

M. Christian Poncelet.  - Je voterai contre cette proposition de loi qui n'a pas sa place dans un débat parlementaire. (Applaudissements sur certains bancs)

M. Robert Hue.  - En cohérence avec mes précédents votes, je voterai contre ce texte. En janvier 2001, j'ai voté la reconnaissance du génocide, des souffrances et des drames vécus par le peuple arménien. Mais pour moi, ici, la question est tout autre : au-delà de la question morale, j'estime que le législateur outrepasserait, en votant ce texte, les pouvoirs que lui reconnaît la Constitution. C'est au juge qu'il revient de qualifier les faits. Le Conseil constitutionnel pourrait sanctionner ce texte et, du même coup, celui de 2001 : ce n'est pas ce que souhaite la majorité des parlementaires que nous sommes.

Sur des questions aussi sensibles, ni les préoccupations électoralistes ni les arguments d'autorité ne sont acceptables. Notre tâche de législateur est tout autre. De même que j'ai voté, en toute conscience, le texte de 2001, de même, en toute conscience, je ne voterai pas un texte qui fait courir un tel risque constitutionnel.

Mme Catherine Tasca.  - Je ne voterai pas ce texte déposé dans un contexte polémique, au début d'une campagne présidentielle. Nul, dans cet hémicycle, ne nie le génocide arménien et les souffrances infligées à ce peuple. La Turquie moderne, on peut l'espérer, assumera un jour les erreurs du passé.

Mais de quoi s'agit-il ? De faire coup double à la veille de l'élection présidentielle, en allant chercher des voix arméniennes tout en faisant barrage à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. N'acceptons pas cette instrumentalisation.

Ce texte sert-il les intérêts de l'Arménie ? En aucun cas. Notre ingérence frontale peut mettre en péril un dialogue qui s'était amorcé. L'évolution de l'opinion publique turque risque de s'inverser, laissant la voie aux factions les plus dures.

Ce texte sert-il les intérêts de la France ? Nullement car il ne favorise en rien un partenariat harmonieux avec la Turquie et interfère avec l'action diplomatique. Le Parlement ne définit pas la politique étrangère, il ne fait que la contrôler. M. Sarkozy veut nous faire prêter la main à son opération politicienne. Je le regrette.

Nous devons avoir, aussi, le souci de notre cohésion nationale : Français d'origine turque et arménienne doivent vivre en paix. Je voterai contre ce texte. C'est l'honneur des parlementaires de s'assumer, parfois, minoritaires. (Applaudissements sur certains bancs)

M. Nicolas Alfonsi.  - Ce débat fait apparaître des divisions souterraines que l'on perçoit rarement. Nos opinions s'expriment librement en commission : aux lois, la motion d'irrecevabilité l'a emporté. Par quel mystère, ici, cette majorité s'est-elle inversée ? Les radicaux, pour, eux, en restent à leurs valeurs essentielles, parmi lesquelles la séparation des pouvoirs. Ce texte est illégitime, dangereux pour la cohésion sociale, inopportun quant à nos relations avec ce grand pays qu'est la Turquie. Imaginez le général de Gaulle invitant les parlementaires à voter des textes de cette nature !

M. Jean-Louis Carrère.  - De Gaulle était grand...

Mlle Sophie Joissains.  - Je voterai ce texte avec enthousiasme. Derrière l'encensement de la Turquie, je vois des relations d'argent. Je leur préfère les hommes. Soyons dignes. Nous avons le devoir de protéger nos 500 000 ressortissants d'origine arménienne.

M. Roger Karoutchi.  - La majorité du groupe UMP votera ce texte. Ne mettons pas sur les historiens une pression inadmissible : ce n'est pas à eux de déterminer quelles décisions doivent prendre les politiques.

C'est à ces derniers d'assumer, une fois que les historiens ont mené leurs analyses, les choix à faire.

De Soliman le Magnifique à Selim le Grand, la Turquie a fait la preuve de son ouverture. Bien des réfugiés, juifs ou chrétiens, qui étaient persécutés ailleurs furent protégés par la Sublime Porte.

Nous ne mettons nullement en cause la grandeur turque. Les héritiers d'Atatürk n'ont pas à recevoir de nous des leçons, mais tel n'est pas le cas. La France a le devoir de protéger tous ses ressortissants : telle est la question. (Applaudissements à droite)

M. Jean-René Lecerf.  - J'exprimerai certaines satisfactions et certaines craintes.

Satisfaction de la qualité de nos débats. Des clivages inhabituels ont partagé tous les groupes. Le respect a prévalu, à quelques petits dérapages près. Personne ici ne nie l'existence du génocide arménien.

Je crains l'inutilité de cette loi. Et son inconstitutionnalité. Les grandes voix du doyen Vedel, du président Badinter, de nos présidents successifs de la commission des lois penchent en ce sens. Cette loi peut avoir des connotations dangereuses. Je crains le risque de contamination. Demain, discuterons-nous du génocide rwandais, tzigane, tibétain ? A Lhassa, la police chinoise a ouvert le feu aujourd'hui même et fait des morts.

Si le Conseil constitutionnel se rallie aux grandes voix des juristes, non seulement cette loi sera inconstitutionnelle mais la loi de 2001 sera remise en cause, ce qui ajoutera la détresse au désarroi des Arméniens. (Applaudissements à gauche ; MM. Christian Poncelet et Alain Dufaut applaudissent aussi)

M. Jean-Noël Guérini.  - En reconnaissant le génocide, le Parlement français a rendu au peuple arménien sa mémoire. Doit-on récrire l'histoire à la lumière de la loi ? Oui, notre Assemblée est face à sa responsabilité. J'ai entendu les interrogations de nos collègues sur la constitutionnalité. Sont-elles à la hauteur de notre responsabilité historique ? Notre inertie et notre silence seraient coupables. Ne pas légiférer sur le négationnisme serait un retour en arrière. Je voterai ce texte. (M. Philippe Kaltenbach applaudit)

M. Gaëtan Gorce.  - Mon propos a suscité des réactions. Je le regrette s'il a choqué. Je ne veux blesser personne dans sa mémoire. L'extermination des Arméniens en 1915 est un génocide. Mais chaque sujet doit être traité dans sa réalité propre. La Shoah a fait porter sur chaque homme une marque indélébile. Ma liberté de vote me permet d'indiquer que je voterai contre ce texte. Chaque citoyen est partie prenante à ce débat. Nul ne peut l'empêcher de le mener à son terme.

M. Gérard Larcher.  - C'est comme législateur que je voterai contre cette proposition de loi. La mission d'information présidée par M. Accoyer a recueilli l'unanimité de l'Assemblée nationale. J'ai partagé cette démarche. Il est des principes essentiels au Parlement. La constitutionnalité est de ceux-là. Ce qui est vrai en mai le demeure en janvier -l'agenda politique n'est pas ma préoccupation. Nous nous sommes prononcés : ce n'est pas au Parlement de fixer la mémoire ni aux seuls historiens. Quand les juridictions internationales se seront prononcées, il nous reviendra d'en tirer les conséquences.

J'ai voté comme les présidents Hyest et Badinter et la commission des lois. Personne ne nie le génocide. Le sujet, c'est l'attitude du Parlement par rapport aux questions mémorielles. Ne portons pas atteinte aux principes fondamentaux de la République. (Applaudissements sur plusieurs bancs à gauche et au centre)

M. Jean-Claude Gaudin.  - En 2001, la présidente du groupe communiste d'alors avait pris des initiatives pour que le génocide soit reconnu. Avec M. Piras, nous avions indiqué à Mme Luc, aujourd'hui présente dans nos tribunes, que nous ne recueillerions l'adhésion du Parlement que si nous pouvions entraîner tous les groupes dans la reconnaissance du génocide.

A l'époque, des pressions se sont exercées. MM. Chirac et Jospin étaient contre.

La liberté de la Haute assemblée l'a amenée à dialoguer respectueusement, mais nous avons voté librement, en faisant reconnaitre le génocide, en 2001. Il fallut ensuite retourner à l'Assemblée nationale. Ce sont les Centristes qui ont ouvert leur fenêtre parlementaire pour que le texte soit adopté. Nous terminons aujourd'hui la loi de 2001.

Ça n'a pas été aussi simple que cela, quand les Arméniens sont arrivés en France.

A Marseille, le maire, par ailleurs sénateur, et qui a été maire presque aussi longtemps que Gaston Defferre, a interpellé le ministre de l'intérieur en disant qu'il refusait que deux bateaux chargés d'Arméniens accostent parce qu'ils apportaient la peste et le choléra. C'est pourquoi aucune rue, aucune place à Marseille ne porte son nom. Je voterai ce texte. (Applaudissements à droite)

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur.  - J'avais dis au début que j'intervenais au nom d'une commission qui a défendu, dans la diversité de ses membres et dans des contextes différents, la même position. J'ai été frappé par la qualité de nos débats, par l'écoute et par le pluralisme dans tous les groupes. Ce qui nous préoccupe, c'est la loi ; ce qu'elle doit faire et ce qu'elle ne peut pas faire. Il y a de lourds risques d'inconstitutionnalité, je le dis en rappelant l'infini respect dû à la mémoire des Arméniens. J'ai entendu les grandes voix qui se sont exprimées. Que deux anciens présidents du Sénat s'expriment n'est pas anodin. Je n'ai pas de doute sur le vote qui va avoir lieu mais je redis que la commission des lois est contre cette loi. Ce vote fera-t-il avancer l'histoire ? Va-t-il résoudre les problèmes ? Va-t-il faciliter le rapprochement des peuples, préparer l'avenir et clore le débat ? Personne ne le pense ici.

Nous continuerons, à la commission des lois, à défendre comme une vigie une certaine idée de la loi et de l'histoire. L'oeuvre de mémoire est nécessaire, pour les Arméniens comme pour tous les autres. Dans mon département, il y a eu deux camps d'internement pour les enfants et leurs mères, ensuite envoyés à Drancy et à Auschwitz. Je suis hanté par la Shoah, par le génocide arménien, par ce qui s'est passé au Rwanda, en Corée et ailleurs. Nous défendons la mémoire et le droit de tous les martyrs de l'histoire. Ceux qui prétendent bâtir un avenir radieux sur le mépris du passé sont des imposteurs. Nous devons accomplir interminablement une oeuvre d'histoire et de mémoire et nous savons que les historiens ne sont pas toujours d'accord parce que c'est une oeuvre qui progresse. Ce débat, qui ne clôt pas la controverse, n'apaise pas ce qui doit l'être, s'est déroulé dans le respect. C'est sur ce beau mot de respect que je veux conclure. (Applaudissements à gauche)

A la demande du groupe UMP, l'ensemble de la proposition est mis aux voix par scrutin public.

M. le président.  - Voici les résultats du scrutin :

Nombre de votants 237
Nombre de suffrages exprimés 213
Majorité absolue des suffrages exprimés 107
Pour l'adoption 127
Contre 86

Le Sénat a adopté.

(Applaudissements sur de nombreux bancs)

Organisme extraparlementaire (Nomination)

M. le président.  - Je rappelle que la commission des affaires étrangères a proposé une candidature pour un organisme extraparlementaire. La Présidence n'a reçu aucune opposition dans le délai d'une heure prévu par l'article 9 du Règlement.

En conséquence, cette candidature est ratifiée et je proclame Mme Hélène Conway Mouret membre de conseil d'administration de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger.

Prochaine séance demain, mardi 24 janvier 2012, à 9 h 30.

La séance est levée à 22 h 30.

Jean-Luc Dealberto

Directeur des comptes rendus analytiques

ORDRE DU JOUR

du mardi 23 janvier 2012

Séance publique

A 9 heures 30

1. Questions orales

A 14 heures 30

2. Hommage aux soldats français en Afghanistan

3. Projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, fixant au 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France (n°251, 2011-2012)

Rapport de M. Marcel-Pierre Cléach, fait au nom de la commission des affaires étrangères (n°262, 2011-2012)

Texte de la commission (n°263, 2011-2012)

Le soir

4. Éventuellement, suite du projet de loi fixant au 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France

5. Proposition de loi relative à l'exercice des professions de médecin, chirurgien-dentiste, pharmacien et sage-femme pour les professionnels titulaires d'un diplôme obtenu dans un État non membre de l'Union européenne (n°273, 2011-2012)

Rapport de M. Yves Daudigny, fait au nom de la commission des affaires sociales (n°274, 2011-2012)

Texte de la commission (n°275, 2011-2012)